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Pages 282 à 301

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Presse et journalisme

Charles Philipon, La Caricature, 1830-1835. An Illustrated Catalogue Raisonné of the Lithographs, San Francisco, Alan Wofsy Fine Arts, 2017, 505 pages.

1La réputation de la revue illustrée satirique La Caricature n’est plus à faire. Entre 1830 et 1835, elle manifesta un esprit d’indépendance, de verve, combiné à une raillerie politique et à une qualité esthétique rarement atteintes. Ce sont d’ailleurs ces aptitudes qui lui ont valu d’être bientôt étouffée par le régime de Louis-Philippe et de disparaître à partir de 1835 pour réapparaître quelques années plus tard, mais en abandonnant largement le terrain polémique. 1830-1835 reste donc la période phare de la revue, tant d’un point de vue de ses collaborateurs que de son contenu. On doit donc féliciter Alan Wofsy Fine arts pour avoir mis à disposition du public ce remarquable ouvrage comprenant l’ensemble des 462 lithographies apparues entre 1830 et 1835 dans les pages de La Caricature. Depuis 1969, l’éditeur californien publie ce type de catalogues et on lui doit de très nombreux objets similaires confectionnés avec une attention éditoriale scrupuleuse et d’un immense intérêt pour notre connaissance des arts graphiques. La Caricature, 1830-1835. An Illustrated Catalogue Raisonné of the Lithographs ne fait pas exception à la règle et nous donne à voir, avec une qualité de reproduction parfaite, toutes ces œuvres signées entre autres par Traviès, Daumier, Grandville et bien d’autres moins connus que ces grands noms de la satire visuelle du premier xixe siècle. L’ensemble est en outre enrichi de commentaires publiés par la revue à l’époque et d’une rapide remise en perspective ponctuelle pour le lecteur contemporain anglophone.

2En tournant les pages de ce beau livre de grand format, apparaît tout un pan de l’histoire politique de cette époque encore marquée par les soubresauts révolutionnaires du passé (1789) et du présent (1830). Évoquons parmi des centaines, la dernière œuvre qui clôt le volume. Honoré Daumier, dans son style habituel, y met en scène la résurrection de trois révolutionnaires de 1830 (deux hommes et une femme) qui ont perdu leur vie au nom de la liberté. S’extirpant littéralement de leur tombe, ils assistent désemparés, cinq plus tard, à la répression qui s’abat sur le peuple. Les trois martyrs s’interrogent alors sur l’utilité de leur combat et de leur sort. Quelques jours plus tard, les lois de septembre 1835 allaient tout aussi littéralement enterrer la liberté d’expression et condamner La Caricature à disparaître momentanément, l’image dans une formidable mise en abyme l’exprimant ici de manière dramatique.

3Un grand merci donc à cet éditeur courageux et à ses collaborateurs pour ce travail remarquable alors que, de nos jours, les publications de ce type se font de plus en plus rares ou ne trouvent que la Toile comme unique débouché.

4Pascal Dupuy

Denis Ruellan, Reportères de guerre. Goût et coûts, Paris, Presses des mines, 2018, 256 pages.

5Dans cet ouvrage, l’auteur ajoute à sa longue liste de travaux sur l’identité professionnelle des journalistes et sur divers métiers de la profession une étude consacrée aux femmes qui sont reportères de guerre. Denis Ruellan remonte au début du xxe siècle pour saisir ces correspondantes, notamment à André Viollis (1870-1950), correspondante au front dès 1914-1918. Il s’interroge sur les motivations qui poussent les femmes à se mettre ainsi en danger, citant notamment le propos de la photojournaliste française Isabel Ellsen : « J’ai voulu apprendre à aimer la vie. C’est fait ». L’idée que la guerre fait vivre intensément revient souvent dans l’ouvrage. Denis Ruellan relève que, si longtemps les correspondantes de guerre n’occupaient qu’une place minoritaire, ces dernières années la situation change.

6Reportères de guerre réunit enquête historique, analyse d’ouvrages et enquête/interviews. L’étude s’est en effet faite de trois manières : Ruellan mobilise d’abord ses connaissances anthropologiques antérieures ; ensuite il a dépouillé quarante livres à caractère autobiographique de reporters de guerre publiés depuis 1945, dont dix-sept par des femmes ; enfin, il a conduit des entretiens avec dix-huit reporters français ou travaillant depuis la France, dont douze femmes, réalisés entre novembre 2014 et décembre 2015. L’âge des interviewés s’étend de 21 à 91 ans.

7Longtemps le mythe de la masculinité du reporter de guerre a perduré. Cette figure contribuait à fonder la construction de l’espace professionnel du journalisme, ainsi que du marché des emplois et le processus de notabilisation des membres. Dans l’entre-deux-guerres, alors que les syndicats de journalistes sont principalement animés par des rédacteurs polyvalents et des secrétaires de rédaction, la profession se choisit comme figure emblématique celle du reporter international et plus particulièrement celle du reporter de guerre. La mort en mission donnait lieu à des manifestations d’émoi qui sont aussi des occasions de signifier la notabilité du journalisme. Ainsi, en 1932, quand le grand-reporter international Albert Londres meurt au retour d’une mission en Chine, le Syndicat national des journalistes salue sa carrière.

8À l’époque (1932) les femmes étaient presque exclues du journalisme, et particulièrement du reportage de guerre. Quelques figures exceptionnelles s’étaient toutefois distinguées, comme Andrée Viollis et Gerda Taro avant le second conflit mondial ; d’autres par la suite. Elles furent nombreuses pendant la guerre du Vietnam.

9L’engagement physique, la force, le courage devant les périls de blessure et de mort, le goût du voyage étaient perçues comme typiques de la « masculinité hégémonique ». Le discours sur l’objectivité, entendue comme la capacité à s’en tenir aux faits observés sans tisser le propos d’affects, aurait été valorisé en opposition à la subjectivité et à l’émotivité, dont les femmes étaient alors affublées. Cette conception du journalisme objectif devient dominante à partir des années 1950.

10Le premier chapitre de l’ouvrage, le plus long, comporte à la fois la restitution des parcours de femmes correspondantes de guerre décédées et les résumés par Denis Ruellan des points essentiels qui se dégagent de ses entretiens avec des journalistes bien vivantes. Certaines ont un regard qu’on peut qualifier de « distancié » sur les années où elles étaient reportères de guerre (Catherine Jentile par exemple) ; d’autres, telles Manon Quérouil et Véronique de Viguerie, « binôme de choc », revendiquent presque leur aptitude à jouer « les mauvaises filles », afin de parvenir à réussir à inventer un coup presque tous les deux mois. À la différence de Jentile, longtemps journaliste à TF1, il leur faut pré-vendre leurs projets à des médias – projets qui comportent bien des risques (pirates de Somalie par exemple). Avec elles, et d’autres, la notion de « reportères de guerre » est entendue dans un sens large.

11C’est dire que l’ouvrage dépasse la seule activité, les seuls parcours, des reportères de guerre, pour interroger le journalisme en général. Que les femmes parviennent seules à discuter avec d’autres femmes, presque de choses intimes, dans les pays musulmans étonne moins que « la transfiguration » que constate une femme-journaliste qui va bientôt épouser un journaliste lorsqu’elle observe ce dernier se comportant en interviewer (p. 183). Denis Ruellan, qui depuis longtemps interviewe lui-même les journalistes, s’interroge encore et toujours sur « l’arroseur arrosé ».

12Michael Palmer

Radio

Derek W. Vaillant, Across the waves, how the United States and France shaped the international age of radio, Urbana, University of Illinois Press, 2017, 239 pages.

13Comprendre comment les États-Unis et la France ont interagi dans le domaine de la radiodiffusion internationale des années 1920 aux années 1970 est le but que s’est fixé Derek W. Vaillant dans Across the Waves. Son livre s’inscrit dans un champ d’études récent : l’analyse historique des médias transnationaux. Il prend la suite de Michele Hilmes qui a proposé en 2011 une étude des relations radiophoniques entre le Royaume-Uni et les États-Unis au xxe siècle.

14Across the Waves s’ouvre sur la période qui va de 1920 à 1945, principalement marquée par les initiatives de deux entreprises privées de radiodiffusion américaines : CBS et NBC. Celles-ci envoient à Paris des agents chargés de produire des programmes et surtout de tisser des liens avec les radios françaises. Cependant, CBS et NBC sont dépendantes du Poste colonial et de son administration de rattachement, les PTT. Elles se heurtent à la rigidité de l’organisation française, à ses difficultés financières et techniques, à la pesanteur du contrôle politique. Mais elles butent aussi contre les conceptions élitistes des agents de programme des PTT. Ces différences qualifiées de « techno-esthétiques » font qu’avant 1945, la collaboration entre la France et les États-Unis est faible. La guerre ouvre néanmoins une nouvelle page de l’histoire radiophonique franco-américaine. Dès 1937 NBC lance des émissions internationales destinées aux Français. Ces efforts sont repris en 1942 par Voice of America.

15De 1945 à la fin des années 1960 on assiste à une intensification rapide des échanges radiophoniques franco-américains. Trois évolutions caractérisent cette période. Premièrement, la collaboration radiophonique est maintenant étroitement liée aux pouvoirs politiques dans le contexte de la Guerre froide. En 1946 la Radiodiffusion française créée le French Broadcasting System in North America (FBS) dont les antennes de Paris et de New York sont financées par le plan Marshall. À la tête de l’équipe franco-américaine du FBS, Pierre Crénesse, un des acteurs de la libération de la radio à Paris, promeut les échanges de programmes. Il souhaite que ceux-ci donnent une image positive aux Français de l’Amérique et vice-versa sans toutefois verser dans la propagande. Cette politique correspondait aux objectifs du Département d’État qui cherchait à renforcer la cohésion du bloc de l’Ouest par une politique culturelle subtile. Les échanges de programmes évitèrent donc soigneusement les questions politiques brûlantes (ségrégation, décolonisations) se focalisant sur les aspects les plus attractifs de la culture de chacun des pays (mode, musique populaire).

16Dans un second temps, une inversion progressive du dynamisme radiophonique se produit. Dès 1949, plus de 200 stations américaines diffusent des programmes français : les différences « techno-esthétiques » se sont estompées. Ce succès repose sur le fait que de nombreuses émissions du FBS étaient réalisées en anglais par des Américains à Paris (comme Bonjour Mesdames). Jusqu’aux années 1970, le nombre d’heures de programmes envoyés aux États-Unis et leur variété ne cessent d’augmenter car l’ORTF bénéficie de la période d’expansion de l’après-guerre. Au contraire, les producteurs américains des radios du secteur public et associatif, en raison de leurs finances, ne sont pas en mesure de toucher les auditeurs francophones. La dissolution de l’Office en 1974 signe cependant la fin de cette période.

17Enfin, se produit un recul, au cours des années 1950, de la présence des radios commerciales dans le circuit d’échange de programmes franco-américains. En 1951, la diffusion des émissions françaises aux États-Unis est prise en main par la National Association of Educational Broadcasters (NAEB) qui promeut les radios éducatives, publiques et non-commerciales. Cette organisation met en œuvre le « bicycle network », un réseau de distribution aux stations adhérentes. Celles-ci, faiblement financées, apprécient la qualité des programmes français et leur faible coût. Elles deviennent leur principal canal de diffusion.

18Le livre montre bien à quel point les relations radiophoniques au niveau transnational reposaient sur des personnages clefs, comme Fred Bate, l’agent parisien de la NBC dans les années 1930, ou Pierre Crénesse après la guerre. Ces personnes étaient capables d’articuler les réseaux français et américains. Leur retrait a entraîné le recul des échanges. Vaillant s’attache aussi à voir comment les radios internationales ont participé à la définition ou à la redéfinition des identités nationales, des identités de genre ou de race… Pour cela, il consacre deux chapitres du livre à des émissions qu’il a pu écouter comme Bonjour Mesdames ou dont il a pu lire les scripts (Légendes et merveilles, Plus loin, plus haut, plus fort…). Ainsi, Bonjour Mesdames permet à Vaillant d’analyser la manière dont la productrice également animatrice de l’émission construit l’identité de genre des femmes françaises et américaines dans l’immédiat après-guerre au travers de l’idéal de la « femme moderne ».

19Thomas Leyris

Télévision

Thibault, Le Hégarat, Chefs-d’œuvre et racines : Le patrimoine à la télévision, des origines à aujourd’hui, INA, Bry-sur-Marne, 2019, 225 pages.

20Cet ouvrage a été publié par un membre de notre comité de rédaction.

21Chefs-d’œuvre et racines : Le patrimoine à la télévision, des origines à aujourd’hui, ouvrage publié par Thibault Le Hégarat, est le fruit de ses recherches portant sur l’histoire culturelle et médiatique du patrimoine, effectuées dans le cadre d’une thèse intitulée « Télévision et patrimoine, des origines à la fin des années 1990 » sous la direction de Christian Delporte à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.

22Thibault Le Hégarat s’attache à mettre en évidence l’opération mnémonique ainsi que la construction nominaliste du patrimoine dans l’univers télévisuel. Dans cet ouvrage réparti selon une chronologie bien déterminée, l’auteur met en lumière le schème de la mise en honneur du patrimoine dans le champ médiatique. À l’instar des institutions culturelles et scientifiques, la lucarne apporte sa pierre à l’édifice en contribuant à la construction du patrimoine dans l’imaginaire collectif. Les médias s’inscrivent dans un processus – sur le long terme – d’élargissement et de questionnement des objets patrimoniaux. On suppose que les acteurs de l’audiovisuel français reprennent inopinément les intentions d’André Malraux et d’André Chastel qui, dans le cadre de l’inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, entendent façonner un panthéon patrimonial se constituant à la fois de la cathédrale et de la petite cuillère. En effet, Thibault Le Hégarat démontre – à travers un ensemble divers de sources écrites – que les émissions et les documentaires sur le patrimoine « […] vont donc dans le sens de la politique menée par André Malraux […] » (p. 24). En restituant un riche corpus audiovisuel provenant de l’Inathèque, le chercheur examine ce nexus opéré entre le patrimoine et la télévision.

23L’auteur revient sur le traitement épiphanique de la thématique patrimoniale tout en soulignant que la notion de patrimoine stricto sensu n’est pas encore institutionnalisée au sein de la société française entre 1950 et 1963. Dimanche en France (1957-1963), une collection audiovisuelle interrégionale, illustre bien les premiers pas du patrimoine français à la télévision. En promouvant uniquement le patrimoine noble, cette programmation audiovisuelle se rapproche des promenades dominicales propres aux pratiques socioculturelles de la bourgeoisie française des années 1950. L’auteur évoque une méthode verticale de transmission de la mémoire patrimoniale aux téléspectateurs. Selon Thibault Le Hégarat, les concepteurs de Dimanche en France, Croquis (1957-1969) et Histoires de Paris (1966-1974) engagent des discussions caractérisées par un ton souvent élitiste de sorte que « Les téléspectateurs les moins éduqués pourraient en venir à considérer que ces émissions ne leur sont pas destinés » (p. 24). Ainsi, la télévision française reprend sciemment les paradigmes de la géographie sélective en couvrant uniquement les topos de la noblesse où il fait bon vivre. Dans une perspective réductrice, la paléo-télévision participe donc au rayonnement d’un certain patrimoine français.

24La lucarne des premiers temps annonce par ailleurs quelque peu la dramatisation médiatique ainsi que l’effet d’annonce sur la condition matérielle du patrimoine. En 1963, la RTF annonce ainsi que « le célèbre pont d’Avignon menace de s’écrouler » (p. 44), ce qui n’était pas confirmé par le maire de la commune devant la caméra. En se référant à cette anecdote historique, Thibault Le Hégarat introduit cette problématique de la dramatisation exagérée et politisée qui va marquer l’information dans le domaine du patrimoine entre 1964-1970. Chefs-d’œuvre en péril (1964-1975) se présente comme une entreprise de sensibilisation à l’égard des églises abandonnées et menacées par la modernisation de la France des Trente Glorieuses. Cette émission se fonde également sur un logos, qui valorise en grande partie le patrimoine classique, religieux et princier. Pierre de Lagarde, producteur de Chefs-d’œuvre en péril, considère la télévision comme une « puissance d’interpellation » (p. 89), car elle s’appuie amplement sur la symbolique de l’image ainsi que l’art de l’épidictique. En effet, la télévision permet aux « lanceurs d’alerte » (p. 61) de plaider leur cause auprès des pouvoirs publics et des téléspectateurs ordinaires. L’exemple de l’émission La France défigurée (1971-1978), produite par Louis Bériot et Michel Péricard, est bien révélateur. En se revendiquant du journalisme engagé, ces auteurs-producteurs se consacrent à la question de la protection de l’environnement patrimonial. De facto, les émissions sur le patrimoine apparaissent comme une voie pour les objets et les topos éclipsés. À partir de 1980, le traitement médiatique du patrimoine prend un autre chemin car il s’accentue particulièrement durant les grandes manifestations culturelles telles que Les Journées européenne du patrimoine. Ainsi, le patrimoine est confronté aux programmes de spectacularisation médiatique ; des collections de prestige comme Des racines et des ailes et Secret d’histoire reposent sur une réalisation coûteuse et perfectionniste. En étudiant ces dernières, Thibault Le Hégarat alerte les lecteurs face aux discours hagiographiques que peuvent véhiculer les productions audiovisuelles sur le patrimoine.

25Ce livre enrichissant, instructif et passionnant sur le rapport du patrimoine aux médias contemporains, divulgue la manière dont la télévision fabrique le patrimoine dans le corps social et culturel. Il apporte notamment des éléments importants pour mieux saisir les manœuvres de l’audiovisuel culturel quant à la transmission et la mise en valeur du patrimoine en France. De plus, cet ouvrage renouvelle les études sur le patrimoine – des fois figées en elles-mêmes et pour elles-mêmes – en démontrant comment la lucarne magique se substitue au musée imaginaire. Néanmoins, les émissions sur le patrimoine cinématographique et théâtral – champ privilégié des études intermédiales – ont participé également au rayonnement du patrimoine en France et à l’étranger. Ex post, ces objets médiatico-artistiques mériteront aussi un diagnostic à l’aune de l’approche culturaliste. Mais il s’agit là d’un autre corpus audiovisuel.

26Abdallah Azzouz

Numérique

Thomas Haigh (dir.), Exploring the early Digital, Cham, Springer, coll. Medien der Kooperation, 2019, 203 pages.

27C’est essentiellement dans la période allant des années 1930 aux années 1950 que les auteurs de cet ouvrage collectif, dirigé par Thomas Haigh, nous invitent à revisiter la notion d’ordinateur mais aussi les premiers pas du numérique, et ce malgré quelques excursions vers des périodes ultérieures, par exemple dans le chapitre dédié aux calculatrices programmables dans le monde soviétique que Ksenia Tatarchenko analyse pour le début des années 1980. Les neuf chapitres qui composent ce livre, dont le cadre et les objectifs sont clairement et pédagogiquement introduits par son directeur, sont nés de deux temps de journées d’étude, menées en juin 2016 et janvier 2017 à l’université de Siegen, où Thomas Haigh a effectué plusieurs séjours académiques au sein de la School of Media and Information.

28En ressort un collectif cohérent, mêlant chercheurs européens et états-uniens, dont certains parmi les plus reconnus de l’actuelle génération d’historiens de l’informatique, comme William Aspray, Paul Ceruzzi ou encore Martin Campbell-Kelly. L’ambition commune est de « décentrer l’ordinateur » comme le souligne Gerard Alberts dans sa préface, d’éviter les « définitions figées » (p. 5) et les séparations binaires entre mondes analogue et numérique, et ce afin de dépasser cette opposition dont le chapitre de Ronald R. Kline montre qu’elle se forge dans les années 1940 et qu’il discute en contexte : Kline la replace dans le cadre de la conférence Macy de 1950 – et à plusieurs reprises la cybernétique est convoquée par les auteurs de cet ouvrage, ou encore dans son usage journalistique et la volonté de distinguer entre l’analyseur différentiel de Vannevar Bush qui représente le passé analogique et le futur numérique qu’incarne l’Eniac (p. 19).

29Certains chapitres plus techniques impliquent une lecture de spécialiste, tandis que d’autres, à l’instar du chapitre de William Aspray et Christophe Loughane présentant les forces politiques et économiques à l’œuvre aux États-Unis dans la période phare de l’ouvrage, sont plus accessibles. À cet égard si le livre a l’ambition, relevée par Erhard Schüttpelz dans sa préface, de combler un vide entre histoire et philosophie de l’informatique d’une part et histoire et philosophie des médias d’autre part, il pourra toutefois dérouter certain-e-s historien-ne-s des médias qui entreraient dans l’ouvrage sans connaissances préalables de l’histoire de l’informatique : ils croiseront des figures certes familières, Claude Shannon, John von Neumann, Vannevar Bush ou encore Norbert Wiener et John Mauchly, et d’autres peut-être moins connues d’eux comme Calvin Mooers, sur lequel revient Paul Ceruzzi. Mais ils devront aussi plonger dans une réflexion parfois ardue, qui ne fait pas le pari de la facilité pour repenser les frontières ténues entre analogue et numérique, mais aussi entre médias et informatique. Les historien-ne-es des médias y retrouveront aussi des interrogations qui leur sont familières, que ce soit en termes de réflexions sur les matérialités, de convergence, de passage ou d’hybridation entre analogique et numérique, ou encore de modernité. Ils seront sans doute intéressés par la réflexion de Mark Priestley et de Thomas Haigh sur les différents supports médiatiques utilisés pour stocker les programmes dans les années 1940 et les implications du choix d’un support sur la manière de stocker et d’organiser la mémoire, que celle-ci soit sur ruban perforé, tambour magnétique ou mémoire à tube. Certains chapitres pourront intéresser également les chercheurs en sciences de l’information et de la communication, et notamment le chapitre dédié au zatocoding de Calvin Mooers, dont Paul Ceruzzi rappelle le rôle dans la fabrique de la base de données moderne. Il est intéressant de lire (p. 80) que Calvin Mooers considérait son système analogue comme plus prometteur et rapide que le système, passé à la postérité comme un des ancêtres de l’idée de Web, qu’est le Memex et le premier prototype développé par Vannevar Bush de « sélecteur rapide ». Et Mooers avait sur ce dernier point raison ! L’ouvrage permet aussi, notamment à travers le chapitre de Maarten Bullynck, en revenant aux fondamentaux de la théorie de l’information, et donc à Claude Shannon, de revisiter la notion « d’information numérique ». Nous soulignerons aussi l’intérêt du chapitre de Doron Swade dédié à deux systèmes laissés jusque-là dans l’ombre : il élargit le cadre parfois trop strict de l’histoire de l’informatique, pour mieux permettre justement de la réinterroger, et montre la nécessité d’une généalogie plus poreuse à des objets tels que ces machines récréatives que sont le Julius Totalisator, système multi-utilisateurs permettant en temps réel la gestion des paris liés aux courses de chiens et de chevaux, et la Spotlight Golf Machine, simulateur de golf interactif.

30Reste de ces rencontres à Siegen un ouvrage soigné, stimulant, qui témoigne de l’intérêt de réinterroger des périodes reculées et séminales de l’âge informatique, abordées quelques décennies plus tôt par les premiers travaux en histoire de l’informatique, mais accompagnées ici de nouveaux éclairages et questionnements, ce que Tom Haigh avait déjà prouvé dans ses travaux précédents et notamment ceux portant sur le Colossus et plus récemment avec Mark Priestley et Crispin Rope dans Eniac in Action : Making and Remaking the Modern Computer (The MIT Press, 2016).

31Valérie Schafer

Multimédias

Harry T. Dickinson et Pascal Dupuy, Le temps des cannibales. La Révolution française vue des îles britanniques, Paris, Vendémiaire, 2019, 464 pages.

32La 4e de couverture de cet imposant ouvrage est habile : « Sans-culottes assoiffés de sang, jacobins sans foi ni loi, scènes de violences paroxystiques, mais aussi exigences de réformes radicales, engouement pour les droits de l’homme et désir d’égalité : dès 1789, en Grande-Bretagne, les événements révolutionnaires fascinent ». Nous sommes en réalité en présence d’une somme sur l’histoire de ces années terribles dans les Îles britanniques. L’ouvrage est écrit à quatre mains par des auteurs qui ont déjà publié ensemble (voir « Les Îles britanniques et la Révolution française » Annales historiques de la Révolution française, n° 342, oct.-déc. 2005). Pascal Dupuy, Maître de Conférences à l’Université de Rouen, y a soutenu une thèse en 1998, « L’Angleterre face à la Révolution : la représentation de la France et des Français à travers la caricature (1789-1802) ». Henry Dickinson est professeur émérite à l’Université d’Edimbourg, spécialiste d’histoire des îles britanniques au XVIIIe siècle. Le présent ouvrage est une belle synthèse des deux optiques car il s’agit d’enseigner l’Histoire, les événements, les gouvernements ainsi que les relations internationales, à un public français plutôt ignorant en la matière. Les pages 289 à 364 en présentent l’écho dans l’opinion publique et les représentations graphiques, gravures, caricatures, et toutes sortes d’images suscitées par ce grand basculement de la fin du XVIIIe siècle.

33Les Îles britanniques ont une grande avance sur le royaume de France, tant sur le plan de la liberté d’expression que sur celui de la radicalité politique, ayant affronté un siècle auparavant à la fois une révolution, une guerre civile, la République plutôt dictatoriale de Cromwell et une seconde révolution avec la restauration monarchique et le Bill of Rights de 1688. Ajoutez à cela la longue durée de l’Histoire et le rôle joué par un Parlement délibérant sur les affaires politiques depuis la Magna Carta de 1215 (à la différence du Parlement en France qui est une cour de Justice dont la seule fonction politique est l’enregistrement des édits royaux) et vous avez une société libre de critiquer, de se moquer, par la presse et par les caricatures. L’exemple du soutien apporté par les Anglais aux Insurgents américains contre la couronne britannique est très éclairant. En raison du manque de presses d’imprimerie là-bas, même les publications purement américaines sont imprimées en Grande-Bretagne, sans censure, à la différence de la France !

34En 1755, Jean-André Rouquet peut écrire dans L’état des arts en Angleterre qu’« une des particularités les plus remarquables que produit chez les Anglais le droit de tout imprimer est cet essaim de feuilles et demi-feuilles volantes qu’on voit éclore tous les matins, excepté le dimanche, et dont les tables de tous les cafés sont couvertes » (p. 289). Témoignage flamboyant de la vitalité du débat sur la place publique outre-Manche ! Le Daily courant est le premier quotidien qui paraît à Londres en 1702 après l’abolition de la censure préalable en 1695, mais dès 1712 la fièvre du contrôle par la taxation s’empare de la Couronne, ce qui a pour effet d’augmenter le prix des journaux et donc de diminuer leur diffusion. Le gouvernement ne cessera d’osciller entre le contrôle par la taxation et l’encouragement d’une presse d’information et d’opinion. À la veille de la Révolution française, une douzaine de quotidiens circulent à Londres et plus d’une quarantaine en province. Le gouvernement en contrôle sept : The Morning Chronicle, The Morning Post, The Daily Advertiser, The Public Advertiser, The Public Ledger, The Times, The World, tandis que l’opposition whig en détient trois : The Gazetteer, The General Advertiser et The Morning Herald. On assiste parfois à des revirements politiques et stratégiques qui rééquilibrent la balance éditoriale : l’opposition whig récupère le Morning Post dans les premiers mois de 1789, alors que le Morning Chronicle la rejoint à partir de mars 1789. À l’opposé, en mai, le gouvernement dirigé par William Pitt le jeune obtient le soutien du Star and Evening Advertiser, puis du Diary or Woodfall’s Register. À l’été 1789, l’équilibre est devenu parfait, puisque les whigs profitent de la création de l’Argus et du revirement politique du Spurious Star, les 14 quotidiens londoniens se divisant alors équitablement entre gouvernement et opposition. Cependant, si l’on compare la presse anglaise à la presse française à la même époque, on s’aperçoit du décalage entre les deux pays et de la supériorité numérique des publications anglaises : en 1775, on compte soixante périodiques publiés en français contre près de cent cinquante en Angleterre pour une population presque trois fois inférieure…

35Les pamphlets sont encore plus nombreux que les journaux et il est difficile d’en brosser un tableau fidèle étant donné le nombre de ceux qui nous sont parvenus (sans compter ceux qui ont disparu). Mais cette remarque est valable pour tous les pays. L’originalité de cette littérature dans les Îles britanniques est que l’on nomme « pamphlet » autant un bref opuscule de quelques feuillets qu’un livre de 350 pages comme les Reflexions de Burke… Autre différence avec la France : ces documents sont enveloppés dans une couverture cartonnée ce qui leur permet d’être reliés et d’atteindre au statut de « livre ». Concluons donc ici que c’est le contenu et non la forme matérielle qui qualifie l’objet. Concernant les relations avec la Révolution française (qui n’est pas, il faut le noter, l’objet principal de ces pamphlets), les principaux débats portent sur la radicalisation des années post-1792, la guerre et la contre-révolution. On y mesure la violence des critiques contre une Révolution plutôt bien accueillie en 1789.

36Suivre l’évolution des thèmes des gravures et de la peinture dans l’avant dernier chapitre (« La propagande par la plume et le pinceau », p. 339-364) corrobore ce qui a été écrit précédemment : un soutien, voire même un enthousiasme à l’égard de la Révolution française, jusque dans les années 1791-1792, suivi par la description figurée de l’anarchie républicaine et de la famine sévissant en France et quelques illustrations dues à Gillray et Cruikshank et le célèbre tableau Le pillage des caves du Louvre (1794) de Zoffany figurent en cahier central couleurs. La France est alors décrite comme le pays de toutes les monstruosités, ce qui accompagne bien l’entrée en guerre de la couronne britannique contre la République française. Le dernier chapitre, enfin, est une intelligente réflexion historiographique sur le souvenir de la Révolution dans l’imaginaire anglais, en partant de Walter Scott et en passant par le Frankenstein (1818) de Mary Shelley, fille de Mary Wollstonecraft, elle-même très engagée aux côtés des révolutionnaires français les plus utopistes et radicaux. A contrario, Mary Shelley offre une vision pessimiste de ces événements à peine refroidis. Sont évoqués également le Conte des deux villes de Dickens et ses adaptations cinématographiques, ce qui nous rappelle que Pascal Dupuy, spécialiste de caricatures est également un grand spécialiste du cinéma qui sait à merveille dévoiler les relations entre cinéma et Histoire.

37Pour conclure, ce gros ouvrage savant est une somme pour qui veut connaître – et comprendre – les ambigüités des relations amour-haine liant la France et les Îles britanniques telles qu’elles ont été ravivées par la Révolution française.

38Annie Duprat

Guillaume Pinson et Maxime Prévost (dir.), Jules Verne et la culture médiatique. De la presse du XIXe siècle au steampunk, Laval, Presses de l’université de Laval, collection Littérature et imaginaire contemporain, 2019, 254 pages.

39Dans cet ouvrage stimulant, une douzaine de contributeurs croisent en dix chapitres, sous la direction de Guillaume Pinson et Maxime Prévost, leurs regards et analyses sur Jules Verne, « l’un des plus grands écrivains médiatiques du XIXe siècle » (p. 2), et ce en un avant/après, qui s’intéresse autant aux multiples influences médiatiques intégrées dans l’œuvre vernienne et à son contexte de production qu’à sa postérité.

40De l’analyse de Claire Barel-Moisan dans « Du Magasin à la Science Illustrée. Hybridation du roman vernien dans l’écosystème de la revue » (p. 37-54), qui rappelle que les romans et nouvelles des Voyages extraordinaires sont parus sur quatre types de supports périodiques et notamment dans le Magasin d’éducation et de récréation, à l’identité flottante (p. 195) de Verne dans La Lune seule le sait de Johan Heliot, roman pionnier du steampunk français analysé par Nicolas Gauthier, le lecteur parcourt un large spectre de périodes (des années 1860 à nos jours), mais aussi de médias : cela va de la presse bien sûr à la bande dessinée (dans le chapitre de Jean Rime « De Jules Verne à Hergé. L’interface médiatique comme alternative au modèle de l’influence », p. 121-151), en passant par le cinéma hollywoodien des années 1950 (voir la contribution de Maxime Prévost, p. 153-168) ou encore la série animée (« Adaptation transmédiatique. Le Tour du monde en série animée hispano-japonaise » par Bounthavy Suvilay, p. 169-192) et le manga (dans le chapitre « Mon nom est Nemo. Transfictions verniennes » de Jean-Christophe Valtat, p. 241-254).

41On croise au fil de l’ouvrage des personnages fictionnels à l’instar de Michel Strogoff (dans la contribution de Pascal Durand), mais aussi des éditeurs, romanciers, journalistes, explorateurs tels Pierre-Jules Hetzel bien sûr, Étienne Richet, journaliste et explorateur qui a « servi d’informateur de première main à Jules Verne pour la rédaction du Volcan d’or, même si son nom n’y est pas cité » comme le rappelle Gérard Fabre (p. 60), Albert Robida et Gustave Le Rouge grâce à Thomas Carrier-Lafleur, ou encore Hergé avec l’analyse de Jean Rime, Richard Fleischer, Michael Anderson et Harry Levin dans le chapitre de Maxime Prévost et Nicolas Dickner sous la plume de Mélodie Simard-Houde, ce qui donne à voir la variété des œuvres, espaces, temporalités convoqués.

42La postérité en ligne de Jules Verne aurait pu faire l’objet d’analyses certainement passionnantes aussi, de même que la publicité (toutefois évoquée par les directeurs de l’ouvrage qui notent l’utilisation « massive et détournée » du Tour du Monde en quatre-vingts jours, p. 10), ou encore les enjeux de réception et d’audience (dont on trouve néanmoins quelques éléments par exemple dans l’analyse de Maxime Prévost, notamment sur Around the World in 80 Days, qui remporte l’Oscar du meilleur film de l’année 1956), voire les communautés de fans. Mais l’ouvrage offre déjà un large aperçu des multiples emprunts à l’œuvre de Jules Verne, « emprunteur emprunté » pour reprendre le titre (et chapitre) inspiré de Mélodie Simard-Houde. Peut-être les historien-ne-s des médias seront plus sensibles à certains chapitres qu’à d’autres, au sein de ce collectif qui mêle des études littéraires et historiques, mais dans tous les cas l’ouvrage mérite lecture par les nombreux Jules Verne qu’il convoque et révèle : du Jules Verne « mythographe » au Jules Verne steampunk en passant par Jules Verne « écrivain de l’actualité scientifique, géographique, technologique, etc. » (p. 4), « savant écrivain » (p. 45), ou « écrivain imaginaire » qui « finit par prendre le pas totalement sur le Verne historique » (p. 242). On relèvera la qualité de l’introduction par les deux directeurs de l’ouvrage qui permet en un propos clair, extrêmement documenté et pertinent, de donner une unité mais aussi tout son sens à cette analyse de Jules Verne « avant et après » et aux dimensions médiatiques qu’il incarne en son temps et au-delà. On les suit depuis sa contribution aux journaux et périodiques et sa documentation empruntant largement aux cultures médiatiques de son époque jusqu’aux usages transmédiatiques et transfictionnels actuels, en passant par les imaginaires sociaux qu’il reflète ou forge.

43Valérie Schafer

Tourya Guaaybess, Les médias dans les pays arabes. Des théories du développement contrariées aux politiques de coopération émergentes, Londres, ISTE Éditions, 2019, 184 pages.

44Tourya Guaaybess publie abondamment sur les médias et les pays arabes depuis les années 2000. Cet ouvrage, qui a pour sous-titre « des théories du développement contrariées aux politiques de coopération émergentes », est organisé en huit brefs chapitres et s’efforce de conjuguer approches théoriques et pratiques. Si la bibliographie mobilise des auteurs aussi anciens que Walter Lippmann et Harold Lasswell, sa force tient à sa valorisation d’ouvrages français, anglais et anglo-américains (il n’y a rien en arabe) de ses vingt dernières années.

45La partie théorique convoque des travaux bien connus des chercheurs occidentaux. Mais on sait que, marquées par le livre de J. Curran et M. Park, De-Westernizing Media studies (2000), les recherches largement issues de régions du monde moins occidentalisées auxquelles contribuent des chercheurs arabes se multiplient. Il est des concepts anciens qui ont toujours leur utilité – telle « path dependence », que T. Guaaybess, traduit par « dépendance au chemin » – et l’auteur s’interroge constamment sur « comment des conceptions, des idées vagues, circulent d’un style de pensée à un autre…, comment elles se maintiennent dans des formes rigides et persistantes grâce à une sorte d’harmonie, produit d’une illusion ». Si l’auteur fait sienne cette citation de Ludwik Fleck, c’est qu’elle est hantée par la conciliation de questions théoriques et d’approches empiriques. Elle revisite, les yeux grands ouverts, les discours venus surtout des États-Unis, dans l’après deuxième guerre mondiale tendant à vouloir imposer une modernisation des médias synonyme de « westoxifiction » des médias – les médias de masse moderniseraient les pays sous-développés.

46Le livre de Touyra Guaaybess peut se lire pour ses connaissances sur l’évolution du fonctionnement de la diversité des médias anciens et nouveaux dans les pays de la région arabe – et parfois au-delà, dans les pays musulmans. Elle propose des typologies des acteurs, y compris ceux qui contribuent à façonner les interactions de l’en-ligne et ses usagers. Elle se méfie de certaines formules érigées en clichés : au « tout-numérique » elle préfère pour la région arabe « confluence médiatique ». Elle isole diverses phases dans les rapports médias-pouvoir-acteurs public et privés, en Égypte, pays où son analyse est très fine. Elle revisite les rapports de la géopolique et des médias, et l’apport que peuvent fournir les travaux des acteurs transnationaux de tout genre.

47Le chapitre 5 (l’un des plus longs) explore les représentations Nord-Sud à travers l’expression « la rue arabe », et ce dans des titres (et agences) de presse française, britannique et américaine. Il scrute par une approche lexicale les termes géopolitiques sensibles – « la rue arabe », the Arab street, ash-shāri al-arabī et, en mineur, « l’opinion publique » ; termes connotés dans les diverses langues (mais qu’en est-il par les médias de langue arabe ?). L’appellation semble être partie du Liban, employée par les Américains pour revenir dans les pays arabes… Celle pratiquée en Égypte ne serait pas en tout point semblable à celle pratiquée dans les pays du Maghreb. Chapitre parmi les plus passionnants, ce chapitre pointe l’instrumentalisation du terme the Arab street par les analystes états-uniens, en mal d’indices pour jauger l’opinion arabe. Et ce qu’il s’agisse de l’opposition à Hosni Moubarak, au conflit israélo-arabe, ou des « révolutions arabes », terme particulièrement réducteur. Les guerres du Golfe seraient passées par là.

48Pour les pays arabes, ce travail fournit des éléments sur des sujets aussi divers que les médias sociaux, les recettes publicitaires, les taux d’alphabétisation des jeunes, les équipements numériques. T. Guaaybess présente ici des données qui dispensent le chercheur de dépouiller une littérature très diverse pour appréhender « les médias » dans les pays arabes.

49L’auteure ne craint pas de rejeter les formules galvaudées : « “l’Occident” ne veut rien dire et “le monde” arabe ou arabo-musulman n’a pas plus de sens » (p. 142). Elle reste optimiste, mais ne minimise pas les obstacles : « les ménages en Afrique du Nord sont largement connectés depuis plus de dix ans – bien qu’inégalement d’une région à l’autre. Ils sont proches – à une portée de clic de l’Europe. Les États y sont globalement autoritaires, mais la libéralisation s’accélère qui les rend plus vulnérables et contraints par des populations épuisées par des conditions économiques difficiles. Les acteurs privés y ont toujours été aux ordres dans un rapport de clientélisme, mais les rapports de force ne sont-ils pas voués à changer en faveur de ces derniers ? Les nouvelles configurations qui s’annoncent n’appellent-elles pas à une rupture avec les pratiques d’aide d’un autre âge, et trop coûteuses par les temps qui courent ? » (p. 143-144).

50Michael Palmer

Bilge Yeşil, Media in New Turkey. The Origins of an Authoritarian Neoliberal State, Chicago, University of Illinois Press, 212 pages.

51Si la littérature qui s’interroge sur la Turquie contemporaine ne cesse de croître et continue à questionner la dérive autoritaire du pays, l’ouvrage de Bilge Yeşil se situe parmi les rares travaux qui placent les médias au premier plan afin de « mettre en lumière les paysages politiques, économiques, sociaux et culturels instables de la Turquie dans le contexte des cadres régionaux et mondiaux » (p. 3). L’ouvrage s’ouvre avec une question nostalgique : comment la Turquie a-t-elle atteint cet état-là ? Soutenue par les médias occidentaux, la Turquie a été décrite dans les années 2000 comme un modèle pour les pays du Moyen-Orient. Elle inspirait la Tunisie, l’Égypte, le Yémen et la Syrie avec son objectif de devenir membre de l’Union européenne, sa consolidation démocratique et ses efforts d’intégration dans le capitalisme global. Cet ouvrage montre l’effondrement du « modèle » turc à mesure que l’autoritarisme augmentait. L’auteur a pour objectif de montrer que la dégradation du statut des médias turcs n’est pas un phénomène qui peut simplement être imputé au pouvoir de l’AKP (Parti de la justice et du développement – Adalet ve Kalkınma Partisi). Il signale les changements et les continuités depuis les années 1980, en particulier en ce qui concerne « les structures de propriété des médias, les relations clientélistes, l’élaboration des politiques et les cadres réglementaires, ainsi que l’influence d’une éthique nationaliste et étatiste » (p. 3).

52Malgré le titre de l’ouvrage, les trois premiers chapitres n’évoquent pas la période de l’AKP, ils parlent plutôt des conditions précédant l’apparition de la « nouvelle Turquie ». Ceux-ci concentrent les défis de l’idéologie kémaliste dans les années 1980 et 1990. Intitulé « Politique et culture en Turquie », le premier chapitre remonte à la Première guerre mondiale, la période de la Turquie républicaine, pour illustrer comment l’étatisme, le nationalisme et la laïcité ont imprégné à la fois la sphère publique turque et sa culture médiatique (surtout la radio). Il fournit également un cadre historique pour l’analyse des médias turcs contemporains, en particulier en ce qui concerne le développement des alliances politiques et économiques entre les propriétaires des médias et l’État, forgées par l’élite militaire surtout dans les années 1980 (p. 17). Yeşil décrit comment « l’armée turque s’est servie de l’islam politique comme marqueur de « turquicité » pour contrer le radicalisme de gauche et le nationalisme kurde » (p. 27).

53L’auteur soutient que la transformation des médias n’est pas nouvelle et pour illustrer son propos, il décrit le lien entre l’économie et le politique et explore la transformation du système médiatique turc après le coup d’État de 1980. Pour ce faire, le deuxième chapitre, intitulé « La transformation économique et politique des médias dans les années 1990 » étudie la restructuration néolibérale de l’économie, l’afflux de capitaux transnationaux dans le pays, l’investissement croissant dans les télécommunications et la commercialisation de la radiodiffusion (p. 31). Ainsi, ce chapitre aide à comprendre comment les journaux ont été intégrés aux grands conglomérats lors de crises politiques et économiques et comment le clientélisme s’est installé comme mode de fonctionnement dominant. Il souligne que le phénomène d’augmentation du nombre de chroniqueurs date des années 1990 et sa conséquence, à savoir le « déclin de la couverture de presse en faveur du très grand nombre de chroniques non seulement sur les opinions politiques mais aussi sur la gastronomie, le voyage et les relations amoureuses » (p. 36). En résumé, l’auteur montre « comment la transformation des médias turcs est le résultat des relations entre des élites médiatiques et politiques et cette relation a ainsi servi à agréger les intérêts de l’élite » (p. 48).

54La commercialisation des médias est fortement imbriquée à l’influence lourde de l’État et ainsi les médias – médias d’État et privés – ont décrit le conflit kurde et la montée de l’islam politique comme des menaces à l’unité nationale et à la survie de l’État. Intitulé « Contenir le nationalisme kurde et l’islam politique dans les années 1990 », le troisième chapitre explore ces questions à la lumière des alliances politico-économiques entre les médias, l’armée et les organes de l’État (p. 50).

55Dans la deuxième partie, c’est le regard porté sur la période AKP qui est au centre de la réflexion. Les tensions dans le domaine de l’audiovisuel sont analysées à travers la globalisation et les dynamiques de l’État, en passant par la consolidation de l’ordre néolibéral autoritaire par le pouvoir en place. Le cinquième chapitre se concentre sur la montée des médias pro-AKP appelés littéralement « les médias de bassin » (havuz medyası en turc). Il contient des informations très utiles pour comprendre l’évolution des relations entre l’AKP et la communauté Gülen et comment elles se sont ensuite inversées avec l’enquête de corruption en 2013, analysées subtilement dans le dernier chapitre. À travers ces deux phénomènes majeurs en 2013 – les protestations du parc Gezi et le scandale de corruption, l’auteur discute la montée du numérique et l’intervention autoritaire de l’AKP sur les réseaux sociaux.

56L’ouvrage de Bilge Yeşil révèle non seulement l’évolution des médias dans la « nouvelle Turquie » mais il révèle aussi comment l’AKP a transformé l’espace public depuis son arrivée au pouvoir en 2002. Les comparaisons transnationales enrichissent le propos et constituent un point de repère pour mieux analyser la situation turque d’une manière globale. Le nombre élevé d’entretiens (56 entretiens non-directifs) réalisés avec des journalistes constitue le corpus de l’ouvrage. Mais, ces entretiens ainsi que la méthodologie choisie ne sont pas présentés. L’auteur a choisi de ne pas insérer des extraits d’entretiens, ce qui rend difficile la compréhension des critères de choix par l’auteur de ces journalistes ainsi que leur trajectoire biographique. Ce travail propose une analyse macro très utile pour les chercheurs et étudiants débutants travaillant sur la Turquie contemporaine, en offrant une histoire chronologique des événements politico-médiatiques en Turquie depuis les années 1980. Cet ouvrage constitue une clef pour mieux comprendre l’apparition de la « nouvelle Turquie ».

57Pelin Ünsal

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