Notes
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[*]
Professeure d’Histoire à l’université de Limoges, co-rédactrice en chef du Temps des Médias.
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[1]
Gabriel Hanoteaux, “Fachoda” Revue des Deux Mondes, 5e période, tome 49, 1909, p. 733.
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[2]
Libéral, ancien secrétaire des affaires étrangères du ministère Gladstone et ancien premier ministre (1894-1895), fervent défenseur de la politique coloniale britannique.
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[3]
Premier ministre britannique (1886-1894), mort le 19 mai 1898.
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[4]
En 1884, l’Angleterre n’ayant rien fait qui laissât supposer que son intention était de reconquérir le Soudan Égyptien oblige même l’Égypte à l’abandonner.
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[5]
Commandant en chef de l’armée britannique.
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[6]
Affairs of West Africa, par M. E.-D. Morel, traduction française par M. Albert Duchêne, (Cliallamel, éditeur).
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[7]
Sous-secrétaire d’État aux colonies de 1889 à 1892, il est un des principaux meneurs en France du « parti colonial ».
1A la Belle Époque, Le Figaro se fait le chantre de l’aventure coloniale en Afrique. Campagnes de presse au moment de Fachoda, récits épiques avec le désastre de l’expédition Voulet Chanoine à peine réparé par Meynier et Joalland, bilan satisfait à l’orée du xxe siècle, ces articles sont marqués du sceau de la rivalité franco-britannique et témoignent du lien étroit qui noue ensemble l’entreprise coloniale et les nationalismes européens. Les positions du Figaro témoignent de ce que l’entreprise coloniale est aussi une affaire médiatique et médiatisée qui trouve plus qu’un écho dans les journaux, la presse étant mobilisée comme outil de persuasion dans le dialogue qu’elle mène avec la presse anglaise. Diplomatie, intimidation le quotidien fait feu de tout bois pour défendre les droits de la France en Afrique de l’Est.
1 – Fachoda
2En 1898 la France et la Grande Bretagne s’affrontent pour la possession de Fachoda, sur le Haut Nil. En septembre l’expédition menée par le commandant Marchand se heurte à celle de Kitchener, l’un et l’autre ont pour mission de prendre possession de la ville de Fachoda, située sur le trajet du chemin de fer britannique qui doit relier Le Caire au Cap et sur celui du chemin de fer français qui doit assurer la liaison entre Dakar et Djibouti et organiser ainsi l’union des domaines africains dispersés (Algérie et Tunisie, Sénégal et Niger, Tchad et Congo). L’affrontement diplomatique est relayé par la presse. « Rarement on vit, en Angleterre, une discipline plus stricte de l’opinion, de la presse et du gouvernement pour arracher le succès : chaque parcelle de terrain fut disputée pied à pied. Pour une paillotte, on parlait de rupture et de guerre (…) L’opinion anglaise était en proie à un accès de gallophobie » note Gabriel Hanoteaux dans la Revue des deux mondes. [1] Mais en France on s’intéresse davantage à l’Affaire Dreyfus et les nouvelles d’Afrique sont rares. Les deux premières semaines d’octobre sont animées par des échanges et des rencontres diplomatiques intenses. Début novembre la France s’incline et reconnaît l’autorité britannique sur le bassin du Nil, au prix d’une redélimitation des possessions françaises et britanniques en Afrique de l’Est, mais cet « abandon » laisse des traces durables dans la mémoire collective.
3A l’Étranger.
4Un discours électoral.
5Ce ne sont plus maintenant les journaux anglais seuls qui manifestent contre la France la mauvaise humeur que leur cause la présence du commandant Marchand à Fachoda : des diplomates en disponibilité, jaloux des lauriers que cueillent chaque jour les publicistes gallophobes, se mettent de la partie, et appuient de leur éloquence les réclamations que suggère à des personnalités sans mandat le retard apporté par sir Kitchener à entrer dans le Bahr-el-Ghazal où Mac Donald tenta vainement de pénétrer.
6Lord Rosebery [2] a prononcé avant-hier, à l’occasion d’une distribution de prix dans un concours agricole, un discours dont la presse d’outre-Manche s’efforce, de grossir l’importance et d’exagérer la portée. L’ancien ministre des affaires étrangères du cabinet libéral n’a rien dit qui puisse être nouveau pour nous il s’est borné à condenser dans sa harangue les divers articles que nous avons pu lire depuis huit jours dans les journaux britanniques qui se sont le plus distingués par la fureur de leurs récriminations et l’insolence de leurs prétentions. Il serait donc assez superflu d’opposer une fois de plus à ses affirmations l’argumentation que nous fondons sur la réalité de nos droits.
7Nous nous bornerons à manifester la surprise que nous fait éprouver l’attitude de l’un des chefs du parti libéral ravalant une question, de politique internationale au niveau d’une question électorale. Lord Rosebery s’aperçoit que le parti qui peut seul le porter au pouvoir est tout désemparé depuis la mort de M. Gladstone [3], sans programme, sans direction. Dans son impatience de revenir aux affaires, il a cru trouver en l’incident du Haut Nil l’occasion de se poser au moins en champion de la puissance coloniale anglaise et de l’amour-propre national.
8Lord Rosebery a certainement commis une faute il eût pu, directeur éventuel du parti qu’a illustré Palmerston, parler en politique, et tout en faisant valoir les arguments que Lord Salisbury se propose d’exposer pour combattre la thèse de l’honorable M. Delcassé, se maintenir sur le terrain de la discussion diplomatique. Il a parlé en politicien.
9Que Lord Rosebery y prenne garde en dépit du bruit mené autour de l’affaire du Haut Nil par la presse londonienne, il y a bon nombre d’Anglais qui ne pardonneraient pas à leur gouvernement de déchaîner sur leur pays les horreurs d’une guerre avec la France sous le fallacieux prétexte que les régions soudanaises, autrefois possédées par l’Égypte, doivent être intégralement replacées sous l’autorité du Khédive. Lord Rosebery a préféré se faire le porte-parole de l’impérialisme le plus outrancier il a eu tort. M. Chamberlain est un trop habile homme pour lui permettre d’escamoter ainsi le programme qui déjà l’a rendu célèbre.
10Denis Guibert.
11Le Figaro, 14 octobre 1898
La question de Fachoda
12Après Lord Rosebery, voici que le duc de Devonshire, parlant à Glasgow, vient de faire des déclarations à propos de Fachoda. Moins agressives dans la forme que celles de l’ancien chef du cabinet, elles sont identiques dans le fond. Elles affirment que le gouvernement anglais saura se montrer résolu à empêcher « toute atteinte aux droits de l’Angleterre dans la vallée du Nil ».
13La presse anglaise si l’on en excepte le Times qui, en commentant le discours du duc de Devonshire, est particulièrement agressif contre nous, la presse anglaise est un peu moins enflammée.
14Elle semble désirer que l’incident se règle sans conflit, mais, en même temps, forte des droits « indiscutables » qu’elle prête à l’Angleterre, elle continue à déclarer que nous devons évacuer Fachoda sans négociations.
15Ce qui rend, entre elle et nous, la conversation difficile, c’est que nous croyons que la France a des droits non moins « indiscutables », pour agir comme elle le fait.
16Il faut le redire encore, puisqu’on l’oublie, nous sommes fondés à regarder les territoires baignés par le Haut-Nil comme ~es ~tull [4]ius, parce que l’abandon en a été consommé officiellement en 1884.
17Et ce ne sont pas seulement les ministres du Khédive qui ont proclamé cet abandon c’est Lord Wolseley [5] lui-même qui, en envoyant Gordon à Khartoum, lui donnait comme instructions générales d’évacuer un pays « dont le gouvernement britannique ne pouvait assurer le gouvernement futur ».
18Et aussi bien, la France, en faisant flotter son pavillon sur le Haut-Nil, au milieu de territoires reconnus vacants, n’a fait que suivre l’exemple de l’Angleterre, lorsque celle-ci s’établissait dans l’Ounyoro ou qu’elle installait les Italiens à Massaouah et les Belges à Redjaf. De quel droit l’Angleterre a-t-elle procédé au partage de ces régions, si ce n’est parce qu’elle les considérait comme des régions sans possesseur officiel, comme des territoires sans maître reconnu ? Et d’où vient qu’elle nous reproche ce qu’elle a fait elle-même à plusieurs reprises ?
19Nos droits d’incursion et d’établissement dans la vallée du Haut Nil sont égaux aux siens, comme d’ailleurs à ceux des Congolais-Belges, puisqu’ils résultent d’un fait précis, à savoir l’abandon et l’état de vacance des provinces de l’ancien Soudan égyptien.
20Marc Landry.
21Le Figaro, 20 octobre 1898
2 – La mission Joalland-Meynier au lac Tchad
22La Mission Afrique Centrale-Tchad menée à partir de janvier 1899 par Paul Voulet et Julien Chanoine, devait relier le Sénégal au Tchad par le fleuve Niger et opérer la jonction avec deux autres mission, la mission Foureau-Lamy partie d’Algérie et la mission Gentil venue du Congo. Les autorités coloniales perdent bientôt le contrôle et les deux officiers transforment leur expédition en une entreprise de violence et de terreur. Leur progression est marquée par des incendies et des massacres et manifeste leur volonté de se tailler un royaume africain autonome. Dépêché par le ministère des Colonies pour les arrêter, le colonel Klobb est tué à Dankori le 14 juillet 1899. Mais les deux officiers rebelles sont tués par leur propre troupe et le relai est alors pris par les lieutenants Joalland et Meynier. Achevant la conquête du Tchad, ils atteignent en novembre 1900 les bords du Niger.
23La mission Joalland-Meynier c’est-à-dire ce qui restait de la mission Voulet-Chanoine a atteint le lac Tchad à la date du 23 octobre dernier. Puis, contournant le grand lac africain par la rive septentrionale et la rive orientale, elle est arrivée, le 9 décembre, jusqu’au Chari, affluent du Tchad, après avoir traversé et soumis à notre influence le pays du Kanem, qui s’étend au nord-est du lac.
24Telle est la nouvelle intéressante qui est parvenue au Comité de l’Afrique française par un cablogramme de Libreville. La dépêche ajoute que la mission rentra au Soudan par la route qu’elle a prise pour en venir, soit par Zinder, Saï et la boucle du Niger.
25Le capitaine d’artillerie de marine Joalland faisait, on s’en souvient, partie de la mission Voulet. C’est lui qui réunit les débris de cette malheureuse mission et les groupa pour poursuivre l’œuvre entreprise et la mener à bien. Quant au lieutenant d’infanterie de marine Meynier, c’est le compagnon du colonel Klobb, qui fut blessé et qui passa pour mort à l’affaire de Damangar.
26Pour expliquer le retour de ces deux officiers au Soudan, il faut se rappeler les événements qui se sont déroulés dans le bassin du Chari depuis quelques mois.
27Lorsqu’ils ont débouché sur le fleuve, en venant du Kanem, le 9 décembre, ils ont dû trouver devant eux les bandes de Rabah, plus puissantes et plus arrogantes que jamais depuis l’échec sanglant qu’elles avaient infligé, le 17 juillet, à Bretonnet et à sa vaillante petite troupe, à Togban. C’est, en effet, au milieu de décembre seulement que la mission a vengé le désastre de Togban, et c’est à ce moment que Rabah, vaincu, mis en fuite, a déserté les régions méridionales du Tchad.
28Or, la mission Joalland ne disposait pas évidemment de troupes suffisantes pour forcer le passage, et elle a dû revenir sur ses pas.
29Peut-être aura-t-elle rencontré, au cours de sa route de retour, la mission Foureau-Lamy ? Car cette mission, parvenue à Zinder en septembre ou octobre a sans doute suivi l’itinéraire de Joalland pour gagner, elle aussi, le Tchad. Si cette rencontre s’est effectuée, comme tout porte à le supposer, il est probable que les forces réunies des deux missions auront permis à leurs chefs de parer à toute éventualité et de mener les choses activement.
30Mais déjà le succès obtenu par la mission Joalland-Meynier est de bon augure. La marche heureuse qu’elle a accomplie jusqu’au Tchad et au Kanem aura les plus utiles conséquences non seulement en vue de notre influence sur les régions que nous a reconnue la convention anglo-française du 21 mars de l’année dernière, mais aussi en vue de notre situation politique dans l’Afrique centrale.
31Enfin, elle aura préparé la voie, à la mission Foureau-Lamy, et lui aura facilité sa lourde tâche de la jonction, depuis longtemps désirée, entre l’Algérie et le Congo.
32Marc Laudry
33Le Figaro, 30 mars 1900
3 – Le temps des premiers bilans
L’Afrique occidentale
34La politique coloniale française dans l’ouest africain
35Dans un livre récent [6], qui fit un certain bruit dans le monde colonial, l’auteur - un Anglais - se référant au Supplément littéraire que le Figaro consacrait, le 23 janvier 1892, sous ce titre : « Notre Domaine colonial », à une étude sur nos possessions africaines d’alors, a eu l’idée de faire le rapprochement entre ce qu’étaient, d’une part, les visées de la France, à cette époque, et ce que sont les résultats de ses efforts aujourd’hui dans le continent noir.
36L’un des collaborateurs de ce supplément, M. Georges Rolland, le promoteur du chemin de fer transsaharien, écrivait alors : « Ce que doit être, ce qu’aurait dû être depuis longtemps notre programme dans l’Afrique Occidentale, le général Philibert et moi l’avons résumé ainsi : “Faire un tout de l’Algérie, du Sénégal et du Congo par le Sahara Touareg et par le Soudan central et occidental” ».
37Il y avait une témérité presque paradoxale à formuler, en 1892, un tel programme de l’unité de l’Afrique française, et l’heure ne paraissait pas proche encore de le voir réalisé. Le mouvement colonial que Jules Ferry avait tenté de susciter en France comme une revanche de nos humiliations patriotiques et un dérivatif à nos énergies n’avait, en réalité, gagné que quelques esprits d’élite, sans pénétrer profondément, non seulement dans le sentiment populaire, mais même dans le Parlement, où les députés votaient et refusaient tour à tour les crédits nécessaires aux expéditions coloniales et où l’éloquence d’Eugène Etienne [7] était écoutée tantôt avec attention et tantôt avec défiance.
38Aussi y a-t-il quelque fierté pour nous à entendre de la bouche d’un Anglais l’aveu qu’en Afrique occidentale la patiente obstination de quelques-uns a fini par avoir raison de l’apathie de tous et que cette obstination dans l’effort est un triomphe politique. « Comment - se demande, en effet, l’auteur - s’exécuta le plan colossal esquissé par le Figaro en 1892 et qui consistait à unifier pour ainsi dire les possessions françaises en Afrique, grâce à des expéditions venues du nord, de l’ouest et du sud et destinées à se rencontrer sur les rives du Tchad, c’est ce qu’on peut brièvement exposer. »
39Tout d’abord, c’est Paul Crampel qui attaque par le sud le lobe immense du continent noir. Crampel tombe sous les coups des émissaires de Rabah. Dybowski et Maistre, qui reprennent l’effort, sont obligés de rebrousser chemin. Puis, c’est Gentil, qui réussit à atteindre l’embouchure du Chari, après avoir établi notre protectorat sur le Baguirmi. C’est Foureau qui, parti d’Algérie, attaque le colosse par le nord. Son objectif est de traverser le Sahara algérien, d’atteindre le Tchad et de se joindre à Gentil. Dix mois, on est sans nouvelles de cette expédition. Enfin, on apprend que Foureau, après avoir traversé le pays des Touaregs, a atteint l’oasis d’Asben.
40Pendant ce temps, Cazemajou s’avance par l’ouest. Il meurt à Zinder. Le capitaine Joalland et le lieutenant Meynier, ralliant les restes de l’expédition Voulet-Chanoine, arrivent eux aussi au Tchad.
41Les trois missions réunies anéantissent la puissance de Rabah, qui périt sur le champ de bataille, comme avaient péri El-Hadj-Omar et Samory, dont les exploits sanguinaires avaient asservi et terrorisé pendant trop longtemps les peuplades indigènes.
42Attaqué par trois côtés à la fois, l’Ouest africain était vaincu et l’unité de domination était faite pour la France des confins de l’Algérie au golfe de Guinée.
43Le supplément du Figaro de 1892 était accompagné d’une carte qui, plaçant cette région immense sous les yeux du lecteur, représentait en teintes timides les espaces, de beaucoup supérieurs en superficie, qui n’étaient que zones d’influence et que les chancelleries se seraient effarées, par crainte des complications diplomatiques, de voir marqués de couleurs trop positives. Aujourd’hui, la teinte a pu se renforcer : ce qui n’était que l’indication d’une espérance a pris le corps d’une réalité.
44Le Figaro, avril 1905, supplément gratuit
Notes
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[*]
Professeure d’Histoire à l’université de Limoges, co-rédactrice en chef du Temps des Médias.
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[1]
Gabriel Hanoteaux, “Fachoda” Revue des Deux Mondes, 5e période, tome 49, 1909, p. 733.
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[2]
Libéral, ancien secrétaire des affaires étrangères du ministère Gladstone et ancien premier ministre (1894-1895), fervent défenseur de la politique coloniale britannique.
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[3]
Premier ministre britannique (1886-1894), mort le 19 mai 1898.
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[4]
En 1884, l’Angleterre n’ayant rien fait qui laissât supposer que son intention était de reconquérir le Soudan Égyptien oblige même l’Égypte à l’abandonner.
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[5]
Commandant en chef de l’armée britannique.
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[6]
Affairs of West Africa, par M. E.-D. Morel, traduction française par M. Albert Duchêne, (Cliallamel, éditeur).
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[7]
Sous-secrétaire d’État aux colonies de 1889 à 1892, il est un des principaux meneurs en France du « parti colonial ».