Notes
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[*]
Doctorant en sciences de l’information et de la communication, Université libre de Bruxelles – Université de Ouagadougou, IPERMIC.
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[1]
Le Burkina Faso s’appelait jusqu’au 4 août 1984 la Haute-Volta et ses habitants, des Voltaïques.
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[2]
B. Jaffré, Thomas Sankara, Genève, Centre Europe – Tiers-monde, 2014, p.18-19.
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[3]
B. Guissou, Burkina Faso, un espoir en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1995, p.79.
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[4]
M. Hilgers et J. Mazzocchetti, Révoltes et oppositions dans un régime semi-autoritaire. Le cas du Burkina Faso, Paris, Karthala, 2010.
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[5]
Éditorial du n°000 du 5/4/ 1984, signé du ministre de l’information d’alors, Camarade Adama Touré.
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[6]
Le directeur de publication de Sidwaya est le ministre de la communication qui nomme par ailleurs le DG. Les journalistes qui ont animé le quotidien pendant les trois régimes successifs sont des fonctionnaires recrutés et payés par l’État burkinabè
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[7]
5 avril 84, 15 octobre 87 et octobre 2007 marquent respectivement la naissance de Sidwaya, la fin de la Révolution et le 20e anniversaire de l’assassinat de Sankara. Un symposium international lui fut consacré à Ouagadougou à cette occasion.
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[8]
Ahmed M. Koné fut secrétaire général du ministère de l’information de 1983 à 1984 ; B. P. Bamouni fut à la fois directeur général de la presse et membre du Secrétariat permanent du CNR. Il fait partie des victimes du coup d’État du 15 octobre 1987.
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[9]
Béatrice Damiba et Luc Adolphe Tiao occupaient respectivement les postes de rédactrice en chef et de directeur des journaux.
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[10]
Y. Traoré, Gassé Galo. Entre les lignes de mon journal, Ouagadougou, Éditions Kraal, 2012, p.73.
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[11]
B. Paulin Bamouni « Votre quotidien », Sidwaya, 5/4/1984.
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[12]
A. Touré « Éditorial », op.cit.
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[13]
B. P. Bamouni, « L’heure des bilans », Sidwaya, 16/4/1984.
- [14]
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[15]
B. P. Bamouni, « Votre quotidien », op.cit.
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[16]
L. A. Tiao, « Triste réalité d’un pouvoir médiocre », Sidwaya, 24/4/1984.
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[17]
S. Zerbo, « La grande rupture », Sidwaya, 2/5/1984.
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[18]
S. Zerbo, « Les rendez-vous manqués du CMRPN », Sidwaya, 24/4/1984.
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[19]
Entretien réalisé à Ouagadougou le 29 juillet 2013.
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[20]
B. P. Bamouni, « Juste appréciation des actes diplomatiques du CNR » Sidwaya, 9/4/1984.
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[21]
A. M. Koné, « Journalisme et Révolution », op.cit.
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[22]
Rédaction, « La balle est dans le camp français », Sidwaya, 14/5/1984
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[23]
Rédaction, « La balle est dans le camp français », ibid.
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[24]
Rédaction, « La balle est dans le camp français », ibid.
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[25]
Le 17 mai 1983, Thomas Sankara, alors Premier ministre, est arrêté quelques heures après l’arrivée à Ouagadougou de Guy Penne, conseiller spécial de François Mitterrand pour les Affaires africaines. Cette coïncidence est pour Pierre Englebert (La Révolution burkinabè, Paris, L’Harmattan, 1986, p.107) la preuve que la France en serait le commanditaire. Son arrestation provoque un mouvement de protestation au sein de la société civile avec une forte participation des élèves et étudiants. La rue est vite soutenue par une faction de l’armée conduite par Blaise Compaoré qui parvient à obtenir la libération de Sankara le 29 mai 1983.
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[26]
B. P. Bamouni, « Sombre anniversaire, clairs enseignements », Sidwaya, 16/5/1984.
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[27]
Rédaction, « La balle est dans le camp français », op.cit.
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[28]
J. Coulibaly, « 113e anniversaire de la commune de Paris. Une expérience pionnière », Sidwaya, 16/5/1984
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[29]
Une déclaration du CNR citée par Pierre Englebert, La Révolution burkinabè, op. cit., p.130.
-
[30]
B. P. Bamouni, « Sombre anniversaire, clairs enseignements », op.cit.
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[31]
Ibid.
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[32]
Entretien réalisé à Ouagadougou le 8 juillet 2013
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[33]
D. Bamouni, « Processus de rectification. Pas de place pour la réaction », Sidwaya, 6/11/1987.
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[34]
S. Boureima Sy, « Le mouvement du 15 octobre : une victoire de la Révolution d’août », Sidwaya, 20/10/1987.
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[35]
I. Lingani, « Bilan des 4 années de révolution. Fouiller le passé pour définir les bases du programme d’action », Sidwaya, 5/11/1987.
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[36]
S. Boureima Sy, « Le processus de rectification. Les réactions à l’extérieur, les « profits » de l’impérialisme », Sidwaya, 30/30/1987.
-
[37]
Rédaction, « Le devoir de rectifier », Sidwaya, 19/10/1987.
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[38]
T.G., « Pourquoi la rectification ? La catastrophe imminente dans la politique extérieure », Sidwaya, 9/11/1987
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[39]
Rédaction, « Le devoir de rectifier », op.cit.
-
[40]
B. Jaffré, Biographie de Thomas Sankara. La partie ou la mort…, Paris, L’Harmattan, 2007, p.257.
-
[41]
Ibidem., p.258.
- [42]
-
[43]
P ; Englebert, op.cit., p.189.
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[44]
Le Conseil de l’Entente regroupe la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Niger, le Bénin et le Togo.
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[45]
T.G., « Pourquoi la rectification ? La catastrophe imminente dans la politique extérieure », op.cit.
-
[46]
S. Boureima Sy, « Le processus de rectification. Les réactions à l’extérieur, les « profits » de l’impérialisme », op.cit.
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[47]
S. Boureima Sy, « Le mouvement du 15 octobre : une victoire de la Révolution d’août », op.cit.
-
[48]
G.T., « Dans une voie désormais plus certaine et plus rassurante », Sidwaya, 1/12/1987.
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[49]
La rédaction, « Diplomatie. Pour des rapports de qualité dans le futur », Sidwaya, 30/11/1987.
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[50]
I. Sourwema, « Front populaire – CEE. Qui cherche la petite bête ? », Sidwaya, 2/11/1987.
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[51]
S. Boureima Sy, « Le processus de rectification. Les réactions à l’extérieur, les « profits » de l’impérialisme », op.cit.
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[52]
S. Boureima Sy, ibid.
-
[53]
R. Bila Kaboré, Histoire politique du Burkina Faso, 1919-2000, Paris, L’Harmattan, 2002, p.155.
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[54]
T.G., « Pourquoi la rectification ? La catastrophe imminente dans la politique extérieure », op.cit.
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[55]
J.-P. Konseibo par exemple a exercé sous les trois régimes. Il fut de 1986 à 1988 le rédacteur en chef de Sidwaya. En 2007, il publiait ses commentaires en tant que directeur général des Éditions Sidwaya.
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[56]
Y. Traoré, Gassé Galo. Entre les lignes de mon journal, op.cit., p. 201.
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[57]
J.-P. Konseibo, « 15 octobre : une date historique pour le peuple burkinabè », Sidwaya, 15/10/2007.
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[58]
J.-P. Konseibo, « Pour que les hommes soient frères », Sidwaya, 29/10/2007.
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[59]
B. Sy, « Liberté, j’écris ton nom », Sidwaya, 25/10/2007.
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[60]
B. Sy, « La loi est dure mais c’est la loi », Sidwaya, 11/10/2007.
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[61]
J.-P. Konseibo, « Pour que les hommes soient frère », op.cit.
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[62]
J.-P. Konseibo, « 15 octobre : une date historique pour le peuple burkinabè », op.cit.
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[63]
B. Sy, « Liberté, j’écris ton nom », op.cit.
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[64]
H. Touré, « Thomas Sankara : le capitaine immortel », Sidwaya, 15/10/2007.
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[65]
F. S. Ouattara, « XXe anniversaire de la mort de Sankara. L’idéal panafricaniste de Thomas Sankara », Sidwaya, 15/10/2007.
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[66]
H. Touré, « Thomas Sankara : le capitaine immortel », op.cit.
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[67]
Ibid.
14 août 1983. Thomas Sankara devient président de la Haute-Volta [1] à la suite d’un coup d’État militaire. Il institue une Révolution démocratique et populaire d’idéologie marxiste-léniniste, panafricaniste et nationaliste. Il met en place un Conseil National de la Révolution (CNR), l’organe politique dirigeant et axe son combat sur le sous-développement qui gangrène le pays. Il prône, dans sa politique extérieure, une rupture avec l’ancienne puissance coloniale, la France, ce qui installe vite un froid glacial dans les rapports entre les deux pays, et corollairement, entre le pouvoir révolutionnaire et les régimes dits modérés de la Françafrique comme la Côte d’Ivoire [2]. À partir de 1986, des contradictions éclatent au sommet de l’État : « Entre révolutionnaires, chacun menaçait et se sentait menacé [3] ». Thomas Sankara est assassiné le 15 octobre 1987 avec douze de ses compagnons. Blaise Compaoré, son ami et frère d’armes, prend le pouvoir et met en place un autre régime d’exception, le Front populaire, avec pour principale mission, la rectification des « dérives révolutionnaires ». Après quatre ans de rectification, Compaoré décide d’engager le pays sur la voie d’un État de droit et adopte en juin 1991 une nouvelle Constitution. Le Burkina Faso entre ainsi dans l’ère d’un régime formellement démocratique mais en réalité « semi-autoritaire [4] ».
2Sidwaya, « la vérité est venue » en langue locale mooré, a suivi la trajectoire de cette histoire politique. Il est créé le 5 avril 1984 en pleine révolution et avait pour mission de propager l’idéologie du mouvement révolutionnaire voltaïque, en tant qu’« outil indispensable d’information, de propagande, d’agitation et de mobilisation permanentes du peuple [5] ». Le journal reste dans ce rôle de porte-parole de l’idéologie révolutionnaire jusqu’en 1987, avant de voir sa ligne éditoriale connaître, sous le Front populaire, un assouplissement se traduisant par son ouverture timide à l’opposition. Avec l’adoption du régime démocratique de juin 1991, Sidwaya cesse d’être le véhicule de mobilisation du peuple pour devenir un quotidien national d’information et, à partir de 2001, un quotidien de service public. Mais dans les faits, il est demeuré un instrument du gouvernement dont il dépend financièrement et politiquement [6]. Il édite ces dernières années entre 4 000 et 5 000 exemplaires et est diffusé sur le territoire national.
3Cet article s’appuie sur une analyse qualitative de corpus de presse pour saisir la façon dont Sidwaya a réécrit ou restitué cette Révolution sous les régimes politiques précédemment cités. Le corpus comprend exclusivement les articles d’opinion (éditoriaux, chroniques et commentaires) rédigés et signés par les journalistes du quotidien. Pour chaque période étudiée, l’investigation porte sur deux mois : 5 avril au 4 juin 1984 pour la période révolutionnaire, 15 octobre au 14 décembre 1987 pour la période du Front populaire et 1er septembre au 31 octobre 2007 pour la période démocratique. Le choix de chaque période se justifie par le caractère symbolique [7] qu’elle revêt mais aussi par le nombre relativement important de productions qu’elle comporte : 17 commentaires sous la Révolution, 22 sous le Front populaire et 9 sous la « Démocratie ». L’analyse de ce matériau vise à saisir les pans de cette histoire et de ses figures emblématiques mis régulièrement en avant ou oubliés. Il s’agit d’appréhender les formes que prend la médiatisation de cette histoire en termes de constructions représentationnelles, la façon dont les journalistes de Sidwaya se l’approprient, la comprennent et la réécrivent sous les trois régimes politiques.
La révolution comme symbole de violence et de privation de libertés
4Le régime révolutionnaire est présenté par Sidwaya sous la Révolution comme un régime de « combat » avec un recours au registre discursif de la guerre. Le quotidien a privilégié ce discours guerrier au détriment d’une rhétorique de développement socio-économique du pays tel qu’est conçu le projet révolutionnaire. Il s’est livré à une guerre sans merci contre à la fois les forces endogènes, les réactionnaires qu’il nomme par le vocable « ennemis du peuple » et contre les forces exogènes qu’il qualifie d’« impérialistes ». Les journalistes qui ont assumé cette mission portaient une double casquette : ils étaient à la fois journalistes et révolutionnaires. Ils occupaient des postes de responsabilité au niveau de l’organe dirigeant [8] et/ou au niveau du journal [9]. Certains sont recrutés sur mesure et affectés immédiatement (ces derniers ne reçurent aucune formation en journalisme) à la rédaction [10].
La mise à mort des « ennemis du peuple »
5Dès la toute première parution (le n°000 du 5 avril 1984), la Révolution incarne la guerre. Sidwaya lui-même étant « un nom de guerre, un nom qui claque comme un fouet [11] », une « arme » aux mains du Conseil National de la Révolution « contre les réactionnaires et leurs diverses organisations aguerris dans la désinformation, l’intoxication et le matraquage spirituel [12] ». Pour Sidwaya, les contre-révolutionnaires « peuvent d’ores et déjà prendre attache avec des menuisiers pour négocier le prix de leur cercueil car le peuple […] aux mains chargées de Kalachnikov, de P.A., de P.M., de G3 et même de bazooka n’hésitera pas à les utiliser pour légitime défense, pour parachever, s’il le faut, sa victoire [13] ». Le journal n’entend laisser aucune chance aux opposants et syndicalistes qu’il qualifie d’« opportunistes, arrivistes et autres conformistes allergiques à toute radicalisation du mouvement [14] ».
6Le quotidien a aussi vu en la Révolution le mouvement aux antipodes de tous les régimes antérieurs en ce qu’elle est venue apporter « un souffle purificateur et libérateur », mais aussi la « vérité toute nue de 23 ans de mensonges, d’intrigues et de jeux de cache-cache avec le peuple [15] ». Les régimes déchus sont taxés d’inaction et d’incompétence. Le Comité Militaire de Redressement pour le Progrès National (CMRPN), dont était proche Joseph Ki-Zerbo, un universitaire militant dans l’opposition, en est le prototype. Il est « un pouvoir médiocre », un « odieux système politique » dirigé par un chef d’État (le colonel Seye Zerbo) « médiocre », un « “dindon’’, un homme de mauvaise foi », qui n’a jamais compris « la signification d’un pouvoir [16] » ; il est aussi le régime « des grands maux dont a souffert le peuple voltaïque », celui dont « l’armée classique [était] néocoloniale » et dont « l’administration [était] vieille et malade de corruption », bref, le régime au « passé néfaste, révoltant [17] » sous lequel le peuple était plongé dans « un bourbier politique et économique » doublé « d’une restriction des libertés politiques et syndicales [18] ». Pendant ce temps, la grève des militants du Syndicat National des Enseignants Africains de Haute-Volta (SNEAHV) sévèrement réprimée (1 380 enseignants furent licenciés) et la traque des opposants ne sont nullement mentionnées par le journal comme des restrictions des libertés syndicales et politiques. Sidwaya entre dans une logique de négation du passé mais de glorification du présent. Il se plaît à véhiculer un discours narcissique sur la Révolution en ignorant complètement ses erreurs et dérives. Aucun journaliste n’oserait d’ailleurs entreprendre un tel projet, eux tous étant des révolutionnaires acquis ou des mercenaires embusqués comme le témoigne ce journaliste : « je suis arrivé à Sidwaya grâce aux pères fondateurs de la Révolution. J’avais pour mission de fournir beaucoup d’informations à ce milieu [19] ». Le seul quotidien de l’époque, L’Observateur, qui a osé dénoncer les dérives de la Révolution l’a appris à ses dépens. Un incendie criminel le ravagera dans la nuit du 10 au 11 juin 1984 soit environ deux mois après le lancement de Sidwaya.
L’impérialisme, l’autre ennemi de la Révolution
7La Révolution d’août 1983 fut aussi celle de l’anti-impérialisme. Au niveau sous régional et international, les pays qui ne combattent pas le néocolonialisme sont considérés comme des pays ennemis. La politique de la diplomatie sélective et dissuasive est érigée en règle. L’orientation politique tracée ce 2 octobre 1983 qui décline les grands axes de la Révolution ne doit aucunement être contestée ou mal interprétée. Les nations qui osent le faire sont des « nations frappées d’obscurantisme idéologique, de cécité politique ou dominées par un expansionnisme aveugle » et ceux qui ne sont pas favorables à la diplomatie révolutionnaire sont des « esprits machiavéliques », des « forces d’exploitation », des « forces d’oppression [20] ».
8Pour le journal, la Haute-Volta n’est toujours pas affranchie du joug colonial vingt-trois ans après son accession à la souveraineté nationale, laquelle reste une « indépendance nominale », d’où la « détermination du Conseil National de la Révolution à mettre fin au bâillonnement de notre peuple [21] ». Le chroniqueur du lundi 14 mai 1984 ne passe pas par la voie diplomatique pour le dire. À travers le titre « La balle est dans le camp français », il relève que la Haute-Volta, « une néo-colonie française, bien que pauvre est un important débouché pour le capitalisme français » en ce qu’elle constitue à la fois son « principal client et fournisseur [22] ». La France est donc un pays pilleur, exploiteur des ressources d’un État qui survit avec peine (le Burkina Faso fait partie des pays les plus pauvres de la planète). L’ancienne métropole est également perçue par le journal comme « un pays déstabilisateur d’un régime progressiste » parce qu’elle « n’admettrait pas de gaieté de cœur le changement radical qui allait s’[y] opérer [23] ». La stratégie que déploie la France pour atteindre cet objectif est souterraine : elle agit par procuration. « La droite française dans un dernier sursaut essayera d’utiliser les apatrides que sont Joseph Ki-Zerbo, Michel Kafando et Frédéric Guirma pour jeter le discrédit sur le CNR et préparer un débarquement de mercenaires dans notre pays [24] ». La France est également vue par Sidwaya comme le commanditaire de l’arrestation de Thomas Sankara le 17 mai 1983 [25]. Cet anniversaire que le journal qualifie de « sombre » rappelle « la lâcheté, la trahison, la soumission, la dépendance, l’aplat-ventrisme, les intrigues de l’impérialisme et l’interventionnisme français en Haute-Volta [26] ».
9Malgré sa pauvreté, la Haute-Volta refuse l’aide française si elle se cache derrière des objectifs d’exploitation et de domination de son peuple. « Toute aide, quel que soit son montant ou sa nature assortie de conditions aliénantes pour notre peuple et son indépendance sera catégoriquement rejetée [27] ». Le pouvoir révolutionnaire ayant d’ailleurs opté pour l’auto-développement, il peut se permettre de se passer de l’aide. Le mérite qui vaille pour la France, c’est la Commune de Paris vue, à l’occasion de son 113e anniversaire, comme le symbole de la résistance contre « la bourgeoisie réactionnaire et les faux amis de la classe ouvrière », laquelle résistance sert de catalyseur « pour un éveil encore plus grand du prolétariat voltaïque [28] ».
10Il se dégage de ces représentations discursives une image totalement belliqueuse, guerrière de la Révolution d’août 1983. Celle-ci est l’incarnation de la violence, du « fouet » et de l’« arme ». L’idéologie révolutionnaire que Sidwaya s’était donnée pour mission de véhiculer a été esquivée au profit d’un journalisme répressif et agressif, témoignant du même coup de l’état d’esprit dans lequel était conduite la Révolution : la méfiance, les guerres intestines, la division. La Révolution est restée durant les deux premiers mois de vie de Sidwaya une coquille vide car dépourvue de contenu et de vision. Pourtant, il n’en manquait pas. Dès le 2 octobre 1983, un Discours d’Orientation Politique défini comme le référentiel de la Révolution était adopté. Le journal, au lieu d’en faire ses choux gras pour davantage éclairer l’opinion publique sur le contenu et les enjeux de la Révolution, en a fait table rase pour plutôt se livrer à une « guerre » discursive larvée et ouverte contre les « ennemis » endogènes et exogènes de la Révolution. Tous les régimes qui ont précédé la Révolution se sont illustrés dans un marasme politique et économique et dans une restriction sans précédent des libertés. L’ancien pays colonisateur, la France, est perçue comme le premier ennemi extérieur, le destructeur potentiel de la Révolution qui, contrairement aux régimes précédents, incarne la « vérité » et le « travail ». Ce discours guerrier s’explique par la nature du régime qui était non seulement d’exception mais aussi militaire. L’arbitraire et la force étaient érigés en mode de gouvernement au point de contaminer tous les secteurs socioprofessionnels. Et les journalistes en tant qu’à la fois acteurs et relayeurs de la Révolution reversaient tout naturellement leur militantisme dans leurs productions. Il s’explique également par le précédent qui a marqué les relations franco-burkinabè quelques mois avant la Révolution : l’arrestation de Thomas Sankara le 17 mai 1983. Qualifiée par le CNR de « complot » émanant de la réaction et de la France, elle aura permis au pouvoir révolutionnaire de « saisir concrètement la perfidie de l’impérialisme, la brutalité et l’agressivité de la réaction nationale [29] ». Les révolutionnaires qui se sont vus attaqués précocement, se sont inscrits dans une logique de riposte et de mise en garde d’où la prédominance de la rhétorique agressive. On peut alors arguer par cette métaphore que la Révolution est née avec ses « griffes » parce que provoquée avant et pendant son accouchement. Elle intervient dans un contexte qui la prédispose à la déliquescence pendant que le quotidien n’entrevoyait qu’une Révolution éternellement invincible. « Le pouvoir révolutionnaire est exercé par une classe, une seule classe [et] l’armée jouit d’une certaine homogénéité politique sous la conduite d’éléments idéologiquement soudés, [si bien que] les agitations actuelles constituent une tempête dans un verre d’eau [30] ». En tout état de cause, précise Sidwaya, « toute tentative fractionniste, d’où qu’elle vienne, sera donc mâtée et la Révolution ne s’en portera pas plus mal [31] ». Cette prophétie se réalisa effectivement le 15 octobre 1987 mais à l’envers. Thomas Sankara, le président du CNR, est assassiné et sa révolution, dans la foulée, remise en question.
La rectification ou la délégitimation de la révolution
11Sidwaya, dont la ligne éditoriale se confondait à l’idéologie de la Révolution, a subitement changé de discours en se muant en média antirévolutionnaire dès l’annonce de l’assassinat de Thomas Sankara le jeudi 15 octobre 1987. Pourtant, les journalistes qui défendaient passionnément la Révolution étaient toujours à la rédaction. Certains ont même été portés à la tête de l’organe. C’est le cas de Luc Adolphe Tiao qui a assumé de 1987 à 1990 la fonction de directeur général des Éditions Sidwaya. L’on peut se demander pourquoi cette volte-face. La réponse semble couler de source. Il y a eu changement de régime mais le contexte politique est resté le même. Celui d’un régime d’exception qui, comme le précédent, n’entend pas être critiqué encore moins par des agents dont il paie les salaires et dont il détient le pouvoir des nominations. Les journalistes étaient ainsi collatéralement contraints de devenir des « rectificateurs » à l’image de la nouvelle élite politique dirigeante. Ce journaliste recruté sous le Front populaire confirme : « à mes débuts, j’étais très politique. Je défendais les points de vue de l’organe au pouvoir [32] ».
La Révolution, une « affreuse comédie théâtrale »
12Sidwaya, dans son premier éditorial de l’après-Révolution annonce, dans un titre évocateur, les couleurs de la rupture avec l’ordre précédent : « le devoir de rectifier ». Durant cette période de « rectification », le journal délégitime la Révolution et trouve en sa fin tragique une œuvre salutaire, l’œuvre de révolutionnaires « conséquents » qui « ont réagi pour éviter à notre peuple de sombrer dans l’abîme de l’histoire », pour mettre un « terme à l’anarchie qui risquait de ruiner notre pays [33] ». Ce coup fatal porté à la Révolution, a permis, selon le quotidien, au peuple burkinabè de sortir de « l’autocratie », du « volontarisme », du « messianisme », du « bâillonnement », du « délabrement économique [34] ». La Révolution est, aux yeux du quotidien, une escroquerie politique savamment montée par un « révolutionnaire inconséquent » pour exposer davantage le Burkina Faso aux griffes de l’ennemi. De ce point de vue, elle est une simple « “affaire” car il s’agit bien d’une “affaire” », « un bourbier », « une affreuse comédie théâtrale destinée essentiellement à embrouiller le peuple et rassurer encore ses ennemis [35] ». Ce discours négationniste que le journal véhicule sur la Révolution visait un objectif stratégique : aider à asseoir le nouveau pouvoir aux mains sales tout en diabolisant la Révolution pour montrer à l’opinion nationale et internationale que les motivations ayant conduit à sa fin tragique étaient justes et légitimes. Dans cette logique, Sidwaya va déconstruire le personnage de Thomas Sankara qu’il peindra tout en noir. Il nie sa révolutionarité en arguant que ce sont plutôt « ses envolées lors des rencontres internationales, son charisme naturel et son succès auprès de la presse qui ont fini de faire de lui la Révolution [et, par conséquent], c’est une bien triste réalité que la Révolution soit menacée parce que le premier dirigeant a disparu [36] ». Sankara est ensuite dépouillé constamment de son titre de président du CNR (le journal qui faisait précéder son nom de la mention « président » ou « camarade » sous la Révolution, ne le fait plus). L’homme qui incarnait la vérité et le travail est devenu un « illusionniste », un « dictateur », un « despote aspirant », qui prenait goût au « pouvoir personnel », qui prenait « son entêtement pour de la fermeté », un « « misérable » » qui « continuait dans sa voie erronée en décidant tout seul, n’importe comment et n’importe quand », en jouant « les organisations membres du CNR les unes contre les autres », ce qui « l’a contraint à l’isolement [37] ». Sankara est aussi « le « Messie » descendu pour libérer le Tiers-monde », le « médiocre dialecticien », qui a terni « l’image de la Révolution dans la sous-région » à travers « provocations, turbulences, violences, puis… guerre [38] ». Sidwaya fait ici allusion à la guerre qui opposa le Burkina Faso au Mali en 1985. Elle a été possible, selon le journal, du fait des agissements de Thomas Sankara. Le journal affirme que Thomas Sankara « avait conçu et mis en exécution un plan de dénigrement et d’isolement de ses trois compagnons d’armes » [Blaise Compaoré, Henri Zongo et Jean-Baptiste Lingani] et que des « tracts » avaient été imprimés à son initiative qui « s’en prenaient particulièrement au capitaine Blaise Compaoré [39] ». Lesdits tracts s’en prenaient pourtant aussi à Thomas Sankara et à son épouse, Mariam. En septembre 1987, l’un s’intitulait, « Blaise Compaoré le manipulateur de l’ordre », l’autre, « Thomas Sankara, un déséquilibré mental qui mène le pays à la ruine », le troisième, sur « la vie sexuelle de Mme Sankara [40] ». L’auteur ajoute que tous les tracts étaient signés « Les démocrates unis » et étaient « grassement financés par Houphouët-Boigny » afin de diviser les frères d’armes [41]. Houphouët-Boigny est le président de la Côte d’Ivoire de l’époque, un allier souterrain de la Françafrique. Il a été le catalyseur du mariage entre Chantal et Blaise Compaoré. Il est cité comme l’un des comploteurs extérieurs de l’assassinat de Sankara [42]. Ce dernier ne manquait pas de « dénoncer [le] sous impérialisme ivoirien [43] ». La Côte d’Ivoire était le seul pays voisin au Burkina Faso que le président du CNR n’avait pas visité en janvier 1985. La première sortie officielle de Sankara dans ce pays a eu lieu les 12 et 13 février 1985 à l’occasion d’un sommet du Conseil de l’Entente [44].
13Les seuls points positifs à mettre à l’actif de Sankara, c’est « son passage à la tête de la CEAO [Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest] où il a éveillé beaucoup de consciences », l’adoption du « Dan fani [tissu traditionnel fait à base du coton], une mesure juste » qui a favorisé « la consommation de nos propres produits afin de conserver nos capitaux [45] ». Hormis cela, l’homme n’a pas été « ce patriote qui a consacré sa vie à la lutte pour le triomphe des causes justes [46] », mais plutôt un « ennemi du peuple » parce que le dénouement du 15 octobre est « une victoire de la Révolution d’août contre ses ennemis [47] ».
Un timide réchauffement des relations franco-burkinabè
14Sidwaya prône la reprise de la coopération franco-burkinabè mais sur fond de mise en garde. La rectification vient ainsi permettre « la décrispation dans nos relations avec les États voisins, ce qui nous évite l’isolement suicidaire ». Toutefois, « nous poserons notre pierre contre l’impérialisme et toutes sortes d’hégémonie [48] ». La relation avec la France est appelée à se redessiner sous de bons auspices. « Avec la France, ancienne puissance colonisatrice, il s’agira de consolider ce que plus d’un siècle d’histoire a tissé en mettant en avant les intérêts de nos peuples. C’est pourquoi ces relations ne devront souffrir ni de paternalisme ni de complexe de révolté et devront cesser d’être une coopération froide et terne [49] ». Aussi, la coopération avec la Communauté Économique Européenne (CEE) ne doit pas s’interrompre parce qu’un seul individu est assassiné. « Thomas Sankara est mort mais l’État burkinabè demeure [50] ». Concernant les relations entre le Burkina Faso et ses pays « amis », elles peuvent se poursuivre mais à condition que ces États n’accusent pas et ne condamnent pas « le Front populaire et ses dirigeants » d’avoir tué Sankara [51]. Le journal se contredit sur la prééminence de Thomas Sankara dans la Révolution. Alors qu’il avait lié son assassinat à sa gestion despotique et narcissique de la Révolution, il dit ne pas comprendre que « certaines réactions [de l’extérieur] réduisent la révolution du 4 août à un seul individu, si ce n’est de l’ingérence flagrante », car « tirer la conclusion selon laquelle la révolution burkinabè, c’était Thomas Sankara, c’est affirmer que la révolution égale le verbe et les idées », c’est poser « le mythe du héros après lequel héros, il ne reste plus rien [52] ».
15Sous le Front populaire, Sankara et « sa Révolution » sont perçus comme le mal du Burkina dont il fallait absolument se débarrasser. Comme les régimes antérieurs, la Révolution n’a été qu’un bourbier politique et économique, une violation des libertés. Sidwaya, dans sa fougue antirévolutionnaire ne manque pas de travestir les faits. Il nie le caractère révolutionnaire de Sankara, et banalise sa révolution en la traitant « d’affaire » alors qu’elle fut l’une des révolutions les plus populaires de l’histoire contemporaine de l’Afrique francophone, « une révolution pure et dure [53] » ; Sankara est indexé comme l’instigateur de la guerre Mali-Burkina Faso de 1985 en ce qu’il « a appelé publiquement la jeunesse malienne à installer la Révolution au Mali [54] » alors que le conflit était d’ordre frontalier. Le rôle (supposé ou réel) de la Françafrique dans l’assassinat de Sankara est aussi esquivé alors qu’à l’époque déjà des médias en établissaient le lien. Tous ces oublis volontaires ou ces évitements font de Sidwaya le complice d’un déni de l’histoire ou d’une histoire à géométrie variable.
Une révolution ni bonne ni mauvaise sous la « démocratie »
16Le Burkina Faso sous Blaise Compaoré, rappelons-le, expérimentait un régime « semi-autoritaire ». La liberté de presse, le pluralisme politique, les élections, les institutions formellement démocratiques sont consacrés constitutionnellement mais des stratégies informelles sont en même temps mises en place pour empêcher l’alternance. Sous cette pseudo démocratie, Sidwaya raconte l’histoire de la Révolution dans un discours moins négationniste. Ce changement de ton et de prise de position trouve son explication (certainement) dans la trajectoire des journalistes qui l’ont écrite en 2007 à l’occasion du 20e anniversaire de l’assassinat de Sankara. Sans avoir fait une analyse poussée sur leur rapport à l’histoire par rapport à leur positionnement professionnel et/ou politique, nous constatons globalement qu’elle a été réécrite par deux générations de journalistes : les plus anciens, ceux qui ont connu la Révolution et le Front populaire en tant qu’acteurs et journalistes [55] et les jeunes, ceux qui n’avaient pas encore embrassé la carrière de journaliste sous ces deux régimes (ils constituent environ 90 % des journalistes de la rédaction en 2007 selon les statistiques de la direction des ressources humaines). Les premiers ont adopté une attitude de délégitimation de la Révolution tout en appelant sankaristes et compaoristes à la réconciliation. Cette génération reste encore sous le choc du traumatisme et de la dictature journalistique que lui a infligés le pouvoir révolutionnaire si bien qu’elle demeure encline à l’autocensure. Yacouba Traoré qui appartient à cette génération de journalistes avoue :
17« Non, je ne pouvais pas le faire. Non pas parce que c’était proscrit par une quelconque ligne éditoriale. Je ne pouvais pas le faire parce que, comme la plupart de mes confrères, j’avais fini par acquérir malgré moi, des réflexes d’autocensure, au sortir de la longue période d’État d’exception que le pays venait de traverser [56] ».
18Les seconds, par contre, se sont focalisés sur les atouts de la Révolution, l’immortalité et le panafricanisme de son géniteur. Cette génération de journalistes marque une rupture avec la première. Elle est recrutée dans un contexte de démocratie même s’il s’agissait bien d’une démocratie de façade et était mieux formée par rapport aux journalistes révolutionnaires, ce qui, a priori, la prédisposait à un journalisme affranchi. Des journalistes de cette génération n’ont pas hésité à dénoncer publiquement et à visage découvert (ils l’ont fait par voie de presse), lors d’un sit-in observé en juillet 2013 à Ouagadougou, la censure dont ils sont l’objet de la part de la hiérarchie politique et professionnelle.
La Révolution, entre condamnation et intermédiation
19La Révolution d’août 1983 représente également sous le Burkina formellement démocratique, comme sous les régimes précédents, aux yeux de Sidwaya, « l’absence de liberté, le symbole de “dérives dictatoriales” marquées par la “précarité”, la “dangerosité” le “diktat de la pensée unique”, le “terrorisme intellectuel [57]”, les “exactions” et les “atteintes aux droits de l’homme [58]”. Elle fut une période de “hantise”, de “clochardisation”, d’“amère privation de liberté de grève [59]” ». Sidwaya se représente l’avocat du régime Compaoré. « À l’approche du 15 octobre en effet, certains veulent faire le procès des actuels dirigeants, au motif qu’ils auraient tué leur “icône”, ce qui constitue un “crime imprescriptible” », écrit-il [60]. Dans cette même logique, il feint d’ignorer les circonstances dans lesquelles Sankara a trouvé la mort. Non seulement il ne parle pas des douze autres personnes qui sont tombées sous les balles avec lui, mais aussi, il évite d’employer le mot « assassinat » et de « coup d’État » ; en lieu et place, il préfère les vocables « mort », « disparition », « dénouement tragique », « dénouement sanglant », « événement douloureux ». Pour un dossier classé top-secret au sommet de l’État (sur l’acte de décès de Sankara est mentionné « mort naturelle »), on comprend aisément la posture du journal : contourner le sujet qui fâche pour se solidariser avec les présumés assassins. Toutefois, la mise en visibilité des « erreurs révolutionnaires » est tempérée par une attitude d’intermédiation. Sidwaya plaide pour un « Burkina réconcilié avec son passé et avec l’ensemble de ses enfants », un Burkina où règnent « la sérénité et la paix », un Burkina débarrassé « à jamais des vieux démons de la division », de la « haine », de la « rancune [61] ». Lui qui avait légitimé la fin tragique de la Révolution sous le Front populaire « le regrette » 20 ans après [62], et en appelle au « pardon », à l’acception de l’idée que même dans « l’opposition « pure et dure » nous sommes dans une « maison commune » dont l’entretien relève de notre responsabilité » et, en cela, « la politique n’est pas la guerre » [63]. Le journal souhaite voir se réaliser cette réconciliation. Cependant, il reste aphone sur ce qui devrait logiquement la précéder : la vérité et la justice pour les morts. Il confirme une fois de plus, par cette amnésie, sa loyauté-complaisance à l’égard au régime en place. La France ne fait pas l’objet de critique sous la « démocratie », témoignant non seulement la reprise de la coopération entre les deux États mais également les bons rapports qui les marquent.
Le capitaine « immortel »
20Sankara dont le caractère révolutionnaire était salué sous la Révolution, remis en cause sous le Front populaire est réhabilité sous la « démocratie ». Le journal lui (re)concède sa qualité de révolutionnaire [64]. Il voit en « Thom Sank » le panafricaniste qu’il identifie à Marcus Garvey, Kwamé N’Krumah, Malcom X, Patrice Lumumba, Sékou Touré, Cheick Anta Diop [65]. Il est, selon le journal, « le capitaine immortel », « l’anti-corruption », « l’anti-impérialiste », « l’élégant et l’éloquent », « l’inventeur d’une révolution originale qui aura marqué l’histoire », « le décolonisateur des mentalités », « l’incorruptible et l’éternel insoumis », « le visionnaire », « la verve et l’énergie de l’espoir », « la probité et le symbole de l’inaliénation [66] ». Les acquis de la Révolution sont revisités par le journal. Ils embrassent tous les secteurs de la vie socio-économique : agriculture (la politique consommons burkinabè), hydraulique (« 18 barrages sont réalisées en 1985 contre deux en moyenne avant la Révolution »), enseignement (« alphabétisation, augmentation du taux de scolarisation de 16,5 % à 24 % et du taux des enseignants à 16 % »), santé (« l’opération « un village, un poste de santé primaire » », habitat (« construction de cités à la portée des populations »), environnement (« 10 millions d’arbres plantés en 15 mois »), social (« émancipation de la femme par l’instruction et le renforcement de son pouvoir économique [67] ». La prise de position de la jeune génération en faveur de la Révolution et de sa figure de proue peut s’expliquer par l’admiration perpétuelle qu’elle voue à Sankara et à sa Révolution. La jeunesse burkinabè dans sa majorité se revendique de l’idéal Sankara. L’insurrection populaire d’octobre 2014 qui a entraîné la chute du régime Compaoré a révélé, 27 ans après son assassinat, cet enthousiasme débordant tant au sein des mouvements associatifs de jeunes (Le Balai citoyen, Le Mouvement 21, le Collectif anti-référendum) qu’à l’échelle individuelle. Les jeunes journalistes, nostalgiques sans doute des années révolutionnaires, auraient ainsi transposé leur penchant révolutionnaire dans leurs productions. La posture d’intermédiation de la vieille génération et le discours nostalgique de la jeune génération, trouvent davantage leur explication dans l’avènement du second printemps de la presse burkinabè (le premier printemps découle du déverrouillage médiatique consécutif à l’ouverture démocratique des années 1990) né de l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en 1998. Cet événement, qui a provoqué une crise qui a failli emporter le régime Compaoré, l’a amené à tolérer la liberté de presse et d’opinion. C’est d’ailleurs sous ce second printemps, précisément la période 2000-2007 que Sidwaya, sous la direction d’un directeur général qui « ose », Michel Ouédraogo, a davantage ouvert ses colonnes aux opposants (publication de leurs déclarations, accords d’interviews, couverture de leurs activités) et s’est montré quelquefois critique du régime en place. Toutefois, cette liberté octroyée mérite d’être relativisée car elle reste encadrée et surveillée de par le statut gouvernemental du média et la position délicate de fonctionnaire de ses journalistes.
21Sidwaya a réécrit l’histoire révolutionnaire en mobilisant des stratégies discursives qui révèlent des constances et des oscillations. Sans ignorer que les résultats auxquels nous sommes parvenus ne sauraient être transposés intégralement à chacun des trois régimes politiques étudiés, nous constatons, au terme de cette recherche, que pendant l’euphorie révolutionnaire, le quotidien a servi de laboratoire pour l’expérimentation d’un journalisme militant prorévolutionnaire. Contre les réactionnaires considérés comme les « ennemis » du peuple et contre l’impérialisme, il joua pleinement ce rôle qui lui était assigné à sa création. Mais dès la chute du pouvoir révolutionnaire, le quotidien étatique changea aussitôt de mission : démontrer à travers le même discours propagandiste que la Révolution n’était que « dérive » et « confiscation de liberté » et que les impérialistes d’hier étaient devenus fréquentables. Les relations franco-burkinabè qui étaient tendues sous la Révolution se sont réchauffées dès l’avènement du Front populaire. Vingt ans après, Sidwaya réécrit l’histoire avec un ton pondéré et relativiste qui renie quelquefois ses « vérités » d’hier. Le journaliste raconte ainsi le fait historique au gré des contextes politiques, des enjeux et des époques. L’insurrection populaire d’octobre 2014 vient encore confirmer ce postulat. Sidwaya, dont les éditoriaux soutenaient la modification de la Constitution et encensaient subtilement le pouvoir en place, a opéré un basculement brutal vers les nouvelles autorités dès la chute du régime. Au total, la Révolution burkinabè de 1983 véhicule des constructions représentationnelles se situant à cheval sur le devoir de mémoire et le déni de l’histoire. Des « vérités » et des « contre-vérités » s’entremêlent au point qu’il n’est pas aisé de saisir, à partir des traces discursives, ce que les historiens appellent « vérité historique » au sens de ce qui correspond le plus possible au réel existant ou ayant existé.
Notes
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[*]
Doctorant en sciences de l’information et de la communication, Université libre de Bruxelles – Université de Ouagadougou, IPERMIC.
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[1]
Le Burkina Faso s’appelait jusqu’au 4 août 1984 la Haute-Volta et ses habitants, des Voltaïques.
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[2]
B. Jaffré, Thomas Sankara, Genève, Centre Europe – Tiers-monde, 2014, p.18-19.
-
[3]
B. Guissou, Burkina Faso, un espoir en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1995, p.79.
-
[4]
M. Hilgers et J. Mazzocchetti, Révoltes et oppositions dans un régime semi-autoritaire. Le cas du Burkina Faso, Paris, Karthala, 2010.
-
[5]
Éditorial du n°000 du 5/4/ 1984, signé du ministre de l’information d’alors, Camarade Adama Touré.
-
[6]
Le directeur de publication de Sidwaya est le ministre de la communication qui nomme par ailleurs le DG. Les journalistes qui ont animé le quotidien pendant les trois régimes successifs sont des fonctionnaires recrutés et payés par l’État burkinabè
-
[7]
5 avril 84, 15 octobre 87 et octobre 2007 marquent respectivement la naissance de Sidwaya, la fin de la Révolution et le 20e anniversaire de l’assassinat de Sankara. Un symposium international lui fut consacré à Ouagadougou à cette occasion.
-
[8]
Ahmed M. Koné fut secrétaire général du ministère de l’information de 1983 à 1984 ; B. P. Bamouni fut à la fois directeur général de la presse et membre du Secrétariat permanent du CNR. Il fait partie des victimes du coup d’État du 15 octobre 1987.
-
[9]
Béatrice Damiba et Luc Adolphe Tiao occupaient respectivement les postes de rédactrice en chef et de directeur des journaux.
-
[10]
Y. Traoré, Gassé Galo. Entre les lignes de mon journal, Ouagadougou, Éditions Kraal, 2012, p.73.
-
[11]
B. Paulin Bamouni « Votre quotidien », Sidwaya, 5/4/1984.
-
[12]
A. Touré « Éditorial », op.cit.
-
[13]
B. P. Bamouni, « L’heure des bilans », Sidwaya, 16/4/1984.
- [14]
-
[15]
B. P. Bamouni, « Votre quotidien », op.cit.
-
[16]
L. A. Tiao, « Triste réalité d’un pouvoir médiocre », Sidwaya, 24/4/1984.
-
[17]
S. Zerbo, « La grande rupture », Sidwaya, 2/5/1984.
-
[18]
S. Zerbo, « Les rendez-vous manqués du CMRPN », Sidwaya, 24/4/1984.
-
[19]
Entretien réalisé à Ouagadougou le 29 juillet 2013.
-
[20]
B. P. Bamouni, « Juste appréciation des actes diplomatiques du CNR » Sidwaya, 9/4/1984.
-
[21]
A. M. Koné, « Journalisme et Révolution », op.cit.
-
[22]
Rédaction, « La balle est dans le camp français », Sidwaya, 14/5/1984
-
[23]
Rédaction, « La balle est dans le camp français », ibid.
-
[24]
Rédaction, « La balle est dans le camp français », ibid.
-
[25]
Le 17 mai 1983, Thomas Sankara, alors Premier ministre, est arrêté quelques heures après l’arrivée à Ouagadougou de Guy Penne, conseiller spécial de François Mitterrand pour les Affaires africaines. Cette coïncidence est pour Pierre Englebert (La Révolution burkinabè, Paris, L’Harmattan, 1986, p.107) la preuve que la France en serait le commanditaire. Son arrestation provoque un mouvement de protestation au sein de la société civile avec une forte participation des élèves et étudiants. La rue est vite soutenue par une faction de l’armée conduite par Blaise Compaoré qui parvient à obtenir la libération de Sankara le 29 mai 1983.
-
[26]
B. P. Bamouni, « Sombre anniversaire, clairs enseignements », Sidwaya, 16/5/1984.
-
[27]
Rédaction, « La balle est dans le camp français », op.cit.
-
[28]
J. Coulibaly, « 113e anniversaire de la commune de Paris. Une expérience pionnière », Sidwaya, 16/5/1984
-
[29]
Une déclaration du CNR citée par Pierre Englebert, La Révolution burkinabè, op. cit., p.130.
-
[30]
B. P. Bamouni, « Sombre anniversaire, clairs enseignements », op.cit.
-
[31]
Ibid.
-
[32]
Entretien réalisé à Ouagadougou le 8 juillet 2013
-
[33]
D. Bamouni, « Processus de rectification. Pas de place pour la réaction », Sidwaya, 6/11/1987.
-
[34]
S. Boureima Sy, « Le mouvement du 15 octobre : une victoire de la Révolution d’août », Sidwaya, 20/10/1987.
-
[35]
I. Lingani, « Bilan des 4 années de révolution. Fouiller le passé pour définir les bases du programme d’action », Sidwaya, 5/11/1987.
-
[36]
S. Boureima Sy, « Le processus de rectification. Les réactions à l’extérieur, les « profits » de l’impérialisme », Sidwaya, 30/30/1987.
-
[37]
Rédaction, « Le devoir de rectifier », Sidwaya, 19/10/1987.
-
[38]
T.G., « Pourquoi la rectification ? La catastrophe imminente dans la politique extérieure », Sidwaya, 9/11/1987
-
[39]
Rédaction, « Le devoir de rectifier », op.cit.
-
[40]
B. Jaffré, Biographie de Thomas Sankara. La partie ou la mort…, Paris, L’Harmattan, 2007, p.257.
-
[41]
Ibidem., p.258.
- [42]
-
[43]
P ; Englebert, op.cit., p.189.
-
[44]
Le Conseil de l’Entente regroupe la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Niger, le Bénin et le Togo.
-
[45]
T.G., « Pourquoi la rectification ? La catastrophe imminente dans la politique extérieure », op.cit.
-
[46]
S. Boureima Sy, « Le processus de rectification. Les réactions à l’extérieur, les « profits » de l’impérialisme », op.cit.
-
[47]
S. Boureima Sy, « Le mouvement du 15 octobre : une victoire de la Révolution d’août », op.cit.
-
[48]
G.T., « Dans une voie désormais plus certaine et plus rassurante », Sidwaya, 1/12/1987.
-
[49]
La rédaction, « Diplomatie. Pour des rapports de qualité dans le futur », Sidwaya, 30/11/1987.
-
[50]
I. Sourwema, « Front populaire – CEE. Qui cherche la petite bête ? », Sidwaya, 2/11/1987.
-
[51]
S. Boureima Sy, « Le processus de rectification. Les réactions à l’extérieur, les « profits » de l’impérialisme », op.cit.
-
[52]
S. Boureima Sy, ibid.
-
[53]
R. Bila Kaboré, Histoire politique du Burkina Faso, 1919-2000, Paris, L’Harmattan, 2002, p.155.
-
[54]
T.G., « Pourquoi la rectification ? La catastrophe imminente dans la politique extérieure », op.cit.
-
[55]
J.-P. Konseibo par exemple a exercé sous les trois régimes. Il fut de 1986 à 1988 le rédacteur en chef de Sidwaya. En 2007, il publiait ses commentaires en tant que directeur général des Éditions Sidwaya.
-
[56]
Y. Traoré, Gassé Galo. Entre les lignes de mon journal, op.cit., p. 201.
-
[57]
J.-P. Konseibo, « 15 octobre : une date historique pour le peuple burkinabè », Sidwaya, 15/10/2007.
-
[58]
J.-P. Konseibo, « Pour que les hommes soient frères », Sidwaya, 29/10/2007.
-
[59]
B. Sy, « Liberté, j’écris ton nom », Sidwaya, 25/10/2007.
-
[60]
B. Sy, « La loi est dure mais c’est la loi », Sidwaya, 11/10/2007.
-
[61]
J.-P. Konseibo, « Pour que les hommes soient frère », op.cit.
-
[62]
J.-P. Konseibo, « 15 octobre : une date historique pour le peuple burkinabè », op.cit.
-
[63]
B. Sy, « Liberté, j’écris ton nom », op.cit.
-
[64]
H. Touré, « Thomas Sankara : le capitaine immortel », Sidwaya, 15/10/2007.
-
[65]
F. S. Ouattara, « XXe anniversaire de la mort de Sankara. L’idéal panafricaniste de Thomas Sankara », Sidwaya, 15/10/2007.
-
[66]
H. Touré, « Thomas Sankara : le capitaine immortel », op.cit.
-
[67]
Ibid.