Notes
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[1]
Agrégée et docteure en histoire, chercheuse associée au Centre d’histoire sociale du xx e siècle (UMR 8058, Paris 1/CNRS).
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[2]
« Le livre du mois », Survivre et vivre, n° 7, février-mai 1971, p. 15.
-
[3]
Donald Worster, Les Pionniers de l’écologie, Paris, éd. Sang de la Terre, 2009 [1ère éd. 1977, Cambridge University Press], p. 381.
-
[4]
Paul R. Ehrlich, La Bombe P. 7 milliards d’hommes en l’an 2000, Paris, Fayard/Les amis de la terre, 1972, p. 33.
-
[5]
« Sans insectes nous ne survivrions que quelques mois »,Science et vie, n° 908, 1er mai 1993, p. 97.
- [6]
-
[7]
Thomas le Roux et Michel Letté, Débordements industriels. Environnement, territoire et conflit xviii e - xxi e siècles, Rennes, PUR, 2013.
-
[8]
Pierre Rabhi, préface à Fairfield Osborn, La Planète au pillage, Arles, Actes Sud, 2008.
-
[9]
Pierre Lépine, Le Figaro littéraire, samedi 5 mars 1949.
-
[10]
« La terre est-elle trop petite pour nourrir les hommes », Le Siècle en est là, RTF, 28 novembre 1953.
-
[11]
William Vogt, Road to survival, New York, W. Sloane Associates, 1948 ; La Faim du monde. Les populations augmentent. La terre s’épuise. Mangerons-nous demain ?, Paris, Hachette, 1950 [traduction par Isabelle Rollet].
-
[12]
Fairfield Osborn, Our Plundered Planet, New York, Little, Brown & Co., 1948 ; La Planète au pillage, Paris, Payot, 1949 ; Arles, Actes sud, 2008.
- [13]
-
[14]
Anonyme, « Eat Hearty », Time, 8 novembre 1948 ; R.J. McGinnis, [rédacteur en chef de Farm Quarterly], [réponse à “Eat Hearty”], in Letters to the Editor, Time, 6 décembre 1948 ; K. Sax, [directeur de l’Arnold Arboretum à l’université d’Harvard], idem.
-
[15]
Deux essais sont des répliques à ceux de Vogt et Osborn : Earl Parker Hanson, New Worlds Emerging, New York, Duell, Sloan and Pearce, 1949 et Josué De Castro, The Geography of Hunger, Boston, Little, Brown and Company, 1952.
-
[16]
Cf. Pierre Desrochers et Christine Hoffbauer, « The Post War Intellectual Roots of the Population Bomb. Fairfield Osborn’s ‘Our Plundered Planet’ and William Vogt’s ‘Road to Survival’ in Retrospect », The Electronic Journal of Sustainable Development, 1(3), 2009.
-
[17]
Jean Lequiller, « Y a-t-il vingt millions d’Anglais de trop ? », Le Monde, 30 août 1949 ; anonyme, « L’exploitation des bois d’œuvre dépasse de 50 % le point d’équilibre », Le Monde, 1er juillet 1952.
-
[18]
« L’exploitation des bois… », art. cit.
-
[19]
Mais il fait l’objet de comptes rendus dans la presse scientifique, par exemple dans les Annales de géographie : cf. Maximilien Sorre, « Destruction et protection de la nature [d’après Mr Roger Heim] », Annales de Géographie, t. 62, n° 331, 1953, p. 198-200.
-
[20]
« L’apprenti sorcier », Le Monde comme il va, chaîne parisienne, 20 octobre 1954 ; « L’homme et la nature », Connaissance de l’homme, France 3 nationale, 30 décembre 1959.
-
[21]
Pierre de Ronsard, « Contre les bûcherons de la forêt de Gastine », Élégies, 1565.
-
[22]
Jean Lequiller, « Y a-t-il vingt millions d’Anglais de trop ? », Le Monde, 30 août 1949.
-
[23]
Alfred Sauvy, « « Le faux problème » de la population mondiale », Population, 4e année, n° 3, 1949, p. 447-462.
-
[24]
Pierre George, « Surpeuplement ou gaspillage de richesses ? », Revue économique, vol. 2, n° 6, 1951, p. 788-795.
-
[25]
Henri Jouis, Richesses insoupçonnées. Réponse à « la faim du Monde », Paris, éd. Ledis, 1951.
-
[26]
Rachel Carson, Silent Spring, Boston, Houghton Mifflin ; Cambridge, Mass., Riverside Press, 1962 ; Le Printemps silencieux, Paris, Plon, 1963 [traduction par Jean-François Gravrand, préface de Roger Heim] ; rééd. Paris, Le Livre de poche, 1968 ; Revest-Saint-Martin, Coyote éd., 2009 ; Marseille, éd. Wildproject, 2009 et 2011.
-
[27]
Jean Dorst, Avant que nature meure, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1965, 1969, 1970, 1971, 1974, 1979 et Paris, Muséum national d’histoire naturelle et Delachaux et Niestlé, 2012.
-
[28]
Barry Commoner, Science and survival, New York, Viking Press, 1966 ; Quelle terre laisserons-nous à nos enfants, Paris, Seuil, 1969 [traduction par Chantal de Richemont. Préface de Claude Delamare Deboutteville].
-
[29]
Paul R. Ehrlich, op. cit., p. 33.
-
[30]
Rachel Carson, op. cit., p. 260.
-
[31]
Rapports cités par Yvonne Rebeyrol, « Les pesticides sont-ils vraiment dangereux ? », Le Monde, 29 août 1973.
- [32]
-
[33]
André Lemaire, « La lutte contre les insectes nuisibles », Le Monde, 6 janvier 1964.
-
[34]
« Les pestes ou les pesticides », Le Monde, 26 juin 1969.
-
[35]
Rachel Carson, op. cit., p. 8.
-
[36]
Roger Heim, « Les animaux malades de l’homme », art. cit.
-
[37]
Jean Dorst, Avant que nature meure, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1965, 1969, 1970, 1971, 1974, 1979 et Paris : Muséum national d’histoire naturelle et Delachaux et Niestlé, 2012.
-
[38]
« Avant que nature meure de Dorst », Controverses, 22 mai 1965, France Inter ; « À propos d’Avant que… », 1er octobre 1966, production Ocora ; « L’homme et la nature », Inter-opinion, 29 avril 1967, France culture.
-
[39]
« À propos d’Avant que… », émission citée, 1er octobre 1966.
-
[40]
« Avant que nature meure de Dorst », émission citée, 22 mai 1965.
-
[41]
N. Felici, « Avant que nature meure de M. Jean Dorst », Le Monde, 8 juillet 1966.
-
[42]
« Une seule terre : l’environnement : la pollution des océans », coll. Édition spéciale, 20 juin 1972, 1re chaîne de télévision.
-
[43]
Marc Ambroise-Rendu, « Des chrétiens proposent de lancer une “croisade écologique” », Le Monde, 15 juillet 1975.
-
[44]
Barbara Ward et René Jules Dubos, Only One Earth : The Care and Maintenance of a Small Planet, New York, W W Norton ; Londres, Andre Deutsch, 1972 ; idem, Nous n’avons qu’une terre, Paris, Denoël, 1972 ; Paris, éd. J’ai lu, 1974 [traduction de Paul Alexandre].
-
[45]
Paul R. Ehrlich, How to be a survivor. A plan to save spaceship earth, London, Pan Books, 1972 ; idem, La bombe P, Paris, Fayard, les Amis de la terre, 1972 [Postface par Alexandre Grothendieck et Pierre Samuel].
-
[46]
Dennis Meadows et alii, The Limits to Growth : New York, New American Library, 1972 ; Massachusetts Institute of Technology, Halte à la croissance ?, Paris : Fayard, 1972 [traduction par Jacques Delaunay ; préface de Robert Lattès].
-
[47]
Edward Goldsmith, Robert Allen et alii, « A Blueprint for survival », The Ecologist, vol. 2, n° 1, janvier 1972 ; rééd. Londres, Penguin Books, septembre 1972 ; idem, Changer ou disparaître Plan pour la survie, Paris, Fayard, 1972 [traduction par Armand Petitjean].
-
[48]
Ivan Illich, Energie et équité, Paris, éd. du Seuil, 1973, 1975.
-
[49]
René Dumont, L’Utopie ou la mort !, Paris, éd. du Seuil, 1973 ; idem, coll. Points Politique, 1974, 1978.
-
[50]
Barry Commoner, L’Encerclement, Paris, éd. du Seuil, 1972 [traduit de l’américain par Guy Durand - Traduction de : The Closing circle]
-
[51]
Yves Florenne, « Revue des revues […] Les objecteurs de croissance », Le Monde, 15 octobre 1973.
-
[52]
« Une seule terre : l’environnement : la pollution des océans », Édition spéciale, 20 juin 1972, 1re chaîne de télévision.
-
[53]
« Tiers-monde, deux tiers du monde », Un certain regard, 22 avril 1973, 1re chaine de télévision.
-
[54]
« Pollution moteur ou frein ? », L’Express, juin août 1972, n° 1093, 19-25 juin 1972, p. 76.
- [55]
-
[56]
Pierre Drouin, « La grande contestation », Le Monde, 6 mai 1972.
-
[57]
Pierre Drouin, « La peur de l’an 2 000 », Le Monde, 29 mars 1972.
-
[58]
« L’événement Stockholm », Un certain regard, 29 avril 1974, 1re chaîne.
-
[59]
« Halte à la croissance », Inter actualités, France Inter, 20 juin 1972.
-
[60]
Edward Goldsmith, Robert Allen et alii, Changer ou disparaître, op. cit., p. I.
1 « Le journal qui annonce la fin du monde » : tel fut le sous-titre adopté par la revue écologiste La Gueule ouverte dans les années 1970. Ce choix humoristique témoignait de l’arrivée d’un nouveau type de menaces apocalyptiques dans l’imaginaire collectif : la « catastrophe écologique » avait pris place aux côtés des grands fléaux historiques que furent la guerre, la famine et les épidémies.
2 Après la Seconde Guerre mondiale, ce discours catastrophiste est tenu par plusieurs scientifiques et intellectuels, la plupart anglo-saxons. Ils montrent, preuves à l’appui, combien ces dangers menacent hic et nunc la planète Terre et combien sont illusoires les « flatteries de la science » (F. Osborn) qui tendent à les balayer d’un revers de manche. Pour alerter l’opinion publique, ils rédigent des ouvrages de vulgarisation scientifique où ils abordent de nombreuses questions qui appellent des décisions politiques radicales et une révolution des modes de pensée et de comportement : la croissance exponentielle de la population mondiale, les dangers de l’usage intempestif de pesticides dans une agriculture en voie de modernisation, l’épuisement des ressources en eau, la déforestation, la disparition d’espèces entières de faune et de flore, etc.
3 Douze ouvrages, publiés entre 1948 et 1973, apparaissent comme des jalons dans cette prise de conscience. Leurs auteurs sont, dans l’ordre chronologique de leur première parution en France : Fairfield Osborn (1949), William Vogt (1950), Roger Heim (1952), Rachel Carson (1963), Jean Dorst (1965), Barry Commoner (1969), H. Meadows et l’équipe du MIT (1972), Paul R. Ehrlich (1972), Edward Goldsmith, Robert Allen et l’équipe de The Ecologist (1972), Barbara Ward et René Jules Dubos (1972), René Dumont (1973) et Ivan Illich (1973).
4 L’importance de ces douze essais se mesure tout d’abord à l’intérêt que le monde de l’édition leur porta. À l’exception du travail de Jean Dorst, publié par l’éditeur suisse Delachaux et Niestlé qui est la référence des naturalistes depuis l’entre-deux-guerres, les onze autres essais sont tous publiés par de grandes maisons d’édition généralistes françaises : Payot, Hachette, Armand Colin, Le Seuil, Fayard, Plon et Denoël. Pour chacun de ces textes, ces éditeurs prirent le risque de faire traduire le manuscrit quand il était en anglais, de le mettre sur le marché, et bien souvent de le rééditer quelques années plus tard, pour certains en format poche. Ce cycle éditorial témoigne à la fois de la valeur intellectuelle de ces textes et de l’existence d’un lectorat qui ne cessa de se renouveler, parfois jusqu’à nos jours. En effet, ces ouvrages ont également donné naissance à une mémoire de l’alerte environnementale. À partir des années 1970, quand les thèmes environnementaux acquièrent de la visibilité dans les médias, les journalistes et les premiers écologistes jettent les bases du panthéon intellectuel de l’écologie politique. Ils diffusent alors les références de ces ouvrages parus une vingtaine ou une dizaine d’années plus tôt. C’est le cas par exemple de l’ouvrage de Fairfield Osborn, publié en 1949 dans une sorte d’indifférence, mais exhumé en 1971 par la revue militante Survivre et vivre qui le fait découvrir à ses lecteurs dans la rubrique « le livre du mois » [2]. Puis, ces références reviennent dans les généalogies intellectuelles que les journalistes, les historiens et les militants construisent depuis dans une forme d’intertextualité. Ainsi, Donald Worster [3] rendit hommage dès 1977 aux alertes lancées successivement par Barry Commoner, Rachel Carson, puis Paul Ehrlich qui, lui-même, avait salué quelques années plus tôt l’étude de Rachel Carson sur les pesticides [4]…
5 Mais parfois cette mémoire posthume fait écran à l’historicité de la réception de ces ouvrages à leur parution. L’exemple de Printemps silencieux de Rachel Carson en est une bonne illustration. D’un côté, on reconnaît à l’ouvrage un rôle déterminant. En 1993, Science et vie voyait dans cet essai « l’aube de la conscience écologique [5] ». Aujourd’hui, les éditions Wildproject s’enorgueillissent de republier (en 2009 puis en 2011) un ouvrage qui fut traduit en seize langues et vendu à plus de deux millions d’exemplaires [6]. En 2013, les historiens Thomas le Roux et Michel Letté considèrent qu’il marque un tournant dans l’historiographie anglo-saxonne, à partir duquel l’histoire industrielle ne peut plus être écrite comme une succession de victoires techniques, d’innovations et de progrès [7]. A contrario, Pierre Rabhi affirme que l’ouvrage de Rachel Carson, comme celui de Fairfield Osborn naguère, n’eut qu’une réception limitée à sa parution. « Ainsi ces messagers qui ont eu souci du monde sont-ils réduits à des sortes de prophètes aphones dans un désert d’indifférence », écrit-il [8]. Aujourd’hui, on cerne donc mal la manière dont Printemps silencieux fut reçu en son temps.
6 Or si l’on veut contribuer à l’histoire de la prise de conscience environnementale, il convient d’étudier l’accueil fait à ces livres à leur sortie et l’évolution, d’une sortie à une autre, du crédit que les contemporains portèrent à ces alertes et les mutations dans l’interprétation qu’ils en firent. L’analyse de la réception médiatique de ces ouvrages permet précisément d’y répondre.
7 Tout d’abord, le type de médias et de journalistes s’intéressant à ces ouvrages nous donne des indications sur les catégories de lectorat auxquelles ces alertes environnementales sont adressées : ces ouvrages sont-ils destinés à des scientifiques amateurs, à des naturalistes, à des militants politiques ? Par ailleurs, à quelles problématiques les journalistes rattachent-ils ces ouvrages : sont-ils associés à des questions économiques, démographiques, hygiénistes, écologiques, politiques ou idéologiques ? Enfin, la comparaison des réceptions médiatiques permet d’interroger la chronologie de l’attention portée aux questions environnementales et de vérifier si les années 1968 opèrent effectivement un basculement.
8 Le corpus a été constitué, d’une part, des émissions radiodiffusées et télévisées collectées à l’Institut National de l’Audiovisuel. D’autre part, les articles de presse écrite ont été recensés dans le quotidien Le Monde et dans les hebdomadaires de différentes obédiences politiques : France Observateur (1954-1964) puis Le Nouvel Observateur et L’Express (à partir de 1953), Les Lettres françaises et La Nouvelle Critique, et enfin Le Figaro littéraire. Quelques sondages ont également été menés dans la presse de vulgarisation scientifique, en particulier dans Sciences et vie (créé en 1913).
Les Cassandre isolées de l’après-guerre
Le spectre de nouvelles privations
9 Dans le contexte d’après-guerre où les derniers tickets de rationnement ne disparaissent qu’en 1949, les problématiques relatives au manque et aux privations sont encore très présentes dans les esprits. Par conséquent, les questions d’érosion des sols et de déforestation sont automatiquement associées à celles de la « surpopulation » comme l’illustre ce titre de la rubrique scientifique du Figaro littéraire : « La terre deviendra-t-elle trop petite ? Sa population était en 1650, estimée à 545 millions ; en 1940 on la chiffre à 2,171 millions d’habitants [9] ». On retrouve cette problématique dans une émission radiodiffusée intitulée « La terre est-elle trop petite pour nourrir les hommes [10] ? ». La relation entre « l’homme et la nature » est donc alors pensée en termes de ressources disponibles, à une époque où on s’inquiète des « vingt millions de bouches nouvelles à nourrir par an ».
10 Sur ces questions, trois ouvrages paraissent en France entre 1949 et 1952. Les Américains William Vogt et Fairfield Osborn délivrent un message alarmiste réactivant les problématiques malthusiennes. William Vogt [11] (1902-1968) est ornithologue et militant pour la conservation de la nature ; Fairfield Osborn [12] (1887-1969) mena une carrière dans les affaires pendant une vingtaine d’années avant de s’engager dans la conservation de la nature en tant que président de la Société zoologique de New York. Les deux auteurs présentent une humanité inconsciente, donnant libre cours à « la pullulation des hommes » (Vogt) sur terre. Dans le même temps, l’homme, confiant dans « le mirage de l’industrialisation » et dans le progrès scientifique, mène une « guerre silencieuse contre la nature » dont il épuise les ressources sans craindre le « désastre final » (Osborn). Le Français Roger Heim (1900-1979) est un mycologue de renom, membre de l’Académie des Sciences et il dirige le Muséum d’histoire naturelle de Paris de 1951 à 1965. Il participe activement, avec William Vogt notamment, à la fondation en 1948 de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN). Dans Destruction et protection de la nature, on retrouve le thème malthusien mais Roger Heim insiste surtout sur la disparition de la flore et de la faune en Europe et il identifie les problèmes de pollution. [13]
De faibles échos
11 Aucun de ces trois auteurs ne reçoit d’attention soutenue dans la presse écrite française alors qu’aux États-Unis, la publication des essais de Vogt et d’Osborn nourrit une importante controverse intellectuelle, qui s’exprime notamment dans les colonnes du Time [14] et à travers une bataille éditoriale [15]. Outre-Atlantique en effet, plusieurs chroniqueurs rendent hommage à des démonstrations jugées salutaires pour penser l’avenir de l’humanité. Toutefois, de nombreux scientifiques américains contestent la méthode et la validité de leurs résultats, en particulier ceux de Vogt sur l’érosion des sols. Ils mettent également en cause les dangereuses dérives politiques que pourraient susciter ces thèses néo-malthusiennes, quelques années seulement après la chute du régime nazi [16].
12 En France en revanche, on ne trouve dans les colonnes du Monde que de brèves allusions aux ouvrages d’Osborn et de Vogt [17]. Ainsi l’« alarmant message » de F. Osborn [18] est évoqué au détour de la promotion d’une brochure sur « La pénicilline du bois ». Quant à Destruction et protection de la nature, l’essai n’est a priori pas chroniqué dans la presse généraliste [19].
13 Toutefois, les thèmes d’alerte environnementale sont diffusés sur les ondes par l’entremise de Roger Heim. Ses fonctions de directeur du Muséum d’histoire naturelle et son rôle de premier plan dans la fondation de l’UICN lui donnent toute légitimité pour animer une série de dix courtes « causeries » sur le thème de la protection de la nature à la radio entre janvier et mars 1950. Il diffuse par ailleurs les idées développées dans Destruction et protection de la nature à l’occasion de ses passages dans d’autres émissions : selon lui, l’homme est « un apprenti sorcier », un être « ivre de sa prodigieuse puissance [20] ».
L’alarmisme anglo-saxon discrédité
14 À la radio, l’image que les auditeurs français peuvent se faire de William Vogt et de Fairfield Osborn est particulièrement sombre.
15 Une émission force le trait dans une mise en scène originale : le débat d’idées est joué par des comédiens qui interprètent chacun la pensée d’un intellectuel. Dans ce jeu, les auteurs anglo-saxons sont ceux qui « souvent alertent » et on leur prête un langage catastrophiste. William Vogt pose une « tragique question » : « les populations augmentent, les terres s’épuisent, mangerons-nous demain ? ». Il rappelle à ses interlocuteurs que « nous menons la planète au pillage » et que « la terre nourricière a été et continue à être saccagée par l’action imprudente et coupable des hommes ». Fairfield Osborn, quant à lui, voit dans la croissance exponentielle de la population mondiale un « cataclysme d’un nouveau genre ».
16 Sur le fond, l’analyse anglo-saxonne est aussitôt discréditée. Tout d’abord, l’alarme est désamorcée du fait qu’elle n’est pas nouvelle : le scientifique français Raymond Furon aime à rappeler un vers de Pierre de Ronsard pour prouver que la déforestation n’est pas une inquiétude nouvelle des hommes : « Écoute bûcheron, arrête un peu le bras, ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas, ne vois-tu pas le sang [21][…] »
17 Par ailleurs, l’isolement symbolique « des pessimistes » anglo-saxons crée une distance suffisante pour rendre l’auditeur français étranger à leur discours apocalyptique. On retrouve le même procédé en 1949 dans un article du Monde portant sur la démographie, où l’auteur, Jean Lequiller, conteste le néomalthusianisme de William Vogt. Pour le prouver, il oppose la situation radieuse et rassurante de la France agricole en plein baby-boom à un tableau accablant de la situation au Royaume-Uni : « Malthus est, comme on sait, à la mode. Depuis que M. William Vogt a tracé, dans Road to Survival, le tableau sinistre d’une humanité mourant de faim sur un sol épuisé, les pères de famille sont considérés par certains […] comme des criminels inconscients. On s’en est ému, et de savants auteurs ont pris le soin de contredire le spécialiste américain ; la situation de l’Europe, assurent-ils, n’est pas aussi désespérée que le croient les Cassandre, et la guerre du pain n’aura pas lieu. De fait, lorsqu’on se promène en France par exemple, il est difficile de penser que ce peuple est sur le point de mourir de faim. Les champs de blé comme les menus des restaurants donnent bon espoir quant à l’avenir de la race. Mais si l’on passe la Manche on débarque dans un monde tout différent. [22] »
18 L’article fait référence aux réactions des scientifiques français. En effet, les spécialistes de démographie s’intéressent aux ouvrages des deux Américains et leurs analyses se rangent clairement derrière celles des scientifiques américains les plus critiques. Alfred Sauvy dénonce des méthodes « autoris[ant] de brefs raccourcis vers un objectif désigné d’avance par des préoccupations affectives [23] ». L’éminent géographe Pierre George, membre du Parti communiste, réduit l’essai de William Vogt à de la propagande : derrière « des thèmes à prétentions universelles », son auteur présenterait l’URSS comme un « État policier » et un pays surpeuplé et ses analyses impliqueraient de subordonner l’aide Marshall à l’engagement des bénéficiaires dans une politique anti-conceptionnelle. Donc l’essai de W. Vogt se contenterait de brasser de « faux problèmes », à l’instar du « mythe du déboisement [24] ». Enfin, cette controverse franco-américaine est alimentée par Henri Jouis qui publie une plaquette préfacée par René Dumont et intitulée Richesses insoupçonnées. Réponse à « la faim du Monde ». Il y montre avec optimisme qu’il y a encore dans le monde, notamment dans les colonies, d’importantes réserves d’espaces et donc de ressources [25].
19 Les scientifiques français prennent donc le contrepied de l’alarmisme américain. Roger Heim lui-même insiste beaucoup sur les solutions possibles. Son cycle de causeries en 1950 est l’occasion, certes après avoir présenté un bilan accablant, de défendre les politiques promues par l’Union internationale pour la protection de la nature : un programme de lutte contre les espèces en voie de disparition, un programme d’éducation, l’introduction de pratiques raisonnées dans l’agriculture et la protection des monuments naturels.
Les années 1960 : une réception mitigée
20 Dans les années 1960, les ouvrages de Rachel Carson (1907-1964 [26]) et de Jean Dorst (1924-2001 [27]) donnent matière à plusieurs recensions et ils sont réédités à plusieurs reprises. En revanche, l’apport de l’ouvrage de Barry Commoner [28] sera reconnu plus tard, dans le cadre des mobilisations environnementales du début des années 1970 où il sera une personnalité en vue.
Printemps silencieux : un accueil réservé
21 L’essai de Rachel Carson est précédé de sa réputation : son statut de « best-seller [29] » aux États-Unis explique qu’il soit immédiatement traduit et publié en France. Toutefois, il doit passer quelques filtres.
22 Tout d’abord, même si « la fable pour nos fils » qui inaugure l’ouvrage s’adresse au plus grand nombre, le contenu de l’ouvrage est une démonstration fouillée à l’adresse des scientifiques et du public cultivé des risques sanitaires causés par l’usage des produits chimiques. La position de Rachel Carson est donc ardue : une femme scientifique attaque la manière dont le monde scientifique fonctionne. N’écrit-elle pas dans sa conclusion : « Vouloir « corriger la nature » est une arrogante prétention, née des insuffisances d’une biologie et d’une philosophie qui en sont encore à l’âge de Néandertal, où l’on pouvait croire la nature destinée à satisfaire le bon plaisir des hommes. […] Le problème est qu’une aussi primitive pensée dispose actuellement des moyens d’action les plus puissants, et qu’en orientant ses armes contre les insectes, elle les pointe aussi contre le monde [30]. »
23 C’est pourquoi nombreux sont les scientifiques et, naturellement, les industriels, à contester violemment la validité des résultats trouvés par R. Carson quand bien même le Science Advisory Committe du président J.F. Kennedy valide ses résultats dès mai 1963. Ainsi, un rapport du laboratoire français de phytopharmacie de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) regrette dès sa publication que Printemps silencieux présente le « problème de la lutte chimique d’une façon très tendancieuse [qui] ne peut qu’inquiéter les lecteurs [31] ».
24 Il faut donc de prestigieux passeurs au Printemps silencieux pour qu’il atteigne les lecteurs français. L’appui de Jean Rostand (1894-1977) est lisible sur la couverture même de sa première édition. Ce membre de l’Académie française bien connu du public lettré pour ses articles de vulgarisation scientifique loue avec emphase les vertus de l’ouvrage : « Une grande voix nous appelle au secours de la nature, lentement assassinée par les hommes. » Le livre compte aussi le soutien de Roger Heim qui en rédige la préface et qui en fait deux comptes-rendus dans Le Figaro littéraire [32].
25 Mais l’accueil sceptique fait aux révélations de Carson révèle en négatif le climat d’immense confiance en la science qu’on retrouve dans la presse de cette époque. Ses progrès semblent alors ouvrir des perspectives infinies dans le domaine médical, aérospatial ou encore agricole, en permettant précisément d’éliminer les nuisibles et d’alléger l’humanité du risque de famine. Dans Le Monde, le Professeur André Lemaire se montre donc réservé sur la contestation des bienfaits du DDT en agriculture alors que ce produit chimique fut, rappelle-t-il, salutaire dans la lutte contre « la peste » des insectes nuisibles. Pour ce faire, le Professeur attaque, sur les pas des chercheurs de l’INRA, la scientificité des résultats de R. Carson : « certaines considérations y sont présentées d’une manière tendancieuse, sous un jour scientifique qui paraît donner toute garantie mais appelle plus d’une réserve [33]. ». Enfin, il demeure le gardien de la science en défendant des alternatives scientifiques aux insecticides : l’arme bactériologique ou la stérilisation des insectes. Dans les colonnes du Monde, il faut attendre 1969 pour qu’un article se réapproprie les résultats de Rachel Carson, en montrant la contamination chimique de l’ensemble de la chaîne alimentaire à propos de la pollution du Rhin [34].
26 Chez Roger Heim, le contraste est frappant entre sa préface et ses articles dans Le Figaro littéraire. Le ton de la préface dénote un parti pris radical en faveur de l’auteur : « On arrête les « gangsters », on tire sur les auteurs des « hold-up », on guillotine les assassins, on fusille les despotes – ou prétendus tels -, mais qui mettra en prison les empoisonneurs publics installant chaque jour les produits que la chimie de synthèse livre à leurs profits et à leurs imprudences [35] ? » En revanche, Roger Heim est beaucoup plus timoré et précautionneux dans la présentation des résultats de Rachel Carson aux lecteurs du Figaro littéraire. Il prend un soin particulier à justifier les recherches menées par les laboratoires privés pour mettre au point des produits actifs contre les insectes nuisibles et il rappelle que la découverte des propriétés insecticides du DDT en 1939 valut le prix Nobel au Suisse Paul Müller. Il admet cependant avec Rachel Carson que le DDT a des « conséquences parfois désastreuses » en contaminant le plancton, puis toute la chaîne alimentaire jusqu’à l’homme « ultime anneau de cette chaîne de mort [36] ». Mais il refuse de céder à l’alarmisme en se gardant d’établir une corrélation entre l’usage des insecticides et l’effroyable taux de cancéreux aux États-Unis (un homme sur quatre). Au sujet de l’Europe, il se garde d’affirmer quoi que ce soit, faute d’étude sur le sujet.
27 Cette réception mitigée en 1964 annonce les difficultés que connaîtra la prise de conscience environnementale : la véracité des preuves avancées par les scientifiques ne suffira pas à enclencher les processus de décisions qui, bien que rationnellement indispensables, seront bloquées ou ralenties par les pressions et les pesanteurs politico-économiques. Si Rachel Carson préconisa une utilisation agricole du DDT plus raisonnée que dans les années 1950, il sera finalement interdit en France en 1971, aux États-Unis en 1972 mais il demeure aujourd’hui encore utilisé dans maints pays comme l’Inde.
Le succès d’Avant que nature meure
28 En comparaison, la réception d’Avant que nature meure est beaucoup plus unanime. Son auteur, Jean Dorst, est un ornithologue qui a pris conscience au long de ses voyages scientifiques de la disparition de nombreuses espèces animales et s’est donc engagé pour leur préservation. Scientifique reconnu, il deviendra directeur du Muséum d’histoire naturelle entre 1976 et 1985. Enfin, c’est une personnalité médiatique bien connue des Français : on dénombre une centaine d’émissions radio et télévisées dans lesquelles il intervient entre 1965 et 2000. Avant que nature meure fait figure de best-seller : Delachaux et Niestlé le rééditent à cinq reprises [37]. Outre les articles de la presse écrite, trois émissions lui sont consacrées sur les ondes [38].
29 Son ouvrage, densément illustré et précisément documenté, alarme l’opinion publique à propos des ravages de la chasse, de la disparition de la forêt, de l’utilisation excessive des insecticides et il pose la question des déchets radioactifs à venir. Dans ses interviews, il en appelle solennellement à la responsabilité collective : « Je crois que nous ne pouvons être que très pessimistes si l’homme n’a pas la sagesse de gérer ce capital naturel avec véritablement une sorte d’intérêt de père de famille, dirais-je [39]. »
30 Les commentaires sont tous élogieux. Pour Roger Heim, c’est « un grand livre [40] ». Pour N. Felici du Monde, c’est un « livre courageux, très facile à lire, et pourtant d’une richesse d’information et de pensée peu communes. [41] » Le savoir-faire pédagogique des éditions Delachaux et Niestlé a donc joué un rôle déterminant : c’est en effet l’éditeur qui créa en 1937 la collection de poche « Les beautés de la nature » qui fit l’éducation naturaliste de nombreux enfants. C’est le même éditeur qui confia en 1962 à Jean Dorst lui-même la direction de la collection des « guides du naturaliste ».
Des ouvrages perçus comme visionnaires a posteriori
31 En dépit des aléas de leur réception immédiate, les ouvrages de Rachel Carson, de Jean Dorst et de Barry Commoner marquent tous le point de départ d’une histoire dont la cohérence se dessine a posteriori.
32 En 1972, on présente désormais Jean Dorst comme l’« un des premiers à avoir lancé l’alerte [42] » et en décembre 1973, le ministre de la Protection de la nature et de l’environnement Robert Poujade sacre Avant que nature meure « meilleur livre de la nature et de l’environnement ». De manière significative, Marc Ambroise-Rendu qui tient la rubrique « Environnement » au Monde depuis août 1974, rend hommage en 1975 au « fameux Printemps silencieux écri[t] déjà il y a dix ans » et au « livre désormais classique, Avant que nature meure [43] ». Pour la famille politique écologiste naissante, ces deux essais ont donc inauguré une nouvelle approche de la science et, plus largement, une nouvelle manière d’envisager la relation de l’homme à son environnement.
La parole des experts
33 À partir de 1972, le contexte de réception est beaucoup plus favorable aux questions environnementales. Pour mémoire, Le Monde crée en janvier 1972 sa rubrique « environnement » et la conférence de Stockholm en juin 1972 crée un nouveau type d’actualité politique. C’est pourquoi les lanceurs d’alerte environnementale - qui se multiplient - ne sont plus perçus comme des pythies aux sombres oracles mais comme des experts capables de proposer un éclairage, voire des solutions à une crise désormais admise par tous.
Des auteurs au cœur de l’actualité
34 La sortie concomitante d’ouvrages sur le même thème crée tout d’abord une actualité littéraire. En 1972-1973, au moins six ouvrages dressent des diagnostics similaires : le rapport préparatoire à la conférence de Stockholm par Barbara Ward et René Jules Dubos, [44] l’ouvrage de Paul R. Ehrlich [45], le rapport Meadows commandé par le Club de Rome [46], le bilan de The Ecologist [47], les essais d’Ivan Illich [48] et de René Dumont [49] un an avant les présidentielles françaises, auxquels on peut ajouter le nouvel essai de Barry Commoner [50].
35 Les médias en rendent compte globalement, ce qui amplifie l’impact de leurs thèses. C’est le cas du Monde qui en octobre 1973 dessine les contours d’un nouveau courant d’idées à partir de quatre publications : le Rapport Meadows, L’Utopie ou la mort, mais aussi un numéro de la revue La Nef consacré au « mythe de la croissance sans fin » et Une « autre croissance » de Robert Lattès [51].
36 Enfin, la conférence de Stockholm de juin 1972 met ces auteurs sous le feu des projecteurs. À la télévision, une émission réunit René Dubos et Jean Dorst pour évoquer la question de la pollution des océans : on leur demande leur expertise scientifique sur cette question d’actualité [52]. En avril 1973, une émission intitulée « Tiers monde : deux tiers du monde » croise les interviews de René Dumont, d’Edward Goldsmith, de Barbara Ward et d’Ivan Illich [53].
37 Désormais les journalistes ne les présentent plus comme de simples auteurs mais comme des intellectuels engagés pour une nouvelle cause : la défense de l’environnement. C’est particulièrement vrai dans l’article de L’Express relatant la conférence de Stockholm : « il y a des « vedettes » de la science : le Dr Barry Commoner, « pape de l’environnement » ; […] Barbara Ward, cosignataire avec le prix Nobel René Dubos, du livre : « Nous n’avons qu’une terre », sorte de gros vade-mecum sur l’environnement pour délégués non-spécialisés [54]. »
38 Parmi ces « vedettes de la science », René Dumont et Ivan Illich sont particulièrement en vue dans les médias français. Le représentant de l’écologie politique naissante est suivi par les médias tout au long de sa campagne en 1974. Quant à Ivan Illich dont les analyses sont très influentes sur tout un pan des militants de la Nouvelle Gauche, il fait paraître en avant-première dans les colonnes du Monde son petit ouvrage Énergie et Équité en 1973 [55].
39 Enfin, la frontière linguistique et culturelle entre l’espace anglo-saxon et la France est atténuée par le rôle de passeur que jouent certains de ces auteurs. Ivan Illich s’exprime en français dans ses interviews. Edward Goldsmith (1928-2009), de mère française, est bilingue. Ce Britannique s’engage activement auprès des écologistes français dès 1974 et il livre aux journalistes, en français, un regard croisé sur les vies politiques britannique et française. René Jules Dubos est né en région parisienne mais il a fait toute sa carrière scientifique à New York. Dans ses entretiens télévisés et radiophoniques, il donne aux Français un aperçu de la précocité des mobilisations environnementales aux États-Unis, en particulier celle des New-Yorkais contre la pollution dans les années 1960.
« Un élargissement de la notion de crise de l’environnement [56] »
40 Durant cette période post-1968, les termes du débat ont changé : il n’est plus seulement question de protection de la nature et de préservation des espèces en voie de disparition mais ce sont bien les modèles de l’économie, de la société et du développement occidentaux que ces auteurs remettent en cause : le matérialisme, la société de consommation, les inégalités de richesses entre pays développés et pays en voie de développement.
41 La radicalité de la rupture effraie certains journalistes qui préfèrent discréditer les discours d’alerte. Ainsi Pierre Drouin, journaliste spécialisé dans les questions économiques au Monde de longue date, considère que les auteurs d’Halte à la croissance sont « les Cassandre du M.I.T. » et que leur annonce de « cataclysme » est prématurée car : « « Le temps du monde fini » n’a pas encore, en fait, commencé : des produits se substituent à d’autres dans une ronde incessante, des sources d’énergie nouvelles apparaissent [57]. »
Le temps de l’action et des changements
42 Malgré tout, ces ouvrages suscitent beaucoup d’intérêt car ils sont reliés à un courant politique qui émerge : l’écologie politique. La plupart des commentaires discutent donc moins le diagnostic qu’auparavant et mettent en avant la question de l’action. Des paraboles sont utilisées pour frapper les esprits : un journaliste britannique emprunte à The Ecologist la parabole de la grenouille : une grenouille placée dans de l’eau chaude s’échappe mais une grenouille placée dans une eau froide chauffée progressivement meurt bouillie, faute d’avoir réagi à temps [58]. Robert Lattès, qui a préfacé Halte à la croissance, raconte aux auditeurs français la parabole du nénuphar : la surface occupée par un nénuphar (la pollution) dans un bassin (la planète) double chaque jour. On sait que le bassin est recouvert au bout d’un mois, mais on peine à se représenter que la moitié du bassin sera occupée au bout de vingt-neuf jours et qu’il sera alors trop tard pour agir [59].
43 Cette réflexion sur les solutions est l’esprit même des publications. Dans Changer ou disparaître, Edward Goldsmith s’appuie sur le diagnostic établi par le Club de Rome mais il affirme que la « petite équipe londonienne de The Ecologist » est allée au-delà en proposant un « programme de politique écologique [60]» à destination en priorité des scientifiques qui, les premiers, doivent prendre leurs responsabilités. Le temps n’est plus à l’alerte mais à la mobilisation politique.
44 En conclusion, la chronologie s’avère sans surprise : le crédit porté aux ouvrages d’alerte environnementale s’accroît au fil du temps et les comptes-rendus, d’abord cantonnés aux rubriques scientifiques, sont traités à partir des années 1970 dans les pages « société », voire « environnement » et dans les émissions d’actualités. Les thématiques environnementales touchent donc un public toujours plus large.
45 Il faut également attendre le début des années 1970 pour que la crise environnementale devienne acceptable. Le champ lexical du chaos, de l’apocalypse, de l’épuisement et de la mort qui imprègne ces ouvrages et qui avait jusqu’alors un effet repoussoir agit, après 1968, comme un déclic à une époque où l’on ne croit pas impossible de pouvoir changer de modèle de société et de production.
Notes
-
[1]
Agrégée et docteure en histoire, chercheuse associée au Centre d’histoire sociale du xx e siècle (UMR 8058, Paris 1/CNRS).
-
[2]
« Le livre du mois », Survivre et vivre, n° 7, février-mai 1971, p. 15.
-
[3]
Donald Worster, Les Pionniers de l’écologie, Paris, éd. Sang de la Terre, 2009 [1ère éd. 1977, Cambridge University Press], p. 381.
-
[4]
Paul R. Ehrlich, La Bombe P. 7 milliards d’hommes en l’an 2000, Paris, Fayard/Les amis de la terre, 1972, p. 33.
-
[5]
« Sans insectes nous ne survivrions que quelques mois »,Science et vie, n° 908, 1er mai 1993, p. 97.
- [6]
-
[7]
Thomas le Roux et Michel Letté, Débordements industriels. Environnement, territoire et conflit xviii e - xxi e siècles, Rennes, PUR, 2013.
-
[8]
Pierre Rabhi, préface à Fairfield Osborn, La Planète au pillage, Arles, Actes Sud, 2008.
-
[9]
Pierre Lépine, Le Figaro littéraire, samedi 5 mars 1949.
-
[10]
« La terre est-elle trop petite pour nourrir les hommes », Le Siècle en est là, RTF, 28 novembre 1953.
-
[11]
William Vogt, Road to survival, New York, W. Sloane Associates, 1948 ; La Faim du monde. Les populations augmentent. La terre s’épuise. Mangerons-nous demain ?, Paris, Hachette, 1950 [traduction par Isabelle Rollet].
-
[12]
Fairfield Osborn, Our Plundered Planet, New York, Little, Brown & Co., 1948 ; La Planète au pillage, Paris, Payot, 1949 ; Arles, Actes sud, 2008.
- [13]
-
[14]
Anonyme, « Eat Hearty », Time, 8 novembre 1948 ; R.J. McGinnis, [rédacteur en chef de Farm Quarterly], [réponse à “Eat Hearty”], in Letters to the Editor, Time, 6 décembre 1948 ; K. Sax, [directeur de l’Arnold Arboretum à l’université d’Harvard], idem.
-
[15]
Deux essais sont des répliques à ceux de Vogt et Osborn : Earl Parker Hanson, New Worlds Emerging, New York, Duell, Sloan and Pearce, 1949 et Josué De Castro, The Geography of Hunger, Boston, Little, Brown and Company, 1952.
-
[16]
Cf. Pierre Desrochers et Christine Hoffbauer, « The Post War Intellectual Roots of the Population Bomb. Fairfield Osborn’s ‘Our Plundered Planet’ and William Vogt’s ‘Road to Survival’ in Retrospect », The Electronic Journal of Sustainable Development, 1(3), 2009.
-
[17]
Jean Lequiller, « Y a-t-il vingt millions d’Anglais de trop ? », Le Monde, 30 août 1949 ; anonyme, « L’exploitation des bois d’œuvre dépasse de 50 % le point d’équilibre », Le Monde, 1er juillet 1952.
-
[18]
« L’exploitation des bois… », art. cit.
-
[19]
Mais il fait l’objet de comptes rendus dans la presse scientifique, par exemple dans les Annales de géographie : cf. Maximilien Sorre, « Destruction et protection de la nature [d’après Mr Roger Heim] », Annales de Géographie, t. 62, n° 331, 1953, p. 198-200.
-
[20]
« L’apprenti sorcier », Le Monde comme il va, chaîne parisienne, 20 octobre 1954 ; « L’homme et la nature », Connaissance de l’homme, France 3 nationale, 30 décembre 1959.
-
[21]
Pierre de Ronsard, « Contre les bûcherons de la forêt de Gastine », Élégies, 1565.
-
[22]
Jean Lequiller, « Y a-t-il vingt millions d’Anglais de trop ? », Le Monde, 30 août 1949.
-
[23]
Alfred Sauvy, « « Le faux problème » de la population mondiale », Population, 4e année, n° 3, 1949, p. 447-462.
-
[24]
Pierre George, « Surpeuplement ou gaspillage de richesses ? », Revue économique, vol. 2, n° 6, 1951, p. 788-795.
-
[25]
Henri Jouis, Richesses insoupçonnées. Réponse à « la faim du Monde », Paris, éd. Ledis, 1951.
-
[26]
Rachel Carson, Silent Spring, Boston, Houghton Mifflin ; Cambridge, Mass., Riverside Press, 1962 ; Le Printemps silencieux, Paris, Plon, 1963 [traduction par Jean-François Gravrand, préface de Roger Heim] ; rééd. Paris, Le Livre de poche, 1968 ; Revest-Saint-Martin, Coyote éd., 2009 ; Marseille, éd. Wildproject, 2009 et 2011.
-
[27]
Jean Dorst, Avant que nature meure, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1965, 1969, 1970, 1971, 1974, 1979 et Paris, Muséum national d’histoire naturelle et Delachaux et Niestlé, 2012.
-
[28]
Barry Commoner, Science and survival, New York, Viking Press, 1966 ; Quelle terre laisserons-nous à nos enfants, Paris, Seuil, 1969 [traduction par Chantal de Richemont. Préface de Claude Delamare Deboutteville].
-
[29]
Paul R. Ehrlich, op. cit., p. 33.
-
[30]
Rachel Carson, op. cit., p. 260.
-
[31]
Rapports cités par Yvonne Rebeyrol, « Les pesticides sont-ils vraiment dangereux ? », Le Monde, 29 août 1973.
- [32]
-
[33]
André Lemaire, « La lutte contre les insectes nuisibles », Le Monde, 6 janvier 1964.
-
[34]
« Les pestes ou les pesticides », Le Monde, 26 juin 1969.
-
[35]
Rachel Carson, op. cit., p. 8.
-
[36]
Roger Heim, « Les animaux malades de l’homme », art. cit.
-
[37]
Jean Dorst, Avant que nature meure, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1965, 1969, 1970, 1971, 1974, 1979 et Paris : Muséum national d’histoire naturelle et Delachaux et Niestlé, 2012.
-
[38]
« Avant que nature meure de Dorst », Controverses, 22 mai 1965, France Inter ; « À propos d’Avant que… », 1er octobre 1966, production Ocora ; « L’homme et la nature », Inter-opinion, 29 avril 1967, France culture.
-
[39]
« À propos d’Avant que… », émission citée, 1er octobre 1966.
-
[40]
« Avant que nature meure de Dorst », émission citée, 22 mai 1965.
-
[41]
N. Felici, « Avant que nature meure de M. Jean Dorst », Le Monde, 8 juillet 1966.
-
[42]
« Une seule terre : l’environnement : la pollution des océans », coll. Édition spéciale, 20 juin 1972, 1re chaîne de télévision.
-
[43]
Marc Ambroise-Rendu, « Des chrétiens proposent de lancer une “croisade écologique” », Le Monde, 15 juillet 1975.
-
[44]
Barbara Ward et René Jules Dubos, Only One Earth : The Care and Maintenance of a Small Planet, New York, W W Norton ; Londres, Andre Deutsch, 1972 ; idem, Nous n’avons qu’une terre, Paris, Denoël, 1972 ; Paris, éd. J’ai lu, 1974 [traduction de Paul Alexandre].
-
[45]
Paul R. Ehrlich, How to be a survivor. A plan to save spaceship earth, London, Pan Books, 1972 ; idem, La bombe P, Paris, Fayard, les Amis de la terre, 1972 [Postface par Alexandre Grothendieck et Pierre Samuel].
-
[46]
Dennis Meadows et alii, The Limits to Growth : New York, New American Library, 1972 ; Massachusetts Institute of Technology, Halte à la croissance ?, Paris : Fayard, 1972 [traduction par Jacques Delaunay ; préface de Robert Lattès].
-
[47]
Edward Goldsmith, Robert Allen et alii, « A Blueprint for survival », The Ecologist, vol. 2, n° 1, janvier 1972 ; rééd. Londres, Penguin Books, septembre 1972 ; idem, Changer ou disparaître Plan pour la survie, Paris, Fayard, 1972 [traduction par Armand Petitjean].
-
[48]
Ivan Illich, Energie et équité, Paris, éd. du Seuil, 1973, 1975.
-
[49]
René Dumont, L’Utopie ou la mort !, Paris, éd. du Seuil, 1973 ; idem, coll. Points Politique, 1974, 1978.
-
[50]
Barry Commoner, L’Encerclement, Paris, éd. du Seuil, 1972 [traduit de l’américain par Guy Durand - Traduction de : The Closing circle]
-
[51]
Yves Florenne, « Revue des revues […] Les objecteurs de croissance », Le Monde, 15 octobre 1973.
-
[52]
« Une seule terre : l’environnement : la pollution des océans », Édition spéciale, 20 juin 1972, 1re chaîne de télévision.
-
[53]
« Tiers-monde, deux tiers du monde », Un certain regard, 22 avril 1973, 1re chaine de télévision.
-
[54]
« Pollution moteur ou frein ? », L’Express, juin août 1972, n° 1093, 19-25 juin 1972, p. 76.
- [55]
-
[56]
Pierre Drouin, « La grande contestation », Le Monde, 6 mai 1972.
-
[57]
Pierre Drouin, « La peur de l’an 2 000 », Le Monde, 29 mars 1972.
-
[58]
« L’événement Stockholm », Un certain regard, 29 avril 1974, 1re chaîne.
-
[59]
« Halte à la croissance », Inter actualités, France Inter, 20 juin 1972.
-
[60]
Edward Goldsmith, Robert Allen et alii, Changer ou disparaître, op. cit., p. I.