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Article de revue

Se saisir d'une émotion morale pour interroger le contrôle du médicament. L'affaire de la thalidomide à la TV française à partir du procès de Liège (1962)

Pages 96 à 113

Notes

  • [*]
    Laboratoire Communication et Politique (UPR 3255 – CNRS), membre du comité de rédaction du Temps des médias.
  • [1]
    COIPEL Monique, Softenon. Nous avons tué par amour, Paris-Bruxelles, Jourdan Editions, 2011. L’auteure est la tante de l’enfant.
  • [2]
    Ibid., p. 131.
  • [3]
    Paris-Match, n° 710, 10 novembre 1962.
  • [4]
    INA, « Après le Thalidomide », Visa pour l’avenir, RTF, 19 octobre 1962, 49mn.
  • [5]
    INA, « Alerte à la thalidomide », RTF, 5 décembre 1962, 11mn. L’usage alternatif du masculin et du féminin pour désigner le médicament dans les intitulés des deux programmes traduit l’hésitation des commentateurs mais également des scientifiques pour qui la convention prévoit de réserver le genre féminin aux amines et le genre masculin aux amides. De ce point de vue, il faudrait parler du thalidomide. Mais c’est le féminin qui semble l’avoir emporté dans le langage courant [cf. JANICKI 2012, 8]. On notera ici que le magazine scientifique adopte scrupuleusement la position officielle des milieux scientifiques tandis que le magazine de société retient l’usage dominant.
  • [6]
    Voir Tableau synthétique des qualifications de l’affaire ainsi que les retranscriptions intégrales des émissions – Complément en ligne sur le site de la revue : www.histoiredesmedias.com
  • [7]
    L’Aurore, 20 octobre 1962.
  • [8]
    Selon des estimations officielles, la thalidomide a causé entre 12 000 et 20 000 naissances d’enfants phocomèles mais également engendré des dizaines de milliers d’avortements [JANICKI 2012].
  • [9]
    Chaque émission hebdomadaire des « Français donnent aux Français » parvient à recueillir d’importantes sommes d’argent et génère de nombreux courrier. Voir PIERRE Aurore, « Les Français donnent aux Français » : les archives de Clara Candiani, une journaliste-radio au service de la philanthropie », Bulletin de liaison des adhérents de l’AFAS, 37, automne-hiver 2011, en ligne.
  • [10]
    Le Monde, 21-22 octobre 1962.
  • [11]
    Courrier de Jean Lallier à Claude Contamine, 23 août 1967. Archives privées de Robert Clarke, coproducteur de l’émission.
  • [12]
    La britannique Imperial Chemical Industry, basée à Londres.
  • [13]
    Laboratoire pharmaceutique américain basé à Detroit, Michigan.
  • [14]
    Le Monde, 21-22 octobre 1962.
  • [15]
    La Croix du Nord, 15 novembre 1962.
  • [16]
    SKROTZKY Nicolas, « L’information scientifique à la radio et à la télévision », Les Cahiers rationalistes, n°382, décembre 1982, p. 69-78.
  • [17]
    Ordonnance du 23 septembre 1967.

1Au début des années 1960, les opinions publiques internationales découvrent avec effroi que la thalidomide, un banal tranquillisant prescrit en particulier aux femmes enceintes, est à l’origine de milliers de naissances « d’enfants monstres » à travers le monde. Dès 1960, la communauté scientifique et médicale avait commencé à s’inquiéter de la recrudescence anormale des cas de phocomèles, ces enfants nés sans bras et/ou sans jambes. Les soupçons s’orientent vers un tranquillisant mis au point en 1954 par les laboratoires de la société ouest-allemande Chemie Grünenthal et commercialisé d’abord en RFA à partir d’octobre 1957 avant d’être bientôt mis en vente dans une cinquantaine de pays sous différents noms (Contergan en RFA, Softenon en Autriche ou Belgique, Kavadon aux Etats-Unis, etc.). En France, un laboratoire dépose à son tour un dossier pour obtenir l’indispensable « visa » du Service Central de la Pharmacie. Mais l’autorité, seule habilitée à accorder le droit de mettre un médicament sur le marché, traîne à examiner le dossier et finit, en décembre 1961, par accorder le visa ... avant de le suspendre aussitôt, la nocivité du produit ayant été établie. La thalidomide est progressivement retirée des marchés nationaux au cours de l’année 1962.

2Alors que la procédure judiciaire contre la Grünenthal avance avec lenteur et complexité, « l’affaire de la thalidomide » revient avec éclat à la Une, à l’occasion d’un tragique fait divers. Le 29 mai 1962, Suzanne et Jean-Noël Vandeput, les parents belges d’une petite fille née sans bras et sans anus à cause d’une absorption de Softenon pendant la grossesse, décident, « par amour » [1], de mettre fin à la souffrance de leur enfant en lui administrant une dose mortelle de barbiturique. Les parents de la fillette, sa tante, sa grand-mère ainsi que le médecin ayant prescrit le sédatif se retrouvent, le 5 novembre 1962, sur le banc des accusés de la cour d’assises de Liège, « littéralement fusillés, mitraillés, foudroyés par les flashs des photographes » [2]. Cinq jours plus tard, ils sont acquittés à la fois dans le soulagement et la perplexité générale. « Le plus grand scandale du procès de Liège, c’est qu’il ait eu lieu » déplore le journaliste de Paris-Match Pierre Joffroy, à l’issue du verdict [3].

3Si la France a été épargnée par l’affaire sur le plan médical, l’opinion française n’est pas restée insensible au drame des « enfants monstres ». L’émotion qui s’exprime autour du procès de Liège fournit l’occasion à la télévision française de relayer une inquiétude collective : la catastrophe aurait-elle pu se produire en France ? Les autorités publiques ont-elles réellement les moyens et la capacité de contrôler les médicaments ? Diffusées à l’automne 1962, deux émissions télévisées vont tenter d’éclairer le public, afin qu’il puisse comprendre la réglementation en vigueur et évaluer la fiabilité des procédures d’autorisation de mise en vente des médicaments. La première émission, diffusée le 19 octobre – deux semaines avant l’ouverture du procès – est un numéro du magazine scientifique Visa pour l’avenir (VPA) intitulé « Après le thalidomide » [4]. La seconde, diffusée dans le cadre du journal télévisé le 5 décembre – trois semaines après le verdict – est le reportage « Alerte à la thalidomide » de la journaliste Clara Candiani [5].

4S’appuyant sur la même émotion factuelle du procès de Liège, ces deux programmes contribuent à ériger le drame en « affaire », même si, à l’automne 1962, il s’agit moins de sortir l’histoire d’un espace confiné que d’élargir son accès à un public averti encore plus vaste [Boltanski et. al. 2007, 8]. S’apparentant à des genres télévisuels distincts, l’un le magazine scientifique, l’autre le reportage de société, ces émissions ne visent pas les mêmes objectifs d’information auprès de leurs publics. Ne produisant pas le même discours, elles ne se rattachent donc pas au même répertoire d’action. Toutes deux peuvent cependant se comprendre à partir de la conception duale de l’éthique wébérienne [Weber 1919].

5Pour « Après le thalidomide » de Visa pour l’avenir, Roger Louis et Robert Clarke ont mené l’enquête et disséqué à rebours le parcours d’un médicament, de sa commercialisation sur le territoire à sa conception en laboratoire. Les journalistes ont ainsi interrogé les différents acteurs de la chaîne industrielle et administrative en questionnant le rôle et la conscience de huit pharmaciens, fonctionnaires, médecins et chercheurs. En examinant les éventuelles « défaillances communes de l’homme » [Weber 1919, 172], les journalistes de VPA proposent au final une vision incarnée de l’éthique de responsabilité. Pour sa part, après avoir brièvement retracé l’historique d’un scandale internationalisé, le reportage de Clara Candiani s’attarde surtout sur le sort des petites victimes de la thalidomide. Catholique, la journaliste se fait alors partisane d’une éthique de conviction en engageant une réflexion morale sur la normalité des êtres et la valeur de l’existence.

6À partir de ces deux programmes, nous chercherons à comprendre comment la télévision française, entrée tardivement en scène (« Après le thalidomide ») en se saisissant de l’émotion provoquée par le procès de Liège, a pu jouer un rôle d’information auprès des téléspectateurs dans un contexte de forte croissance de la consommation médicale et de réforme de la procédure du visa dès la fin des années 1950. Nous examinerons dans quelle mesure le petit écran a pu sensibiliser les publics aux risques liés à ces médicaments nés « d’une science nouvelle » et se présenter comme une interface crédible entre les autorités publiques et les citoyens.

La “dé-scandalisation” de l’affaire

« Catastrophe », « scandale » ou « drame » ? Qualifier l’affaire de la thalidomide

7Peut-on parler de « scandale » lorsque la communauté de jugement – ici les publics français interpellés par la télévision mais épargnés par la thalidomide – ne correspond pas à la communauté d’accusation qui, elle, compte en son sein des victimes du médicament ? En analysant les mots choisis par la télévision française à l’automne 1962 pour qualifier l’événement [6], l’affaire de la thalidomide relève en effet moins du « scandale » – le terme n’est jamais prononcé au cours des deux émissions – que de la « catastrophe » (5 occurrences) ou du « drame » (3 occurrences). Roger Louis en explique la simplicité causale dès l’introduction de VPA : « Un comprimé qui se délite dans un verre d’eau. Une femme enceinte en boit le contenu en toute sérénité. Quelques mois plus tard, elle accouche d’un enfant monstrueux. Le début d’un drame, c’est toujours banal. Celui du thalidomide n’échappe pas à la règle. »

8Du point de vue des experts et des scientifiques interviewés dans les deux programmes, la forme privilégiée de l’affaire est plutôt celle de l’« accident » (8 occurrences), terme généralement articulé avec l’idée d’un déficit de connaissance (« nous ne savons pas encore comment une molécule chimique produit dans l’organisme de l’effet. Et c’est là, la raison pour laquelle des accidents de ce genre sont susceptibles de se produire »). La justice et la notion de culpabilité n’appartiennent pas au monde de la science, défendent en substance les professeurs Halpern et Volkringer dans VPA. Même le professeur Lenz, « l’accusateur numéro un du laboratoire » Grünenthal qu’est allée rencontrer Clara Candiani en Allemagne, refuse d’endosser le rôle qu’il n’a pas : « Moi, je n’accuse pas une firme, j’accuse un médicament » explique le scientifique qui préfère renvoyer au procureur de la République la charge « d’examiner la responsabilité de la Chemie Grünenthal et des autorités de santé ». À défaut de culpabilité, il s’agira bien, pour les journalistes de la télévision française, d’examiner les responsabilités et de sonder les consciences. « Une négligence de l’homme ? Sûrement pas. Mais nous devons dire que c’est une défaillance de la science » affirme le professeur Halpern.

9Aucun représentant d’une institution judiciaire, qu’elle soit allemande, belge ou française, ne sera donc interrogé par les journalistes français. Ecartant ainsi la dimension accusatoire qui se joue à travers la procédure judiciaire engagée contre la Grünenthal, VPA et Clara Candiani confirment que leur démarche respective n’est pas de faire l’examen d’un « scandale » en s’adressant à un « tribunal de l’opinion ». Plaçant le débat dans le cadre d’un régime du risque et non de la faute, les journalistes veulent surtout conduire les publics français à réfléchir aux causes et aux conséquences d’un « drame », c’est-à-dire transformer une impuissance émotionnelle, ressentie lorsque surgit dans sa brutalité et son immanence tout événement de type catastrophique, en pistes de réflexion sur les enjeux des nouveaux médicaments, les problèmes posés par ce type de produits et la gamme des solutions à y apporter.

Le scandale du scandale évité ?

10La France a donc été épargnée par le drame et c’est peut-être bien là le scandale aux yeux des Français. « Ce médicament devait sortir et, s’il n’est pas sorti, je crois qu’il y a eu un certain retard de l’octroi du visa » explique, soulagé, l’un des pharmaciens interrogés pour VPA avant d’ajouter : « On a eu beaucoup de chance, en France ». Mais Roger Louis et Robert Clarke, agissant au nom du public, ne semblent pas de cet avis. En effet, la gestion du dossier de la thalidomide par les autorités publiques françaises met en lumière non pas la vertu d’un système ayant décidé en conscience le rejet d’un produit dangereux mais bel et bien le défaut typiquement national d’une administration inadaptée et dépassée par la complexité des procédures. Interrogé dans VPA, le professeur Volkringer, le « Monsieur Visa » à la tête du Service Central de la Pharmacie, reconnaît le dépôt d’un « dossier thalidomide » par un fabricant français. Mais, pour dédouaner les autorités, il précise que « la procédure d’instruction a été faite selon les dispositions de l’ancienne procédure, pendant ce que l’on a appelé la période transitoire ». Le Pr. Volkringer désigne ici la période qui, de 1956 à 1959, correspond au travail de réflexion des parlementaires soucieux de modifier une législation qui n’a pas su empêcher, en 1954, la mise sur le marché du Stalinon. Ce dernier, un médicament destiné à soigner les infections cutanées sévères, contenait une composante toxique. Sa commercialisation ayant provoqué le décès d’une centaine de personnes entre 1954 et 1956, les autorités sanitaires françaises n’avaient pu se dérober face au scandale, même si aucune condamnation contre l’Etat ne fut finalement retenue lors du procès de 1957. Adoptée le 4 février 1959, la nouvelle ordonnance devait donc permettre de consolider la législation sur le visa en demandant plus de garanties au fabricant et en renforçant les critères d’attribution du visa. Mais entre-temps, les demandes de visa s’étaient accumulées, créant de nombreux retards dans l’examen des dossiers [Chauveau 1999, 465] …

11En 1962, devant les caméras de Visa pour l’avenir, la question est encore délicate. Forcé de reconnaître que le scandale a pu être évité mais pour de mauvaises raisons, le professeur Volkringer fait néanmoins silence sur l’affaire du Stalinon et parvient, ce faisant, à réhabiliter les autorités publiques de santé en soulignant la capacité du législateur à identifier les causes d’un dysfonctionnement et corriger lui-même les insuffisances du cadre réglementaire. Là encore, même si le sujet n’a pas été éludé par VPA, les téléspectateurs auront assisté à la « dé-scandalisation d’un scandale évité » à l’endroit des pouvoirs publics.

12Vidés de toute dimension accusatoire et réduits à un examen des responsabilités professionnelles et institutionnelles, les deux programmes de la télévision française présentent néanmoins avec « l’objet scandale » des similitudes dans le traitement des formes. Comme dans le cas d’une mise en scandale, les reportages de Robert Clarke et Roger Louis d’une part, de Clara Candiani d’autre part, procèdent d’un quadruple mouvement de désignation des victimes, de mobilisation des publics, d’enrôlement des institutions et de mise à l’épreuve des certitudes établies, pour finalement contribuer à la construction d’un problème public.

L’examen des responsabilités

Désigner les victimes : comment montrer « l’enfant monstre » ?

13Si les journalistes français ne se placent pas dans le registre accusatoire du scandale, ils n’en ont pas moins besoin de convoquer la figure de la victime pour mobiliser leurs publics. Dans le cas de la thalidomide à la télévision, l’exercice journalistique s’accompagne d’un dilemme moral : comment montrer ces « enfants monstres » à l’écran pour donner à comprendre l’expérience du drame aux téléspectateurs ? Sur ce point, la mise en images des jeunes victimes diffère sensiblement d’un programme à l’autre, bien que les images utilisées proviennent d’une même source : Clara Candiani. Partie en Belgique et en Allemagne à l’automne 1962 pour réaliser son reportage, la journaliste a en effet cédé une partie de ses rushes à ses confrères de Visa pour l’avenir pour leur numéro en préparation sur la thalidomide (ce qui lui vaut d’être ainsi créditée au générique). D’un matériau commun émergent néanmoins deux façons d’adosser le travail d’information à cette saisie par l’émotion.

14Visa pour l’avenir s’ouvre sur le témoignage d’une maman belge expliquant, plein cadre, dans quelles circonstances elle a été amenée à prendre du Softenon pour soigner une rage de dents. La caméra s’abandonne ensuite sur le visage poupon de sa fillette, alors qu’il revient au commentaire de préciser cliniquement la réalité qui n’apparaît pas à l’écran : « Cette enfant a quinze mois. Elle n’a pas de bras. Ses mains sont soudées directement à ses épaules. C’est ce qu’on appelle en terme médical un enfant phocomèle » (doc. 1). Si l’effet recherché est de marquer les esprits, le magazine scientifique a choisi de suggérer plus que de montrer ce qu’il y a de monstrueux chez l’enfant. Le procédé ne laisse pas indifférent le chroniqueur TV Léon Treich qui, le lendemain dans L’Aurore, salue « une belle […] mais douloureuse [émission] » qui « ne nous a pas appris quoi que ce soit d’important sur la thalidomide depuis que les journaux se sont saisis de ces drames affreux, mais le pouvoir de l’image est vraiment prodigieux. Voir le sourire paisible, heureux […] et ne pas voir les deux bras qui lui manquent depuis sa naissance, est une opposition à peine supportable. Oui, une belle, très belle émission. Mais d’un genre qui doit rester rare, par pitié pour nos pauvres cœurs ! » [7]

Doc 1
Doc 1

15Dans « Alerte à la thalidomide », Clara Candiani n’hésite pas, au contraire, à rendre visible l’insupportable. Soucieuse de rétablir l’humanité des « enfants-monstres » au-delà de leur difformité, elle expose sciemment l’image des corps amputés (doc. 2 et 3), comme celui de « Stéphanie, trois ans et neuf mois » : « Cette petite fille est l’une des plus atteintes. Elle n’a que des embryons de pieds et de mains » précise la journaliste, non sans doublonner l’image. En montrant les jeunes patients de l’hôpital de Munster – établissement à la pointe des techniques de réadaptation physique, Clara Candiani cherche surtout à réaffirmer la valeur d’une vie humaine à travers le cas de ces enfants frappés par « l’indicible malheur à leur naissance » : « Il faut que partout où vivent des enfants déficients, leurs parents aient enfin les moyens de les élever dignement. Alors on pourra se dire : la vie vaut toujours la peine d’être vécue. »

Docs 2 et 3
Docs 2 et 3

16A travers ces mots conclusifs, Clara Candiani éclaire sa démarche journalistique, dont la finalité est intrinsèquement liée à son parcours professionnel et familial. Epouse de l’un des fondateurs du Secours catholique, elle incarne en effet aux yeux des Français un journalisme philanthropique d’inspiration chrétienne. Plume régulière de Témoignage Chrétien, elle est, depuis 1947, l’animatrice de l’émission radiophonique caritative « Les Français donnent aux Français » sur Paris Inter, qui donne la parole à une personne en difficulté et appelle ensuite à la générosité des auditeurs, invités à lui faire un don. Très sensible à la cause des enfants, elle s’est particulièrement émue du sort des victimes de la Thalidomide [8] et, remuée par le procès de Liège, propose à la télévision d’y consacrer un reportage. Si la journaliste rappelle la lourde responsabilité industrielle de la Grünenthal, la croyante interroge surtout la signification d’un « acte d’amour » meurtrier et le sens du verdict de Liège. Quel qu’en soit le traitement à l’écran, la figure de la victime vient appuyer l’appel à la mobilisation des publics.

Mobiliser les publics

17Dans les années 1960, coutumiers des mises en scène soucieuses d’abolir la distance entre le média et son public, les magazines télévisés d’information multiplient les marques d’inclusion, parlant au nom des citoyens afin de donner à voir la façon dont, grâce à l’institution télévisuelle, une société fait corps et effectue un perpétuel travail sur elle-même [Brusini & James, 1982]. Visa pour l’avenir n’échappe pas à cet esprit qui prévaut chez les producteurs et les journalistes de l’audiovisuel. Face à un Pr. Volkringer louant la vertu des autorités de santé capables, grâce à la nouvelle législation en vigueur, de suspendre le visa d’un médicament « avec une rapidité exceptionnelle », Roger Louis proteste au nom d’un public-citoyen avec lequel il fait corps : « Mais pour moi, public, le fait que vous puissiez retirer un visa, ça ne m’intéresse pas ! Ce qui m’intéresse, c’est que vous ne le donniez pas ! Parce que sans ça, ça sert à rien votre visa si je ne suis pas protégé par lui ! »

18Dans une démarche motivée par la sensibilisation des consciences citoyennes, le journaliste de VPA cesse d’être un observateur-commentateur pour devenir le témoin-acteur-narrateur dédié à la construction d’un « nous » au-delà de la mise en subjectivité de sa personne. Guide-citoyen arrivé au terme d’une expérience partagée, il finit même par s’effacer en tant que professionnel en tirant les leçons de son enquête : « toutes les barrières étant franchies, c’est l’homme de la rue, c’est nousnous qui sommes les clients du médecin, nous qui avalons les comprimés, nous qui pourrions subir les conséquences du fait qu’un médicament échappe au contrôle des hommes. […] Est-ce que nous jouons vraiment les apprentis sorciers ? »

19Pour Clara Candiani, profitant de sa popularité acquise sur les ondes [9], il s’agit de proposer ici une déclinaison télévisuelle de son émission caritative. A la différence près qu’ « Alerte à la thalidomide » est moins un appel au don en faveur d’un cas personnifié de détresse sociale qu’une incitation collective à porter un regard humaniste à l’égard d’une catégorie de victimes. La journaliste formée à la presse écrite et radiophonique a donc choisi l’adresse télévisuelle, considérant que la force émotionnelle et amplificatrice de l’image pouvait rendre plus efficace sa défense de la cause des « bébés thalidomide ».

20Les deux programmes participent finalement à la construction d’une responsabilité collective et d’une codépendance du corps social.

Enrôler les institutions : entre information et communication publique

21Mais le « clou » de l’enquête de Roger Louis et Robert Clarke est de faire pénétrer les téléspectateurs là où « la télévision pénètre aussi pour la première fois » : le Service Central de la Pharmacie, lieu stratégique où convergent toutes les demandes de visa. Les caméras de VPA filment alors une réunion de la commission chargée de délivrer l’autorisation de commercialiser chaque nouveau médicament. Circulant entre des étagères interminables remplies de dossiers, Roger Louis vient rassurer le téléspectateur : « chaque dossier présenté au visa contient les résultats de dizaines d’analyses, d’expériences sur les animaux, d’essais cliniques sur des malades. Chaque dossier contient l’assurance, donnée par divers experts agréés, que le médicament nouveau est conforme à la législation actuelle […] et qu’il est fabriqué dans des conditions qui garantissent la constance de sa qualité. Le dossier, longuement étudié par un rapporteur, est discuté devant une commission. » (doc. 4).

Docs 4 et 5
Docs 4 et 5

22Pour la télévision, nulle difficulté à enrôler les institutions lorsque ces dernières décident elles-mêmes d’ouvrir leurs portes aux caméras pour se livrer à une opération de communication publique. En effet, le Service Central de la Pharmacie, dans le souci de restaurer son autorité écornée après les affaires du Stalinon et dans une certaine mesure de la thalidomide, peut compter sur la télévision d’Etat pour reconquérir la confiance des Français. Car si Roger Louis et Robert Clarke interrogent bel et bien la responsabilité des autorités publiques, ils parviennent surtout à renvoyer l’image d’une institution rigoureuse qui, par l’apposition d’un tampon, intervient comme le dernier rouage d’une chaîne de décisions, c’est-à-dire qu’elle contrôle in fine le médicament et impose aux puissantes firmes ses conditions et ses restrictions.

23Les téléspectateurs doivent donc pouvoir se tranquilliser à la vue de ces « fonctionnaires, médecins et pharmacologues » en costumes sombres, réunis autour d’une table pour examiner « le dossier BR14 » et rendre un verdict fictif non sans avoir émis une objection sur la durée de conservation « étant donné l’hydrolyse possible » : « Alors les comprimés ? Cinq ans ? / Oui, cinq ans. Le sirop, trois ans. » … (doc. 5). La pédagogie par l’image produit un effet de réassurance sur la capacité des autorités publiques à réguler le médicament. L’impression est renforcée avec le long témoignage du professeur Boissier, de la Faculté de médecine de Paris, chargé d’expliquer les étapes précédant l’octroi du visa : la recherche, les expériences en laboratoire, les tests sur les animaux puis les essais cliniques. Pour mieux donner à comprendre « ce travail long et minutieux » de la science, Visa pour l’avenir consacre près de douze minutes (24% de l’émission) aux tests sur les rongeurs, chats et autres singes. Une « partie […] un peu longue » conviendra Jacques Siclier le lendemain dans Le Monde[10]. Mais la séquence a l’avantage d’insister sur la rigueur et la probité des hommes de science chargés de guider et permettre la décision administrative. Reste que VPA encourage les téléspectateurs à s’interroger : montrée avant tout comme un facteur de progrès, la science médicale présente néanmoins certaines limites tracées par l’expérience, charge aux publics de faire sereinement l’apprentissage du doute.

Questionner le progrès médical : mise à l’épreuve des certitudes établies

L’apprentissage du doute (scientifique) dans VPA

24Créé par Nicolas Skrotzky, Robert Clarke et Jean Lallier, le magazine Visa pour l’avenir se veut « une émission de vulgarisation scientifique et, tout à la fois, de mise en question, de contestation s’il y a lieu, de ce qu’il est con -venu d’appeler « le Progrès » » [11]. Dans leur numéro « Après le thalidomide », Roger Louis et Robert Clarke interrogent donc ce progrès médical qui a permis « de grandes victoires de l’homme sur la maladie » mais comporte aussi des revers à l’origine de tragédies comme la thalidomide. Les auteurs de Visa développent ici une vision constructive. Face à un progrès ambivalent, parfois anxiogène, il n’y a pas lieu, selon eux, de se réfugier dans une nostalgie du passé. Au contraire, après avoir posé le problème du médicament, Roger Louis et Robert Clarke cherchent à formuler une critique lucide des enjeux tout en recherchant les solutions pour prévenir les crises qui se dessinent. En cela, VPA est entièrement guidé par l’éthique de responsabilité wébérienne, comme le prouve les échanges successifs des journalistes avec les différents acteurs de la chaîne du médicament.

25Premiers interlocuteurs à prendre la parole dans le magazine, les pharmaciens interviewés sont là pour témoigner des rapides évolutions de la médecine. Sans vague à l’âme, le commentaire fait le constat de cette redistribution des rôles et des responsabilités, rappelant que si, « en France subsistent dans toutes les pharmacies, ces bocaux aux formes surannées, fleuris d’inscriptions latines, qui rappellent le temps pas très lointain où l’essentiel de l’activité des pharmaciens résidait dans ce que l’on appelait les préparations magistrales », « le pharmacien n’est plus aujourd’hui qu’un rouage à l’extrémité d’une grande chaîne industrielle, […] obligé de faire confiance aux grandes sociétés qui, en dehors de lui, conçoivent et fabriquent les médicaments qu’elles lancent ensuite sur le marché. » A travers les mots amers des deux pharmaciens, « bouleversés dans leur conscience professionnelle » en songeant qu’ils auraient pu eux-mêmes vendre le dangereux tranquillisant, on mesure la perte d’influence d’un métier dans la chaîne des soins. Enregistrant leur sentiment d’impuissance (« je crois que l’on ne peut rien faire »), Roger Louis se charge de redéfinir leur nouvelle responsabilité de professionnel, qui n’est plus qu’une « responsabilité relative » : « La responsabilité, grave, difficile à assumer, qui était autrefois celle du pharmacien, est devenue celle du fabricant. » Aux bocaux surannés succède l’image des milliers de pilules convoyant sur les tapis des chaînes de montages (docs. 6 et 7) …

Docs 6 et 7
Docs 6 et 7

26Après avoir scellé le sort des pharmacies héritées du xixe siècle, VPA s’en remet désormais à la puissante industrie pharmaceutique, cette « industrie pas comme les autres [qui] ne fabrique pas un antibiotique comme une automobile » et dont la vertu est ici proposée en postulat puisque « personne n’imagine qu’un fabricant de produits pharmaceutiques pourrait offrir au public un médicament sans être certain que ce médicament n’est pas dangereux s’il est utilisé dans des conditions normales. » Roger Louis insiste auprès du Pr. Boissier : l’industrie pharmaceutique a-t-elle bien pris conscience des risques ? Choisissant ses mots, le professeur Boissier veut rassurer sur l’éthique des industriels du secteur (« les fabricants euh … vraiment ont pris conscience de la nécessité impérieuse de faire des essais encore plus poussés que ceux faits jusqu’ici ») mais ne cache pas son inquiétude en envisageant les conséquences d’un possible renforcement des contrôles. Industriellement, cela pénaliserait les petits fabricants qui n’auraient pas les moyens d’entreprendre tous les essais exigés ; administrativement, cela entraînerait une pénurie d’experts car la France ne compte pas assez de chercheurs capables de dégager du temps et des moyens pour conduire ces expertises. « Et ce n’est pas, quand même, la vocation des chercheurs universitaires qui sont experts de consacrer la totalité de leur temps à faire des études de ce genre, alors qu’ils se consacrent plutôt à des recherches fondamentales. » Ce faisant, le professeur Boissier finit par défendre avec un sourire gêné une position adoptée par les partisans d’une libéralisation des procédures de contrôle du médicament : « Et puis on va en arriver à cette chose : c’est qu’il va falloir admettre que certains laboratoires puissent faire leurs essais eux-mêmes. ». Evidemment, souligne Roger Louis, « cela table sur l’honnêteté absolue » du secteur …

27Depuis la Libération, la France avait renoué avec l’interventionnisme d’État en matière de santé publique [Chauveau 1999, 459]. Le libéralisme qui régnait durant l’entre-deux-guerres s’était effacé pour laisser la place à une politique du médicament guidée par le souci de favoriser l’accès aux soins pour tous. Dans les années 1950, les entreprises pharmaceutiques n’avaient guère souffert de cet encadrement en raison de la forte croissance de la consommation de médicaments et, avec elle, de leurs chiffres d’affaires [Chauveau 1999, 453]. Mais dans les années 1960, l’Etat tente de mettre en place une politique de la pharmacie qui prenne davantage en compte les caractères particuliers à l’industrie pharmaceutique. Se montrant soucieux de restaurer une concurrence entre les entreprises pharmaceutiques, l’Etat va progressivement faciliter l’expansion du secteur en assouplissant notamment les règles de financement des laboratoires [Chauveau 1999, 487]. En présentant les arguments favorables à la libéralisation du secteur, VPA témoigne du rapport de force qui se joue et accompagne l’assouplissement législatif perçu d’un bon œil par les laboratoires. On apprendra d’ailleurs à la lecture du générique que les journalistes ont enquêté « avec le concours de l’industrie pharmaceutique, l’ICI [12], Parke Davis & Co [13] et du Palais de la Découverte » …

28Après l’analyse des responsabilités du pharmacien et du fabricant, VPA examine enfin la responsabilité du scientifique. Soucieuse de compléter la réflexion sur le progrès médical, VPA s’en prend « au mythe de la science souveraine […] transmis par le dix-neuvième siècle finissant », sans pour autant « adopter une attitude systématiquement négative » [14]. Ce message qui constitue la vertèbre éditoriale de VPA, magazine sur la science plus que magazine scientifique, prend toute sa raison d’être avec la figure du Pr. Halpern qui se livre à « un exposé tranquille, précis, sincère » pour ne faire « aucun mystère des risques qui peuvent subsister en chimiothérapie même après tous les contrôles ». Et l’éminent professeur de reconnaître humblement que si « nous avons appris beaucoup de choses, nous ne savons pas encore tout ». Le scientifique tire pour sa part le bilan de l’affaire de la thalidomide, « ce coup d’essai monstre et rude » dont « le choc est dû au fait que les hommes ont eu trop confiance dans l’infaillibilité de la science. Le savant, lui, est beaucoup plus modeste. » Reste que le professeur Halpern préfère miser sur « l’intelligence humaine » pour faire sereinement face à la nouvelle société du risque qui s’est bâtie après la Seconde Guerre mondiale : « Si nous devons être paralysés par la panique provoquée par un médicament exceptionnel […] dans ce cas, il n’y a qu’à s’arrêter là et revenir vers la vieille pharmacie des phytothérapies. Ce serait absurde. Ce serait nier tout progrès. »

29Si Visa pour l’avenir questionne le progrès médical, ce n’est pas pour le remettre en cause. Le monde incertain qu’offrent Roger Louis et Robert Clarke en horizon présente au moins cette certitude que le progrès est un phénomène inéluctable et vertueux puisque ce qu’il génère – l’accroissement des connaissances, le recul de l’ignorance – permettra en retour de contingenter toujours mieux les éventuels revers, ces autres thalidomide, tout aussi accidentellement « exceptionnels ».

La part du doute (religieux) chez Clara Candiani

30Si VPA renvoie à l’éthique de responsabilité pour encadrer le progrès, l’« Alerte » de Clara Candiani convoque à l’inverse une éthique de conviction. Puisant dans le champ lexical du religieux, la journaliste fait l’aveu d’une impuissance politique (« le mal est fait ») pour mieux porter l’espoir d’une solution par la solidarité entre la communauté des victimes et la communauté médicale (« vous allez voir les miracles obtenus par deux médecins »). La journaliste se fait, avec d’autres confrères de la presse catholique et/ou conservatrice (La Libre Belgique, The Times, La Croix du Nord …), la portevoix des milieux catholiques choqués par l’acquittement des parents belges [Janicki 2012, 80].

31En plein procès, au micro de Radio-Vatican, le Pape Jean XXIII avait en effet jugé durement la « folie » de Suzanne Vandeput : « L’amour d’une mère qui tue est suspect » (7 novembre 1962). Le jour du verdict, il revient à la charge pour s’en prendre à « un progrès et une science qui, faisant abstraction des responsabilités morales au lieu de faciliter et d’encourager le respect de la loi [morale], provoquent des situations, créent des alternatives en face desquelles, hélas, plus d’un succombe » (10 novembre). Un mois plus tôt, il inaugurait le IIe concile œcuménique (Vatican II) placé sous le signe d’une ouverture de l’Eglise catholique aux évolutions du monde moderne … Le 15 novembre, encore, La Croix du Nord publiait le communiqué de la Fédération internationale des hommes catholiques : rappelant que « l’enfant anormal a le droit de vivre », la Fédération lance « un appel à la science pour que les savants découvrent et mettent en œuvre les remèdes et les techniques qui permettront à l’enfant de se développer […] à la mesure de ses moyens » et un second « appel à la société pour qu’elle vienne en aide aux parents éprouvés, qu’elle facilite à l’enfant grandi l’éducation, l’existence proche de la normale et l’emploi de ses dons. » [15]

32C’est précisément le message qu’a choisi de mettre en images la journaliste Clara Candiani dans son reportage. Croyante, elle avoue avoir cependant mis sa foi à l’épreuve du doute en pensant à « l’avenir impossible, presque impensable » de la petite Corinne Vandeput (« Impensable ? En voyant ce bébé, je l’ai cru aussi »). Elle part chercher une réponse auprès de la femme du Dr. Casters, le médecin ayant prescrit l’ordonnance aux parents belges, pour savoir « comment, lui, croyant et médecin, avait pu admettre la suppression de ce petit être ». Mais Clara Candiani se rallie définitivement à la position de la communauté catholique au contact des enfants « miraculés » de l’hôpital de Munster. Loin de remettre en cause le progrès médical, Clara Candiani veut faire croire à sa vertu réparatrice en montrant l’image d’une science prothésiste capable de restituer « toutes les fonctions normales de la vie » : « Cette petite fille qui mange sa soupe toute seule, vous ne pouvez pas comprendre sa joie, vous qui avez des mains. » Par l’appareillage, la monstruosité des bébés thalidomide peut donc être corrigée : reste à la société d’effectuer l’élan du cœur indispensable afin que ces victimes puisque réintégrer la communauté des hommes. Partisane de l’éthique de conviction, Clara Candiani « ne se [sent] « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas » [Weber 1919, 173].

33Comment une communauté peut-elle surmonter un drame sanitaire ? Par la réaffirmation de valeurs humaines universelles, semble répondre la croyante Clara Candiani. Par la vigilance collective à adapter les institutions aux bouleversements qui accompagnent l’inéluctable progrès, rappellent les journalistes scientifiques de Visa pour l’avenir. Au fond, « Alerte à … » et « Après le … » ne traitent directement ni du scandale de la thalidomide, ni du procès de Liège. Pourtant, Robert Clarke, Roger Louis et Clara Candiani se sont bel et bien saisis de cet événement en deux actes – le scandale sanitaire et le fait divers – pour en extraire le caractère archétypal et venir porter la réflexion sur le progrès médical et ses revers. « Nous pensons qu’il est important que la science fasse partie de la vie et qu’elle soit désacralisée » avait expliqué Nicolas Skrotzky vingt ans après la création de son émission Visa pour l’avenir. [16]

34Dans les années 1950-1960, la télévision, plus que les autres médias, livre encore une perception « consensuelle, voire très souvent hagiographique » de l’information de santé, qui reste « une information relativement bien maîtrisée par les autorités médicales en collaboration avec un petit groupe de journalistes spécialisés. » [Marchetti 2010, 16-19] En 1962, grâce au magazine Visa pour l’avenir – dont le nom résonne comme une affirmation de la wébérienne éthique de responsabilité qui oblige l’homme à occuper le champ politique dès lors qu’il reconnaît sa responsabilité devant l’avenir, la télévision parvient à proposer plus qu’une information de santé : une réflexion sur les enjeux de la santé. Reste que, du pharmacien au fonctionnaire, l’examen des responsabilités des différents acteurs du champ médical trouve justement ses limites dans la préoccupation de VPA à vouloir produire une critique constructive du progrès : en 1962, il s’agit moins de fragiliser les institutions de santé publique françaises que de les conforter dans leur autorité en les aidant à s’ouvrir aux publics et en leur permettant de se livrer à une véritable opération de communication publique après une décennie difficile marquée par l’affaire du Stalinon.

35Preuve d’une réassurance à l’égard des autorités françaises, il faudra attendre 1967 pour que soit adoptée une nouvelle procédure de l’autorisation de commercialiser des médicaments sur le territoire. Mais à cette date, la décision de supprimer le visa en le remplaçant par une « autorisation de mise sur le marché » (AMM) [17] n’est pas venue des autorités françaises : le constat d’échec lié à l’affaire de la thalidomide a eu lieu à l’échelle de la communauté européenne, les gouvernements européens ayant reconnu l’urgence d’harmoniser un marché commun du médicament et de mettre une procédure unique de l’AMM [Hauray 2007 ; Hauray & Urfalino 2007].

36En 1962, dans le contexte d’une internationalisation du marché du médicament, le scandale de la thalidomide a permis à la télévision d’Etat de faire croire au « village gaulois français ». Mais au moment où l’on s’émeut du sort des « enfants thalidomide », se prépare déjà le spectre des « filles distilbène », du nom de cette « pilule miracle contre les fausses couches » que les autorités publiques françaises ont, comme de nombreux pays dans le monde, autorisé à la vente. Il faudra attendre 1977 – soit vingt-neuf ans après le début de sa commercialisation – pour que les autorités françaises admettent la dangerosité du médicament à l’origine de nombreux cas de stérilités et d’anomalies utérines. Soit six ans après que les Etats-Unis aient pris la décision de retirer le médicament du marché américain …

37En complément, retrouvez les annexes de cet article sur le site de la revue : www.histoiredesmedias.com

Bibliographie

  • BRUSINI Hervé, JAMES Francis, Voir la vérité. Le journalisme de télévision, Paris, PUF, 1982.
  • BOLTANSKI Luc, CLAVERIE Élisabeth, OFFENSTADT Nicolas, VAN DAMME Stéphane (dir.), Affaires, scandales et grandes causes. De Socrate à Pinochet, Paris, Editions Stock, 2007.
  • CHAUVEAU Sophie, L’invention de l’industrie pharmaceutique. La pharmacie française entre l’Etat et la société au xxe siècle, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1999.
  • HAURAY Boris, « Les laboratoires pharmaceutiques et la construction d’une régulation européenne des médicaments », Revue Française des Affaires sociales, 2007/3, n°3-4, p. 233-256.
  • HAURAY Boris, URFALINO Philippe, « Expertise scientifique et intérêts nationaux. L’évaluation européenne des médicaments 1965-2000 », Annales. Histoire, Sciences sociales, 2007/2, p. 273-298.
  • JANICKI Jérôme, Le drame de la thalidomide. Un médicament sans frontières (1956-2009), Paris, L’Harmattan, 2009.
  • MARCHETTI Dominique, Quand la santé devient médiatique. Les logiques de production de l’information dans la presse, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2010.
  • WEBER Max, Le Savant et le politique, trad. par J. Freund, Paris, Plon, 1959 (1919).

Date de mise en ligne : 30/12/2014

https://doi.org/10.3917/tdm.023.0096

Notes

  • [*]
    Laboratoire Communication et Politique (UPR 3255 – CNRS), membre du comité de rédaction du Temps des médias.
  • [1]
    COIPEL Monique, Softenon. Nous avons tué par amour, Paris-Bruxelles, Jourdan Editions, 2011. L’auteure est la tante de l’enfant.
  • [2]
    Ibid., p. 131.
  • [3]
    Paris-Match, n° 710, 10 novembre 1962.
  • [4]
    INA, « Après le Thalidomide », Visa pour l’avenir, RTF, 19 octobre 1962, 49mn.
  • [5]
    INA, « Alerte à la thalidomide », RTF, 5 décembre 1962, 11mn. L’usage alternatif du masculin et du féminin pour désigner le médicament dans les intitulés des deux programmes traduit l’hésitation des commentateurs mais également des scientifiques pour qui la convention prévoit de réserver le genre féminin aux amines et le genre masculin aux amides. De ce point de vue, il faudrait parler du thalidomide. Mais c’est le féminin qui semble l’avoir emporté dans le langage courant [cf. JANICKI 2012, 8]. On notera ici que le magazine scientifique adopte scrupuleusement la position officielle des milieux scientifiques tandis que le magazine de société retient l’usage dominant.
  • [6]
    Voir Tableau synthétique des qualifications de l’affaire ainsi que les retranscriptions intégrales des émissions – Complément en ligne sur le site de la revue : www.histoiredesmedias.com
  • [7]
    L’Aurore, 20 octobre 1962.
  • [8]
    Selon des estimations officielles, la thalidomide a causé entre 12 000 et 20 000 naissances d’enfants phocomèles mais également engendré des dizaines de milliers d’avortements [JANICKI 2012].
  • [9]
    Chaque émission hebdomadaire des « Français donnent aux Français » parvient à recueillir d’importantes sommes d’argent et génère de nombreux courrier. Voir PIERRE Aurore, « Les Français donnent aux Français » : les archives de Clara Candiani, une journaliste-radio au service de la philanthropie », Bulletin de liaison des adhérents de l’AFAS, 37, automne-hiver 2011, en ligne.
  • [10]
    Le Monde, 21-22 octobre 1962.
  • [11]
    Courrier de Jean Lallier à Claude Contamine, 23 août 1967. Archives privées de Robert Clarke, coproducteur de l’émission.
  • [12]
    La britannique Imperial Chemical Industry, basée à Londres.
  • [13]
    Laboratoire pharmaceutique américain basé à Detroit, Michigan.
  • [14]
    Le Monde, 21-22 octobre 1962.
  • [15]
    La Croix du Nord, 15 novembre 1962.
  • [16]
    SKROTZKY Nicolas, « L’information scientifique à la radio et à la télévision », Les Cahiers rationalistes, n°382, décembre 1982, p. 69-78.
  • [17]
    Ordonnance du 23 septembre 1967.

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