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Article de revue

Une presse influenzée ? Le traitement journalistique de la pandémie de grippe « russe » à Paris (1889-1890)

Pages 78 à 95

Notes

  • [*]
    Doctorant au Centre de recherches historiques (EHESS – CNRS).
  • [1]
    Mark Honigsbaum, « The Great Dread : Cultural and Psychological Impacts and Responses to the “Russian” Influenza in the United Kingdom, 1889-1893 », Social History of Medicine, 23, 2, 2010, p. 299-319.
  • [2]
    Gustave Le Bon, La psychologie des foules, Paris, Félix Alcan, 1895, p. 58.
  • [3]
    Victor Turquan, « Statistique des épidémies de grippe de 1890 et 1892 en France », Journal de la société statistique de Paris, 34, 1893, p. 60-66.
  • [4]
    Martha L. Hildreth, « The influenza epidemic of 1918-1919 in France : Contemporary concepts of aetiology, therapy, and prevention », Social History of Medicine, 4, 2, 1991, p. 277-294.
  • [5]
    Le Bon, Ibid, p.59.
  • [6]
    Anne Hardy, « Cholera, Quarantine and the English Preventive System, 1850-1895 », Medical Historv, 37, 1993, p. 250-269.
  • [7]
    Michael B. Palmer, Des petits journaux aux grandes agences, Naissance du journalisme moderne, 1863-1914, Paris, Aubier, 1983.
  • [8]
    Le choix de l’échantillon de journaux étudiés – Le Petit Journal (1863-1944), Le Matin (1883-1944), Le Temps (1861-1942), La Presse (1836-1952) – n’est pas représentatif mais diversifié selon des critères tels que le tirage, le recours à l’information télégraphique ou à une tradition rédactionnelle plus littéraire, ou la tendance politique. On se permet de renvoyer directement à la riche bibliographie disponible (http://www.histoiredesmedias.com/+-Presse-+.html).Ces quotidiens ont été étudiés de manière exhaustive sur la période.
  • [9]
    Françis Chateauraynaud, Didier Torny, Les Sombres précurseurs : Une Sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, EHESS, 1999.
  • [10]
    Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Eve Thérenty, Alain Vaillant (dir.), La civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixe siècle, Paris, Nouveau monde, 2011.
  • [11]
    Jacques Néré, Le Boulangisme et la presse, Paris, Armand Colin, 1964.
  • [12]
    Valeska Huber, « The Unification of the Globe by Disease ? The International Sanitary Conference on Cholera, 1851-1894 », Historical Journal, 49, 2006, p. 454-474.
  • [13]
    Alain Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993.
  • [14]
    Jules Huret est un journaliste spécialiste des interviews de personnalités mondaines, rendu célèbre par son Enquête sur l’évolution littéraire (il s’entretient avec Verlaine, Barrès, Mallarmé, Zola, Renan, etc.), parue dans L’Echo de Paris en 1891. Daniel Grojnowski souligne que cette technique de l’interview est une nouveauté, un « nouveau mode de communication » journalistique. Voir Daniel Grojnowski, préface à Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, Paris, Corti, 1999.
  • [15]
    Madeleine Rebérioux, « Mouvement syndical et santé, France, 1880-1914 », Prévenir, 18, 1989, p.15-30.
  • [16]
    Delphine Gardey, La dactylographe et l’expéditionnaire : histoire des employés de bureau, 1890-1930, Paris, Belin, 2001.
  • [17]
    Roger Bautier, Élisabeth Cazenave, « La presse pousse-au-crime selon Tarde et ses contemporains », Champ pénal, 2005. En ligne depuis le 14 septembre 2005.
  • [18]
    Dans notre corpus, la publicité pour différents remèdes comme les spécialités s’étale largement à l’instar des réclames pour les pastilles Géraudel. La consommation d’un nouvel agent thérapeutique, l’antipyrine du Dr Knorr, médicament de synthèse inventé en Allemagne en 1884 et produit en France par la Compagnie parisienne de couleurs d’aniline, connaît un véritable engouement, dont la presse se fait l’écho. Dans un contexte où l’incertitude étiologique domine, a fortiori pour la grippe, l’épidémie rend brièvement visible la place des pharmaciens et des différents remèdes dans la médicalisation survenue au xixe siècle, déjà signalée par Olivier Faure. Voir Olivier Faure, « Les pharmaciens et le médicament en France au xixe siècle », in Christian Bonah, Anne Rasmussen (dir.), Histoire et médicament aux xixe et xxe siècles, Paris, Biotem et Glyphe, 2005, p. 65-86.
  • [19]
    Archives de Paris, Cote D9K3, Armand Grébauval, « Rapport au nom de la 2ème commission sur le fonctionnement du service des inhumations de la ville de Paris de 1871 à 1900 », Conseil Municipal de Paris, Paris, Imprimerie municipale, 1900, n°1, p. 11-12. Le rapporteur écrit qu’« à aucune époque antérieure l’administration des pompes funèbres n’avait eu à pourvoir aux nécessités d’une aussi grand nombre d’inhumations durant une période aussi longue. »
  • [20]
    Le journal quotidien de Millaud est publié à par extraits dans La Nouvelle Revue en 1919. Edouard Millaud, « Le Journal d’un parlementaire, 10 janvier 1890 », La Nouvelle Revue, novembre-décembre, 1919, p. 123.
  • [21]
    A la Société de Médecine publique, le 20 janvier 1890, Bertillon conclut sa longue communication en soulignant « la puissance de la méthode statistique » face à la grippe, avant de commettre (lui-même ou le sténographe de la séance), ce lapsus : « la grippe s’est masquée derrière une quantité de la statistique qui nous a permis de déterminer quelles sont ces maladies et dire avec quelle fréquence la presse [nous soulignons ; la grippe en fait] vient les compliquer ». Voir « Discussion sur l’épidémie de grippe », Revue d’hygiène et de police sanitaire, 12, 1890, Masson, Paris, p. 157-158.
  • [22]
    Les fonds du pari mutuel sur les champs de course sont une source de financement rendue disponibles en 1887 par décision gouvernementale (une décision de justice avait interdit l’activité), correspondant à 2% des recettes brutes de l’activité. Destinés à financer des dépenses extrabudgétaires des établissements de bienfaisance, ils font l’objet d’âpres discussions jusqu’en 1891 entre le ministère de l’Intérieur et le conseil municipal de Paris qui réclame la totalité des fonds prélevés sur les hippodromes parisiens. Les 300000 francs attribués à l’épidémie d’influenza participent aux arbitrages, le ministre échouant à les déduire de la somme perçue par l’Assistance publique parisienne. Voir Archives de Paris, Cote D9K3, Jules Navarre, « Rapport au nom de la 5e sous-commission sur le budget de l’Assistance publique (1892) », Conseil Municipal de Paris, Paris, Imprimerie municipale, 1891, n°140, p.7.
  • [23]
    Voir : « Commission des vêtements », Revue des établissements de bienfaisance, 6e année, 1890, p.54-55.
  • [24]
    Alain Cottereau, « La tuberculose : maladie urbaine ou maladie de l’usure au travail ? Critique d’une épidémiologie officielle : le cas de Paris », Sociologie du travail, Paris, 2. 1978, p. 192-224.
  • [25]
    Voir la notice du Trésor de la Langue Française consacrée à influenzé : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3476037855 ;

1Quand les premiers cas d’influenza surviennent en France, à Paris, à la fin de l’automne 1889, aucune épidémie grippale majeure n’a frappé l’Europe depuis la seconde moitié du xixe siècle. Dans les dictionnaires médicaux les plus récents, la maladie est décrite comme l’une des dernières pour lesquelles le génie épidémique constitue une explication étiologique admissible. Sa grande diffusion déroge aux principales modalités de transmission reconnues avant l’essor de la bactériologie. Elle ne peut être miasmatique car elle est décrite simultanément dans des lieux aux caractéristiques dissemblables, géographiquement comme socialement, trop éloignés pour subir la contamination d’un foyer initial. Sa contagion semble improbable, car les cas semblent devancer le déplacement des hommes qui pourraient porter le contage. Quant à ses liens avec les rhumes et catarrhes saisonniers, ils restent l’objet des spéculations savantes. A la veille de l’épidémie de grippe « russe », les pandémies de grippe historiques des ouvrages médicaux semblent avoir disparu.

2L’épidémie venue de Russie en 1889 n’a pas marqué la mémoire des sociétés européennes comme le choléra ou la peste. Les historiens lui ont porté une rare attention récemment [1], préférant jusque-là des fléaux préoccupant davantage les autorités publiques et sanitaires et les populations. Comme le note Gustave Le Bon en 1895, qui prend l’influenza en exemple de sa théorisation du comportement des foules, l’épidémie ne « frappa [que] très peu l’imagination populaire [2] ». Pourtant en France, les bilans statistiques après son passage, entre décembre 1889 et mars 1890, font état d’une mortalité avoisinant les 60 000 décès. Si on y ajoute le déficit de 27 000 naissances que certains lui imputent, l’épidémie contribue de manière décisive à cette première année de la dépopulation, et concurrence les pires événements démographiques du xixe siècle [3]. Mais la maladie échappe longtemps aux tentatives pour lui appliquer les préceptes de la science bactériologique, afin de lui donner une identité microbienne indiscutable fondée sur la découverte d’un microbe spécifique [4]. Pour les partisans de la dépopulation, la cause épidémique accidentelle n’a fait qu’accélérer une tendance durable de la démographie française. Son explication est ailleurs : les Français ne font plus assez de bébés en comparaison de leurs voisins.

3L’auteur de la Psychologie des foules décèle derrière l’oubli des 5000 morts de l’épidémie parisienne une loi : « ce ne sont pas les faits en eux-mêmes qui frappent l’imagination populaire, mais bien la façon dont ils sont répartis et présentés [5] ». Pourtant, durant les quelques semaines de l’épidémie, la presse a joué un rôle incontournable, comme lors de l’épisode cholérique de 1892 en Angleterre, d’après Anne Hardy [6]. Au cours de l’épidémie, les journaux concurrencent le monopole de l’information des autorités médicales et politiques grâce à leurs réseaux de correspondants à l’étranger bénéficiant des moyens de communications les plus modernes [7], et à leurs nouvelles pratiques professionnelles, comme les interviews et enquêtes de terrains. Bien avant le retour des épidémies de la fin du xxe siècle, les journaux ne font pas que suivre l’événement épidémique, ni ne doivent être réduits au statut de source d’illustration de son cours. Dans les sociétés fondées sur un principe libéral, ils participent, dès leurs premiers signes, à la construction sociale de l’épidémie et de la maladie et des menaces qu’elles font peser sur la collectivité.

4A partir de la couverture de l’épidémie par quatre quotidiens français (Le Matin, Le Temps, Le Petit Journal, La Presse) [8] durant l’automne 1889 et l’hiver 1890, nous décrirons quels rôles ont joué les journaux dans le processus d’alerte inhérent au déroulement d’une épidémie [9]. En effet, d’après la catégorie analytique utilisée dans l’historiographie [10], tant la presse d’opinion (le Petit Journal, La Presse) que les journaux d’information (Le Matin, Le Temps), ont figuré parmi les protagonistes d’une épidémie devenue progressivement un événement pour les contemporains. Durant l’épidémie, les journaux participent à l’émergence et à l’installation d’une actualité de l’épidémie, puis à la phase de crise et à sa résolution. Au déclin d’une crise boulangiste dont la presse a été un théâtre d’affrontement privilégié [11], au terme d’une année d’Exposition universelle où s’est exposée l’hygiène publique nationale, l’épidémie d’influenza constitue une épreuve imprévue pour les autorités. Dans ce processus, la presse occupe une position d’interface entre pouvoirs publics et population. Elle agit en relais d’une information autorisée destinée à cette dernière, aussi bien que comme porte-parole des victimes, support de messages publicitaires, ou selon son propre agenda (politique, professionnel, commercial).

De l’influenza de Russie à l’épidémie du Louvre

Une alerte dans la presse d’information

5L’apparition d’une épidémie soudaine et généralisée en Russie, dans la capitale du tsar, est mentionnée fin novembre par plusieurs quotidiens comme Le Temps et Le Matin. Comme Outre-Manche, elle est rapportée par les titres les mieux reliés avec les réseaux télégraphiques internationaux d’information.

6Grâce à leurs correspondants, ces deux journaux décrivent les caractéristiques d’une épidémie qui semble se circonscrire à certaines villes de Russie. Après plusieurs entrefilets fin novembre, Le Matin propose un premier article de synthèse (29/11), confrontant les connaissances médicales aux rapports des correspondants. Le rédacteur anonyme forge un premier cadre d’interprétation de l’épidémie en cours. S’y mêlent un discours rassurant sur une maladie connue – qui n’est pas le choléra malgré les rumeurs. Celui-ci est fondé sur des informations épidémiologiques et cliniques, actuelles et historiques. L’événement épidémique est relié à un précédent, suffisamment proche et individualisé pour être détaillé, mais assez lointain pour échapper à l’expérience de la majorité des contemporains, la « grande épidémie de 1837 ».

7Durant le mois de décembre, la presse d’information, bientôt rejointe par la presse d’opinion, décrit la propagation régulière de l’épidémie en Europe, en province, dans le monde. Après Saint Petersbourg, l’épidémie est signalée par les correspondants du Matin dans les principales villes d’Europe. A Moscou le 7 décembre, elle arrive à Copenhague, Vienne, Berlin (12/12), puis Madrid (13/12), Prague (15/12), Rome (18/12), Lisbonne (21/12), Berne (22/12), et Bruxelles à Noël. La marche envahissante n’épargne pas l’Amérique : l’épidémie est à New York (18/12), Toronto, Montréal (4/01). Courant décembre, Le Temps donne à ces annonces une rubrique autonome. Pour les lecteurs, l’épidémie est une réalité mondiale.

8Si l’épidémie atteint une vitesse de propagation exceptionnelle, sa morbidité l’est tout autant. Le Gaulois, évoque plus de 150 000 malades à Saint Petersbourg à la fin novembre. Le Matin en indique 100 000 à Madrid à Noël, et des centaines à New York. L’ubiquité de la maladie s’incarne dans la liste des personnalités touchées dans les différents pays. A la maladie du Grand Duc Serge de Russie, s’ajoutent en décembre celles de Virchow à Berlin, de Guillaume II de Prusse, du tsar Alexandre III, du dauphin du royaume d’Espagne, du pape Léon XIII, ou encore de Louise Michel. La maladie semble n’épargner personne.

La temporisation des autorités médicales et scientifiques au filtre de la presse

9Les premiers signalements de l’épidémie à l’étranger sont rapidement confrontés à la parole des experts de l’hygiène publique français. Le 1er décembre, Adrien Proust, inspecteur général des services d’hygiène, est sollicité par le journal L’Eclair. Dans l’interview, cet éminent hygiéniste confirme qu’il a été averti de l’épidémie en Russie par voie de presse, non par d’autres canaux de l’hygiène publique internationale. La grippe, comme la « fièvre dengue » à laquelle les journaux la comparent, ne fait pas l’objet de la même vigilance que le choléra, la peste, ou la fièvre jaune [12]. Proust se montre circonspect sur les possibilités d’une importation en France. Il repousse toute mesure de prévention face à une maladie bénigne qui n’a pas la létalité du choléra et ne justifie pas ses précautions.

10A partir du 10 décembre, une épidémie parisienne surgit dans la presse. Elle survient dans les Grands Magasins du Louvre. Pour rassurer la population et éviter un boycott du grand magasin craint par ses responsables, les autorités sanitaires locales envoient une mission d’enquête. Elle se compose de Proust et de Paul Brouardel, président du Comité consultatif d’hygiène publique de France, professeur à la faculté de Paris. Le rapport, qui vise à mettre fin aux rumeurs et à l’inquiétude de la population, est largement repris dans la presse. L’épidémie du Louvre y apparaît causée par une grippe bénigne, dont la survenue semble remonter à la fin novembre dans le magasin. Elle n’est pas liée à l’importation de marchandises de Russie, comme le prétend la rumeur. Les deux hygiénistes réitèrent l’inutilité et l’inefficacité de mesures prophylactiques. Pourtant, ce discours rassurant, porté dans la presse qui rend compte du rapport, ne produit pas l’effet escompté.

11La Presse, quotidien boulangiste, con sacre un long article le 13 décembre dénonçant pêle-mêle les conditions et les résultats de l’enquête des experts dépêchés par la Préfecture de police. La « légèreté singulière » des deux enquêteurs, influencés par les informations optimistes des employés et de la direction du Louvre, masque pour le journal une épidémie en voie de généralisation à partir de ce foyer principal. Les cas parisiens sont explicitement reliés à l’épidémie touchant les principales capitales européennes.

12Les sociétés savantes ne tardent pas à se saisir de cette actualité. Du 13 au 17 décembre, l’épidémie régnante est traitée à la Société médicale des hôpitaux de Paris, au Comité consultatif d’hygiène publique de France, et à l’Académie nationale de médecine. Certains médecins comme Jules Rochard, inspecteur de la marine, disposent d’une rubrique médicale régulière dans les journaux (Le Temps, chronique de l’hygiène). Durant les séances, plusieurs positions s’affrontent sur la nature de l’épidémie en cours, sa gravité, et les recommandations à donner au public. Majoritairement, la position du corps médical suit l’expertise de Brouardel et Proust. Dans sa synthèse des débats de l’Académie, ce dernier confirme ses conclusions initiales. En comparaison de la vitesse de la circulation de l’information journalistique, qui relie rapidement l’apparition de la grippe en Europe à la situation parisienne, les conclusions restent prudentes, liées aux informations médicales disponibles.

13Le diagnostic concurrent de dengue provient des observations arrivées des postes de surveillance établis aux confins de la méditerranée orientale pour surveiller les maladies pestilentielles. La lenteur des relations avec les sociétés savantes européennes contraint à différer le jugement jusqu’à plus amples informations des sociétés médicales étrangères. A l’exception de Rochard, né en 1819, personne n’a l’expérience directe de l’épidémie européenne de 1837. Pourtant, quelques voix sont perplexes sur la nature de la maladie, voire inquiètes sur l’évolution épidémique. L’un des intervenants de l’Académie souligne que le pronostic bénin attribué au cas de grippe devrait être modifié, car des cas sérieux commencent à apparaître. Pourtant, c’est une posture rassurante qui domine et temporise face aux rumeurs en circulation dans l’opinion publique.

14De nouveau, le traitement journalistique des débats sape en partie la volonté d’offrir une position consensuelle et rassurante au grand public. Du Matin au Temps en passant par Le Petit Journal, La Presse et Le Figaro, le compte rendu des avis médicaux brouille le message. Le 18 décembre, Le Matin publie un compte rendu détaillé des débats à l’Académie sur un sujet qu’il traite depuis plusieurs semaines : c’est la huitième une que le titre consacre à la grippe depuis novembre. Le point de vue de Proust est rappelé, comme la « note un peu sombre » du docteur Ollivier craignant l’apparition de complications. Le Temps publie le 18 intégralement le discours de Proust, puis le lendemain le contenu des débats, mais en tronquant l’avis pessimiste d’Ollivier. Avec Le Petit Parisien, Le Figaro, et La Presse, le ton change. Le premier ne consacre qu’un entrefilet au débat de l’Académie, se bornant à noter la seule certitude des médecins : l’inoffensivité de la maladie. La veille, le Docteur X, chroniqueur scientifique du journal, a traité avec un mépris affecté de l’influenza, maladie à la mode dont il recommande de ne pas se soucier. Dans la même veine, l’éditorialiste du Figaro se moque le 22 décembre des débats académiques rappelant l’impuissance médicale et la rhétorique pompeuse des médecins de Molière.

15Dans La Presse, ces débats scientifiques fournissent le matériau d’une autre interprétation. Au contraire de ses concurrents, le quotidien souligne que « cette épidémie n’est pas un mythe, ainsi que [quelques détracteurs] tentaient de le faire croire à leurs lecteurs ». Toujours le 16 décembre, l’article reprend des passages de la chronique de Rochard en sélectionnant les plus inquiétants, accompagnés d’intertitres menaçants. S’y ajoute un tableau clinique impressionnant. Le journal cite enfin « quelques passages détachés » d’une interview d’Henri Monod, directeur de la nouvelle direction de l’Assistance et de l’Hygiène publiques au ministère de l’Intérieur. Le propos rapporté est plus sombre que la position officielle tenue à la tribune des assemblées, brièvement retranscrite dans le journal bien après les autres quotidiens.

16Parmi les ressources disponibles aux savants de l’époque pour envisager l’épidémie, deux se montrent particulièrement inconsistants. Le Temps, dès le 14, sous la plume de Rochard, renforce le discours officiel sur la bénignité de l’épidémie par l’argument statistique. Les relevés de la mortalité hebdomadaire du bureau municipal de statistique [13], dirigé par Jacques Bertillon depuis 1883, ne montrent pas un accroissement de la grippe dans la population début décembre.

17Le bulletin de statistique municipale ne transmet effectivement aucun signal inquiétant concernant directement la grippe. Le 20 décembre, le rédacteur de la chronique médicale de l’Echo de Paris rappelle que les jugements rassurants s’appuient tant sur la position de l’Académie que sur la statistique de Bertillon qui « reste immaculée ». Il reste cependant prudent devant « l’enthousiasme de ce pronostic un tantinet prématuré ». Mais aucune information chiffrée ne permet encore de percevoir une menace.

18Quant à la bactériologie, elle ne propose pas de réponse scientifique pour démasquer le microbe de l’épidémie, malgré l’engouement populaire et journalistique pour la révolution pasteurienne. Le 13 janvier 1890, Jules Huret [14], de L’Echo de Paris, parvient à s’entretenir avec Louis Pasteur, ce « Prince de la Science », obtenant sa seule interview de l’épidémie. L’entrevue parait avoir été brève, Pasteur est lui-même « sous l’influence ». Huret ne cesse d’interroger le savant au sujet du microbe de la maladie. Pasteur refuse à plusieurs reprises de se prononcer : « on ne sait pas, vous dis-je … il faut chercher … ». Le savant résiste à l’empressement du journaliste et ne repousse pas l’hypothèse d’une maladie miasmatique. L’interview se résume à un constant ralentissement du vieux savant incarnant l’ethos du scientifique respectant les délais de l’investigation expérimentale, malgré l’urgence de l’épidémie et l’impatience de l’interlocuteur.

Une incertitude inscrite dans le temps

19Avant que l’aggravation de l’épidémie ne gagne la une des journaux, vers le 20 décembre, l’incertitude qui entoure l’épidémie et la nature de la maladie laisse le champ libre à d’autres interprétations. Elles sont autant de tentatives pour inscrire les informations disponibles dans le temps. Par sa couverture, la presse s’en fait l’écho et alimente ces nouvelles directions.

20Une première forme de normalisation de l’épidémie prolonge directement le discours rassurant. Elle consiste à rappeler que la grippe n’est qu’une maladie bénigne et saisonnière. Malgré un nom aux airs de nouveauté, que l’on fustige à la tribune de l’Académie, l’influenza n’est que la grippe, maladie passagère revenant chaque hiver. Très rares sont les témoins de l’épidémie exceptionnelle de 1837. L’épidémie du Louvre donne aussi lieu à une réfutation tranchée d’une rumeur circulant dans l’opinion. L’épidémie des Grands Magasins est sans lien avec les cas de typhoïde sévissant dans Paris et sa banlieue depuis l’automne, pas plus qu’avec des marchandises contaminées venues d’Orient ou de Russie. La substitution de l’eau de source à l’eau de la Seine, intervenue quelques semaines avant le début de l’épidémie, a certes fait exploser les cas de maladie dans la statistique, mais elle est jugée hors de cause. Dans les deux cas, on craint les effets d’une panique sur les emplettes de la période de Noël, que dénonce un Brouardel véhément dans une interview au Matin, le 12 décembre.

21L’explication de l’épidémie du Louvre trouve d’autres formulations plus politiques. Au Conseil municipal de Paris, les discussions sur l’épidémie du Louvre se cristallisent le 11 décembre sur l’hygiène professionnelle des employés. Les élus socialistes pointent l’insalubrité des locaux et le surmenage des employés, catégorie jugée délaissée par l’amélioration des conditions de travail des ouvriers. Rendus vulnérables aux refroidissements et aux fièvres, les employés des Grands Magasins font face à une situation jugée « intolérable » que les représentants du conseil se font fort de dénoncer. L’épidémie est imputée à l’inaction des préfectures de police et de la Seine, à l’indifférence coupable des patrons. Malgré les tentatives pour neutraliser les accusations, grâce à l’expertise médicale affirmant l’absence de foyer épidémique au Louvre, le débat déborde à la Chambre syndicale des employés de la région parisienne, en présence de journalistes du Matin et du Temps. Ceux-ci relaient l’ordre du jour voté le 13 décembre à la Bourse du travail, appelant à l’intervention de la commission des logements insalubres et des inspecteurs du travail pour enquêter sur la situation des employés parisiens. L’épidémie du Louvre est diluée dans un problème plus général touchant les grands magasins et les administrations, y compris pour protéger les employés du magasin d’une stigmatisation injuste.

22Le Matin, qui suit ces débats, publie le 25 décembre une tribune de Jules Simon significative de cette absorption de l’épidémie dans une lutte pour l’hygiène professionnelle [15]. En inscrivant l’événement épidémique fortuit dans la durée des réformes sociales touchant les ouvriers, l’éditorial de Simon, figure tutélaire de la République conservatrice, confirme l’effet paradoxal des débats ouverts au conseil municipal. Par elle-même, la « petite épidémie » est réduite à un accident sans précédent ni lendemain. Mais elle renvoie en revanche à l’histoire en cours des luttes pour l’hygiène professionnelle, d’où la légitimité de l’adresse à la commission des logements insalubres, que Simon approuve, rejoignant les socialistes. Il demande d’étendre l’enquête aux petits magasins. L’épidémie suggère l’invisibilité d’une catégorie de travailleurs oubliés des revendications ouvrières qui attendront encore une décennie pour profiter des avancées de la question sociale [16].

23La grippe constitue enfin un sujet de polémique à la mi-décembre entre les divers quotidiens. Dès le début de l’épidémie à Paris, Le Petit Journal défend une position sceptique. Le 13 décembre, un article donne le ton, intitulé « L’influenza … de la presse ». Le journaliste tourne en dérision le comportement des journaux et des Parisiens face à la prétendue épidémie. Malgré l’agitation journalistique et faute de preuves de la transmission depuis la Russie, le journaliste invite à ne pas s’effrayer devant le « petit fléau », commun en hiver. Le Petit Journal poursuit sa campagne le 16, publiant un courrier du Directeur des Grands Magasins du Louvre. Il dénonce dans la presse l’association dommageable de son enseigne avec l’épidémie, causant une perte d’affluence, alors qu’un rapport l’a blanchie. La veille, La Presse publiait un article décrivant l’épidémie dans le personnel et la clientèle.

24Le 23 décembre, un éditorialiste du Petit Journal, Grimm, poursuit le plaidoyer pour les « 3000 victimes de l’influenza » : ce sont les employés du Louvre, qui, malgré une épidémie inoffensive, ont été « regardés comme des pestiférés ». En contre-pied des mobilisations sur les conditions de travail des employés, l’éditorialiste s’indigne du manque à gagner pour les travailleurs et leurs patrons. Grimm ne prononce pas seulement une défense du commerce contre la quarantaine, officielle ou officieuse, déjà déployée par Brouardel dans l’entretien du Matin. En décrivant son cheminement dans les rayons vides du Louvre, bravant la peur collective, il reproduit une interprétation contemporaine de la contagion des peurs dans la foule et du rôle délétère de la presse. Face à la foule féminine et peureuse, il en appelle au retour du « parisien gouailleur », correctement informé par le « tableau synoptique de la santé parisienne » (c’est-à-dire le bulletin de statistique municipal), qui n’indique aucun décès de l’influenza. A l’instar de Tarde pour la contagion du crime, Grimm dénonce le rôle néfaste de la presse, qui doit être combattu par l’exemple (le sien) ou par une information neutre, celle du chiffre [17].

Polémiques et crise autour d’une aggravation

Une montée de l’urgence dans la presse

25A partir de la troisième semaine de décembre, une nouvelle actualité épidémique apparaît dans la presse. Quelques quotidiens, bientôt rejoints, insistent sur les cas graves survenus dans certaines collectivités. L’armée, les établissements scolaires de région parisienne, semblent sévèrement touchés. Les cas graves touchant la population jeune des écoles militaires transforment le traitement de l’épidémie dans la presse. Le 22, alors que trois personnes décèdent à Saint-Cyr, Le Matin titre en colonne centrale de sa une, en majuscule, « L’INFLUENZA MALIGNE », et rapporte un autre décès à Polytechnique.

26Le titre et la fréquence des articles parus dans les journaux indiquent l’accélération de l’information et la montée de l’urgence. Entre le 20 décembre et le 5 janvier 1890, Le Matin publie neuf articles, tous en une. La Presse consacre un article quotidien à l’épidémie du 26 jusqu’au 5 janvier. Les titres de ce dernier journal se font plus éloquents : le 27, « Les dangers de l’influenza. L’épidémie s’aggrave » ; le 28, « L’épidémie augmente » ; le 29, « Toujours l’influenza. Indifférence coupable des pouvoirs ». Dès le 21, le journaliste du Matin pointe les discours rassurant professés les jours précédents par les autorités médicales, rappelant les rares « docteurs Tant-Pis » craignant une aggravation finalement advenue. La Presse formule des critiques plus virulentes. Le 27, il dénonce le dédain coupable des experts et savants traitant avec légèreté une maladie ayant causé 200000 victimes à Saint-Pétersbourg en l’espace de six semaines.

27Face à l’aggravation des cas, la posture rassurante des autorités médicales devient intenable. Elle est révisée à la séance du 24 décembre à l’Académie de médecine par Sée, professeur à la faculté, qui prend ses distances avec les avis émis sept jours auparavant. Il s’appuie sur les renseignements fraîchement reçus de Berlin et Saint Petersbourg. Plus tard, le nouveau rapport de Proust, cette fois au ministre de l’Intérieur, le 31 décembre, confirme l’aggravation générale. Les complications de la grippe sont désignées comme redoutables, surtout pour les sujets les plus fragiles ou négligeant leur convalescence. Le rapport de Proust, troisième communication en autant de semaines, montre une nouvelle attention envers l’épidémie, ses nouvelles manifestations, et « l’émotion provoquée ». Proust cherche de nouveau à mesurer l’exceptionnalité de la situation. En effet, la létalité de la maladie est très faible, et l’épidémie semble ne pas différer des grandes épidémies antérieures.

28Ce changement d’attitude face à l’épidémie n’éteint pas la polémique, au point que Le Matin prend la défense de Proust et Brouardel, victimes des critiques d’autres quotidiens. Le journal anticipe quels auraient été la réception et les effets d’un message indûment alarmiste, tiré d’une précaution sincère ou affectée face à une situation incertaine :

29

« Si MM. Brouardel et Proust, par tournure d’esprit pessimiste ou pour se garder à carreau (…) avaient conclu, sans y être autorisés par les faits observés jusqu’alors, à une épidémie de nature grave, il n’y aurait pas eu, croyons-nous, dans le monde des affaires surtout, assez de pierres pour les lapider. On n’eut pas manqué de crier qu’ils semaient à tort la panique, et qu’aux approches de la fin d’année surtout, cette panique se chiffrerait par des millions et des millions de perte pour le commerce parisien. Ce fut précisément ce qui arriva lors de la dernière et innocente épidémie de choléra. »
(Le Matin, 31 décembre 1889)

30Au moment où des informations de plus en plus inquiétantes paraissent dans la presse, l’heure est à la mise en accusation des responsables. Entre procès devant l’opinion et polémique entre journaux, la situation devient critique.

Les dynamiques d’un début de crise

31L’épidémie se présente désormais sous un jour dramatique dans la presse. Aux cas graves mais épars succèdent les enquêtes journalistiques dans Paris. Elles montrent l’engorgement des hôpitaux, le débordement des pompes funèbres. Ces deux thèmes fournissent la trame du nouveau visage de l’épidémie parisienne, écho d’une situation internationale et provinciale qui continue à inquiéter, et s’aggrave parfois.

32A partir de Noël, la situation dans les hôpitaux figure quotidiennement dans les reportages journalistiques. Le Temps indique le 30 décembre que les lits supplémentaires installés ne suffisent plus. Dans les hôpitaux visités, on refuse les malades, très majoritairement indigents, qui se présentent. L’atteinte du personnel complique encore la situation. Les statistiques mortuaires, nombre des inhumations effectuées par le service des pompes funèbres de Paris, deviennent le révélateur de l’aggravation de la situation. Le Temps fait désormais état quotidiennement de ces chiffres. Le Matin voit dans l’accroissement de l’activité l’indice incontestable de la nouvelle tendance épidémique. Le 26, 318 décès sont comptabilisés contre 180 à 200 en période normale. La semaine du 22 au 28 décembre, on dénombre 2334 décès. Le chiffre s’élève à près de 3000 la semaine suivante, d’après le Matin. Les journalistes de La Presse décrivent une situation alarmante aux pompes funèbres. Désorganisé face à l’afflux de cadavres et à un personnel amoindri, le service doit embaucher des employés inexpérimentés, ce que confirme un journaliste du Temps le 4 janvier. Les plaintes des familles sont relayées dans la presse, réclamant un traitement décent des défunts. Le 1er janvier, le journaliste de La Presse est confronté au mutisme du responsable des pompes funèbres, refusant de répondre aux questions sur ordre hiérarchique. Il conclut à la gravité de la situation et se tourne vers un médecin parisien. Ce dernier décrit une situation catastrophique et accuse une statistique municipale trompeuse qui ne recense qu’un décès par grippe pour l’avant-dernière semaine de 1889. Les quotidiens sont comparés à de longues notices nécrologiques, et, dans les bureaux de rédaction, d’après l’éditorial de L’Echo de Paris du 2 janvier, « on plaisante sinistrement. Qui enterrons-nous aujourd’hui ? ». D’autant que les informations de l’étranger donnent une impression similaire.

33Quelques caricaturistes, à l’instar de Pépin et Godefroy dans Le Grelot, participent à la dramatisation de l’événement, et dénoncent les « affaires » des pharmaciens (doc. 1).

Doc 1

« Tout le monde l’a (ter) l’influenza ! La ronde des médecins et des Potards ». Le Grelot, n° 970, 12 janvier 1890

Doc 1

« Tout le monde l’a (ter) l’influenza ! La ronde des médecins et des Potards ». Le Grelot, n° 970, 12 janvier 1890

34Dans sa Ronde des médecins et des Potards, Pépin fait figurer un malade au milieu d’une danse macabre où squelettes, médecins et pharmaciens se donnent la main, réactivant la théorie d’un complot, déjà apparue lors des épidémies de choléra. Au premier plan, les allégories des médicaments les plus à la mode, l’antipyrine et la quinine, mènent le pas d’une épidémie favorable à certains profiteurs [18]. Désormais, le temps semble rythmé par l’information inquiétante sur l’épidémie.

Une mise en accusation des autorités sans lendemain

35A l’aune des déclarations rassurantes de la mi-décembre, l’aggravation de l’épidémie provoque la réaction de la presse boulangiste. La Presse, dirigée par Laguerre, député de la Seine et soutien fidèle du Général, se concentre sur l’action du Conseil municipal, avant de s’en prendre aux mesures du ministre de l’Intérieur (Constans). La couverture de l’épidémie par le journal tourne à l’accusation. Le contexte politique est houleux : Boulanger a fui en Belgique, l’élection de députés boulangistes a été invalidée en septembre 1889. Mi-décembre, un député a ironisé dans Le Matin sur le mal boulangiste, comparé à « l’influenza du moment ». Le 23 décembre, le journal lie épidémies de fièvre typhoïde et de grippe dans une même dénonciation de l’incurie municipale et de sa « haine pour les Parisiens ». La dense couverture et les reportages dramatiques dans Paris soulignent le débordement des autorités face à une situation exceptionnelle et sous-estimée. Mais les dénonciations ne parviennent pas à déborder le cadre de l’épidémie, dont l’intensité ralentit début janvier. Constans intervient alors directement dans l’assistance aux malades par des mesures exceptionnelles et contribue à désamorcer la crise, tant sanitaire que politique. En outre, d’autres journaux, comme Le Matin, se chargent de dénoncer les attaques trop directes concernant la gestion de l’épidémie par les autorités. Pourtant, comme le montre les archives municipales de Paris, la situation des pompes funèbres est critique à la fin décembre [19]. Dans son journal personnel [20], le sénateur du Rhône, Edouard Millaud, décrit l’atmosphère lugubre de la capitale : « le spectacle qu’offre Paris, en ce moment est étrange. La maladie à la mode sévit cruellement. On meurt beaucoup, tout le monde souffre, personne ne prend au sérieux un mal qui n’a point les apparences terribles des anciennes épidémies connues. »

Les dispositifs d’un retour à la normal

36La décrue de l’épidémie, présentée par un nouveau discours statistique, et l’action médiatique du gouvernement renforcent la normalisation de la situation parisienne. Une fois encore, la presse joue en rôle prégnant, cette fois pour montrer le retour à la normal d’une situation désormais contrôlée.

37La parution des analystes statistiques du docteur Bertillon marque un tournant dans l’interprétation de l’épidémie parisienne. Les chiffres hebdomadaires publiés par son service grâce aux médecins de l’état-civil, constituent une source incontournable de la presse au cours de l’épidémie. En décembre, leur interprétation reste équivoque. Atteint par la grippe fin décembre avec une partie du service, comme le relate la presse, Bertillon propose le 3 janvier 1890 au Conseil d’hygiène et de salubrité de la Seine une première interprétation des données. La presse donne un large compte-rendu de ces résultats, les jours puis les semaines suivantes, au rythme des ajouts du médecin statisticien. Les résultats exposés dressent la comparaison entre la mortalité des quatre semaines de décembre 1889 et des mois de décembre 1886, 1887 et 1888. Ils confirment une mortalité exceptionnelle durant la seconde quinzaine de décembre 1889. Alors que la grippe a rarement été indiquée comme cause immédiate de décès, seulement 27 fois pour les deux dernières semaines de 1889, ce sont les décès des maladies des organes respiratoires qui ont considérablement cru. Bertillon donne des éléments statistiques pour rendre visible l’atteinte épidémique dans la population.

38Au prisme des données statistiques interprétées par Bertillon, au cours même de l’épidémie, deux populations vulnérables apparaissent nettement dans la mortalité générale : les vieillards, et les personnes affaiblies par d’autres maladies, comme les phtisiques ou les cardiaques. D’autres précisions démographiques apparaissent les semaines suivantes.

39Dans une longue interview au Matin le 8 janvier, Bertillon précise le recrutement social des victimes de la maladie. Différenciée selon l’âge et le sexe, la maladie frappe indistinctement les différentes couches sociales, se propage dans tous les quartiers. En France et à l’étranger, la presse n’a cessé de présenter l’influenza sous une forme ambivalente. Maladie impersonnelle des masses chez les indigents, elle est considérée comme une maladie de salon pour les classes mondaines, jusqu’à la caricature, par exemple d’Albert Robida dans La Caricature, le 18 janvier (doc. 2).

Doc.2

Albert Robida, « Le GRAND V’LAN. Five O’Clock tisane. Dans le faubourg Saint-Germain, en Janvier de l’An de Grippe 1890 », La Caricature, 18 janvier 1890, n°525

Doc.2

Albert Robida, « Le GRAND V’LAN. Five O’Clock tisane. Dans le faubourg Saint-Germain, en Janvier de l’An de Grippe 1890 », La Caricature, 18 janvier 1890, n°525

40Avec la statistique, la grippe devient un fléau démocratique. L’épidémie incertaine et invisible débutée en décembre est démasquée par les analyses de Bertillon et leur médiatisation. Pour Rochard, qui reprend sa Chronique de l’hygiène début janvier (09/01/1890), non seulement l’épidémie ne frappe pas sous son vrai nom mais elle est rendue invisible en comparaison d’autres épidémies, car elle moissonne des individus au seuil de la mort.

41La fin de l’épidémie parisienne indique la nouvelle autorité du langage statistique durant l’épidémie [21]. Alors que la presse d’information avait signalé pour le grand public le début de l’épidémie de grippe russe dès la fin novembre, c’est la statistique qui clôt l’épisode parisien. Le 31 janvier, reprenant le bulletin de statistiques municipal, Le Matin et Le Temps déclarent l’épidémie terminée. La quatrième semaine de janvier a compté un chiffre similaire à la moyenne des années précédentes. Le bilan des six semaines de l’épidémie s’évalue par déduction statistique : celle-ci a causé en six semaines directement ou indirectement le décès d’environ 5000 individus à Paris.

42Si le rapport de Proust au ministre confirmait l’impuissance des mesures prophylactiques, il invite néanmoins à organiser l’assistance aux plus pauvres contre l’épidémie. Jusqu’alors, l’action publique a été quasiment inexistante, malgré le vote de crédits pour les familles pauvres, à l’initiative de certains élus du conseil municipal avant Noël. La philanthropie privée aussi a participé à l’aide aux plus démunis, ce que rapporte la presse à plusieurs reprises. Mais c’est une politique d’assistance exceptionnelle et médiatique que conçoit le ministère de l’Intérieur début janvier.

43Le 2 janvier, celui-ci autorise le prélèvement de 300 000 francs sur les fonds du pari mutuel [22] pour l’achat et la distribution de vêtements chauds aux travailleurs pauvres et à leurs familles. La mesure s’applique aux malades de l’influenza de Paris et de banlieue, afin d’éviter un retour prématuré au travail, au risque d’une rechute aggravée. La mesure et son application connaissent un traitement différencié dans la presse : alors que Le Petit Journal, longtemps réservé face à l’influenza, propose une couverture détaillée, La Presse y voit une manœuvre populiste. « Constans s’amuse », titre le quotidien le 7 janvier, dénonçant une utilisation répétée des fonds à des fins politiques, à l’image des manipulations électorales de l’automne dont les boulangistes s’estiment victimes. La somme est répartie entre la banlieue, les hôpitaux et les bureaux de bienfaisance parisiens, pour l’achat d’effets aux commerçants parisiens, mobilisés par voie de presse. Sous la direction de Monod, la « Commission des vêtements » sélectionne puis répartit les achats. La distribution commence le 8 janvier.

44Œuvre de bienfaisance autant que communication politique, la distribution de ces effets aux Parisiens touchés par l’influenza est l’occasion de mettre en avant l’initiative du ministre de l’Intérieur, de sa commission, et des commerçants et fournisseurs. La une du Petit Parisien, Supplément Littéraire Illustré (12 janvier 1890) immortalise la solidarité des Parisiens en montrant une file d’indigents, femmes, enfants, vieillards, procédant aux essayages. Alors que les premiers articles sont rédigés par les journalistes, des communiqués de presse standards du ministère de l’Intérieur les remplacent souvent à partir du 10 janvier, quand l’épidémie s’éloigne. Le 12, Le Matin évoque le chiffre de 195 000 francs d’achats répartis. La dernière réunion de la Commission, le 20 janvier, détaille les objets répartis : pour les hommes, 29 586 tricots de laine, 9 822 paires de chaussettes, 12 883 caleçons, 6 940 pantalons, etc. auxquels s’ajoutent 11 644 camisoles, 6 227 jupons, 5 790 paires de bas, etc. pour les femmes [23]. Le catalogue expose une assistance publique ciblant la population la plus vulnérable socialement, délaissant les plus aisés, eux aussi victimes de ce mal démocratique, mais plus aptes à recourir au repos bourgeois prescrit par les hygiénistes [24].

45Au prisme d’une presse influenzée, certes inégalement, il est difficile d’évaluer si l’épidémie de grippe parisienne de 1889-1890 a frappé plus profondément « l’imagination populaire » que Le Bon ne le prétend. Les 5 000 morts qu’il évoque, sont-ils issus de son expérience de témoins de l’épidémie, de malade, de lecteur de la presse, ou des rapports de Bertillon durant ou suivant l’épidémie ?

46La mémoire collective de cette éphémère épidémie, la part qui en revient à la presse, sont complexes, au-delà d’un adjectif subsistant brièvement dans la langue [25]. Une chose est néanmoins certaine. Quand en 1918, une nouvelle pandémie frappe le pays, la référence au précédent survenu trente ans auparavant est encore vivace, en particulier chez les médecins. Non seulement certains en ont été les témoins ou les victimes, mais les leçons des controverses de décembre 1889 nourrissent les premières discussions de l’épidémie au printemps 1918. Comme en 1889, la presse, même censurée, participe à la représentation de l’épidémie, de sa menace évolutive, de son extension mondiale, et lui donne encore une fois son nom.

47L’influenza de 1889-1890 rappelle que la presse « moderne » des sociétés démocratiques de la fin du xixe siècle est un acteur incontournable de la formulation des problèmes surgissant dans l’espace public, ouvert à un pluralisme d’informations et de délibérations indissociable de la forme prise par les événements.

Notes

  • [*]
    Doctorant au Centre de recherches historiques (EHESS – CNRS).
  • [1]
    Mark Honigsbaum, « The Great Dread : Cultural and Psychological Impacts and Responses to the “Russian” Influenza in the United Kingdom, 1889-1893 », Social History of Medicine, 23, 2, 2010, p. 299-319.
  • [2]
    Gustave Le Bon, La psychologie des foules, Paris, Félix Alcan, 1895, p. 58.
  • [3]
    Victor Turquan, « Statistique des épidémies de grippe de 1890 et 1892 en France », Journal de la société statistique de Paris, 34, 1893, p. 60-66.
  • [4]
    Martha L. Hildreth, « The influenza epidemic of 1918-1919 in France : Contemporary concepts of aetiology, therapy, and prevention », Social History of Medicine, 4, 2, 1991, p. 277-294.
  • [5]
    Le Bon, Ibid, p.59.
  • [6]
    Anne Hardy, « Cholera, Quarantine and the English Preventive System, 1850-1895 », Medical Historv, 37, 1993, p. 250-269.
  • [7]
    Michael B. Palmer, Des petits journaux aux grandes agences, Naissance du journalisme moderne, 1863-1914, Paris, Aubier, 1983.
  • [8]
    Le choix de l’échantillon de journaux étudiés – Le Petit Journal (1863-1944), Le Matin (1883-1944), Le Temps (1861-1942), La Presse (1836-1952) – n’est pas représentatif mais diversifié selon des critères tels que le tirage, le recours à l’information télégraphique ou à une tradition rédactionnelle plus littéraire, ou la tendance politique. On se permet de renvoyer directement à la riche bibliographie disponible (http://www.histoiredesmedias.com/+-Presse-+.html).Ces quotidiens ont été étudiés de manière exhaustive sur la période.
  • [9]
    Françis Chateauraynaud, Didier Torny, Les Sombres précurseurs : Une Sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, EHESS, 1999.
  • [10]
    Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Eve Thérenty, Alain Vaillant (dir.), La civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixe siècle, Paris, Nouveau monde, 2011.
  • [11]
    Jacques Néré, Le Boulangisme et la presse, Paris, Armand Colin, 1964.
  • [12]
    Valeska Huber, « The Unification of the Globe by Disease ? The International Sanitary Conference on Cholera, 1851-1894 », Historical Journal, 49, 2006, p. 454-474.
  • [13]
    Alain Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993.
  • [14]
    Jules Huret est un journaliste spécialiste des interviews de personnalités mondaines, rendu célèbre par son Enquête sur l’évolution littéraire (il s’entretient avec Verlaine, Barrès, Mallarmé, Zola, Renan, etc.), parue dans L’Echo de Paris en 1891. Daniel Grojnowski souligne que cette technique de l’interview est une nouveauté, un « nouveau mode de communication » journalistique. Voir Daniel Grojnowski, préface à Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, Paris, Corti, 1999.
  • [15]
    Madeleine Rebérioux, « Mouvement syndical et santé, France, 1880-1914 », Prévenir, 18, 1989, p.15-30.
  • [16]
    Delphine Gardey, La dactylographe et l’expéditionnaire : histoire des employés de bureau, 1890-1930, Paris, Belin, 2001.
  • [17]
    Roger Bautier, Élisabeth Cazenave, « La presse pousse-au-crime selon Tarde et ses contemporains », Champ pénal, 2005. En ligne depuis le 14 septembre 2005.
  • [18]
    Dans notre corpus, la publicité pour différents remèdes comme les spécialités s’étale largement à l’instar des réclames pour les pastilles Géraudel. La consommation d’un nouvel agent thérapeutique, l’antipyrine du Dr Knorr, médicament de synthèse inventé en Allemagne en 1884 et produit en France par la Compagnie parisienne de couleurs d’aniline, connaît un véritable engouement, dont la presse se fait l’écho. Dans un contexte où l’incertitude étiologique domine, a fortiori pour la grippe, l’épidémie rend brièvement visible la place des pharmaciens et des différents remèdes dans la médicalisation survenue au xixe siècle, déjà signalée par Olivier Faure. Voir Olivier Faure, « Les pharmaciens et le médicament en France au xixe siècle », in Christian Bonah, Anne Rasmussen (dir.), Histoire et médicament aux xixe et xxe siècles, Paris, Biotem et Glyphe, 2005, p. 65-86.
  • [19]
    Archives de Paris, Cote D9K3, Armand Grébauval, « Rapport au nom de la 2ème commission sur le fonctionnement du service des inhumations de la ville de Paris de 1871 à 1900 », Conseil Municipal de Paris, Paris, Imprimerie municipale, 1900, n°1, p. 11-12. Le rapporteur écrit qu’« à aucune époque antérieure l’administration des pompes funèbres n’avait eu à pourvoir aux nécessités d’une aussi grand nombre d’inhumations durant une période aussi longue. »
  • [20]
    Le journal quotidien de Millaud est publié à par extraits dans La Nouvelle Revue en 1919. Edouard Millaud, « Le Journal d’un parlementaire, 10 janvier 1890 », La Nouvelle Revue, novembre-décembre, 1919, p. 123.
  • [21]
    A la Société de Médecine publique, le 20 janvier 1890, Bertillon conclut sa longue communication en soulignant « la puissance de la méthode statistique » face à la grippe, avant de commettre (lui-même ou le sténographe de la séance), ce lapsus : « la grippe s’est masquée derrière une quantité de la statistique qui nous a permis de déterminer quelles sont ces maladies et dire avec quelle fréquence la presse [nous soulignons ; la grippe en fait] vient les compliquer ». Voir « Discussion sur l’épidémie de grippe », Revue d’hygiène et de police sanitaire, 12, 1890, Masson, Paris, p. 157-158.
  • [22]
    Les fonds du pari mutuel sur les champs de course sont une source de financement rendue disponibles en 1887 par décision gouvernementale (une décision de justice avait interdit l’activité), correspondant à 2% des recettes brutes de l’activité. Destinés à financer des dépenses extrabudgétaires des établissements de bienfaisance, ils font l’objet d’âpres discussions jusqu’en 1891 entre le ministère de l’Intérieur et le conseil municipal de Paris qui réclame la totalité des fonds prélevés sur les hippodromes parisiens. Les 300000 francs attribués à l’épidémie d’influenza participent aux arbitrages, le ministre échouant à les déduire de la somme perçue par l’Assistance publique parisienne. Voir Archives de Paris, Cote D9K3, Jules Navarre, « Rapport au nom de la 5e sous-commission sur le budget de l’Assistance publique (1892) », Conseil Municipal de Paris, Paris, Imprimerie municipale, 1891, n°140, p.7.
  • [23]
    Voir : « Commission des vêtements », Revue des établissements de bienfaisance, 6e année, 1890, p.54-55.
  • [24]
    Alain Cottereau, « La tuberculose : maladie urbaine ou maladie de l’usure au travail ? Critique d’une épidémiologie officielle : le cas de Paris », Sociologie du travail, Paris, 2. 1978, p. 192-224.
  • [25]
    Voir la notice du Trésor de la Langue Française consacrée à influenzé : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3476037855 ;
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