Notes
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[*]
Maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’IUT de journalisme de Tours.
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[1]
Recherche post-doctorale (2009-2011) dans le cadre du projet ANR-Corpus « Archives-AFP » (fin 2007-fin 2011), coordonné à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris III par Michael Palmer.
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[2]
Eric Lagneau, « Le style agencier et ses déclinaisons thématiques – L’exemple des journalistes de l’Agence France-Presse », Réseaux, n°111, Hermès Sciences Publications, 2002, pp. 58-100.
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[3]
Sur le sujet, lire l’article de Michael Palmer dans le présent numéro. Mais aussi, entre autres : Michael Palmer, Le Trafic des nouvelles, Paris, Alain Moreau, 1981 ; Michael Palmer, Homo informans – L’Urgence des news au fil des millénaires, Paris, L’Amandier, 2011 ; Michael Palmer, Jérémie Nicey, Lexique subjectif de l’homme informant, Paris, L’Amandier, 2011 ; Camille Laville, Les transformations du journalisme de 1945 à 2010 - Le cas des correspondants étrangers de l’AFP, Paris, INA/De Boeck, 2011.
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[4]
Pour en prendre la mesure, lire également, dans ce même numéro, les articles des autres membres de ce projet de recherche sur les archives AFP, par exemple ceux de Michael Palmer, Florence Grimault et Aurélie Aubert. Précisons que subsistent principalement, aux archives “texte” à l’AFP-Paris, les documents utilisés ou conservés par le service de documentation de l’AFP, également situé au siège parisien de l’agence.
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[5]
Francis Amédro, « Le débarquement sur la Lune vu par le journal Sud-Ouest », in André-Jean Tudesq (dir.), La Presse et l’événement, Paris/La Haye, Ed. Mouton & Co, 1973, p. 83.
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[6]
Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 82, cité in Benoît Grevisse, « La commémoration comme motif d’un récit journalistique », Médiatiques. Récit et société, 1999, vol. 17, pp. 12-14.
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[7]
William Johnston, Post-modernisme et bimillénaire, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Perspectives critiques, 1992, p. 257, cité in ibid. (B. Grevisse, 1999, p. 12) et cité in Benoît Grevisse, Denis Ruellan, « Pratiques journalistiques et commémoration », Recherches en communication, n°3, 1995, p. 84.
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[8]
Christian Delporte, Isabelle Veyrat-Masson, « Entretien avec Pierre Nora : la fièvre médiatique des commémorations », Le Temps des médias, 2005/2, n°5, p. 191-196. Relire par ailleurs, pour la pensée originelle de l’historien sur ce point : P. Nora, « Le retour de l’événement », in Jacques Le Goff, Pierre Nora, Faire de l’histoire. Nouveaux problèmes, Paris, Gallimard, 1974, p. 210- 228.
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[9]
Jacques Walter, « Auschwitz. Le 60e anniversaire de la libération des camps. Les enjeux testimoniaux et historiques d’une cérémonie sur TF1 », Cahier international. Études sur le témoignage audiovisuel des victimes des crimes et génocides nazis, 2007, 13, p. 10. Sur cette même thématique et ses commémorations, voir notamment : Isabelle Veyrat-Masson, « Entre mémoire et histoire. La Seconde Guerre mondiale à la télévision », Hermès, n°8-9, 1991, Paris, CNRS Editions, p. 151-169.
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[10]
L’URSS, en train de plier, n’en fit plus sa priorité, mais les États-Unis, eux, poursuivirent leurs efforts précisément pour dominer leur ennemi. Pourtant, trois ans plus tôt, une dépêche du 04/04/1986 (donc en dehors de l’échantillon ici retenu), sous la plume d’Hervé Guilbaud, constatait : « Le lièvre américain risque de se faire rattraper par la tortue soviétique »…
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[11]
Maurice Halbwachs, On Collective Memory, Chicago, University of Chicago Press, 1992.
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[12]
Le parallèle peut être dressé ici avec les commémorations de la fin de la Première guerre mondiale en 2008, où quelques combattants de l’époque étaient encore vivants : elles anticipaient en quelque sorte les célébrations pourtant plus signifiantes de 2014, où ça ne sera pas le cas puisqu’il semble que le dernier « poilu » soit décédé en 2011.
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[13]
Daniel Dayan et Elihu Katz, La télévision cérémonielle, Paris, PUF, 1996, pour ne citer qu’un exemple.
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[14]
Le deuxième homme à avoir foulé le sol lunaire fut typographié Edwin Aldrin par l’agence jusqu’en 1989, puis Edwin “Buzz” Aldrin, et cette fois, en 2009, Buzz Aldrin sans les guillemets ; cela suggère l’appropriation médiatique et populaire de l’événement, y compris à l’AFP où il est devenu acceptable que certains des protagonistes accèdent à une certaine familiarité.
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[15]
Béatrice Fleury-Vilatte, La Mémoire télévisuelle de la guerre d’Algérie (1962-1992), Paris, L’Harmattan, 2000, p. 14.
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[16]
Jocelyne Arquembourq, Le Temps des événements médiatiques, Bruxelles, INA/De Boeck, 2003, p. 46.
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[17]
Joelle Le Marec, Igor Babou, « Cadrages médiatiques et logiques commémoratives du discours à propos des sciences », Communication, vol. 24/2, 2006, p. 74.
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[18]
Joelle Le Marec et Igor Babou, op. cit., p. 11.
1« Ici la Base de la Tranquillité. L’Aigle s’est posé ». Le 20 juillet 1969, peu après 20 heures (GMT), les publics français, devant leurs téléviseurs comme une grande partie de la communauté occidentale, avaient les yeux rivés sur la Lune. D’un point de vue médiatique, cet événement fut avant tout télévisuel. Simultanément, les agences mondiales d’information parmi lesquelles l’Agence France-Presse (AFP) transmettaient les informations au gré des progressions de la mission Apollo XI. Par la suite, cet événement, comme d’autres ayant acquis une dimension historique et internationale semblable, a fait l’objet de dépêches et de dossiers à de nombreuses dates anniversaires successives.
2Ce sont ces productions, à des temporalités caractéristiques, que nous allons analyser dans cet article, issu d’un travail sur les archives de l’agence [1]. Au-delà de l’examen de la couverture AFP d’un événement international sur un mode calendaire, cet article cherche à interroger, sur un temps relativement étiré, les fondements d’une telle logique commémorative : en quoi permet-elle d’appréhender les procédés et les évolutions de la construction médiatique ? Cette logique entre-t-elle en résonance ou en contradiction avec l’essence du journalisme, inscrite dans un temps chaud et présent ? Pour répondre à ces interrogations, nous reviendrons en premier lieu sur quelques-unes des particularités à la fois de l’Agence France-Presse et du travail sur les archives de cette dernière. Pour mesurer les tensions propres à la commémoration médiatique, nous tenterons ensuite de faire émerger de l’analyse du traitement de l’événement “Premiers pas sur la Lune”, d’abord à T zéro (1969), puis à T+10 ans (1979), T+15 ans (1984), T+20 ans (1989) et enfin T+40 ans (2009), aussi bien les constantes de la production journalistique que les évolutions, dans le temps, des choix rédactionnels et des tonalités sur un même événement international.
Fabrication de l’information à l’AFP et singularité des archives
3La “fabrication” de l’actualité vue depuis la “copie” de l’Agence France-Presse, tout en ayant évolué avec le temps, est caractérisée par des procédés spécifiques et standardisés. Depuis le xixe siècle (l’agence est alors nommée Havas) et depuis 1944 (AFP), l’agence est un producteur emblématique d’information internationale dans l’urgence, grâce à la présence de ses correspondants sur tous les continents. Elle le reste aujourd’hui, malgré la concurrence que lui opposent à la fois ses homologues anglaise (Reuters, appartenant maintenant à la société canadienne Thomson-Reuters) et états-unienne (AP, Associated Press), ou plus encore les acteurs du monde numérique. L’agence ne produit pas, comme le font les journaux, de l’information directement pour le grand public : ses clients sont, outre des organismes publics et des entreprises, les médias eux-mêmes. À cet égard, son modèle économique est “B2B” (“business-to-business”) et son label repose sur des dépêches de première main, généralement factuelles [2] et pouvant correspondre, par leur relative neutralité, aux besoins de médias divers. Pour le résumer [3], l’AFP, en tant que « grossiste » de l’information, se situe généralement au début de la chaîne de production journalistique, à tout le moins pour ce qui concerne les médias français.
4Or, l’événement “Premiers pas sur la Lune en 1969” semble, en la matière, constituer une double exception. Tout d’abord, il était initialement porté par sa diffusion télévisée (l’AFP ne pouvait pas envoyer des correspondants sur place… si ce n’est au siège de la NASA – ce qu’elle fit). Ensuite, diplomatie et géographie obligent, ce sont les agences états-uniennes (en particulier United Press) qui eurent un temps d’avance sur l’agence française. Dès lors, il y a un intérêt singulier à convoquer des archives AFP en langue française, même si ces dernières se sont révélées éparses à propos de cette thématique.
5Pourquoi centrer l’analyse sur les archives de l’événement Apollo XI à T+10 ans, T+15, T+20 et T+40, plutôt que sur d’autres années ? Avant tout, cela correspond aux scansions du traitement journalistique en matière de commémoration, qui s’opère communément par tranches “signifiantes” de temps – excluant les rappels de l’événement à T+7, T+13 ou T+29 ans par exemple. Seconde raison : notre volonté de resserrement autour des contenus, là aussi les plus signifiants, en clair la mise à l’écart des anniversaires AFP présentant une certaine redondance ou un contenu de moindre intérêt sur ce même sujet “Lune”. Enfin, la moindre disponibilité et/ou la classification moins rigoureuse de certains dossiers ou de certaines années a confirmé la pertinence d’un tel resserrement. Précisons d’ailleurs cette dernière contrainte.
6L’entrée documentaire – à partir de l’inventaire des archives textuelles réalisé par l’équipe CIM-Paris 3 – par laquelle nous avons en premier lieu accédé aux dépêches AFP sur le sujet s’intitula « Apollo XI ». Cette dénomination-clé fut d’ailleurs celle d’un sous-dossier lui-même inclus dans une pochette désignant un ensemble plus large : « Hommes dans l’espace depuis Gagarine, 1961-1975 », portant l’avertissement manuscrit « Dans ce dossier, la chemise 52 “Appolo XI 20 juil. 1969 (21 juil. GMT)” ». Au-delà de l’erreur orthographique sur le nom de la mission spatiale, il nous faut souligner la surprise qui fut la nôtre de découvrir, au fur et à mesure de nos recherches, que les papiers anniversaires sur le sujet étaient disséminés dans plusieurs dossiers ou sous-dossiers, voire dans des armoires distinctes (mais tout de même proches et situées dans la section « Questions régionales » – au sens de “Régions-monde”). De même, certaines dénominations de pochettes de classement reflètent la complexité et la faillibilité de l’indexation, que le chercheur doit apprendre à dompter ; par exemple, « Hommes dans l’espace » pouvait pour certains papiers AFP signifier « Missions commerciales ». Ces éléments, et d’autres dont nous ferons ici l’économie, sont autant de traces du classement humain ; en somme, cela indique une tentative de donner du sens et de l’ordre à ce qui n’en a pas d’emblée, et qui est “éclaté” dans plusieurs rubriques journalistiques (elles-mêmes changeantes avec le temps).
7Alors que la production de l’AFP est réputée pour sa rigueur, son archivage, lui, se heurte donc à plusieurs difficultés connues dans le domaine de la documentation [4]. Comment réunir des supports (des papiers vélin aux microfiches, puis aux dépêches papier, puis aux formats des différents temps de l’électronique) qui ont évolué au cours du temps ? Comment catégoriser et classer des documents pour lesquels les entrées sont parfois sujettes à interprétation, et dont le service Documentation de l’AFP doit pourtant prévoir une réutilisation régulière et efficace ? On saisit ici la singularité du travail journalistique à partir des archives, notamment pour traiter d’événements à leurs dates anniversaires : leur production combine, en interne à l’AFP, la mobilisation de documentalistes et de journalistes. Pour la commémoration de 2009 concernant l’événement “Lune”, la réflexion sur les angles fut amorcée dès la fin 2008, et les papiers gérés finalement essentiellement depuis le bureau de Washington. Cela traduit l’implantation et les logiques de production de l’information internationale y compris pour une entité médiatique dont le siège est à Paris et pour de la matière (très) froide.
8De notre côté, en tant que chercheur, nous avons également été confronté à la singularité d’une telle étude de cas : alors que l’agence de presse est par essence inscrite dans une dimension de flux de l’information, le travail de recherche en s’intéressant à ses archives fait, lui, appel à du stock. En outre, à l’AFP cette matière n’est pas figée, puisqu’elle est régulièrement réutilisée et complétée ; d’ailleurs, parce qu’elle se veut fonctionnelle, pour servir d’appui à des papiers futurs, elle est parfois composée également de documents non produits par l’agence. Face aux ensembles parfois artificiellement réunis que nous avions repérés, il a fallu procéder à des choix. L’année 1994, bien que célébrant le quart de siècle de l’événement et comportant un Abécédaire (signe tangible du “prêt à l’emploi” produit par l’AFP), fut ainsi écartée en raison de l’éclatement des documents qui la composaient : elle regorgeait d’éléments certes intéressants à la relecture mais exogènes (coupures de presse, etc.), et elle avait manifestement été déclassée.
9Notre examen initial des archives “Lune” ne s’est donc pas limité à l’étude des documents présentés et analysés ici. Par exemple, nous avons exploré les fonds photographiques mais, à une exception près qui nous servira à illustrer la nature iconique de l’événement retenu, nous resterons concentré ici sur les archives textuelles. Par ailleurs, dans de nombreux dossiers, nous avons découvert des chronologies, des listes de cosmonautes ou des dépêches traitant des opérations soviétiques, équilibrant ainsi la couverture des missions états-uniennes dont celle d’Apollo XI. Alors que le contexte de l’événement – et de ses suites pendant une vingtaine d’années – était celui de la Guerre froide, avec notamment des difficultés pour les agences occidentales d’accéder à des informations non filtrées concernant le bloc de l’Est, il fut révélateur de retrouver les tentatives AFP d’apporter des contrepoints à la conquête spatiale états-unienne. Ainsi, même si parfois l’accent critique vis-à-vis de l’Est fut manifeste (ex : en 1973, insistance sur l’échec de Saliout II), nous avons pu vérifier que les errements états-uniens eurent également leur lot de dépêches (ex : désintégration de la navette Challenger en 1986). Le jugement porté sur le traitement de l’AFP, souvent considéré comme occidentalo-centré, est donc à nuancer, surtout dans une perspective longue. Une entrée proche de la nôtre, à savoir la couverture anniversaire du premier homme dans l’espace (Gagarine, le 12 avril 1961), si elle fut quasiment absente jusqu’aux années 1980, fut commémorée par six papiers lors de ses vingt-cinq ans (en 1986), et par dix documents (complétés de photographies, de vidéos et d’infographies) lors du cinquantenaire de l’événement (en 2011).
10Quant à la planification des commémorations, nous avons pu observer que la chronologie prévisionnelle AFP des anniversaires, constituée quelques mois avant chaque nouvelle année civile, n’était pas produite uniquement en interne à l’agence mais résultait d’un échange de fichiers avec certains des confrères dans les autres rédactions – en particulier Radio France. Cela confirme, si besoin était, que la sphère journalistique est amenée à collaborer, y compris entre supports distincts, a fortiori quand il s’agit d’actualité internationale. Or, les commémorations ne constituent pas un champ totalement à part dans la production de l’information. L’intérêt de l’analyse diachronique de contenus médiatiques est de pouvoir faire ressortir des constantes et des variables dans la couverture de l’événement. Observons alors les déclinaisons de traitement sur un intervalle de 40 ans, via la ponctuation des dates anniversaires retenues (1969, 1979, 1984, 1989 et 2009).
Couverture AFP de 1969 : l’actualité chaude malgré les contraintes
11À T 0, les 20 et 21 juillet 1969, les faits respectifs “Alunissage du module lunaire LEM” et “Premiers pas sur la Lune” firent l’objet de bulletins AFP au fur et à mesure des progressions de la mission Apollo XI – comme ce fut le cas pour les jours antérieurs (depuis le décollage de la navette, le 16 juillet). Il convient d’ailleurs de rappeler, pour la couverture de l’actualité internationale, le critère essentiel que constitue le décalage horaire, ici de sept heures entre Houston et Paris. Mais la presse française ne fut pas handicapée pour autant, en témoignent le récit et l’analyse de François Amédro : « L’événement était non seulement prévu, mais minuté : départ le 16 juillet à 14h32 [heure française], arrivée le 20 à 21h19 (l’arrivée, en fait eut lieu à 21h16). Et cet horaire nous était favorable : dans toutes nos éditions, nous serions en mesure de dire si, oui ou non, l’alunissage avait réussi ; les premiers exemplaires de Sud-Ouest sont imprimés à 23 heures, les derniers vers 4 heures du matin. Sur tout ce laps de temps les nouvelles ne s’arrêtent pas. Nous modifions nos pages pour les rafraîchir » [5].
12Cette actualité chaude, produite et transmise dans l’urgence malgré la préparation, fut réalisée depuis le centre spatial de Houston, avec plusieurs envoyés spéciaux, dont Serge Berg, (qui tenait depuis longtemps la rubrique “Sciences” à l’agence). Parallèlement à la diffusion télévisée, il s’agissait de faire vivre l’événement. Mais il s’agissait aussi et surtout d’alimenter les médias-clients en matière écrite précise et directement exploitable ; en clair, de mettre les images hic et nunc en mots, dans la langue française.
13Point d’orgue de ce suivi : à 2h56 GMT soit 3h56 à Paris, le “flash”, profondément empreint du style AFP, neutre, télégraphique et informatif, mentionnait simplement : « L’Homme pose le pied sur la Lune ». Avant que ne suivent treize bulletins jusqu’au petit matin, le dernier s’achevant ainsi : « Le drapeau américain est bien en évidence et on distingue un peu partout des empreintes de pas. Elles disent peut-être : “L’Homme était là… Il reviendra” ». Ce suivi en temps réel peut être vu comme la constitution d’une matière destinée à faire référence, en particulier pour établir des chronologies – par exemple sous la forme d’encadrés en presse écrite ou au sein même des récits journalistiques. Une preuve, parmi d’autres, plus de quarante ans plus tard : le 26 août 2012, au lendemain de la mort de Neil Armstrong, plusieurs médias français, dont Le Nouvel Observateur (« 1969 : quand l’AFP racontait les premiers pas de Neil Armstrong »), reprirent une compilation de ces bulletins, produite par l’AFP elle-même. La couverture initiale de l’agence, malgré la prégnance de la télévision, permet donc bien, à des temporalités distinctes d’établir/de rétablir une chronologie de l’événement. En creux, on devine également le travail de valorisation des archives, évoqué par ailleurs dans le présent numéro. Nous ne développerons par ici le plaisir de recherche lié à ces contenus ; soulignons toutefois qu’un tel déroulé descriptif de l’événement, relu a posteriori, est ce qui fait le miel de l’enquête pour le chercheur.
Exemples de bulletins AFP diffusés le 21/07/1969
Exemples de bulletins AFP diffusés le 21/07/1969
14Le déroulé de l’événement en “temps réel” constituant pourtant un récit “haché”, une synthèse fut diffusée (« La conquête de la Lune »), composée de dix-huit feuillets, autrement dit un calibre inhabituel (la moyenne des papiers majeurs que nous avons traités lors du projet tournant davantage autour de trois feuillets). Par ailleurs, Serge Berg est l’auteur d’un papier diffusé ce même 20 juillet 1969, à caractère scientifique et technique : « Ce qu’est le sol sélénien » (sur cinq feuillets). Cela traduit l’aspect complet de la couverture AFP, ainsi que les moyens et la préparation qui lui furent accordés : sur cet événement comme sur d’autres de portée internationale, l’agence en effet ne se limitait pas au factuel, auquel ses clients pouvaient avoir accès par le biais de la télévision, mais confirmait son autre rôle de pourvoyeur d’angles divers pour ces mêmes clients. Ces 20 et 21 juillet 1969, la tonalité AFP fut neutre, ce qui n’étonnera guère, la presse se chargeant de présenter l’événement sur un mode et avec des expressions emphatiques. Pourtant, notons que dans les jours qui suivirent (par exemple lors du retour sur Terre le 26/07/1969), l’agence céda à cette euphorie – fut-ce pour la maintenir ? – avec des expressions telles que « les conquérants d’un autre monde », pour n’en citer qu’une. Enfin, ajoutons – même si cela dépasse notre échantillon écrit – que la captation et la diffusion de photos de la NASA marqua clairement et durablement cette couverture, et plus encore celle des médias-clients notamment dans leurs Unes. Que le lecteur s’en convainque, avec les quelques clichés suivants auxquels il a déjà nécessairement été confronté.
Trois clichés NASA-AFP-Archives, du 21/07/1969 : Trace de pas sur la Lune ; module en orbite autour de la Lune, vu depuis Apollo XI ; la Terre vue depuis la Lune
Trois clichés NASA-AFP-Archives, du 21/07/1969 : Trace de pas sur la Lune ; module en orbite autour de la Lune, vu depuis Apollo XI ; la Terre vue depuis la Lune
La couverture anniversaire de 1979 à 1989 : ponctuation du temps froid de l’événement
15Y a-t-il un paradoxe à informer en urgence sur les nouvelles du monde et à mettre en avant, sur la seule base calendaire, des événements révolus ? S’agissant d’une agence de presse, il semble légitime de s’interroger sur le rapport de tels contenus anniversaires avec le présent et avec la production de l’actualité. Benoît Grevisse, auteur de plusieurs travaux en la matière, s’appuie notamment sur Gérard Genette pour souligner que la commémoration journalistique est une « anachronie » ou une « analepse » [6], ou encore sur William Johnston : « À une époque qui fait passer le présent avant tout, les anniversaires élèvent certains événements au rang de points de repère à travers les siècles. Ils égayent le présent pour l’homo rythmicus en particularisant chaque année du cycle des siècles » [7]. En clair, les dépêches habituelles de l’AFP portent sur l’actualité chaude, mais les commémorations AFP renvoient, elles, au temps froid de l’événement, tout en renforçant la dimension historique du travail journalistique.
161979. À T+10 ans, cette commémoration AFP de l’événement “Lune” fut liminaire, avec deux documents. Le premier, le 10 juillet 1979 (dix jours avant l’anniversaire), est signé Serge Berg (envoyé spécial dix ans plus tôt à Houston). C’est un avant-papier qui synthétise l’événement, en rappelle les éléments factuels et les principaux acteurs, y compris la télévision, et qui le replace dans son contexte historique et médiatique mondial (guerre du Vietnam, bombardements israéliens à Suez, Eddy Merckx vainqueur du Tour de France). Dans un style détaché, il semble déjà traduire la banalisation de l’événement. Second document : le 20 juillet 1979, jour anniversaire lui-même, Alain Raymond signe depuis Washington une dépêche classique intitulée simplement « 10e anniversaire Apollo-11 ». Celle-ci est composée de trois feuillets, avec un traitement factuel où seules l’accroche et la fin (ou “pied”) du papier possèdent une écriture et une tonalité particulières. L’accroche « Ici la Base de la Tranquillité, l’Aigle s’est posé », en référence à l’endroit où eut lieu l’alunissage (tache sombre visible depuis la Terre), est un clin d’œil davantage auditif pour qui suivit l’événement en direct, accroche pour laquelle optera d’ailleurs Libération quinze ans plus tard pour un de ses titres… Le “pied” de la dépêche AFP du 20/07/1979 est, lui, révélateur de la perception de l’événement dix ans après son déroulement : « La routine s’installe, l’intérêt baisse, l’aventure cède la place ». Hormis ces deux éléments, qui pourraient refléter un aspect narratif et ainsi contrevenir en partie aux règles d’une dépêche classique, le papier surprend par son unicité (si l’on écarte l’avant-papier mentionné plus haut). Le croisement et le dépouillement de dossiers parallèles a pourtant permis de corriger cette appréciation, et d’en apprendre davantage sur la production de l’AFP. D’une part, le même Alain Raymond produisit en juillet 1979 un plus long texte avec un angle distinct (« Que sont devenus les astronautes ? ») mais celui-ci ne fut diffusé à la clientèle qu’en décembre : ainsi donc, comme dans les journaux, il existerait du “marbre” à l’AFP, en l’occurrence de la matière destinée à n’être proposée qu’après coup, au moins à moyen terme… D’autre part, la pratique communément admise, selon laquelle les correspondants AFP restent généralement anonymes (pour les confrères comme pour le grand public), est ici contredite, puisque certains papiers comportent clairement une signature, avant même le titre. Cette observation concernant des signatures a été confirmée dans la plupart des anniversaires suivants mais aussi à plusieurs reprises dans d’autres thématiques : là encore, voir dans ce numéro les articles issus des collègues ayant travaillé sur ces mêmes archives AFP.
171984. À T+15 ans, la résonance de l’événement “Premiers pas sur la Lune” fut bien plus marquée. La « routine » observée en 1979 laissa place à des perspectives nuancées. La couverture AFP de juillet 1984 comporte ainsi quatre dépêches et un dossier spécial ; elle fut complétée quelques mois plus tard, entre le 15 septembre et le 1er novembre, par trois papiers présentant un intérêt certain pour notre étude. En amont, dès le 30 mai 1984 (« Le président Reagan exalte la conquête de l’espace »), on peut noter la singularité des célébrations de ce quinzième anniversaire : elles ne furent pas alimentées exclusivement par des institutions médiatiques, autrement dit le champ politique s’en empara. Deux papiers AFP furent diffusés le 19/07/1984, l’un depuis Washington (« Le programme spatial américain 15 ans après », par Hervé Guilbaud), l’autre depuis Paris (« La Lune, cette conquête déjà oubliée », en cinq feuillets, soit une taille conséquente). Ce dernier article fut celui repris dans le document spécial AFP-Sciences n°413, daté du même jour, qui comprend en outre huit illustrations. Les deux papiers, cette fois, ne sont plus factuels (aucun rappel des faits comme en 1979) mais analytiques et interprétatifs : ils examinent les perspectives, relativement peu probables, d’un retour sur la Lune et les controverses qui accompagnent à la fois les missions lunaires initiales et cet éventuel retour. Cette tonalité se retrouve les 20 et 22 juillet : depuis Méribel (en Savoie) où se déroule un festival international d’aviation et d’astronautique, l’AFP diffuse un papier de deux feuillets sur les débats (« “Semaine sur la Lune” à Méribel ») ; en trois autres feuillets, il constate surtout les déceptions scientifiques des expéditions les plus récentes et le désintérêt croissant en la matière (« La lune est triste »). C’est, là encore, en dehors du corpus limitatif, à savoir la date anniversaire proprement dite, qu’apparaissent des éléments d’une autre nature : les 15 et 22 septembre 1984, l’AFP semble servir de courroie de transmission aux discours stratégiques états-uniens, avec deux dépêches pour lesquelles les perspectives semblent renversées et, cette fois, abordées positivement (« La Lune pourrait devenir partiellement américaine au xixe siècle » et « Les Américains préparent leur retour sur la Lune », respectivement sur trois et quatre feuillets). Mais, dans cette période élargie du quinzième anniversaire, c’est la dépêche du 1er novembre, en trois feuillets et sous la plume d’Hervé Guilbaud (présent à plusieurs reprises sur cette thématique), qui interpelle le plus : son intitulé « Dans vingt-cinq ans, des hommes vivront et travailleront sur la Lune » ne ressemble pas au style factuel de l’AFP, il est au contraire inspiré par la communication émanant d’un symposium organisé à Washington. Outre qu’il peut faire sourire le lecteur d’aujourd’hui, il dépasse le cadre des perspectives spatiales et s’ancre davantage dans celui de la prospective, ce qui n’est pas habituel pour l’agence.
181989. Deux décennies après l’événement, le traitement anniversaire des Premiers pas sur la Lune semble correspondre encore davantage – le temps aidant – aux critères de la commémoration de type médiatique. Pour Pierre Nora, cette commémoration, « c’est avant tout le présent qui se célèbre lui-même à travers les modalités du passé » [8]. Or, s’agissant de la conquête lunaire, il paraît évident que la commémoration est d’autant plus l’objet d’une tension entre progrès passés et futurs. Pourtant, parce qu’elle est marquée par de fortes incertitudes, l’année 1989 va laisser l’événement “Lune” et son aspect technologique à la marge : la production AFP sur ce même anniversaire sera réduite et concentrée. Mais rien de spécifique à la Lune ici. L’étude d’autres commémorations, comme celles sur la fin de la Deuxième guerre mondiale, confirme en effet que certaines temporalités anniversaires s’avèrent moins fournies, dans la mesure où s’opère un effet cumulatif : « (…) au fil des années, une commémoration intègre les précédentes et peut devenir une mémoire de celles-ci » [9].
19Par quoi la ritualisation est-elle alors mise à l’épreuve ? En juillet 1989, les incertitudes sont d’une part d’ordre économique et conduisent à la nuance. Un avant-papier AFP, le 17 juillet, suggère ainsi qu’« Un nouveau séjour de l’Homme sur la Lune n’est pas pour bientôt », signe de pessimisme ou à tout le moins de réalisme. D’autre part, les incertitudes de juillet 1989 portent sur la stabilité des deux blocs – concernant le bloc soviétique, la fin de cette même année vérifiera cette incertitude. Alors que la conquête lunaire n’est plus au centre de l’affrontement [10], l’Agence France-Presse cède le 19 juillet 1989 à la tendance médiatique de faire intervenir les “vieux briscards”, puisqu’Alain Raymond signe « L’homme sur la Lune : souvenirs d’il y a vingt ans ». Quant au 20 juillet lui-même, ce sont davantage des papiers factuels, dont une chronologie, qui sont diffusés, ainsi qu’une autre dépêche (classée dans une chemise différente) sur les retombées technologiques et économiques des opérations spatiales. Le traitement journalistique repose ici davantage sur la nostalgie : les commémorations, en fixant le passé, en figeant le temps (cf. supra), agissent en quelque sorte comme une pause ou un interlude dans la course à l’information, dans l’urgence des flux – ces derniers ayant renforcé leur prégnance avec les technologies numériques d’aujourd’hui. La logique commémorative permet d’ailleurs de lutter contre celle, répandue, de l’oubli, qui nourrit de manière récurrente certains des discours critiques à l’encontre des pratiques journalistiques. Les commémorations, au contraire, accentuent la dimension mémorielle – collective [11] – des médias. Cela se vérifiera encore davantage avec l’anniversaire de l’événement proposé par l’AFP en 2009.
L’événement “réchauffé” en 2009 : la dimension mémorielle
20Si l’on a vu plus haut que la commémoration médiatique peut agir en quelque sorte comme une interpénétration du présent et du passé, il est tentant, après examen des archives sur un temps long, d’aller plus loin dans l’interprétation : le traitement journalistique donne l’impression de rejouer périodiquement le passé, voire de le “réchauffer”. Ainsi, du traitement proposé par l’AFP quarante ans après les Premiers pas sur la Lune, il ressort à la fois : 1) une prévisibilité de traitement du sujet, liée à l’agenda et la logique décennale (alors que, par exemple en 2008, 39 ans après l’événement, ça n’était pas le cas) ; 2) une forme d’opportunisme à faire intervenir les protagonistes de l’événement passé (tandis que, plus signifiant encore puisse être l’anniversaire des cinquante ans en 2019, il n’est pas certain qu’ils soient alors encore en vie [12]) ; 3) un côté artificiel de la “re-représentation” de l’événement. Si en 2009 l’événement “Lune” semble enfin accéder réellement à son statut historique à proprement parler (avec le recul du temps et puisque la Guerre froide a pris fin), la construction journalistique tend à en affirmer le caractère symbolique et à en dépasser le “mythe”. À l’AFP, que nous avons introduite comme « grossiste » de l’information et à ce titre prescripteur pour ses clients, cela passe par une extrême diversification des angles et, partant, par un renforcement à la fois de la dimension cérémonielle (comme cela a déjà pu être souligné pour les dispositifs télévisés [13]) et mémorielle.
21Ainsi, tandis que la production des années 1980 et 1990 présentait un moindre intérêt journalistique et scientifique, l’analyse du traitement de l’événement “Lune” à T+40 ans permet de tirer davantage d’enseignements. La première constatation sur le dossier 2009 porte à la fois sur une anticipation plus nette de la commémoration AFP : le 12 juillet, l’agence diffusa en bloc à la clientèle huit papiers et une infographie complète (celle-ci sera d’ailleurs réutilisée telle quelle lors de la production AFP le 26/08/2012, après la mort de Neil Armstrong). La seconde observation concernant ce même dossier porte sur le calibrage extrême des papiers : le plus court et le plus long comportent respectivement 550 et 700 mots, soit deux fois moins que dans les couvertures anniversaires précitées. Les formats semblent ainsi avoir évolué pour coller à la lecture plus rapide de la presse, notamment sous l’effet des usages en ligne.
22En 2009, la première dépêche sur le sujet est une synthèse factuelle (« Il y a 40 ans, avec la conquête de la Lune, un vieux rêve devient réalité »). Bien qu’elle s’achève sur une temporalité future (via une interview de Buzz Aldrin [14] suggérant les perspectives de visites d’autres planètes dont Mars), cette dépêche ravive le souvenir. En ce sens, elle active pleinement la dimension mémorielle, voire a tendance à la surexploiter. L’événement et la mémoire sont ici pensés, à tort, comme universels. Or, l’événement ne l’est pas puisque le bloc soviétique l’avait vécu comme une défaite ; la mémoire non plus, dans la mesure où même parmi les publics occidentaux tous n’ont pas suivi de la même manière l’événement, voire ne l’ont pas vécu pour certains (en particulier les plus jeunes). Cela confirme l’assertion de Béatrice Fleury-Vilatte, rencontrée sur le traitement médiatique d’une autre thématique (la guerre d’Algérie) : « Multiforme et en constante évolution, le contenu de la mémoire résulte, par conséquent, de la rencontre particulière entre la mémoire collective ou sociale et la mémoire individuelle [15] ».
23La majorité des sept autres papiers “Lune” proposés par l’AFP en 2009 est caractérisée par une approche magazine. Un portrait de Neil Armstrong, « héros planétaire », permet d’abord de découvrir les particularités de son profil et de son aventure avant d’être clos par ses éléments biographiques généraux : on remarque ici l’évolution du style agencier puisqu’il ne respecte pas la règle originelle de la pyramide inversée. Ensuite, un papier traite des divergences stratégiques entre Aldrin et Schmitt (dernier humain sur la Lune) concernant les conquêtes spatiales à mener et les coopérations internationales en ce sens. Ces deux dépêches tendent à “humaniser” l’événement, ou tout du moins à l’aborder sous l’angle de ses protagonistes. En revanche, un autre document, intitulé « Les premiers pas lunaires d’Armstrong, un revers pour l’URSS » et indiqué comme “Papier d’angle”, fonctionne comme une mise en histoire de la période : tout en s’intéressant au prisme occidental et au faible traitement médiatique de l’alunissage de 1969 – soit un double miroir – il illustre parfaitement le procédé commémoratif en renvoyant à la notion même d’événement et à ses attributs, tels qu’ils ont été définis par exemple par Jocelyne Arquembourg : « Contrairement au fait qui s’inscrit dans le présent de son accomplissement où il réalise des possibles préalables, un événement ouvre des possibilités à venir, de sorte que l’analyse rétrospective de ses causes ne permet jamais de l’expliquer complètement. Il instaure une faille entre passé et avenir, en autorisant l’émergence de possibilités jugées jusqu’alors impossibles, il déborde le présent et crée ainsi une sorte de dysfonctionnement du temps » [16]. Le procédé est d’ailleurs confirmé par une autre unité du dossier 2009, intitulée « USA : incertitude sur l’avenir spatial, 40 ans après la conquête de la Lune », qui croise les temporalités malgré son caractère non original (cet angle et cette tonalité avaient déjà été observés lors d’anniversaires passés, cf. supra).
24L’innovation des angles est davantage présente avec les trois derniers documents (chacun portant là encore la mention “Papier d’angle”, ce qui n’était pas le cas entre 1969 et 1989). La dépêche « Des astronomes australiens témoins des premiers pas humains sur la Lune » (ces derniers ayant eu pour rôle la collecte de données et le relais les images vers la NASA) accentue la dimension de l’image et de la diffusion télévisée lors du déroulement de l’événement. Quant aux deux derniers papiers de ce dossier, ils témoignent d’un décentrement encore plus profond : l’un sur le rêve chinois de conquérir la Lune à son tour, l’autre faisant la part belle à une autre voix nouvelle, celle des publics eux-mêmes, et notamment les adeptes du scepticisme et de la théorie du complot (« 40 ans après les premiers pas sur la Lune, certains n’y croient toujours pas »). Cette dernière conception, largement répandue sur le web, est une manière habile pour l’AFP et ses clients de mettre en suspens l’événement, avant le prochain anniversaire. Enfin, il convient de souligner que le service vidéo de l’AFP (en plein développement depuis 2007), met en avant, au-delà de ses propres interviews et images d’actualité, quelques-unes des archives télévisées de l’alunissage et des premiers pas. La conjonction entre la couverture de 1969 et celle de 2009, entre l’événement et la mémoire de celui-ci, entre l’Histoire et son exploitation médiatique, semble de plus en plus entière. Ce phénomène conduit à s’interroger sur la fonction de tels anniversaires, comme le font Joëlle Le Marec et Igor Babou : « Tout se passe comme si (…) le média “utilisait” la commémoration pour faire fonctionner son mode de légitimation privilégié, le mettre à l’épreuve, le rendre visible à tous comme mode d’emploi » [17]. En somme, les commémorations médiatiques – telles que celle des premiers pas sur la Lune proposée par l’Agence France-Presse dans ses dépêches et ses dossiers spéciaux – font certes appel à une temporalité paradoxale, mais elles renforcent surtout l’identité, les procédés et les fonctions sociale et culturelle du journalisme.
Entre Histoire et petites histoires…
25Au terme de cette étude de cas – pour laquelle plusieurs autres pistes existent néanmoins, par exemple le recours aux témoignages des journalistes protagonistes aux différentes époques – les enseignements sont assez nombreux. L’analyse des dossiers spéciaux anniversaires des premiers pas sur la Lune, si elle ne semble pas réellement révéler une franche évolution des pratiques journalistiques en quarante ans, confirme en revanche plusieurs constantes dans la production de l’Agence France-Presse mais dessine aussi quelques tendances inattendues.
26Parmi les constantes, la suivante : plus on avance dans le temps, plus le dispositif et le nombre d’angles/de papiers anniversaires est fourni, laissant place, en complément des rappels factuels, à davantage de papiers features. Par ailleurs, plus on avance dans le temps, plus l’acteur médiatique qu’est l’AFP a tendance à coller aux opérations organisées par les institutionnels ou autres acteurs tiers, à savoir les colloques, déclarations politiques ou autres célébrations. En ce sens, le journalisme apparaît suiviste mais surtout inscrit dans une logique à laquelle il prend lui-même part. Ici, l’AFP a à la fois traduit et construit, sur un temps long, la dimension historique de l’événement « Premiers pas sur la Lune”. Autre constante significative, et corollaire : pour ses médias-clients, l’Agence France-Presse travaille en priorité ses informations factuelles mais elle est également prescriptive en matière de rythme et de variété d’angles, et elle procède en quelque sorte à une pré-organisation des choix rédactionnels qui seront opérés au sein des rédactions des différents clients. Alors que beaucoup d’entre eux disposent de leurs propres archives, l’agence exerce pleinement la fonction d’agenda (ou ici celle d’éphéméride, répandue dans la production des médias de masse). Cela est d’autant plus vrai que désormais les papiers AFP (ainsi que leurs calibres) sont annoncés à l’avance. En somme, les logiques de l’offre et de la demande semblent dès lors interdépendantes.
27Au rang des leçons inattendues, soulignons que la couverture renouvelée d’un même événement ne produit pas des sujets identiques, comme le lecteur lambda aurait pu s’y attendre. Au contraire, les commémorations successives de l’AFP sont marquées par des critères quantitatifs et qualitatifs fluctuants. S’efforçant de produire une variété d’angles plutôt que de rafraîchir des papiers passés, l’agence en vient parfois à sortir des règles qu’elle s’est fixée depuis 1944. Ainsi la résonance de l’événement renseigne-t-elle sur le caractère narratif des archives. En outre, la couverture anniversaire peut parfois aller au-delà de la rétrospective et des perspectives : elle peut inclure de la prospective, ce qui dépasse alors le cadre de production de l’AFP, précis et factuel. De même, les signatures, habituellement peu présentes dans les dépêches, le sont ici. Cela n’est pas spécifique à cette thématique (cf. les découvertes de notre équipe entre 2007 et 2011 sur différents échantillons) mais peut néanmoins s’expliquer par la particularité et le prestige de l’événement – comme s’il s’agissait pour l’agencier d’associer son nom au récit historique de la conquête de la Lune. Pourtant, qui d’autre que le chercheur pour déceler ces signes infimes ?…
28Produire médiatiquement et de manière récurrente sur un même événement passé, c’est pour une agence de presse procéder à des rappels factuels, à des remises en contexte. Mais c’est aussi en quelque sorte réécrire l’Histoire, sans pour autant la détourner, mais en convoquant la dimension patrimoniale d’une culture partagée. Par ailleurs, commémorer l’événement historique, c’est aussi parfois raconter l’Histoire par la petite histoire – source de plaisir pour le chercheur. Lors du dépouillement de l’ensemble des sujets AFP sur la conquête spatiale, nous avons pu le vérifier à de multiples reprises, autant en découvrant les parcours atypiques des cosmonautes que les innovations insensées qui furent tentées ou les expériences qui furent vécues lors des missions. Un seul exemple, qui dénote au milieu des dépêches classiques voire austères de l’agence, et qui fera sourire : le 19 décembre 1973, l’AFP diversifiait son traitement autour de la mission Skylab-3 par un papier sur : « À part la pétomanie, tout va bien à bord ». Revenir sur une couverture passée, c’est en effet découvrir, en appui des dates anniversaires elles-mêmes, que les sujets techniques, les incidents ou catastrophes, les voyages orbitaux commerciaux, la coopération spatiale, la santé des astronautes ou d’autres sujets à enjeux, peuvent laisser place, parfois, à des sujets plus légers. Ceux-ci non seulement évoquent une réalité mais permettent de “feuilletonner” le récit, le rendant ainsi moins rébarbatif et plus “vendeur” (cette dimension commerciale n’a d’ailleurs rien à envier aux procédés de découpage du récit mis en place par les agences et par les journaux au xixe siècle).
29Outre la combinaison de la “grande” Histoire avec celles, plus anecdotiques, des protagonistes, commémorer l’événement “Premiers pas sur la Lune” à chaque décennie, renvoie enfin à deux autres aspects, complémentaires. D’une part, c’est aussi s’appuyer sur la culture médiatique et le vécu [18] de ceux qui y avaient assisté en 1969, et en ce sens parier sur une implication des publics grâce à leurs propres histoires vis-à-vis de l’événement. D’autre part, c’est être confronté à un paradoxe : tandis que, comme nous venons de l’exposer, l’approche historique d’un événement valorise son caractère unique dans le temps, l’approche journalistique, elle, tend à se l’approprier en lui offrant une répétitivité et la dimension du souvenir.
Bibliographie
Bibliographie
- Bertrand Cabedoche, « Historicité, didacticité et scientificité du discours d’information médiatique. La construction du récit commémoratif dans la presse magazine », Les Cahiers du journalisme, n° 13, 2004.
- Jacqueline Chervin, « Est-ce que vous avez la bonne image sur votre écran ? », Hermès, n°21, 1997, p. 67-77.
- Alix Desforges, « Le cinquantenaire du premier vol spatial : regards médiatiques à travers le monde », Revue de la Défense Nationale, tribune n°103, 2011, p. 1-4, www.ihedn.fr/userfiles/file/apropos/Article%20DESFORGES.pdf, consulté le 28 juin 2012.
- Benoît Grevisse, Denis Ruellan, « Pratiques journalistiques et commémoration », Recherches en communication, n°3, 1995, p. 83-98.
- André-Jean Tudesq (dir.), La Presse et l’événement, Paris/La Haye, Ed. Mouton & Co, 1973, 183 p. (on lira particulièrement la troisième partie, sur la couverture de la mission Apollo XI par différents journaux français et étrangers).
Notes
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[*]
Maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’IUT de journalisme de Tours.
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[1]
Recherche post-doctorale (2009-2011) dans le cadre du projet ANR-Corpus « Archives-AFP » (fin 2007-fin 2011), coordonné à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris III par Michael Palmer.
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[2]
Eric Lagneau, « Le style agencier et ses déclinaisons thématiques – L’exemple des journalistes de l’Agence France-Presse », Réseaux, n°111, Hermès Sciences Publications, 2002, pp. 58-100.
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[3]
Sur le sujet, lire l’article de Michael Palmer dans le présent numéro. Mais aussi, entre autres : Michael Palmer, Le Trafic des nouvelles, Paris, Alain Moreau, 1981 ; Michael Palmer, Homo informans – L’Urgence des news au fil des millénaires, Paris, L’Amandier, 2011 ; Michael Palmer, Jérémie Nicey, Lexique subjectif de l’homme informant, Paris, L’Amandier, 2011 ; Camille Laville, Les transformations du journalisme de 1945 à 2010 - Le cas des correspondants étrangers de l’AFP, Paris, INA/De Boeck, 2011.
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[4]
Pour en prendre la mesure, lire également, dans ce même numéro, les articles des autres membres de ce projet de recherche sur les archives AFP, par exemple ceux de Michael Palmer, Florence Grimault et Aurélie Aubert. Précisons que subsistent principalement, aux archives “texte” à l’AFP-Paris, les documents utilisés ou conservés par le service de documentation de l’AFP, également situé au siège parisien de l’agence.
-
[5]
Francis Amédro, « Le débarquement sur la Lune vu par le journal Sud-Ouest », in André-Jean Tudesq (dir.), La Presse et l’événement, Paris/La Haye, Ed. Mouton & Co, 1973, p. 83.
-
[6]
Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 82, cité in Benoît Grevisse, « La commémoration comme motif d’un récit journalistique », Médiatiques. Récit et société, 1999, vol. 17, pp. 12-14.
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[7]
William Johnston, Post-modernisme et bimillénaire, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Perspectives critiques, 1992, p. 257, cité in ibid. (B. Grevisse, 1999, p. 12) et cité in Benoît Grevisse, Denis Ruellan, « Pratiques journalistiques et commémoration », Recherches en communication, n°3, 1995, p. 84.
-
[8]
Christian Delporte, Isabelle Veyrat-Masson, « Entretien avec Pierre Nora : la fièvre médiatique des commémorations », Le Temps des médias, 2005/2, n°5, p. 191-196. Relire par ailleurs, pour la pensée originelle de l’historien sur ce point : P. Nora, « Le retour de l’événement », in Jacques Le Goff, Pierre Nora, Faire de l’histoire. Nouveaux problèmes, Paris, Gallimard, 1974, p. 210- 228.
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[9]
Jacques Walter, « Auschwitz. Le 60e anniversaire de la libération des camps. Les enjeux testimoniaux et historiques d’une cérémonie sur TF1 », Cahier international. Études sur le témoignage audiovisuel des victimes des crimes et génocides nazis, 2007, 13, p. 10. Sur cette même thématique et ses commémorations, voir notamment : Isabelle Veyrat-Masson, « Entre mémoire et histoire. La Seconde Guerre mondiale à la télévision », Hermès, n°8-9, 1991, Paris, CNRS Editions, p. 151-169.
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[10]
L’URSS, en train de plier, n’en fit plus sa priorité, mais les États-Unis, eux, poursuivirent leurs efforts précisément pour dominer leur ennemi. Pourtant, trois ans plus tôt, une dépêche du 04/04/1986 (donc en dehors de l’échantillon ici retenu), sous la plume d’Hervé Guilbaud, constatait : « Le lièvre américain risque de se faire rattraper par la tortue soviétique »…
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[11]
Maurice Halbwachs, On Collective Memory, Chicago, University of Chicago Press, 1992.
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[12]
Le parallèle peut être dressé ici avec les commémorations de la fin de la Première guerre mondiale en 2008, où quelques combattants de l’époque étaient encore vivants : elles anticipaient en quelque sorte les célébrations pourtant plus signifiantes de 2014, où ça ne sera pas le cas puisqu’il semble que le dernier « poilu » soit décédé en 2011.
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[13]
Daniel Dayan et Elihu Katz, La télévision cérémonielle, Paris, PUF, 1996, pour ne citer qu’un exemple.
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[14]
Le deuxième homme à avoir foulé le sol lunaire fut typographié Edwin Aldrin par l’agence jusqu’en 1989, puis Edwin “Buzz” Aldrin, et cette fois, en 2009, Buzz Aldrin sans les guillemets ; cela suggère l’appropriation médiatique et populaire de l’événement, y compris à l’AFP où il est devenu acceptable que certains des protagonistes accèdent à une certaine familiarité.
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[15]
Béatrice Fleury-Vilatte, La Mémoire télévisuelle de la guerre d’Algérie (1962-1992), Paris, L’Harmattan, 2000, p. 14.
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[16]
Jocelyne Arquembourq, Le Temps des événements médiatiques, Bruxelles, INA/De Boeck, 2003, p. 46.
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[17]
Joelle Le Marec, Igor Babou, « Cadrages médiatiques et logiques commémoratives du discours à propos des sciences », Communication, vol. 24/2, 2006, p. 74.
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[18]
Joelle Le Marec et Igor Babou, op. cit., p. 11.