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Article de revue

L'amour au tribunal

Pages 279 à 283

Notes

  • [*]
    Maître de conférences HDR en Histoire contemporaine à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Anne-Claude Ambroise-Rendu est co-rédactrice en chef du Temps des médias.
  • [**]
    Journaliste politique et littéraire, ancien secrétaire rédacteur du corps législatif, Anatole Claveau est l’auteur des Souvenirs politiques et parlementaires d’un témoin, 1913-1914.

1A la fin du xixe siècle, l’amour joue au tribunal un rôle ambivalent. Fustigé lorsqu’il conduit à des égarements que la raison réprouve, il est aussi, et dans le même temps, le motif d’une indulgence que le Code Pénal n’avait pas prévue. Sous l’appellation très sauvage et très médiatique de « crime passionnel », il conduit souvent à des sentences bénignes voire à l’acquittement pur et simple des meurtrier-e-s emporté-e-s par une incoercible passion. La propension croissante des jurés à acquitter les assassins amoureux, au nom d’une compréhension très émotionnelle du principe de l’individualisation des peines, suscite les réactions de la magistrature et les commentaires alarmés ou amusés d’une très large partie de la presse, en vain semble-t-il...

Le Figaro, 19/06/1901, Anatole Claveau [**]

Les crimes passionnels

2Un homme très à la mode en ce moment - dans les journaux - c’est M. le président Sauvajol. Il a osé donner de bons conseils aux jurés qui acquittent les assassins et les vitrioleuses, sous prétexte qu’un crime passionnel n’est pas un crime. Il leur a expliqué très congrûment que tous les crimes sont passionnels comme tous les enfants sont naturels, et que ce n’est pas une raison pour les absoudre. Car, je vous prie, montrez-moi un crime où la passion, fût-ce la passion de l’argent, n’ait pas armé le bras du coupable.

3Il faut être extrêmement passionné pour tuer, même quand on tue avec une apparence de sang-froid. En un mot, tous les criminels obéissent, en commettant leur crime, à une exaltation quelconque, à une effervescence plus ou moins visible, à une frénésie intérieure. La brute elle-même ne tue que sous l’empire d’une passion. Un ivrogne hébété assomme ou égorge un passant qu’il n’a jamais vu c’est sa passion du vin, transformée par un phénomène physiologique en passion du sang, qui a sévi et tué. Allez-vous, pour cela, le rendre, indemne et dégrisé, à l’assommoir d’où il sort ?

4Voilà ce que le président Sauvajol a dit aux jurés et il n’en a pas fallu davantage pour mettre les avocats en colère. Ces défenseurs de la veuve et de l’orphelin lui ont demandé de quoi il se mêlait. Ils se sont même plaints, en corps, au garde des Sceaux qui leur a promis une enquête. Ils ont juré de ne pas plaider devant ce magistrat brutal qui s’est permis d’insulter leurs clients ordinaires et de mettre le jury en garde contre un excès d’indulgence auquel ils doivent le plus clair de leur renommée. Les journalistes ont pris parti, qui pour, qui contre la chose fait un bruit énorme (…).

5Il est hors de doute que le revolver, le couteau et le vitriol n’ont jamais eu si beau jeu. Sur trois couples d’amants qui commencent par s’aimer, il y en a deux qui finissent par se tuer. A quoi sert donc ce divorce dont on célébrait les bienfaits ? Je ne l’eusse pas inventé… Mais (…) à l’heure qu’il est, il existe ; on peut même dire qu’il constitue le plus florissant de tous tes commerces. « Quand on a épousé un ange comme la marquise », on a hâté d’en épouser un second. Cette liberté ne suffit-elle pas à votre bonheur ? Laissez là vos engins meurtriers puisqu’on a brisé vos chaînes. Avant Alexandre Dumas fils qui a dit : « Tue-la ! », l’Ecriture avait dit « Tu ne tueras point ! » Et, à défaut de l’Ecriture, une conscience un peu moderne n’admet guère que, pour des griefs personnels, le premier venu prenne sur lui de supprimer en une seconde ce passé, ce présent et cet avenir qui s’appelle un être humain.

6Crime passionnel dit-on. C’est entendu, mais, passionnel ou non, il me semble un peu raide que vous ôtiez la vie à un camarade parce que le coucou s’est mis à chanter dans votre maison comme il chante tous les jours dans les bois. Envoyer un homme ou une femme dans l’inconnu, donner la mort ! Avez-vous bien réfléchi à tout ce qu’un pareil cadeau peut contenir d’usurpation ? Je ne sens rien en moi de draconien ni de farouche, mais j’enrage quelquefois de trouver les jurés si bons princes, et j’estime que M. le président Sauvajol n’a pas excédé son pouvoir en leur rappelant que la plus enflammée des amantes abuse du sien, lorsqu’elle brûle, avec un liquide corrosif, des yeux qui, l’ayant longtemps admirée, éprouvent un peu moins de plaisir à la voir.

7Ces yeux-là ont tort, soit ! Mais on les punit trop sévèrement quand on les prive ainsi de passer à d’autres régals. La dernière de ces furies en a eu pour cinq ans, et je ne serai pas étonné que les invites du président Sauvajol aient décidé le jury à forcer un peu la dose. Laissez-nous tranquilles avec votre couteau et votre vitriol passionnels !

8Ce qui me frappe, c’est que nos pères, plus simplistes que nous, ne faisaient pas de ces distinctions subtiles entre les crimes ; il suffisait à leur humanité d’avoir introduit les circonstances atténuantes dans un article du Code pénal.

9Apercevant très bien que la frontière qui sépare les crimes entre eux est, pour ainsi parler, une bande de caoutchouc à la fois très étroite et très élastique, une bretelle, une jarretière, ils se refusaient à établir des catégories trop rigoureuses et ils laissaient au juge le soin de déterminer les variétés et sous-variétés dans chaque espèce. En tout cas, ils avaient une logique d’esprit et de langage qui eût repoussé comme trop vague et trop général ce terme de crime passionnel qu’on applique aujourd’hui indistinctement à tous les crimes d’amour.

10Même dans ces crimes d’amour, que de diversité ! Un malheureux a eu l’imprudence de s’attaquer à une coureuse. En quelques mois, en quelques jours, elle l’a mis dans l’état où un taon met un cheval. A bout de patience, il la gifle et la renverse. Elle résiste, elle griffe, elle mord. Il se jette de nouveau sur elle, la serre un peu fort, et la voilà morte ! Nous avons vu cela. Il ne voulait pas la tuer, la corriger seulement, pas même ! Attaqué, il a perdu la tête, et comme il a la main lourde, elle est restée sans souffle et sans vie, sur le carreau de la chambre. Crime passionnel !

11Il y a aussi ce pauvre Billoir qui coupa en morceaux la femme Le Manach et paya de sa tête cette charcuterie insensée. Crime passionnel ! Ce ne fut pas l’assassin mais le découpeur qu’on guillotina. Vous souvenez-vous de Massé ? Comme Billoir, il avait aimé, il aimait peut-être encore sa victime. La première rencontre de l’homme et de la femme était une rencontre amoureuse. Seulement l’amour avait engendré la haine, comme son fruit naturel, et la vie commune était devenue un enfer. La fille, jolie et alléchante, était positivement une rien-qui-vaille, une vulgaire pierreuse, méchante et mauvaise. Bafoué, volé, molesté, menacé, battu, provoqué enfin de toutes les manières par cette diabolique créature, il s’est contenu pendant des mois. A la fin, il s’est oublié, il a manqué de calme, il a eu ce qu’on appelle un mouvement de vivacité, et le voilà bouclé, mon ami, pour le restant de ses jours. Crime passionnel !

12Au fait, valait-il mieux qu’elle ? Un jeune romancier naturaliste avec qui nous causions, ces jours-ci, du président Sauvajol trouvait aussi le jury trop mou et me disait en son langage « Un mufle a tué une rosse, ils se sont cognés jusqu’à ce que mort s’ensuive. Que vous importe ce fait divers ? Quel intérêt philosophique y voyez-vous ? » Aucun, si ce n’est que le fils de Thésée a tort quand il prétend qu’un seul jour ne suffit pas à faire un assassin.

13Dans cette affaire Massé, la jalousie amoureuse, mère de presque tous les crimes passionnels, ne joua qu’un rôle très effacé. Le couple n’en était plus là. Entre ce Roméo de carrefour et cette Juliette de trottoir, on n’y regardait pas de si près. Ce n’est pas parce qu’il la trompait qu’elle voulut lui arracher les yeux, et ce n’est pas parce qu’elle le trompait qu’il l’étrangla. S’ils en vinrent à de pareilles extrémités, c’est uniquement parce que la mésintelligence était entre eux à l’ordre du jour. Jugez de ce qui arrive lorsque la jalousie s’en mêle et qu’elle souffle ses poisons dans des âmes bien préparées.

14Je ne vais pas écrire un morceau sur la jalousie ; mais je puis bien dire, sans abus du lieu commun, qu’elle est la plus furieuse, la plus folle des passions, la démence même ; qu’elle se porte, du premier coup, à toutes les insanités, à toutes les violences, à tous les dévergondages de mots, d’idées, d’objurgations, d’invectives ; qu’elle voit rouge tout de suite ; qu’elle aboutit presque infailliblement, dans son développement normal, ou plutôt dans sa fermentation hystérique, au conflit, au sang, au meurtre.

15Cela finit toujours par des ruptures, des scandales, des suicides, des crimes – passionnels ! Hermione charge Oreste d’assassiner Pyrrhus ; Phèdre accuse Hippolyte de l’adultère incestueux qu’elle a elle-même rêvé ; Othello étouffe Desdémone innocente ; Christine de Suède fait poignarder Monaldeschi ; Myrrha a une envie folle d’assassiner sa mère et Julia de Trécœur fait le saut périlleux dans la mer, comme Sapho ! Aucun Pas-teur n’a encore trouvé le vaccin de cette rage.

16Elle explique, sans l’excuser, l’indulgence du jury pour les crimes passionnels. On s’étonne, on s’indigne quelque fois de sa faiblesse. On s’étonne et on s’indigne également de rencontrer chez des criminalistes philosophes une tendance chaque jour plus marquée à considérer ce genre de crimes comme une aberration mentale qui relève plutôt de la maison de santé que de la Cour d’assises. On signale chez tous ces coupeurs de cheveux en quatre une sorte de dépression de la conscience, un serf-arbitre, inhabile désormais à discerner le bien du mal, une prudence équivoque et pusillanime ; pour tout dire, une lâcheté morale qui a perdu le sens des responsabilités.

17J’ai déjà reconnu, à l’honneur du président Sauvajol, détesté des avocats, qu’il y a dans cette opinion une grande part de vérité. Il m’est arrivé bien souvent, comme à tout le monde, de déplorer cette compassion qui, dans la pratique, aboutissait, hier encore, au plus paradoxal acquittement. Mais, en y réfléchissant, on arrive tout de même à comprendre les perplexités des douze bourgeois entre les mains desquels on remet le sort d’un malheureux très honnête -la veille !

18Il en est bien deux ou trois, parmi ces douze, qui, dans leur vie plus ou moins agitée, ont eu maille à partir avec une femme insupportable. C’en est assez pour mesurer combien est mince et peu étanche la cloison qui sépare un brave homme d’un chourineur. Une querelle, une impatience, une vive attaque de ces nerfs toujours si difficiles à dompter, il n’en faut pas davantage. Un mot en amène un autre, comme disent les bonnes gens ; une réplique succède à une réplique, une injure à une injure. On s’offense, on se blesse, on se menace, et quelquefois la menace est suivie d’effet. On a beau respecter l’agaçante créature qui prend à tâche de vous emballer, on a beau se respecter soi-même et ronger son frein, il arrive, il peut arriver que la main soit trop prompte. Un signe, un geste, et vous êtes – même entre bons époux – sur le chemin du crime.

19N’oublions pas qu’il y a de ces pécores dont la vocation consiste à vous ôter toute possession de vous-même et à vous faire sortir des gonds. Et aussi bien retenons qu’il y a des hommes, voire des amants, profondément canailles. Les jurés le savent et acquittent. Vous ne les empêcherez pas de prendre en pitié les infortunés des deux sexes que l’amour a perdus. Coquin de printemps ! Coquin d’amour ! »

Notes

  • [*]
    Maître de conférences HDR en Histoire contemporaine à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Anne-Claude Ambroise-Rendu est co-rédactrice en chef du Temps des médias.
  • [**]
    Journaliste politique et littéraire, ancien secrétaire rédacteur du corps législatif, Anatole Claveau est l’auteur des Souvenirs politiques et parlementaires d’un témoin, 1913-1914.
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