Notes
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[*]
Doctorante en sociologie des médias à l’université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle, au laboratoire CIM.
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[**]
Docteure en Sciences de l’information et de la communication et enseigne au King’s College de Londres.
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[1]
La moyenne d’âge est 34 ans, les plus jeunes ont 24 ans, les plus âgés 48 ans.
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[2]
Le déroulement de l’émission est stable depuis 2006 : lors du premier épisode, des « portraits » des candidat.e.s sont présentés aux téléspectateurs et téléspectatrices, qui sont invités à envoyer une lettre s’ils ont été « séduits » par un.e des candidat.e.s. Au cours des épisodes suivants, les agriculteurs sélectionnent 10 lettres parmi la totalité du courrier reçu, rencontrent dans une séance de speed-dating à Paris ces personnes, pour finalement en choisir deux qui viendront passer une semaine sur leur exploitation. Le reste de l’émission est consacré au séjour des prétendant.e.s chez les candidat.e.s puis – s’ils se sont découvert des affinités – à l’accueil pour un week-end de l’agriculteur/agricultrice chez la personne « élue » pour enfin suivre les couples formés pendant un week-end dans la destination de leur choix.
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[3]
Les éleveurs bovins recouvrent 42% des participants et les céréaliers 14% ; les viticulteurs et éleveurs d’ovins 10%, les aviculteurs, les producteurs de fromage et les éleveurs de chevaux 4%.
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[4]
Danielle Huillier, « L’amour à la télévision », Quaderni, n°21, Automne 1993, p. 9.
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[5]
Dominique Mehl, La Télévision de l’intimité, Paris, Le Seuil, 1996.
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[6]
Pierre Bourdieu, Le Bal des célibataires, crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Point Seuil, 2002 (1962).
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[7]
Alain Erhenberg, « La vie en direct ou les shows de l’authenticité », Esprit, janvier 1993, p. 13-35.
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[8]
Sabine Chalvon-Demersay, « Une société élective, scénarios pour un monde de relations choisies », Réseaux, n°1, 1997, p. 621-646.
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[9]
Dominique Pasquier, « Télévision et apprentissages sociaux : les séries pour adolescents », Sociologie de la communication, vol. 1, n°1, 1997, p. 811-830.
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[10]
Elle renvoie à l’inscription de la TV-réalité dans une culture de la confession révélant des émotions « vraies » cf. Minna Aslama et Mervi Pantti, « Talking alone, reality TV, emotions and authenticity », European Journal of cultural Studies, n°9, p. 167-183.
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[11]
La place du privé et de l’intime dans les émissions de télé-réalité a été analysée dès l’émission Loft Story. Cf. François Jost, L’Empire du Loft, La Dispute/inédit, Paris 2002 ; Dominique Mehl, « Le jeu avec le “je” », Communications, Vol. 80, n°80, 2006, p. 45-161 ; Muriel Ory, « L’exposition de la vie privée dans les émissions de télé-réalité », Revue des Sciences Sociales, n°33, 2005, p. 58-65.
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[12]
Janice Radway, Reading the Romance. Women, Patriarchy and Popular Litterature, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1984.
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[13]
Nous empruntons ce terme à Éric Macé, « Des “minorités visibles” aux néo-stéréotypes : les enjeux des régimes de monstration télévisuelle des différences ethnoraciales. » Journal des anthropologues, 2007, Hors-série « Identités nationales d’État », p. 69-87.
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[14]
En 1958, le Parti des « Indépendants Paysans » se trouve médiatisé par la télévision, pour son engagement en faveur du « oui » dans la campagne de la constitution de la Ve République.
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[15]
On peut retenir à titre d’exemple, le reportage du 17 février 1976 au JT de 20h de TF1 sur les « manifestations des agriculteurs » montrant les « chefs d’exploitation » manifestant contre la trop grande différence entre les prix à la production et à la consommation, ou encore le reportage du 1er juillet 1978 au JT de 20h de TF1 sur les « manifestations agricoles en Bretagne ».
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[16]
On retrouve ces spécialisations dans les angles annoncés des reportages : alors que le Soir 3 du 19 août 2004 s’attarde sur les « producteurs de lait », l’édition nationale du 12-14 du 7 mai 2004 se penche sur « La production de choux-fleurs en colère »,
- [17]
-
[18]
L’exotisme renvoie à la production discursive dans les représentations médiatiques d’une altérité ambivalente et stéréotypée, à la fois désirable, fantasmée et effrayante, répulsive. Stuart Hall, « The Spectacle of the “Other” », in Stuart Hall (ed.) Cultural Representations and Signifying, Birmingham, The Open University, 1997, p. 223-291.
-
[19]
Guy Lochard, Jean-Claude Soulages, « La parole politique à la télévision. Du logos à l’éthos », Réseaux, n°118, 2003, p. 65-94, p. 90.
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[20]
JT de midi sur Antenne 2 du 23 mars 1982, reportage sur l’« ambiance début de manifestation ».
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[21]
Nous appuyons notre analyse sur les distinctions faites par Richard Dyer entre les « types », représentations classées des agriculteurs gardant un degré de complexité et de diversité, et les « stéréotypes », représentations homogènes, réductrices d’un groupe social, révélant un mécanisme d’exclusion. Richard Dyer, « Stereotyping », in Richard Dyer (ed.), Gays and Film, New York, Zoetrope, 1984, p. 27-39.
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[22]
Voir notamment Michel Bozon et François Héran, Le Choix du conjoint, Paris, La découverte, 2006.
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[23]
François de Singly, « Théorie critique de l’homogamie », L’année sociologique, vol. 37, 1987, p. 181-205.
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[24]
Sur la définition de l’amour romantique et de sa construction, Karen K. Dion et Kenneth L. Dion, « Cultural perspectives on romantic love », Personal Relationships, n°3, 1996, p. 5-17, p. 7.
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[25]
Huillier, op. cit., p. 12-13.
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[26]
Si la télé-réalité affiche des ambitions thérapeutiques, elle propose une gestion dispersée des traumas des sociétés contemporaines. Anna McCarthy, « Reality Television : a Neoliberal heater of Suffering », Social Text, Vol. 25, n°4, Winter 2007, p. 18-41, p. 32.
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[27]
Sur la performance de genre, voir Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, Amsterdam, 2005.
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[28]
L’économie du couple dans le monde agricole a fait l’objet d’études en Grande-Bretagne, qui insistent sur la permanence d’un modèle traditionnel souvent contraire aux aspirations à l’autonomie des épouses. Linda Price and Nick Evans, « From ‘Good as Gold’ to ‘Gold diggers’: Farming Women and the Survival of British Family Farming », Sociologia Ruralis, Vol. 46, n°4, Octobre 2006, p. 280-298 ; Linda Price et Nick Evans, « Work and worry : revealing farm womens’ way of life », in Jo Little, Carol Morris (eds.), Critical studies in rural gender issues, Hants, Ashgate Publishing, 2005, p. 45-69.
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[29]
Le terme de champêtre fait écho ici à la figure du roman champêtre, notamment exploré par George Sand.
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[30]
Marin Dacos, « Regards sur l’élégance au village. Identités et photographies, 1900-1950 », Études photographiques, n°16, Mai 2005, p. 198-209, p. 199.
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[31]
Voir par exemple, le reportage du 21 janvier 1976 dans le journal de midi d’Antenne 2 sur une « station moderne village traditionnel ».
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[32]
Macé, op. cit..
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[33]
John Urry, The Tourist Gaze, 2nd edition, Los Angeles, London, New Dehli, Singapore, Washington DC, Sage Publications, 2002 (1990).
1Au cours de l’été 2006, la chaîne de télévision française M6 diffuse pour la première fois l’émission de télé-réalité L’amour est dans le pré. Le principe est simple : une dizaine d’agriculteurs et agricultrices célibataires, de localisation géographique et d’âge variés [1] ont l’occasion de rencontrer puis de recevoir chez eux des célibataires intéressé.e.s par leur profil [2]. Au fil des cinq saisons écoulées se sont succédé cinquante candidats, parmi lesquels quarante-deux hommes et huit femmes. Présentés sous l’appellation homogénéisante d’« agriculteurs » ou « agricultrices », ils font montre de spécialisations professionnelles diverses, bien qu’une majorité d’entre eux soient éleveurs bovins ou céréaliers [3]. L’émission propose à travers ce panel et les situations parfois incongrues auxquelles il donne lieu une certaine image et mise en discours à la fois de l’amour, toujours hétérosexuel, et du monde agricole. C’est la combinaison inédite de ces deux « réalités » – amour et monde agricole – au sein d’une même émission télévisuelle qui fera l’objet de notre attention.
2L’amour est dans le pré repose sur le concept télévisuel classique de la rencontre amoureuse, en aidant des célibataires à trouver « l’âme sœur » au cours de cette « aventure ». Elle s’inscrit dans la continuité des émissions de rencontre du type Tournez Manège, à travers lesquelles la télévision, dès 1985, s’octroie le rôle d’entremetteur en « réunissant des individus qui ne se seraient pas rencontrés dans la vie » [4]. Mais elle hérite également de la télévision « compassionnelle » et des émissions de l’intime, qui se proposent de réparer, souvent symboliquement, les dysfonctionnements relationnels liés au délitement du lien social, tout en promouvant le modèle normatif du mariage [5]. Elle s’empare ainsi du phénomène social et démographique récurrent de la crise du marché matrimonial en zone rurale. Rappelant le taux élevé de célibat des agriculteurs en France à chaque début d’épisode, elle propose d’offrir une alternative à cette « vocation au célibat » des agriculteurs décrite par Pierre Bourdieu dès 1962 [6] en créant des occasions artificielles de rencontre. Au fondement de l’émission se tiennent donc les difficultés d’un individu à sortir du célibat, parfois de longue durée, et l’échec des institutions, de la famille, des amis et des autres médias – des sites de rencontre notamment – à prendre en charge ce problème [7].
3Si le lien électif entre télévision et amour traverse fréquemment les séries télévisées [8], L’amour est dans le pré est avant tout une émission du type télé-réalité, au sein de laquelle l’aspect fictionnel et scénarisé est soumis aux aléas des rencontres en train de se faire devant la caméra. Loin des fictions éducatives ou d’apprentissage de codes amoureux [9], elle laisse une large part aux imprévus et aux émotions, garants d’une forme d’authenticité de la rencontre [10] et producteurs d’une certaine représentation de l’amour passion. En tant qu’émission de télé-réalité, L’amour est dans le pré diffère néanmoins de ses prédécesseurs des années 2000 non par le ressort de la séduction, de l’amour et de la sexualité largement exploité par le genre [11], mais par l’angle adopté et le choix des célibataires : un groupe socio-professionnel restreint, à l’image peu glamour et historiquement très peu représenté à la télévision, celui des agriculteurs et agricultrices. Ce choix de statut social est en décalage avec les personnages habituellement montrés par les « médias de l’amour », dont les héros et héroïnes appartiennent rarement au monde rural [12]. À ce titre, l’émission s’insère dans un mouvement plus général de lutte pour la reconnaissance de groupes sociaux à travers des régimes de monstration télévisuels [13].
4La représentation de ce groupe socio-professionnel ne constitue pas pour autant un phénomène inédit à la télévision. Dès les années 1950, celle-ci propose une médiation des « paysans », terme publicisé notamment par le biais de l’engagement politique du monde agricole [14]. Le qualificatif « agriculteur », quant à lui, apparaît dans les archives de l’Inathèque pour la première fois en février 1975, dans le magazine d’actualité Au fil des jours et s’institutionnalise dès la fin des années 1970 à travers la multiplication des reportages sur les « manifestations agricoles » dans les Journaux Télévisés [15]. Le monde rural – décrit indifféremment comme paysan ou agricole – suscite depuis lors, l’intérêt constant de la télévision. Cet intérêt se cristallise principalement autour des problèmes politico-économiques : les reportages insistent ainsi sur la « grogne agricole », la « colère » et la « misère » économique vécues par des paysans souvent associés à des spécialisations professionnelles [16]. Cet espace de parole donné aux agriculteurs qui semble relayer la politisation de ce milieu et sa syndicalisation [17] participe paradoxalement à produire l’image d’un groupe professionnel en crise permanente et à l’avenir incertain. Cette tendance se renforce au cours des années 1990-2000 avec la mise à l’agenda de la question agricole liée aux réformes de la PAC et à la « crise » de la « vache folle ».
5L’amour est dans le pré se place en rupture avec cette représentation dominante dans les JT du monde agricole par son insistance sur les préoccupations sociales et démographiques des agriculteurs et agricultrices plutôt que sur leurs difficultés économiques. À ce titre, l’émission n’est pas sans rappeler des documentaires tels que ceux de Raymond Depardon par la monstration des expressions quotidiennes de ces préoccupations, mais elle introduit une dimension « réparatrice », préférant une vision « interventionniste » dans la vie des agriculteurs et agricultrices à la vision « ethnographique » ou « documentaire ». De quelle manière les relations amoureuses s’entremêlent-elles alors avec la mise en scène du monde agricole ? La confrontation de l’amour et du milieu agricole redéfinit-elle le modèle romantique du jeu amoureux ? Cet article propose de se pencher sur les transformations de l’articulation amour/monde agricole au fil des cinq premières saisons de l’émission. Nous défendrons que si, dans ses premières saisons, L’amour est dans le pré est une émission de rencontre amoureuse qui se double d’un objectif de valorisation de l’image des agriculteurs et agricultrices, elle s’oriente au fil des saisons suivantes vers une euphémisation du discours de valorisation au profit de la mise en scène de l’amour et de ses attributs. Le contrat de divertissement repose au départ sur la mise en scène distanciée et parfois comique, que nous qualifierons d’exotique [18], de la figure du paysan activée dans la rencontre amoureuse. Il se concentre in fine sur une représentation exacerbée des émotions liées à la rencontre recentrant l’exotisme sur les figures d’agriculteurs les plus stéréotypées et les relations qu’ils nouent.
6Cette analyse porte précisément sur les deux premières saisons (2006 et 2007) et la saison 2010 de l’émission, avec un objectif comparatif entre les trois saisons citées. Elle propose à la fois de se pencher sur le dispositif télévisuel de l’émission, compris au sens des éléments matériels et humains formant le cadre de la rencontre [19], et de prendre au sérieux les discours tenus par les agriculteurs et agricultrices comme modes d’autoreprésentation de leurs activités et du couple.
L’enjeu de l’hétérogamie : le monde agricole sous le regard des prétendant.e.s
Une diversité « intra-classe »
7Dès la première saison, L’amour est dans le pré s’appuie sur un panel d’agriculteurs et agricultrices, aux caractéristiques socioprofessionnelles variées. L’attention portée aux différentes catégories d’agriculteurs satisfait deux visées. D’une part, prendre le contrepied des représentations « ringardes » et péjoratives des agriculteurs, a fortiori des agriculteurs célibataires. Les agriculteurs énoncent eux-mêmes la caricature du « paysan de la campagne, le vieux célibataire avec son béret sur la tête et qui sort jamais de chez lui » pour lui préférer les qualificatifs de « chef d’entreprise » ou agriculteur exerçant une activité « noble ». L’émission fait écho, en cela, aux discours traditionnellement médiatisés dans les reportages d’actualité sur le monde agricole, à partir des années 1970 : les interviews des représentants des syndicats y insistent sur leur volonté d’« enlever de la tête [NDA : des citadins] les idées reçues sur les paysans », « toutes sortes de clichés qui faussent l’idée qu’on peut se faire des paysans » [20], à travers notamment des manifestations pacifiques. D’autre part, divertir. En montrant plusieurs mondes paysans, l’émission produit certaines « typisations » [21] suivant des différences « intra-classes » qui orientent le choix des prétendant.e.s et diversifient les interactions et les situations. L’analyse des commentaires de la présentatrice et de la manière dont les agriculteurs se présentent permet de produire une typologie non exhaustive des figures types de l’émission.
8L’agriculteur upper class se caractérise par la « noblesse » du produit qu’il fabrique (foie gras, champagne) ou par une pratique qui échappe à l’aspect salissant du travail agricole. Peu montré dans les activités quotidiennes sur l’exploitation, son contact avec la terre apparaît sous un jour « clinique » voire « scientifique » : Alain, céréalier de 51 ans de la saison 5, par exemple, inspecte son blé à l’aide d’experts agricoles, le mesurant et décortiquant certaines pousses pour compter les brindilles. Les membres de cette catégorie, dont la moyenne d’âge est 43 ans, décrivent leur rapport à l’amour comme marqué par un vécu amoureux chargé (divorce, enfants, séparation).
9Les jeunes actifs ont pour trait commun évident l’âge, dont la moyenne est 26 ans. Ils comptent parmi les agriculteurs les plus passionnés par leur profession : ils parlent de la « beauté du métier » et du choix délibéré de cette carrière. Leur vie amoureuse est généralement peu développée et mise au second plan jusqu’à parfois être inexistante. Les projets de vie de couple qu’ils expriment correspondent finalement à des modèles traditionnels (mariage, enfants, foyer). Parmi les candidats, ce sont souvent ceux qui présentent, dans leur approche de l’émission, le moins de résistance aux rencontres.
10Les « authentiques » renvoient à des candidats, principalement éleveurs bovins ou ovins. Ils sont montrés au contact quotidien de la terre et des animaux. Habitant des régions géographiquement périphériques ou isolées, ils arborent souvent un accent local appuyé et une apparence marquée par le labeur (mains calleuses, dents cassées etc.). Dans le récit de leurs histoires amoureuses, ils insistent sur la difficulté de faire des rencontres dans leur région et sur leur maladresse et timidité, qui apparaissent comme une conséquence de leur isolement. Dans les faits, leurs parcours sentimentaux sont assez variés. Les « éternels célibataires » (sic) côtoient les divorcés avec enfants, mais tous présentent une forte appréhension à l’égard de l’engagement amoureux.
11Les « atypiques » - désignés comme tels dans l’émission - « réservent des surprises » et ont un parcours dit « original », avec des carrières professionnelles mouvantes ou des passions chronophages déplaçant le centre du portrait réalisé pour l’émission. On trouve ainsi dans cette catégorie un ex-camionneur passionné de Harley Davidson et de voyage ou un ancien comptable féru de mode et de voitures de collection. « Outsiders » revendiquant une conception libérée de l’a priori négatif sur leur métier, ils affichent une forte personnalité, peu encline aux concessions dans la relation de couple. L’apparition de cette figure évoque directement le choix de représentation des paysans fait dans l’émission Bas les masques de Mireille Dumas, diffusée le 19 avril 1995 sur France 2, « Je ne suis pas un paysan comme les autres ». Cette émission, une des rares à aborder à cette époque le monde paysan sur le mode de l’ « intime » présente le témoignage de paysans « pas comme les autres » à l’instar de la « paysanne écrivaine ». En cela, cette figure de l’ « atypique », ici érigée en catégorie particulière, semble être pour la télévision un véhicule privilégié des préoccupations quotidiennes des agriculteurs – la difficulté à concilier la vie conjugale et le travail agricole, le problème de l’isolement affectif etc.
12Il est intéressant de noter que ces catégories, « indigènes » ou générées par le dispositif, ne sont pas exclusives les unes des autres. Mais elles soutiennent une dynamique au sein de l’émission, qui fait se succéder dans un même épisode plusieurs mondes agricoles et plusieurs « personnages » aux problématiques singulières. Cette dynamique est renforcée par le fait que les relations amoureuses qui se nouent ne suivent pas systématiquement cette différenciation intra-classe. Au contraire, elles activent les différences de milieux sociaux entre prétendant.e.s et agriculteurs.
Le spectacle des différences sociales dans la rencontre amoureuse
13Si l’émission permet aux agriculteurs d’élargir leur terrain d’investigation amoureuse, son ressort de base est l’enjeu de la compatibilité socio-culturelle des deux partenaires et l’hétérogamie structurelle propre au milieu agricole. Au lieu de promouvoir une « homogamie » [22] constitutive et stabilisatrice des couples, L’amour est dans le pré fait des décalages entre les conceptions du couple et du monde liées aux milieux sociaux un spectacle divertissant pour le téléspectateur. Ces décalages se traduisent par l’étonnement et la curiosité à l’égard du mode de vie agricole, matérialisé par l’usage récurrent de l’appareil photo par les prétendant.e.s, notamment dans la première saison. Ils sont surtout sources d’incompréhension, de problèmes de communication, et donc de non rencontre et de fractures relationnelles. Le regard du spectateur est alors partagé entre la familiarité développée au début de l’émission envers l’agriculteur ou l’agricultrice et l’identification aux expériences et au ressenti des prétendant.e.s face à l’« étrangeté » de son univers.
14Si l’émission met en scène l’hétérogamie dans la constitution du couple, celle-ci semble être compensée par l’homologie des parcours amoureux qui devient un critère majeur de sélection et de rencontre. On peut citer les cas de divorcés avec enfants qui trouvent des accroches fortes avec des prétendant.e.s de même statut matrimonial. L’exemple type est l’histoire passionnelle entre Philippe, agriculteur de 48 ans, divorcé, deux enfants, à Michèle, elle aussi divorcée, un enfant. Philippe insiste en aparté sur la concordance de leur parcours et des épreuves amoureuses vécues. Ces homologies de parcours amoureux se doublent d’une correspondance des attentes vis-à-vis du couple, des centres d’intérêts et d’opinion [23]. Le partage de valeurs et de modèles familiaux est ainsi assumé comme un critère de choix par les agriculteurs et agricultrices au cours de leur portrait et de toutes les étapes de l’émission. On peut citer Arnaud, agriculteur de 27 ans habitant dans l’Oise, producteur de tabac, qui revendique des valeurs catholiques en voulant « se lancer dans une aventure saine et faire les choses dans l’ordre ». Son choix se porte sur Delphine, 22 ans, pharmacienne, dont il apprécie le sérieux. Leur concordance de vue sur la relation amoureuse et sur la famille lui fait dire qu’elle « pourrait sans problème être la femme de sa vie », avant de déclarer à la fin de l’émission qu’elle ne correspond pas à son type physique de femme. Dans ces épisodes, l’émission met clairement en scène l’homologie de valeurs comme fondement du couple mais elle assume également son non systématisme pour garder une forme de suspense.
15L’échec de la plupart des relations présentées est justifié par les candidats par le manque de points communs et de « compatibilité ». Dans la dernière saison, Philippe et Margarita abandonnent leur relation avant la fin de l’émission faute de partager le même désir d’enfants. Au final, le ressort narratif de l’émission consiste en les difficultés liées à une hétérogamie structurelle, la relation dépendant alors des degrés de compatibilité ressentis des candidats. Il reste pourtant peu explicité. Rares sont les candidats qui, comme Vincent dans la première saison, à propos de sa relation avec Nathalie, 36 ans juriste, ont recours à une explication en termes de différences de milieux sociaux pour justifier l’incompatibilité de caractère et le manque de communication. Cet impensé correspond à la double exigence du dispositif de l’émission : celle d’alterner proximité et distanciation à l’égard des agriculteurs et agricultrices, ici permise par la confrontation de milieux sociaux, et celle de produire du suspense, qui relève de la naissance d’un amour décrit comme « imprévisible » et « unique », et de son pouvoir de troubler les systématismes des facteurs structurels.
Du rêve à l’exploitation agricole : rapports de genre et relations de couple
En quête d’un idéal amoureux
16L’amour est dans le pré propose une version idéalisée de l’expérience et de la relation : plénitude et conscience de l’unicité de l’autre sont autant d’éléments créant l’image d’un amour romantique [24]. La quête de cet amour constitue la motivation première des candidats, au-delà des clivages sociaux. Quand Philippe lui demande ce qui l’a motivée à écrire à « un agriculteur », Michèle répond sans hésiter : « pas un agriculteur, toi. Je suis là pour rencontrer une personne ». Cette idéalisation de l’amour est portée par les discours des agriculteurs et agricultrices et de leurs prétendant.e.s. La plupart affirment chercher « la Bonne », le « Grand Amour », « pas une aventure d’un soir ». Même ceux qui se présentent comme « désabusés » disent « garder espoir ». Dans ce cas, l’amour comme entité autonome et transcendante se voit attribuer le pouvoir de redonner confiance à des personnes déçues, et l’émission devient le lieu privilégié de la communion avec cette entité. Lorsque la rencontre se fait, les candidats n’hésitent pas à utiliser des termes élogieux pour décrire ce qui leur arrive : « c’est incroyable », « on n’aurait jamais imaginé que ça puisse arriver », jusqu’à vouloir « tout quitter » pour l’heureux élu. L’amour idéalisé du départ acquiert rapidement une forme de concrétisation dans la constitution de couples auto-désignés comme « vrais » et « confiants ».
17Cette conception de l’amour est formalisée par le dispositif de l’émission. Celui-ci insiste esthétiquement sur les moindres symptômes d’une attirance, produisant constamment une atmosphère amoureuse. La musique, les flash back, les gros plans participent à construire une représentation hyperbolique de l’amour, dans laquelle les sentiments sont fragmentés et résumés par leurs aspects les plus visibles - les émotions - qui viennent asseoir la dimension authentique de la rencontre [25]. La voix off de la présentatrice surenchérit en extrapolant, par le biais du commentaire, sur les situations d’interaction : « Ils ont vécu un véritable coup de foudre » ou encore « un conte de fée », « elle a trouvé son prince charmant ». À ces exagérations positives vient parfois se substituer une interprétation cauchemardesque des échecs : « Cindy rentre chez elle le cœur léger et laisse Hubert seul, dévasté », « Aurore, déçue par Victor et la mode de vie qu’il propose, se réfugie devant la télévision ». Avec ces réussites et ces échecs, tout est fait dans le dispositif pour que les sentiments amoureux semblent échapper au contrôle des candidats et s’imposer telle une force extérieure.
18L’émission laisse pourtant entrevoir la part d’artifice et d’exagération de l’amour in situ, notamment dans le suivi à plus long terme des couples formés durant le tournage et l’insistance des candidat.e.s sur la rapidité des liens créés dans le laps de temps court de l’émission. Dans les derniers épisodes, plusieurs candidats font le constat de leur échec amoureux ou de leur indisponibilité, tout en tirant un bilan positif de l’« aventure », affirmant « ne rien regretter » et avoir trouvé une nouvelle confiance. L’émission en ressort plus légitime : si elle n’a pas réussi à former des couples, elle représente pour certains le moyen d’une réinsertion sur le marché amoureux et une expérience participant à réhabiliter leur estime de soi [26].
La relation amoureuse à l’épreuve du mode de vie agricole
19La spécificité de l’émission est de mettre cet « Amour » à l’épreuve de réalités contraignantes, celles du milieu agricole. Le premier élément auquel se trouvent confronté.e.s les prétendant.e.s est la dimension chronophage du métier d’agriculteur. Se disant « délaissé.e.s » par celui/celle qu’ils/elles courtisent, ils/elles reprochent souvent à leur hôte de consacrer plus de temps à son activité qu’à eux. Cette omniprésence du travail a pour conséquence d’effacer le jeu de séduction attendu dans le cadre d’une rencontre et prend le contrepied des premiers épisodes, notamment ceux du speed dating où se nouent les prémices de la relation amoureuse, alors préservée de toute confrontation à la réalité matérielle. Dans ses premières saisons, l’émission se centre sur les résistances des prétendant.e.s et de leurs dispositions amoureuses face à un quotidien peu romantique, parfois monotone, rythmé par le travail agricole. Aussi, malgré l’expression de bonne volonté, beaucoup portent-ils un jugement dubitatif sur cette expérience. « Déçus », « s’attendant à autre chose », ils expérimentent un travail difficile, souvent physique, avec des horaires, des odeurs et des conditions inhabituels vécus comme déroutants. Proche du rite initiatique, ce passage sur l’exploitation a surtout pour fonction de faire connaître l’univers de l’agriculteur/agricultrice et de montrer la « vie à la ferme ». Le potentiel sacrificiel de l’amour passion est alors largement neutralisé au cours de l’émission : les contraintes telles que l’emménagement du/de la conjoint.e sur l’exploitation et la participation au travail agricole sont autant de sources de frictions majeures au sein des couples lors des projets d’avenir et peuvent à tout moment mener à l’échec de la relation.
20L’ensemble de ces contraintes et le quotidien filmé cristallisent les comportements dans le couple, faisant de la dimension genrée une des clés d’appréhension de la relation. L’émission fait, semble-t-il, reposer une partie de l’échec ou du succès des relations sur les modèles de masculinité et de féminité performés par les candidat.e.s [27]. Parmi ces comportements, certains renvoient implicitement à des traits « typiquement » féminins ou masculins. On peut citer l’exemple tiré de la saison 2 de Julie, 33 ans, chef d’entreprise, jeune femme élégante, élevant seule son enfant, et Véronique, 39 ans, chauffeur de car, aussi mère d’un enfant, toutes deux venues passer une semaine chez Francis, producteur de fromage de brebis. Véronique, relativement discrète, « trouve le travail agréable » et « pourrait faire ça tous les jours ». Elle partage avec l’agriculteur la passion de la chasse. Julie se dit fatiguée dès le deuxième jour par le rythme de vie à la ferme et affirme préférer « rester à la maison et s’occuper du foyer ». La première, présentée comme une femme de caractère, « faisant un métier de mec », voit son image valorisée au fil de l’émission par son humilité et son engagement, tandis que la seconde est montrée comme capricieuse et coquette, traits « féminins » qui échouent à séduire l’agriculteur. La confrontation des deux modèles de féminité donne lieu à une évaluation de l’un par rapport à l’autre par le dispositif et par le choix final de l’agriculteur, amenant ici à la valorisation d’une féminité ordinaire et à l’exclusion d’une féminité plus apprêtée, dévouée au travail ménager.
21Cette évaluation pluridimensionnelle des comportements genrés amène à apposer un regard parfois critique sur l’économie du couple en milieu agricole. Du fait de la surreprésentation masculine au sein de l’émission, le rôle de la femme suscite souvent des interrogations et des résistances de la part des prétendantes. Dans la saison 1, Nathalie exprime sans détour son désaccord avec le partage des tâches ménagères : alors que Dominique, le vigneron qui l’accueille, continue son travail sur l’exploitation, les prétendantes ont en charge de s’occuper de la maison. « J’ai l’impression que l’homme, c’est l’homme, et la femme, c’est la femme. On n’a pas la même notion de la vie » lance-t-elle au bout d’une journée. Ce type de remarques signale la permanence d’un modèle patriarcal, qui attribue à la femme un rôle de « second », qu’elle travaille sur l’exploitation ou s’occupe du foyer [28]. Mises en scène dans l’émission, elles participent à créer une image archaïque de certains agriculteurs qui, dans leur couple, sont montrés comme très éloignés de la répartition égale des tâches. Aussi, si L’amour est dans le pré propose une vision relativement conventionnelle de l’amour et du couple, elle n’inclut pas moins des résistances et des contre-modèles. À travers eux, elle promeut une vision du couple « moderne », caractérisé par le rejet des manifestations les plus visibles du patriarcat, et détourne l’attention de la dimension normative présente dans l’hétérosexualité, le mariage, le désir d’enfants, de la plupart des unions montrées.
L’attraction des campagnes : amour champêtre et imaginaires de la ruralité
Du travail agricole aux plaisirs de l’amour et de la ruralité
22Au fil des saisons, cette évaluation des comportements masculins/féminins et des couples prend en partie le pas sur la confrontation au travail agricole. La narration se resserre sur les relations interpersonnelles, tant dans les intrigues amoureuses que dans les relations entre prétendant.e.s. Même Pascal, saison 5, qui semble incarner une figure typique de l’agriculteur isolé et « bourru », développe avec Lucile une relation singulière, hors du travail sur l’exploitation. Les deux candidats sont principalement filmés chez lui en train de manger, de se préparer le matin, de s’ennuyer. Le spectacle du travail et l’identité professionnelle s’effacent partiellement au profit de l’expérience de l’autre et du mode de vie en région rurale. Ce glissement se manifeste du point de vue esthétique. Dès la troisième saison, on remarque une insistance sur les expressions émotionnelles des candidats, mais également des plans larges sur les paysages de campagne, les maisons et les champs verdoyants. La caméra saisit les moments de loisir, de détente à deux et de découverte de la région. Elle suit les candidats dans leur promenade dans des villes ou villages « typiques » et dans la contemplation de la nature.
23Ce glissement se traduit également par une évolution des priorités des agriculteurs/agricultrices et des dispositions prises pour recevoir leurs invité.e.s. Ils s’accordent souvent une semaine de vacances pour passer plus de temps avec leurs prétendant.e.s et louent parfois des gîtes à côté de leur exploitation notamment lorsqu’ils habitent avec leurs parents. Ces dispositions permettent d’offrir un cadre de vie en adéquation avec les attentes affichées des prétendant.e.s et évitent les déconvenues survenues lors des premières saisons. Même le travail, quand il a lieu devient une sorte de loisir. C’est le cas d’Alain qui transforme un outil de travail – son tracteur – en moyen de divertir ses prétendantes. Ces évolutions révèlent les changements de l’émission mais aussi des candidats : le contrepied à l’image négative de l’agriculteur n’est plus aussi explicite, les agriculteurs eux-mêmes apparaissent moins militants, tandis que le divertissement de la vie à la campagne est plus flagrant. On peut alors voir se développer, lorsque la rencontre amoureuse fonctionne, une forme d’amour champêtre [29] voire pastorale – proche de la figure littéraire classique de l’idylle – mêlant harmonieusement plaisir de la campagne et plaisir du sentiment amoureux.
Le durcissement des stéréotypes
24Cette dilution de l’agricole dans le rural fait apparaître deux modèles opposés de l’amoureux. D’une part, elle marque le retour en force du célibataire endurci et maladroit, incarné dans la saison 5 par Freddy, 39 ans éleveur de vaches allaitantes et maraîcher bio, habitant dans les Deux-Sèvres et vivant avec ses parents. L’image de Freddy est contradictoire : revendiquant le bio comme garantie de « bonne santé » et de qualité, il évoque l’agriculteur aux méthodes saines et modernes, attentif aux consommateurs et à l’environnement. Pourtant, cette impression est atténuée au cours de son portrait : par sa timidité et son physique marqué par le labeur, on observe une proximité entre Freddy et la caricature « de paysans grossiers, coupés du monde et archaïques », à « l’allure rustique », mal à l’aise en société, présente dans l’imagerie populaire dès les années 1920 et 1930 [30]. Les commentaires qu’il suscite chez ses prétendantes et le regard porté sur son mode de vie très éloigné du rythme urbain, témoignent de cet imaginaire. Freddy incarne une version extrême de la figure « authentique » de l’agriculteur, ici associée à des qualificatifs dépréciatifs par ses prétendantes : « Ici, on a l’impression d’être dans un autre monde, une autre époque ». En retrait, posant sur lui un regard condescendant, ces dernières finissent par partir avant la fin de la semaine prévue. On découvre dans le dernier épisode que des mots méprisants ont été lancés hors caméra, laissant entendre que les prétendantes étaient venues pour se moquer de l’agriculteur. Les épisodes impliquant Freddy traduisent une stéréotypisation négative de l’agriculteur, comportant une mise à distance et un mécanisme d’exclusion voire d’humiliation. Freddy semble condamné à une double peine : il incarne non seulement une forme de caricature de l’agriculteur mais aussi du vieux garçon, au faible potentiel de séduction. La relation entre Freddy et ses prétendantes est présentée comme cauchemardesque. Ennui, silences, mauvais temps introduisent, par leur accumulation, une dimension comique se substituant au spectacle divertissant de l’implication des prétendantes sur l’exploitation.
25L’apparition de cette figure extrême, l’agriculteur à l’image « archaïque », marque un retour à une représentation plus ancienne de la paysannerie. On y retrouve le traitement du rapport entre paysan et modernité, proposée par les reportages télévisés des années 1970. Dans cette période de développement historique des stations balnéaires et des stations de ski, la modernité potentiellement induite par le développement de l’économie du tourisme en zone rurale, s’oppose à une forme d’« archaïsme » des villages traditionnels et de leurs habitants, présentés comme « âgés » et peu nombreux, qui résistent à cette modification de leur environnement et de leurs activités économiques [31]. Cette représentation, qui avait pour un temps été supplantée dans les premières saisons de l’émission par celle de professionnels compétents et passionnés, se trouve paradoxalement réactivée par l’émergence d’un extrême opposé, l’agriculteur à l’image « moderne ». La figure de l’agriculteur upper class s’intensifie en effet pour donner naissance à une figure portant peu de marques de son identité professionnelle. C’est le cas de Yoann, aviculteur de 34 ans, habitant dans le Loiret. Sans accent, souvent vêtu d’une chemise blanche ou d’un pull bleu marine, il évoque l’homme posé, sensible et sans traumatismes apparents. Yoann, peu montré dans son activité professionnelle, pourrait être aussi bien un homme des villes. En cela, il correspond au « contre-stéréotype » qu’Eric Macé décrit comme celui qui prend le contrepied du stéréotype et ne présente aucun des traits attendus de sa catégorie [32]. Il est aussi l’incarnation du gendre idéal ou de l’âme sœur. Il rencontre Emmanuelle, une Suissesse habitant les montagnes, prête à venir s’installer sur la ferme. En harmonie avec le mode de vie rural, la relation de Yoann et Emmanuelle se déroule sans encombre. Elle incarne une version romantique, présentée comme « parfaite », de l’amour, de leur première rencontre à l’installation en couple annoncée dans le dernier épisode.
26De cette reconfiguration des ressorts de l’émission découle un déplacement de la dimension que nous appelons « exotique ». Dans les premières saisons, une proximité est construite par l’insistance du dispositif sur l’expérience commune de la différence dans le couple. L’exotisme repose sur le regard des prétendant.e.s souvent urbain.e.s posé sur ce milieu qui révèle alors sa curiosité et son hostilité. L’amour participe à dichotomiser la représentation du monde de l’agriculture et prend ainsi une tournure hyperbolique : idéalisé lorsqu’il parvient à transcender les différences sociales, il peut aussi transformer l’expérience en déception. Dans les saisons les plus récentes, le milieu rural devient un objet que l’émission esthétise au profit de la mise en scène d’un amour champêtre : il est à la fois désirable et distant, un lieu de « farniente » dont l’attrait repose sur son exceptionnalité. Il est alors produit en partie par le regard du touriste [33] cette fois-ci renvoyé par l’œil de la caméra, faisant d’un milieu ordinaire et des relations qui s’y nouent un univers à part voire fantasmatique. Confronté à de moindres obstacles, l’amour laisse en partie place au ressort immédiat des relations interpersonnelles. Suivant les modèles d’agriculteurs, il s’organise en deux pôles, trouvant sa version laudative dans l’harmonie du couple et de la nature, et sa version repoussoir dans la discordance des sentiments et les aléas des éléments naturels. À la fois « routinisé » et dichotomisé, l’amour, dans sa version champêtre, devient à son tour enrobé d’une forme d’exotisme, inscrite dans une ruralité proche et accessible pour les spectateurs.
Notes
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[*]
Doctorante en sociologie des médias à l’université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle, au laboratoire CIM.
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[**]
Docteure en Sciences de l’information et de la communication et enseigne au King’s College de Londres.
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[1]
La moyenne d’âge est 34 ans, les plus jeunes ont 24 ans, les plus âgés 48 ans.
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[2]
Le déroulement de l’émission est stable depuis 2006 : lors du premier épisode, des « portraits » des candidat.e.s sont présentés aux téléspectateurs et téléspectatrices, qui sont invités à envoyer une lettre s’ils ont été « séduits » par un.e des candidat.e.s. Au cours des épisodes suivants, les agriculteurs sélectionnent 10 lettres parmi la totalité du courrier reçu, rencontrent dans une séance de speed-dating à Paris ces personnes, pour finalement en choisir deux qui viendront passer une semaine sur leur exploitation. Le reste de l’émission est consacré au séjour des prétendant.e.s chez les candidat.e.s puis – s’ils se sont découvert des affinités – à l’accueil pour un week-end de l’agriculteur/agricultrice chez la personne « élue » pour enfin suivre les couples formés pendant un week-end dans la destination de leur choix.
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[3]
Les éleveurs bovins recouvrent 42% des participants et les céréaliers 14% ; les viticulteurs et éleveurs d’ovins 10%, les aviculteurs, les producteurs de fromage et les éleveurs de chevaux 4%.
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[4]
Danielle Huillier, « L’amour à la télévision », Quaderni, n°21, Automne 1993, p. 9.
-
[5]
Dominique Mehl, La Télévision de l’intimité, Paris, Le Seuil, 1996.
-
[6]
Pierre Bourdieu, Le Bal des célibataires, crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Point Seuil, 2002 (1962).
-
[7]
Alain Erhenberg, « La vie en direct ou les shows de l’authenticité », Esprit, janvier 1993, p. 13-35.
-
[8]
Sabine Chalvon-Demersay, « Une société élective, scénarios pour un monde de relations choisies », Réseaux, n°1, 1997, p. 621-646.
-
[9]
Dominique Pasquier, « Télévision et apprentissages sociaux : les séries pour adolescents », Sociologie de la communication, vol. 1, n°1, 1997, p. 811-830.
-
[10]
Elle renvoie à l’inscription de la TV-réalité dans une culture de la confession révélant des émotions « vraies » cf. Minna Aslama et Mervi Pantti, « Talking alone, reality TV, emotions and authenticity », European Journal of cultural Studies, n°9, p. 167-183.
-
[11]
La place du privé et de l’intime dans les émissions de télé-réalité a été analysée dès l’émission Loft Story. Cf. François Jost, L’Empire du Loft, La Dispute/inédit, Paris 2002 ; Dominique Mehl, « Le jeu avec le “je” », Communications, Vol. 80, n°80, 2006, p. 45-161 ; Muriel Ory, « L’exposition de la vie privée dans les émissions de télé-réalité », Revue des Sciences Sociales, n°33, 2005, p. 58-65.
-
[12]
Janice Radway, Reading the Romance. Women, Patriarchy and Popular Litterature, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1984.
-
[13]
Nous empruntons ce terme à Éric Macé, « Des “minorités visibles” aux néo-stéréotypes : les enjeux des régimes de monstration télévisuelle des différences ethnoraciales. » Journal des anthropologues, 2007, Hors-série « Identités nationales d’État », p. 69-87.
-
[14]
En 1958, le Parti des « Indépendants Paysans » se trouve médiatisé par la télévision, pour son engagement en faveur du « oui » dans la campagne de la constitution de la Ve République.
-
[15]
On peut retenir à titre d’exemple, le reportage du 17 février 1976 au JT de 20h de TF1 sur les « manifestations des agriculteurs » montrant les « chefs d’exploitation » manifestant contre la trop grande différence entre les prix à la production et à la consommation, ou encore le reportage du 1er juillet 1978 au JT de 20h de TF1 sur les « manifestations agricoles en Bretagne ».
-
[16]
On retrouve ces spécialisations dans les angles annoncés des reportages : alors que le Soir 3 du 19 août 2004 s’attarde sur les « producteurs de lait », l’édition nationale du 12-14 du 7 mai 2004 se penche sur « La production de choux-fleurs en colère »,
- [17]
-
[18]
L’exotisme renvoie à la production discursive dans les représentations médiatiques d’une altérité ambivalente et stéréotypée, à la fois désirable, fantasmée et effrayante, répulsive. Stuart Hall, « The Spectacle of the “Other” », in Stuart Hall (ed.) Cultural Representations and Signifying, Birmingham, The Open University, 1997, p. 223-291.
-
[19]
Guy Lochard, Jean-Claude Soulages, « La parole politique à la télévision. Du logos à l’éthos », Réseaux, n°118, 2003, p. 65-94, p. 90.
-
[20]
JT de midi sur Antenne 2 du 23 mars 1982, reportage sur l’« ambiance début de manifestation ».
-
[21]
Nous appuyons notre analyse sur les distinctions faites par Richard Dyer entre les « types », représentations classées des agriculteurs gardant un degré de complexité et de diversité, et les « stéréotypes », représentations homogènes, réductrices d’un groupe social, révélant un mécanisme d’exclusion. Richard Dyer, « Stereotyping », in Richard Dyer (ed.), Gays and Film, New York, Zoetrope, 1984, p. 27-39.
-
[22]
Voir notamment Michel Bozon et François Héran, Le Choix du conjoint, Paris, La découverte, 2006.
-
[23]
François de Singly, « Théorie critique de l’homogamie », L’année sociologique, vol. 37, 1987, p. 181-205.
-
[24]
Sur la définition de l’amour romantique et de sa construction, Karen K. Dion et Kenneth L. Dion, « Cultural perspectives on romantic love », Personal Relationships, n°3, 1996, p. 5-17, p. 7.
-
[25]
Huillier, op. cit., p. 12-13.
-
[26]
Si la télé-réalité affiche des ambitions thérapeutiques, elle propose une gestion dispersée des traumas des sociétés contemporaines. Anna McCarthy, « Reality Television : a Neoliberal heater of Suffering », Social Text, Vol. 25, n°4, Winter 2007, p. 18-41, p. 32.
-
[27]
Sur la performance de genre, voir Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, Amsterdam, 2005.
-
[28]
L’économie du couple dans le monde agricole a fait l’objet d’études en Grande-Bretagne, qui insistent sur la permanence d’un modèle traditionnel souvent contraire aux aspirations à l’autonomie des épouses. Linda Price and Nick Evans, « From ‘Good as Gold’ to ‘Gold diggers’: Farming Women and the Survival of British Family Farming », Sociologia Ruralis, Vol. 46, n°4, Octobre 2006, p. 280-298 ; Linda Price et Nick Evans, « Work and worry : revealing farm womens’ way of life », in Jo Little, Carol Morris (eds.), Critical studies in rural gender issues, Hants, Ashgate Publishing, 2005, p. 45-69.
-
[29]
Le terme de champêtre fait écho ici à la figure du roman champêtre, notamment exploré par George Sand.
-
[30]
Marin Dacos, « Regards sur l’élégance au village. Identités et photographies, 1900-1950 », Études photographiques, n°16, Mai 2005, p. 198-209, p. 199.
-
[31]
Voir par exemple, le reportage du 21 janvier 1976 dans le journal de midi d’Antenne 2 sur une « station moderne village traditionnel ».
-
[32]
Macé, op. cit..
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[33]
John Urry, The Tourist Gaze, 2nd edition, Los Angeles, London, New Dehli, Singapore, Washington DC, Sage Publications, 2002 (1990).