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Article de revue

Watteau et Marivaux : deux témoins d'une mutation du sentiment amoureux au XVIIIe siècle

Pages 12 à 21

Notes

  • [*]
    Maître de conférences honoraire à l’Université Paris Ouest Nanterre.
  • [1]
    Victorine de Chastenay, Deux révolutions pour une seule vie : Mémoires (1771-1855), Paris, Éd. Raymond Trousson, Tallandier, 2009.
  • [2]
    Garnot Benoît, On n’est point pendu pour être amoureux… La liberté amoureuse au xviiie siècle, Paris, Belin, 2008.
  • [3]
    Paul Tallemant (1542-1712), Le voyage de l’Isle d’Amour, ou la clé des cœurs, La Haye, 1713.
  • [4]
    Aujourd’hui au Musée du Louvre.
  • [5]
    cf. Michael Levey, “The Real Theme of Watteau’s Embarkation for Cytherea,” Burlington Magazine, 103, p. 180 –185 (1961) et Claude Ferraton, cité dans le catalogue de Grasselli, Margaret Morgan et Pierre Rosenberg. Watteau 1684-1721. Catalogue d’exposition : Washington : The National Gallery of Art, 1984.
  • [6]
    Jean Ferré (dir.), Watteau, Madrid, Ed. artistiques Athéné, 1972, 4 vol.
  • [7]
    Le Mariage de Figaro, V, 7.
  • [8]
    Robert Tomlinson, La Fête galante : Watteau et Marivaux, Paris, Droz, 1981.
  • [9]
    Frédéric Deloffre, Une préciosité nouvelle : Marivaux et le marivaudage, Genève, Slatkine, 1993.
  • [10]
    Le livret de Cosi fan tutte a fait l’objet d’une traduction en français par Michel Orcel sous le titre : « Toutes les mêmes ».

1Le xviiie siècle marque un vrai tournant dans l’expression du sentiment amoureux en France. On observe que les mœurs évoluent vers une plus grande liberté des individus. Cette liberté trouve donc à s’exprimer dans le choix du conjoint. Alors que, aux yeux de l’Eglise, seule la procréation est reconnue comme le vrai et seul but du mariage, à partir du siècle des Lumières, une nouvelle sensibilité donne sa place aux sentiments des fiancés. Cette évolution se perçoit dans les comportements. L’intérêt des familles, les considérations sociales, les références généalogiques et la sauvegarde des patrimoines ne sont plus les premières et souvent uniques considérations qui guident le choix des familles, des pères surtout, pour leurs enfants.

2Au xviie siècle encore, les femmes n’ont de choix qu’entre un mariage avec le prétendant choisi par leur père ou le couvent. Pour les fils, on perçoit bien la distinction entre le sentiment pour l’épouse et celui pour la maîtresse. Les relations extraconjugales, dans les milieux aristocratiques, sont finalement admises, autorisées, sinon légalisées.

3Au xviiie siècle, progressivement, propriété et lignage passent après les sentiments des futurs époux dans le choix du conjoint. C’est donc bien là qu’apparaît le mariage d’amour, favorisé par un long processus de sécularisation du mariage. Cette familiarité, cette proximité même, transparaît dans les correspondances conjugales [1]. Le choix d’autrefois perd progressivement du terrain au profit du respect de l’inclination des prétendants. On est bien là en présence d’une révolution des sentiments et du sexe. Car la contrepartie réside dans une fidélité sexuelle plus exigeante. La cellule familiale resserre les liens, le rôle d’éducateurs des parents s’affirme davantage. L’amour maternel est, lui aussi, en train d’émerger de façon plus évidente et plus universelle. Si, dans les milieux populaires où les femmes travaillent, les bébés sont confiés à des nourrices, dans les milieux bourgeois, les mères gardent plus volontiers leurs nourrissons. En somme, le mariage, désormais fondé sur le sentiment amoureux, mène au resserrement des liens autour de la famille nucléaire : père, mère et enfants. Le recours aux précepteurs régresse, tandis que la fidélité conjugale s’impose et exclut toute autre forme de sentiment. Cependant, l’amour étant aveugle, sans être toujours éternel, force est d’envisager des procédures de séparation en l’absence de dissolution admise [2]. Montesquieu, Voltaire, Diderot plaident en faveur d’un divorce, finalement légalisé par l’Assemblée Constituante en 1792. Il n’est donc pas étonnant que ce grand virage du sentiment amoureux au sein du mariage trouve son expression dans les arts et les médias au xviiie siècle.

Diffusion des œuvres

4Pour analyser l’émergence et l’affirmation du sentiment amoureux dans la peinture et dans la gravure, je m’attacherai plus spécialement à l’œuvre d’Antoine Watteau et dans le théâtre à celle de Marivaux. Les peintures, du moins les plus importantes, et souvent les dessins, de Watteau ont été reproduits sous forme de gravures très tôt dans sa carrière. Il est donc important de mesurer le transfert de la peinture vers la gravure, car l’œuvre peinte ne peut être vue que par un nombre relativement limité d’observateurs, alors que la gravure produite en général à plusieurs centaines d’exemplaires, tirée et souvent retirée, est un moyen de diffusion qui touche évidemment un public beaucoup plus large.

5Ainsi, de 1717 à 1735, Jean de Julienne, mécène et collectionneur, achète près de 40 toiles et environ 450 dessins de Watteau. Il recrute pour faire graver ces œuvres une équipe de 36 graveurs dont Charles-Nicolas Cochin, les Audran, père et fils, Tardieu, Aveline, Carle Van Loo, François Boucher, alors âgé de 19 ans et bon nombre d’autres artistes. En 1728, Jean de Julienne publie deux volumes de Figures des différents caractères de paysages et d’études dessinées d’après nature par Antoine Watteau, tirés des plus beaux cabinets de Paris. On y trouve 351 planches, une vraie somme sur l’œuvre de Watteau dont Julienne était l’ami. Pour présenter les gravures, Julienne rédige un Abrégé de la vie de Watteau. Enfin, en 1736, quinze ans après la mort de son ami, il publie deux autres volumes : Œuvres des estampes gravées d’après les tableaux et dessins de feu Antoine Watteau qui comportent 271 planches. Cet effort de conservation et de mise en forme d’un catalogue de l’œuvre du peintre permet aujourd’hui d’en mesurer l’ampleur. Le nombre des peintures qui lui sont attribuées avec certitude est actuellement très faible, mais le catalogue de Julienne est là pour en donner une idée beaucoup plus précise.

Watteau

6Antoine Watteau est né à Valenciennes en 1684. Après un début de formation en Flandre, il arrive à Paris en 1703. Il fait alors la connaissance des collectionneurs Pierre et Jean Mariette. Il trouve chez eux ses premières sources d’inspiration. Il entre ensuite dans l’atelier de Gillot où il passe près de cinq ans. Son maître est en relation avec les décorateurs et l’atelier de costumes de l’opéra ce qui fournit à Watteau un premier contact avec le théâtre.

7Sa passion pour le théâtre se manifeste dans un grand nombre d’études où il observe sur le vif les gens de théâtre. Manifestement, son intérêt se porte sur les artistes de la Foire et sur les Comédiens italiens. La Foire Saint-Germain se tenait sur l’emplacement actuel du marché Saint-Germain du 3 février au dimanche de la Passion. Les spectacles dramatiques avaient d’abord pris la forme du théâtre de marionnettes, mais, avec le départ des Comédiens italiens, Pierrot, Arlequin et Colombine étaient venus prendre place dans les spectacles de la Foire.

8Rue de l’Ancienne Comédie, autrefois rue des Fossés Saint-Germain, se trouvait la Comédie française. C’est dans ce quartier que Watteau était descendu en arrivant à Paris, quartier qui attirait de façon privilégiée les Flamands qui s’y retrouvaient en grand nombre. En outre, en remontant la rue Dauphine, on arrivait droit sur le Pont-Neuf où se tenaient des saltimbanques. Enfin, en traversant la Seine on pouvait joindre dans le Marais la Foire Saint-Laurent.

9Parmi les artistes de la Foire, travaillaient des peintres qui passaient parfois de l’autre côté de la rampe et participaient aux spectacles en acteurs, tel Antoine de La Place. En 1707, il ouvre avec Charles Dolet un théâtre. Il se considérait tout ensemble comédien et peintre. En 1713, La Place et Dolet présentent une pièce dans le goût des fêtes galantes : Les Aventures comiques d’Arlequin ou le triomphe de Bacchus et de Vénus. Watteau, incontestablement, s’intéresse alors à la comédie italienne et on peut penser qu’il fréquente des comédiens et le milieu du théâtre. Le Gilles, l’une de ses dernières œuvres, en reste le plus beau témoignage. En 1708, il passe chez Audran et travaille à la décoration du château de la Muette puis à celle de l’hôtel de Nointel. Mais les œuvres de cette période n’ont pas été conservées. Soutenu par Audran, en 1709, Watteau participe au concours de l’Académie royale de peinture et obtient le second prix. Après un séjour en Flandre où il retourne pour quelques mois, il revient à Paris en espérant obtenir une pension pour étudier à Rome. En fait, sa réputation s’étend, il vit mieux et, surtout, il fait la connaissance de Pierre Crozat, collectionneur et mécène, qui lui ouvre son immense collection. Watteau trouve là plus de 20 000 dessins des plus grands maîtres. Pour ses fêtes galantes, il s’inspire des fêtes données par son bienfaiteur dans son hôtel. En 1717, il se présente à l’Académie royale avec L’Embarquement pour Cythère. Atteint de tuberculose, il fait à Londres un bref séjour dans l’espoir d’y retrouver la santé. Mais il revient en France et meurt à Nogent-sur-Marne le 18 juillet 1721, à 37 ans.

10Dans une vie si brève, le génie de Watteau, comme celui de Mozart, qui meurt à 35 ans, a marqué son temps. Il est l’inventeur des Fêtes galantes qui sont un témoignage de cette nouvelle sensibilité, de ce nouvel « art d’aimer », propres au xviiie siècle. Les titres des tableaux sont en eux-mêmes tout un programme : Plaisir d’amour, Récréation galante, La Déclaration attendue, Le Faux-pas, mais les tableaux les plus représentatifs sont alors La Proposition embarrassante, La Surprise, Les Charmes de la vie, La Perspective et, surtout, son morceau pour le concours d’entrée à l’Académie, réalisé en 1717 : L’Embarquement pour Cythère.

11Le voyage à Cythère n’est pas un thème tout à fait neuf. En fait, il est, peut-on dire, dans le vent. Les voyages imaginaires sont alors à la mode, comme en témoigne Le Voyage de l’Isle d’Amour de Paul Tallemant [3], qui paraît d’abord en 1663 et connaît une dernière réédition en 1713. Il décrit un pays charmant, aimable et doux, pour lequel il s’embarque avec plusieurs personnes de tous âges et de toutes conditions… Un témoin qui a navigué vers cette île la décrit :

12

« …Cette isle agréable est l’isle de l’Amour
A qui chaque mortel rend hommage à son tour
Les jeunes et les vieux, les Sujets et les Princes,
Pour voir ce lieu charmant, ont quitté leurs provinces. »

13Dans son édition de 1713, le Frontispice de ce roman est décoré d’une gravure : au loin, les montagnes de Cythère attendent les voyageurs. Des bateaux, guidés par des Cupidons et poussés par les Zéphirs emmènent les candidats au voyage.

14Déjà en 1712-1713, Watteau a traité de ce thème dans un tableau intitulé L’Isle de Cythère. Le succès de cette œuvre fut tel qu’on en trouve trois gravures et que les copies furent nombreuses. Mais le tableau de 1717, destiné au concours de l’Académie de peinture et sculpture mérite qu’on s’y arrête plus longuement. Tout d’abord, son titre évoque à nouveau Cythère, cette petite île de la Méditerranée située au Sud du Péloponnèse, où la tradition fait naître Vénus de l’écume des flots. Ensuite, poussée par Zéphir, la déesse aborde aux rivages de Chypre. Cette naissance de Vénus, illustrée au xve siècle par Botticelli, laisse donc à Cythère son mystère et ses charmes. Watteau donne pour titre à son tableau : Le Pèlerinage à l’Isle de Cythère[4]. Mais le jury, peut-être déconcerté par le thème choisi par le candidat, décide de changer le titre du tableau et le rebaptise : Fête galante. Ainsi apparaît une nouvelle forme de représentation des charmes des amours. Après Watteau, le thème sera exploité jusqu’à devenir un « genre » à part entière. L’année suivante, en 1718, Watteau réalise une réplique de son morceau de réception à l’Académie et le baptise : Embarquement pour Cythère. Acheté pour Frédéric II, le tableau se trouve aujourd’hui à Berlin, au château de Charlottenburg.

15À vrai dire, s’agit-il d’un embarquement pour Cythère ou, au contraire, d’un départ de Cythère ? Les couples, habillés en costumes du temps, chatoyants de soie et de satin, sont-ils déjà à Cythère et prêts à s’en retourner ? Un certain nombre d’éléments peuvent le laisser penser : la statue, à droite, terme enguirlandé de fleurs dans le tableau de Paris, statue de Vénus, déesse de l’Amour, dans celui de Berlin, et entourée de petits Amours, la nacelle en forme de lit, les couples eux-mêmes, déjà enlacés, la coquille qui orne la poupe de la barque, symbole de Vénus née de l’onde. Sommes-nous donc déjà à Cythère et sur le départ, ce qui serait souligné par l’atmosphère mélancolique qui se dégage de la scène, vécue, à la tombée du jour, sous les ombrages de ces grands arbres majestueux ? Auguste Rodin a commenté la scène. Pour lui, les trois couples du premier plan traduisent les trois étapes de la séduction. Dans le premier, à droite, près de la statue, un amant chuchote à sa belle une confidence, phase de persuasion, ou, déjà, de déclaration. Sur sa gauche, un petit Cupidon encourage la belle en tirant sur sa robe. Le sculpteur y voit le compliment galant. La deuxième étape traduit l’acceptation. La jeune femme accepte la main que lui tend son prétendant et s’apprête à se lever. Enfin, le troisième couple, enlacé, est tourné vers le large et va descendre vers l’embarcation. Le petit chien qui les accompagne serait symbole de fidélité, suivant la tradition iconographique médiévale ou, pour d’autres, plus contemporain, le portrait du chien de Watteau lui-même. Le départ est donc consenti. Descendant le talus, d’autres couples, déjà assortis, déjà plus proches, se dirigent vers une embarcation munie d’un ciel de lit et décorée d’une grande coquille. C’est un départ sentimental vers le bonheur. Les couples vont monter sur le bateau et, poussés par une brise, qui soulève un essaim de petits Amours dans le ciel nacré, ils vont faire voile (ou s’en retourner ?) vers les rivages mythiques de Cythère, l’île des amours. La femme est ici plus sentimentale que séductrice et une certaine mélancolie imprègne toute la scène.

16La réplique de Berlin, composée au même format en 1718, présente un grand nombre de variantes. À droite, le terme a été remplacé par une statue de Vénus. L’allusion allégorique est ici très claire : la déesse brise le carquois qui enferme les flèches de l’amour figuré par trois petits Cupidons. Deux couples supplémentaires sont représentés : au pied de la statue, un jeune homme assis tient sur ses genoux son amante entourée de deux Cupidons. Derrière eux, debout, un couple cueille des roses, fleur des amoureux. Le jeune homme dépose ses fleurs dans le tablier ouvert que lui présente sa promise. Certains commentateurs y ont même vu une évocation explicite de l’acte sexuel, ce qui semble cependant aller peut-être bien loin [5].

17Viennent ensuite les trois couples déjà présents dans le tableau de Paris. Le bateau est évoqué de façon plus précise et des petits amours s’amusent sur son mât et dans ses cordages. Un autre groupe de Cupidons montre le chemin dans un ciel transparent. Alors qu’on en compte douze dans le tableau de Paris, ils sont maintenant quarante-six dans celui de Berlin, donnant à cette composition un caractère sans doute plus érotique. Enfin, les montagnes bleutées de Cythère, si visibles dans le ciel transparent du tableau de Paris, L’Embarquement pour Cythère, ont ici disparu. Reste seulement le ciel lumineux sur lequel tranchent les sombres frondaisons des grands arbres. Les Cupidons, déjà très présents dans le premier tableau, sont multipliés. On est bien ici dans le retour de Cythère [6].

18Selon l’Académie, un certain nombre de « genres » étaient reconnus, dotés d’une plus ou moins grande estime. On avait donc, dans l’ordre, la peinture d’histoire, la plus prestigieuse, englobant l’allégorie, les scènes mythologiques et même les tableaux de piété, puis venaient le portrait, le paysage, les scènes de bataille, la peinture de fleurs et, enfin, les « bambochades » qui correspondent à ce que nous désignons comme peintures de genre. Les « natures mortes », qu’illustrera Chardin, ne sont pas encore reconnues comme un genre, pas plus que la « Fête galante », qui naît avec le titre que les Académiciens confèrent au tableau de réception de Watteau en 1717.

19On est donc en droit de souligner que ces « jeux de l’amour » (et du hasard ?) traduisent bien une sensibilité nouvelle et une forme particulière et moderne du sentiment amoureux. Sur ce mode, Watteau, est un initiateur. Les artistes qui le suivent, Lancret et Pater par exemple, en témoignent. Dans la gravure, on retrouve chez Bernard Picart des sujets analogues. Picart met en scène des couples d’amoureux où le jeune homme déclare sa flamme à une demoiselle qui reste réservée, ainsi dans un Pèlerinage à l’îsle de Cythère (1708) et une Vénus dans l’île de Cythère, gravée par Duflos. Ces duos sont en somme très voisins de celui que l’on voit au pied du terme dans L’Embarquement pour Cythère de Watteau. Cette déclaration chuchotée n’appartient donc pas au seul Watteau. On peut ajouter que ce thème à la mode est aussi présent sur la scène. En 1715, Watteau avait-il vu au théâtre de la rue Saint-Laurent cette comédie italienne ayant pour titre Les Aventures de Cythère ? On y chante :

20

« Nous allons en pèlerinage au dieu d’Amour
Pour animer notre voyage en ce grand jour,
Adressons-nous au dieu du vin. »

21Plus loin l’Amour dit à Vénus :

22

« Quelle fête galante donnez-vous en ces lieux ?
Tout brille, tout enchante. Attendez-vous à voir les Dieux. »

23On retrouve le thème dans la comédie de Dancourt, Les Trois cousines (1776) où l’on chante :

24

« Venez dans l’Île de Cythère, en pèlerinage avec nous
Jeune fille n’en revient guère ou sans amant ou sans époux. »

25Par ailleurs, on ne doit pas oublier aussi que les peintres et graveurs ne produisent pas seulement des œuvres de grande peinture, mais qu’ils assurent la décoration de toutes sortes d’objets : panneaux de meubles, éventails, boites à mouches, bonbonnières, tabatières où se retrouvent les duos d’amoureux dans des décors bucoliques. C’est dire que ces années sont marquées jusque dans le quotidien par cette ouverture vers une sorte de galanterie sentimentale.

A
A. Watteau, L’Embarquement pour Cythère, Musée du Louvre.
figure im2
Deuxième toile (vendue par la suite à Frédéric II DE PRUSSE).
A. Watteau, L’embarquement pour Cythère, Musée de Berlin.

Marivaux

26Marivaux (1688-1763) est un contemporain de Watteau, lequel n’a que quatre ans de plus que lui. D’une famille de parlementaires normands, il est d’abord orienté vers des études de droit, mais sa passion pour le théâtre est trop forte et, finalement, il s’y donne tout entier. En 1706, à dix-huit ans, il écrit sa première pièce à la suite, dit-on, d’un pari, Le Père prudent et équitable, ou Crispin l’heureux fourbe.

27Ruiné par la banqueroute de Law en 1720, il fait de l’écriture son métier et du théâtre sa passion. Cette même année, il écrit une tragédie en cinq actes, Annibal, mais qui n’emporte pas vraiment l’adhésion du public, alors que son Arlequin poli par l’amour, joué par les comédiens italiens de Luigi Riccoboni, connaît un vrai succès. Marivaux devient alors leur auteur attitré. Est-ce parmi eux qu’il a rencontré Watteau ? C’est d’autant plus possible que le peintre est un fidèle de la troupe et qu’il s’inspire pour ses tableaux des personnages classiques de ce répertoire : Arlequin jaloux, Pierrot content, Les jaloux et, en 1720, le Gilles. Ce tableau du Pierrot porte la marque de la mélancolie, peut-être de la désillusion. Le clown triste inspire à Watteau une sorte de méditation sur la vanité des choses et peut-être même des rencontres. Les partenaires du Pierrot paraissent se désintéresser de lui. Il est loin, comme très loin, comme déjà en partance, sinon parti. Certains y ont vu un autoportrait, comme un adieu du peintre.

28En effet, l’œuvre de Watteau s’arrête alors - trop tôt - tandis que Marivaux poursuit la sienne avec de plus en plus de succès. Surtout connu pour sa production pour le théâtre (39 pièces), Marivaux écrit aussi des feuilletons et des chroniques dans des journaux (Le Spectateur françois, The Spectator, L’indigent philosophe, Le Cabinet du Philosophe), des récits parodiques, des romans, dont certains sont restés inachevés.

29Comme Watteau a inventé la fête galante, Marivaux invente la comédie sentimentale dans Les Surprises de l’amour (1722 puis 1727), La Double Inconstance (1723), le Jeu de l’amour et du hasard (1730), Les Fausses Confidences (1737), pour ne citer que les pièces les plus connues et toujours au répertoire de la Comédie française. Il est alors en phase avec l’esprit de la Régence. Désormais, s’éloignant de l’amour « gaulois », respectueux et constant tel que préféré dans l’Amadis de Lully, on penche vers un petit Cupidon libertin, au caractère vif et enjoué. Beaumarchais, lui aussi, est le témoin de son temps quand il fait dire au comte Almaviva : « L’amour n’est que le roman du cœur. C’est le plaisir qui en est l’histoire. [7] » Cet amour, moins formaliste, peut-être plus expéditif, Marivaux l’appelle « grenadier » dans L’Amour et la Vérité. Il est souvent vécu comme un caprice heureux et passager. Comme Watteau, Marivaux rejette le libertinage cynique et dévergondé, sans donner pour autant dans le platonisme. On est là « entre un réalisme mesuré et perspicace et un idéalisme subjectif et ambigu. [8] »

30Pour en parler, Marivaux y adopte un style primesautier, proche de la conversation des salons qu’il fréquente. Il n’hésite pas à reprendre à son compte des expressions toutes nouvelles. Ainsi, il choisit « tomber amoureux », pour « se rendre amoureux » comme on disait auparavant, formule qui est venue jusqu’à nous. Déclarer sa flamme comme le font ses personnages a suscité, dès l’époque de Marivaux lui-même, le néologisme « marivauder », qui a donné à son tour « marivaudage », à mi-chemin entre le badinage, moins sentimentalement engagé, et le libertinage plus avancé vers une relation sexuelle, une forme particulière, subtile et peut-être plus compliquée, de la cour telle qu’on la fait à une dame en cette première moitié du xviiie siècle.

31Ainsi, Marivaux est aussi bien l’auteur de subtiles dissertations morales que le créateur d’un style nouveau et l’inventeur d’un gracieux dialogue d’amour. Marivauder c’est jouer avec les mots, mais en jouer de façon sérieuse, car le devoir de sincérité est essentiel pour Marivaux. Son style s’applique donc à donner l’impression du style parlé, à cultiver le naturel du langage de tous les jours.

32Le marivaudage est aussi une forme raffinée d’analyse morale, un mélange de métaphysique subtile et de locutions triviales, de sentiments alambiqués et de dictons populaires : « badinage à froid, espièglerie compassée et prolongée, pétillement redoublé et prétentieux, enfin une sorte de pédantisme sémillant et joli [9]. » Ce badinage spirituel et galant passe par un gracieux dialogue d’amour pour avouer ce que l’on ne veut même pas s’avouer à soi-même, pour exprimer ce que personne n’a jamais su exprimer auparavant. C’est ce que suggère aussi la peinture de Watteau dans les fêtes galantes où les aveux sont murmurés dans le cadre agreste de jardins mélancoliques.

Prolongements

33Ce n’est pas le lieu de pousser l’étude sur tout le siècle, mais on peut cependant évoquer L’Accordée du village (1761) et La Cruche cassée (1771) de Greuze (1725-1805) qui relèvent à n’en pas douter du sentiment amoureux tel que décrit par Watteau et Marivaux, mais cette fois vécu heureusement dans le mariage par L’Accordée et dans la déception par la jeune fille de La cruche cassée.

34On pourrait même en descendant encore dans le siècle retrouver dans les opéras de Mozart des prolongements du marivaudage. Cosi fan tutte (1790) est ici sans doute la meilleure référence. Le titre complet est significatif : Cosi fan tutte, ossia La scuola degli amanti, littéralement, « Ainsi font-elles toutes, ou l’École des amants [10] ». En fait, la mise en scène peut choisir une interprétation bouffonne des manigances des deux amants et des déguisements tant des jeunes gens que de leurs valets. Mais d’autres interprétations vont plus avant dans l’évocation d’un sentiment plus subtil qui apparaît et se déclare sous le déguisement. Fiordiligi ne va-t-elle pas succomber aux charmes et aux déclarations pressantes de Ferrando ? Ne serait-il pas normal que la soprane (Fiordiligi) s’accorde idéalement avec le ténor (Ferrando), mieux qu’avec le baryton (Guglielmo), son fiancé en titre ? Mozart joue incontestablement du marivaudage pour démontrer l’inconstance des femmes. La musique, si présente dans les tableaux de Watteau, y inviterait sans doute aussi.

35Ainsi, le sentiment amoureux du début du xviiie siècle, exprimé par le peintre et par l’homme de théâtre, est-il bien en rupture avec celui des grands classiques du siècle précédent. Il fallait pour le traduire les voix sensibles d’un grand artiste et d’un grand dramaturge.

Notes

  • [*]
    Maître de conférences honoraire à l’Université Paris Ouest Nanterre.
  • [1]
    Victorine de Chastenay, Deux révolutions pour une seule vie : Mémoires (1771-1855), Paris, Éd. Raymond Trousson, Tallandier, 2009.
  • [2]
    Garnot Benoît, On n’est point pendu pour être amoureux… La liberté amoureuse au xviiie siècle, Paris, Belin, 2008.
  • [3]
    Paul Tallemant (1542-1712), Le voyage de l’Isle d’Amour, ou la clé des cœurs, La Haye, 1713.
  • [4]
    Aujourd’hui au Musée du Louvre.
  • [5]
    cf. Michael Levey, “The Real Theme of Watteau’s Embarkation for Cytherea,” Burlington Magazine, 103, p. 180 –185 (1961) et Claude Ferraton, cité dans le catalogue de Grasselli, Margaret Morgan et Pierre Rosenberg. Watteau 1684-1721. Catalogue d’exposition : Washington : The National Gallery of Art, 1984.
  • [6]
    Jean Ferré (dir.), Watteau, Madrid, Ed. artistiques Athéné, 1972, 4 vol.
  • [7]
    Le Mariage de Figaro, V, 7.
  • [8]
    Robert Tomlinson, La Fête galante : Watteau et Marivaux, Paris, Droz, 1981.
  • [9]
    Frédéric Deloffre, Une préciosité nouvelle : Marivaux et le marivaudage, Genève, Slatkine, 1993.
  • [10]
    Le livret de Cosi fan tutte a fait l’objet d’une traduction en français par Michel Orcel sous le titre : « Toutes les mêmes ».
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