Notes
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[*]
Ce travail a bénéficié d’une aide de l’Agence Nationale de la Recherche portant la référence « ANR-09-SSOC-036 », projet Resendem « Les grands réseaux techniques en démocratie : innovation, usages et groupes impliqués dans la longue durée, des années 1880 à nos jours ».
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[**]
PRCE Paris-Sorbonne, membre du CRHI (Paris-Sorbonne).
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[1]
Bernard Laur, « Vers une informatique individuelle de grande diffusion ? », 01 Informatique, 1980, p. 107.
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[2]
Elle est due à l’absence de standards qui crée une crise de confiance passagère du marché. Néanmoins, après un « brusque accès de faiblesse » en 1985 et une période de convalescence en 1986, le marché retrouve une forme resplendissante en 1988. Mais cette embellie ne profite pas à tous : Thomson est rayé de la carte, le standard MSX est laissé de côté.
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[3]
Science & Vie Micro n°26, 1986 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-43961)
-
[4]
Science & Vie Micro n°54, 1988 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-43961)
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[5]
Science & Vie Micro n°58, 1989 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-43961)
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[6]
« 70 à 80% des utilisateurs micros touchottent au basic. Moins de 10% d’entre eux programment sérieusement. » in L’Atarien n°9, 1985 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-43811)
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[7]
L’Atarien n°6, 1985 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-43811)
-
[8]
LED Micro n°3, 1983 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-43294)
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[9]
L’ordinateur individuel n°2, 1978 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-34211)
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[10]
Comme au club Tigre 13 en 1983 où les ressources sont classées par marques et modèles (LED Micro n°7, 1984 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-43294)
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[11]
L’ordinateur individuel n°5, 1979 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-34211)
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[12]
Amstar et CPC n°26, 1988 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-57011)
-
[13]
« Comme Golden se veut la revue des utilisateurs des matériels appelés compatibles, elle a besoin de réaction de ses lecteurs. Le dialogue doit s’établir. » (Golden n°1, 1984 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-44221).
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[14]
« Le retour du Strad vivant » est fondé en 1989, ce fanzine est édité sur une page recto-verso. Il coûte 4 francs et est trimestriel car ses deux auteurs sont encore scolarisés (Amstar et CPC n°30, 1989 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-57011)).
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[15]
L’écho des crocos n°5, 1989 (Collection personnelle de l’auteur Fanzines)
-
[16]
Dominique Boullier, « Archéologie des messageries », Réseaux, vol. 7 n°38, 1989, p. 9-29.
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[17]
Blood Mag n°1, 1989 (Collection personnelle de l’auteur Fanzines)
-
[18]
Golden n°8, 1984 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-44221)
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[19]
L’ordinateur individuel n°5, 1979 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-34211)
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[20]
L’ordinateur individuel n°4, 1979 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-34211)
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[21]
Golden n°3, 1984 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-44221)
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[22]
Golden n°1, 1984 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-44221)
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[23]
L’ordinateur individuel n°16, 1980 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-34211)
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[24]
Amstar n°19, 1988 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-57011)
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[25]
Golden n°3, 1984 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-44221)
-
[26]
On citera pour mémoire dans cette profusion de dispositifs les tentatives de Personics Corp qui commercialise un système de pilotage de la souris avec la tête (« Mice get under foot », InfoWorld, 19 août 1985, p. 21-22.)
1Les discours sur la révolution introduite par les technologies de l’information et de la communication ne datent pas d’hier. Sans remonter au messianisme technique qui accompagne la télégraphie au xixe siècle, l’amnésie en matière de technologie est une tendance lourde, dont les thuriféraires de la « révolution Internet », qu’elle soit 2.0 ou non, sont un bon exemple. Ils appuient leurs démonstrations sur la description des usages permis par le réseau des réseaux en s’émerveillant des possibilités offertes à l’utilisateur. Ces possibilités sont, à quelques exceptions près, souvent considérées à la fois comme bénéfiques et radicalement nouvelles. Si l’historien ne se prononce pas sur cette première qualité, sa position sur la seconde est plus nuancée. En effet, l’histoire des technologies de l’information et de la communication donne à voir de profondes continuités et de rares ruptures.
2Ce sont ces continuités qu’il faut apprécier pour replacer Internet dans une véritable généalogie des usages et en comprendre les implications actuelles. En la matière, la période la plus féconde à étudier pour tenter de comprendre l’apparition et l’évolution des usages actuels est la décennie 1980. En France, elle correspond à l’arrivée dans les mains du grand public de deux artefacts inconnus jusqu’alors : le Minitel et l’ordinateur « familial ». Ces deux objets vont générer au sein d’un public de passionnés de plus en plus nombreux des usages d’échange et d’auto-formation à la pratique de l’informatique et de la communication électronique, usages qui forment un substrat sur lequel s’épanouissent, à la fin des années 1990, les pratiques de l’Internet grand public naissant. Loin d’avoir suscité des formes radicalement nouvelles d’échanges, le Web s’inscrit dans une continuité réelle avec la mise en place d’une « culture interactive de l’écran » dont les premiers jalons se posent entre la fin des années 1970 et la fin de la décennie 1980. Dresser l’esquisse de ces utilisateurs et des communautés qu’ils constituent au premier âge de l’informatique personnelle et des réseaux grand public, hors de la sphère professionnelle, permet de saisir leur rôle matriciel pour les pratiques et usages les plus récents de la communication électronique.
3Cette analyse s’appuie sur des sources encore peu exploitées. Il s’agit, dans un premier temps, de l’ensemble des périodiques intéressés à la micro-informatique et aux réseaux de 1976 à 1990. Ils donnent à voir la structuration progressive d’un savoir-faire, qui se diffuse en s’appuyant sur les regroupements que sont les clubs et associations. Ils permettent également de dresser le portrait robot de l’utilisateur, au travers du courrier des lecteurs, dont quasiment tous sont pourvus. Les publications d’amateurs, tels les fanzines, ne sont pas oubliées, même si la difficulté de les conserver et d’y accéder les rend plus complexes à utiliser. Plus traditionnellement enfin, les archives des Télécommunications et des différents ministères intéressés au développement de cette industrie, qui connaît encore quelques manufacturiers français, complètent cette étude.
Les débuts d’une relation passionnée : l’informatique familiale et ses utilisateurs
4Déjà présente dans l’entreprise, la micro-informatique fait son entrée dans les foyers français dans la première moitié des années 1980. Elle est alors couramment nommée « informatique familiale » et suscite l’émergence d’usages nouveaux dans la sphère des loisirs et de l’autoformation à visées professionnelles. En parallèle, l’hexagone entre dans l’ère de la communication électronique avec la diffusion rapide et massive du Minitel, dont les messageries et services constituent une rupture radicale avec les outils et les pratiques antérieures de consultation et de production de l’information.
Combien de “mordus de l’informatique” ?
5Avant de se pencher sur la jungle des usages, il s’agit d’apprécier l’ampleur du phénomène. Combien sont-ils ces « mordus d’informatique », comme on commence alors à les désigner dans la presse ?
6A la fin de la décennie 1970, ils se comptent presque sur les doigts d’une main. Dans le monde, « les instituts spécialisés dans les études de marché ont annoncé que le cap des 100000 machines vendues […] a été dépassé [1]». Ce chiffre comprend surtout les machines utilisées en entreprise. L’explosion se situe entre 1980 et 1985. En septembre 1985, selon le rapport sur l’Etat d’informatisation publié par l’Agence de l’Informatique, il y aurait 970000 ordinateurs domestiques en France, soit 860000 foyers équipés, ce qui représente, peu ou prou, 1700000 utilisateurs de la micro-informatique familiale en France. L’augmentation continue dans la seconde moitié de la décennie après une période de turbulences en 1985 [2]. A la Noël 1987, les commandes d’ordinateurs familiaux sont plus importantes que prévu selon Amstrad et Thomson : en hausse de 20% par rapport à 1986. Atari vend par exemple 40 000 ST de septembre à décembre 1987.
7Le taux de pénétration de l’ordinateur personnel dans les familles de France est de 4% en 1988 pour 13% aux Etats-Unis (avec 12 millions de machines) [3] : « La France constitue le premier marché européen de l’ordinateur personnel, suivie de près par la RFA et d’un peu plus loin par la Grande-Bretagne, qui perd ainsi sa traditionnelle première place [4]. » Ces trois pays se partagent 55% du marché des micro-ordinateurs loin devant l’Italie, les Pays-Bas et l’Espagne. Cette première place est largement due à l’augmentation très forte des achats d’ordinateurs personnels en France en 1987 : +55% contre une hausse de 35% en RFA et de 28% en Grande-Bretagne. Cette augmentation tient, en partie, aux fortes commandes publiques, mais également au marché des ordinateurs familiaux (24% des ventes totales). A la fin des années 1980, si l’ordinateur personnel n’est pas encore un produit de consommation de masse à l’image de la radio ou de la télévision, il n’est plus l’artefact étrange et presque totalement inconnu du consommateur qu’il était encore dix ans plus tôt.
A quoi cela peut-il bien servir ?
8Durant cette décennie, l’offre est profondément renouvelée et voit apparaître plusieurs dizaines de modèles différents. Aux marques américaines comme Apple, qui occupe déjà le haut de gamme, répondent les marques françaises comme Thomson, soutenue par l’effort du Plan Informatique pour Tous. La structuration de l’offre se fait selon plusieurs lignes de fracture, d’abord entre l’ordinateur déjà monté ou en kit, à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Les premiers sont, bien entendu, plus chers, à l’image du Heatkit H8 qui passe de 14?800 fr. à 20?370 fr. s’il est acquis déjà assemblé. Ensuite, des équipements principalement destinés au vidéo-ludisme ou non. La différenciation se fait essentiellement sur la qualité du circuit graphique et de l’offre logicielle. Les premiers sont représentés par Atari et Amiga qui sont les deux ténors du jeu sur plateforme hétérogène. Enfin, le critère de compatibilité dont le couple IBM-Microsoft est un fervent défenseur devient un argument de vente à partir de la seconde moitié des années 1980.
9En matière d’usages, la tendance principale est de différencier les pratiques à finalités externes et internes. Dans la première catégorie, qui n’est pas exclusive de la seconde chez nombre d’utilisateurs, se trouve l’ensemble des utilisations qui poursuivent un objectif qui n’est pas directement lié à l’outil lui-même. Durant toute la décennie, le traitement de texte est la principale motivation des acheteurs avec la pratique du jeu vidéo. En 1988 encore, dans le cadre d’une enquête de satisfaction réalisée à la FNAC auprès de 1500 personnes, le traitement de texte arrive en tête des intentions d’usage [5]. La polyvalence de l’outil et sa diffusion dans l’entreprise, qui le fait apparaître comme un élément incontournable de l’auto-formation, expliquent cette prééminence.
10Les pratiques à finalités internes regroupent les usages tournés vers la compréhension de l’outil et de sa manipulation. Si elles peuvent être considérées par certains comme nécessaires pour se maintenir au courant ou compléter sa formation, elles sont avant tout fondées par la volonté de pratiquer « l’informatique » en elle-même et pour elle-même. Dans le courant des années 1980, cet ensemble de pratiques repose essentiellement sur la programmation. Le langage à la mode est alors le Basic. Considéré comme facile d’accès pour le débutant, le Beginners All Purpose Symbolic Instruction Code créé en 1964 ne doit pourtant pas laisser penser que la grande majorité des utilisateurs de micro-ordinateurs soit réellement capable de concevoir un programme. En effet, une part importante d’entre eux [6] se contente de recopier les (très) longs listings d’instructions trouvés dans la presse ou photocopiés au club pour nourrir sa machine en programmes et en jeux à un moment où ces derniers sont encore rares et couteux. Activité ingrate s’il en est et qui n’est pas toujours couronnée de succès comme nous l’apprend le courrier des lecteurs des revues spécialisées : « Je viens d’avoir mon 800XL et je passe beaucoup de temps avec lui. J’ai tapé récemment mon premier programme que j’ai recopié dans une revue. J’ai vérifié plusieurs fois, il n’y a aucune erreur par rapport au listing du journal et pourtant, il ne marche pas. A quoi cela peut-il être dû [7] ? »
Les lieux de rencontre, les vecteurs de la passion
11Bien avant l’apparition des sociabilités en ligne, l’utilisateur de la micro-informatique a vu se mettre en place des arènes de rencontre et de discussion qui ont permis le passage d’une culture informaticienne marquée des spécialistes à une culture numérique, qui conquiert une partie toujours plus importante du grand public. Cette mutation repose sur plusieurs vecteurs essentiels : les clubs et associations, la mise en place d’une presse spécialisée et l’apparition des premières communautés en ligne.
Clubs et associations
12A la toute fin des années 1970 se créent en France les premiers clubs de micro-informatique. Ils répondent à une volonté de se rencontrer pour échanger autour d’un loisir qui rassemble encore essentiellement des individus qui côtoient ou ont côtoyé l’informatique dans leur activité professionnelle. C’est par exemple le cas à l’Afin-Cau au moment de sa fondation en septembre 1976 sous le patronage de l’association française des informaticiens (Afin) ou dans le cadre de l’Association Œdip, née en mai 1978. Son but est de rassembler des membres dont l’objectif est de contribuer au développement de l’informatique personnelle ou professionnelle.
13Toutes les créations ne se font pas ex-nihilo. Certaines associations ouvrent dans la première moitié des années 1980 des sections micro-informatique sur demande de leurs adhérents, ou pour compléter leur offre. A Epinay-sur-Seine, le club de la commune rejoint en 1981 la dizaine de clubs de la fédération Léo Lagrange déjà pourvue d’une activité micro-informatique [8]. L’achat des ordinateurs a été permis par une subvention de la commune qui met en lumière le rôle important des collectivités territoriales dans le financement, ou l’aide au financement, d’une activité qui reste couteuse. C’est également le cas à la Maison pour tous de la ville d’Amiens, qui a ouvert début mars 1980 un club d’initiation à l’informatique individuelle comme beaucoup d’autres en France à la même période. Ces clubs sont l’occasion de la construction d’une sociabilité qui prend l’informatique comme dénominateur commun. Cette sociabilité se structure autour de trois finalités principales : l’information, l’échange et la promotion d’un certain esprit de chapelle.
14En ce qui concerne l’information, le rôle des clubs et des associations est central. En effet, la difficulté pour le débutant, ou même le passionné, de réaliser certaines opérations complexes de montage ou de programmation, rend leur existence cardinale dans la diffusion de la culture de la micro-informatique. Certains en font même un argument central de leur promotion : « Non, les aspects techniques de l’informatique individuelle ne sont pas inabordables ou réservés uniquement à une élite de privilégiés ; notre club, est prêt à vous le montrer, à vous aider et à vous donner les connaissances nécessaires pour concrétiser votre passion, sans que vous deviez pour autant envisager la mise en œuvre de moyens importants [9]. »
15Des conférences sont également organisées régulièrement pour faire connaître les nouvelles machines, former aux langages de programmation, ou tout simplement faire connaître un milieu scientifique et industriel qui fascine les afficionados. Dès la fin des années 1970, Œdip propose des cycles de conférences sur l’importance de l’informatique dans la société. Les clubs offrent également des revues et ouvrages en libre accès à leurs différents membres [10]. En ce qui concerne les échanges, les associations et les clubs offrent des occasions de rencontrer d’autres utilisateurs, mais également de s’échanger des logiciels. D’abord sur papier, puis sur cassette avant de passer à la disquette : « Rien n’est plus affligeant pour tout utilisateur de micro-ordinateur que la quasi-impossibilité de repiquer un programme, conçu pour un premier système (celui d’un ami), sur un deuxième système (le sien) [11]. » Là encore, la pratique de la duplication n’attend pas ses formes les plus contemporaines pour s’exprimer comme un pivot de la culture micro.
16Enfin, l’attachement à un constructeur, dont les Apple-maniacs constituent l’exemple le plus saisissant, s’exprime également dans le cadre du club. Un véritable esprit de chapelle se développe au travers de structures, dont certaines sont exclusivement destinées à un manufacturier. Ces tribus n’ont pas toujours les mêmes usages, mais se retrouvent néanmoins sous le pavillon de la marque qu’elles ont choisi : « il existe plusieurs tribus amstradiennes dont les courants majoritaires sont les « joystick-arcades » et les « util-binaires [12] ». Les entreprises comprennent combien ces groupes peuvent constituer de puissants relais à leur politique de communication et ne se privent pas de les utiliser en fondant leur propre club, à l’image d’Atari qui l’accompagne d’un journal pour ses adhérents, L’Atarien. Dès lors, les démêlées des entreprises entre elles engagent le ban et l’arrière-ban des amateurs, qui ne se privent pas de prendre position, comme durant le conflit entre Apple et Digital Research à propos de Gem, en 1985-1986, ou entre Microsoft et Apple en 1988 au moment de la sortie de Windows 2.
La presse amateure et spécialisée
17De manière similaire aux clubs et associations, la presse spécialisée, qui émerge à la fin des années 1970 autour de quelques poids lourds comme L’Ordinateur Individuel ou Science & Vie Micro, devient rapidement une agora où l’utilisateur de la micro-informatique trouve de quoi nourrir sa soif d’informations, mais également son besoin d’expression. Le lecteur est en effet considéré comme un contributeur capital [13] et une place importante lui est réservée. On publie ses programmes, ses « bidouilles » (parfois aussi étonnantes que l’utilisation d’un appareil photo en lieu et place d’une imprimante) et ses coups de cœur ou de griffe. Les publications les plus lues chiffrent leur lectorat en centaines de milliers de lecteurs comme Science & Vie Micro qui en revendique 859000 en 1988.
18En dehors de ces circuits de publication officiels, les utilisateurs de micro-informatique les plus impliqués se lancent dans la réalisation de fanzines pour faire connaître leur passion. Ils sont nombreux, et parfois difficiles à suivre tant ils ont tendance à apparaître ou disparaître soudainement. A leur tête, on trouve des équipes d’une poignée de personnes, parfois une seule, souvent jeunes ou très jeunes, comme leurs homologues musicaux qui fleurissent à la même époque. L’un d’entre-eux, MBM, est par exemple fondé par Régis Marty (qui a 16 ans) en 1986 et continue de paraître jusqu’en 1988. Très souvent focalisés sur le jeu vidéo ou la promotion d’un type particulier de machines, leur format varie énormément, la majorité ne dépassant pas le format A4 recto-verso [14].
19Les auteurs utilisent massivement des pseudonymes et ont parfois recours à des supports alternatifs pour diffuser leur fanzine. C’est le cas de Croconews, distribué sur disquette, qui prend explicitement exemple sur le modèle du freeware anglo-saxon : gratuit avec une diffusion par libre copie, il permet également de réutiliser les captures d’écran qui s’y trouvent. Ce recours à une information librement diffusable grâce à la copie se multiplie à la fin des années 1980, et devient même un mot d’ordre quasiment militant pour les auteurs de L’Echo des Crocos qui adoptent comme sous-titre de leur fanzine « Ne me vendez pas… Ne me jetez pas… Ne me laissez pas trainer au fond d’un placard… Diffusez-moi [15]… »
Arênes électroniques
20Papier et supports électroniques font les beaux jours de la presse amateur et spécialisée dans les années 1980 en matière de micro-informatique. A ces modes de diffusion statiques, il faut ajouter la télématique qui, à partir de 1984, met sous le feu des projecteurs les messageries [16]. Souvent critiqué pour son modèle centralisé, le Minitel a permis aux amateurs de se rencontrer et d’échanger dans le cadre d’une communication interactive qui préfigure ce qu’offre le Web quelques années plus tard. Non seulement les magazines spécialisés vont largement investir le « 3615 » et y trouver de substantiels revenus complémentaires, mais les amateurs ne vont pas s’en priver non plus. Les boîtes aux lettres fleurissent et suscitent de nombreux échanges. Les fanzines, à partir de la seconde moitié de la décennie, utilisent massivement ce relais. C’est le cas de Blood Mag, dont les six pages sont composées sur TO9 et qui utilise RTEL et ses boîtes aux lettres (BAL) jeuderolejade et bloodmag pour dialoguer avec ses lecteurs sur Minitel [17]. Par ce biais, on discute et on échange des trucs et des astuces comme les déplombages, c’est-à-dire la possibilité de faire disparaître les protections contre la copie, présentes sur certains jeux ou logiciels.
21Les amateurs se retrouvent également sur Calvacom lancé par l’American College de Paris en collaboration avec Apple, qui, non seulement propose un système de messagerie, mais également la possibilité de télécharger des fichiers à partir de la fin de l’année 1984 : « Connaissez-vous le téléchargement ? En termes techniques non encore inscrits dans le dictionnaire, la meilleure définition serait la suivante : possibilité pour le possesseur d’un micro-ordinateur d’obtenir par le téléphone, une copie fichier en mémoire quelle que soit la distance où se trouve la machine [18]. » L’abonnement au service, hors abonnement au Minitel, coûte 600 fr. Le prix des logiciels varie quant à lui de zéro à 300 fr., ce qui correspond à une baisse de 40 % en comparaison des mêmes logiciels distribués en boutique. Les communautés de pratique qui se structurent dans les années 1980 en France sont le terreau essentiel pour des usages qui encadrent la découverte des nouveaux outils de communication par une part toujours plus importante du grand public, montrant de réelles continuités plutôt que des ruptures franches en matière de pratiques.
Timides et Dom Juan, les deux figures de l’utilisateur
22Durant les années 1980, au sein des communautés de pratique de la micro-informatique familiale, émergent deux figures centrales dans les discours : le novice et l’amateur éclairé. Si elles correspondent à une grande variété de situations, ces deux idéal-types polarisent les attentes et les analyses. En effet, cette période de mutation voit la micro-informatique lentement quitter la sphère du bricolage pour initiés pour entrer dans l’ère de la consommation de loisir pour tous. En conséquence, les discours sont partagés entre la nécessité de gagner de nouveaux adeptes et l’envie de satisfaire les premiers venus, plus à l’aise et souvent issus d’une formation ou d’une profession déjà au contact de l’informatique.
Dom Juan
23A la fin des années 1970, les courriers des lecteurs des différentes revues de micro-informatique donnent à voir un grand nombre de lettres qui insistent sur le besoin d’articles expliquant comment monter son ordinateur en kit, à un moment où l’offre de machines assemblées est réduite, mais surtout où le maniement du fer à souder est considéré comme un préalable nécessaire à l’usage d’un ordinateur. Ces demandes émanent d’utilisateurs-pionniers, dotés d’un bagage technique important, à l’image de ce lecteur de Niort qui fait le parallèle entre son activité professionnelle et ses loisirs : « Je suis agent technique dans l’automobile, j’ai 50 ans et je suis un grand bricoleur en électronique. Mon dernier jouet est un MK 14, avec lequel je compte m’initier à la programmation […] il semble que l’on peut scinder vos lecteurs en deux catégories : les « nuls » (ou encore les « très peu ») en informatiques, et les autres qui ont déjà quelques connaissances [19]. »
24De nombreuses lettres montrent également que l’on ne se satisfait pas du Basic, considéré comme trop frustre, et une part importante des lecteurs reproche que l’on n’aborde pas l’assembleur ou le Pascal : « Les fervents de la programmation en assembleur semble avoir été négligés (ainsi que les microprocesseurs 16 bits aux performances pourtant bien supérieures à celle de leurs homologues à 8 bits). Le basique a-t-il la richesse des instructions machine [20] ? » Tous, ou presque, laissent supposer qu’ils sont déjà depuis quelques temps au contact de l’informatique dans le cadre de leur activité et qu’ils sont prêts à s’impliquer profondément dans ce nouveau loisir : « Je programme depuis deux ans en Pascal et en assembleur, sans en tirer la moindre fierté, je suis abonné à trois revues américaines, j’ai rédigé récemment un programme d’émulation via modem entre le système PC Wang que j’utilise dans mon travail, et mon Apple II, afin de pouvoir l’utiliser chez moi et reprendre les fichiers directement [21]. »
Timides
25A l’inverse, le mouvement général du marché tend à faire de la micro-informatique familiale un loisir qui ne soit plus réservé à un mince clergé technique, mais ouvert aux novices. Les salons révèlent cette tendance, multipliant les manifestations à destination des débutants, comme au Palais de la Découverte du 22 décembre 1979 au 7 janvier 1980. Les revues emboitent également le pas de la diffusion hors des cercles d’utilisateurs pionniers, en espérant par là gagner de nouveaux lecteurs, sans froisser pour autant les anciens : « L’ambition de Golden est précisément d’apporter cette assistance de tous les instants aussi bien aux néophytes (c’est le but de la rubrique initiation) qu’aux utilisateurs avertis (avec des articles plus techniques) et même à ceux qui programment eux-mêmes ou interviennent sous le capot (c’est en particulier le cas de la rubrique boîte à outils) [22]. »
26Dans la première moitié de la décennie 1980, l’absence d’interface graphique et la relative pauvreté de l’offre logicielle ne rend pourtant pas la tâche aisée au débutant, fut-il de bonne volonté : « Les textes publiés sont parfois trop techniques et pleins de jargon difficile à comprendre pour un néophyte [23]. » Aussi, les revues et les fanzines multiplient-ils les articles d’initiation. Le Basic y occupe une place de choix et la tendance est de faire naître chez l’utilisateur l’envie et les moyens d’une pratique à finalités internes. Là encore, c’est avec difficulté qu’un ton consensuel est trouvé, avec parfois des rétropédalages pour ne pas perdre les nouveaux venus : « Frein à main, cale en bois. De mois en mois on élevait le débat, sans considérer que beaucoup d’entre vous n’avez pas débuté en même temps qu’Amstar. Alors il y a eu des coincements ici et là sur des choses banales, et pourtant primordiales. Il est grand temps de dénoncer quelques pièges tout bêtes que nous réservent des instructions basiques [24]. »
Le virage WIMP : un paysage interactif stabilisé
27Au milieu des années 1980, avec la popularisation du paradigme WIMP (Window, icon, menu, pointing device) sur les interfaces graphiques, le néophyte peut désormais développer des utilisations à finalités externes de sa machine, sans pour autant maîtriser les ressorts de la programmation. Cette histoire des emprunts d’Apple au Xerox Parc et le succès de la métaphore du bureau dans l’industrie logicielle sont maintenant relativement bien connus. Ils conduisent à une augmentation rapide de l’offre et de son accessibilité, désormais utilisable par un novice après quelques heures d’acclimatation et la colonisation des bureaux par les souris : « Une souris et un ordinateur sur un bureau moderne ou chez un particulier, cela peut sembler étrange mais en 1984 ces deux éléments se trouvent presque indissociables. N’est-ce pas un heureux mariage entre la haute technologie et le besoin de simplicité dans l’utilisation d’un système [25] ? » Néanmoins, ce nouveau régime d’interactivité est encore instable. Si les principes généraux sont acceptés (métaphore, désignation par pointage, utilisation des icônes), des ajustements sont encore en cours. Ils concernent principalement les dispositifs de pointage qui se multiplient et disparaissent parfois aussi rapidement qu’ils sont apparus [26], la question de la disposition des fenêtres entre elles ou de look and feel. Ce régime d’interactivité engendre à son tour la popularisation de nouvelles formes d’organisation de l’information, dont l’hypertexte et les hypermédias ne sont pas des moindres. Avant sa popularisation sur le réseau des réseaux, l’hypertextualisation de l’information se répand dans des logiciels comme Hypercard qui connaît un grand succès dès sa commercialisation en 1987. A la fin des années 1980 et au début des années 1990, le régime d’interactivité s’est stabilisé et offre à l’utilisateur la possibilité de retrouver ses marques d’un système à l’autre. Le règne de la fenêtre et des icônes s’installe durablement et s’établit comme un ensemble de références communes et permanentes pour l’apprentissage de l’interactivité.
28Loin de représenter une rupture radicale avec les pratiques antérieures, l’arrivée et la diffusion de l’Internet grand public à la fin de la décennie 1990 reposent sur des principes qui se sont établis dans le cadre de l’informatique familiale et de la télématique presque vingt ans plus tôt : communautés d’early adopters passionnés, vecteurs d’échange et d’autoformation nombreux, tensions entre novices et « experts ». Ces pratiques et ces représentations constituent un héritage collectif que la diffusion massive d’Internet dans le grand public ne remet pas en cause malgré l’effet supposé de la nouveauté technique. Le social ne s’est pas dissout dans les nouveaux réseaux, bien au contraire, il leur donne encore aujourd’hui leur forme ; sous l’écume du renouvellement technologique, circulent des courants plus profonds qui favorisent les continuités plus que les ruptures soudaines. Ils permettent de comprendre la mise en place et le développement de la culture numérique dans la longue durée en s’affranchissant des discours promotionnels dans l’air du temps qui tentent de réinventer une nouveauté des usages déjà ancienne. L’utilisateur au centre du « Web 2.0 », la participation et la communication tous azimuts ont déjà un passé, qu’il s’agit d’appréhender par-delà les changements de supports et les générations techniques. Le creuset social constitué par l’informatique familiale et la télématique en France représente donc un arrière-plan déterminant pour envisager sans présentisme les usages actuels, les mettre en perspective et les apprécier à leur juste valeur. Une révolution 0.1 ?
Notes
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Ce travail a bénéficié d’une aide de l’Agence Nationale de la Recherche portant la référence « ANR-09-SSOC-036 », projet Resendem « Les grands réseaux techniques en démocratie : innovation, usages et groupes impliqués dans la longue durée, des années 1880 à nos jours ».
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PRCE Paris-Sorbonne, membre du CRHI (Paris-Sorbonne).
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Bernard Laur, « Vers une informatique individuelle de grande diffusion ? », 01 Informatique, 1980, p. 107.
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[2]
Elle est due à l’absence de standards qui crée une crise de confiance passagère du marché. Néanmoins, après un « brusque accès de faiblesse » en 1985 et une période de convalescence en 1986, le marché retrouve une forme resplendissante en 1988. Mais cette embellie ne profite pas à tous : Thomson est rayé de la carte, le standard MSX est laissé de côté.
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[3]
Science & Vie Micro n°26, 1986 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-43961)
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[4]
Science & Vie Micro n°54, 1988 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-43961)
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[5]
Science & Vie Micro n°58, 1989 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-43961)
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[6]
« 70 à 80% des utilisateurs micros touchottent au basic. Moins de 10% d’entre eux programment sérieusement. » in L’Atarien n°9, 1985 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-43811)
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[7]
L’Atarien n°6, 1985 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-43811)
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[8]
LED Micro n°3, 1983 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-43294)
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[9]
L’ordinateur individuel n°2, 1978 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-34211)
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[10]
Comme au club Tigre 13 en 1983 où les ressources sont classées par marques et modèles (LED Micro n°7, 1984 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-43294)
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[11]
L’ordinateur individuel n°5, 1979 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-34211)
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[12]
Amstar et CPC n°26, 1988 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-57011)
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[13]
« Comme Golden se veut la revue des utilisateurs des matériels appelés compatibles, elle a besoin de réaction de ses lecteurs. Le dialogue doit s’établir. » (Golden n°1, 1984 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-44221).
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[14]
« Le retour du Strad vivant » est fondé en 1989, ce fanzine est édité sur une page recto-verso. Il coûte 4 francs et est trimestriel car ses deux auteurs sont encore scolarisés (Amstar et CPC n°30, 1989 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-57011)).
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[15]
L’écho des crocos n°5, 1989 (Collection personnelle de l’auteur Fanzines)
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[16]
Dominique Boullier, « Archéologie des messageries », Réseaux, vol. 7 n°38, 1989, p. 9-29.
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[17]
Blood Mag n°1, 1989 (Collection personnelle de l’auteur Fanzines)
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[18]
Golden n°8, 1984 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-44221)
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[19]
L’ordinateur individuel n°5, 1979 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-34211)
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[20]
L’ordinateur individuel n°4, 1979 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-34211)
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[21]
Golden n°3, 1984 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-44221)
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[22]
Golden n°1, 1984 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-44221)
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[23]
L’ordinateur individuel n°16, 1980 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-34211)
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[24]
Amstar n°19, 1988 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-57011)
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[25]
Golden n°3, 1984 (Bibliothèque Nationale de France 4-JO-44221)
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[26]
On citera pour mémoire dans cette profusion de dispositifs les tentatives de Personics Corp qui commercialise un système de pilotage de la souris avec la tête (« Mice get under foot », InfoWorld, 19 août 1985, p. 21-22.)