Couverture de TDM_016

Article de revue

Positions de thèses

Pages 215 à 224

Notes

  • [1]
    Lochard G., « Penser autrement l’histoire de la communication télévisuelle », L’Année sociologique 2001/2, Vol. 51, p. 445.
  • [2]
    Verneuil F., La 4e page des journaux, histoire impartiale de l’annonce et de la réclame depuis leur naissance jusqu’à ce jour contenant des exemples curieux et intéressans (sic) de leurs ruses, de leurs mensonges et de toutes leurs transformations, Paris, P. Martinon libraire-éditeur, 1838, 180 p.
  • [3]
    L’AEDE, association des éditeurs de quotidiens espagnols, fut créée en 1978.
  • [4]
    À l’aube des années 1990, Bartolomé Benassar et Bernard Bessière écrivaient: « Il est devenu le journal des cadres: le Financial Times a établi, par exemple, que le taux de pénétration d’El País parmi les cadres de direction atteignait 64 %. », in Benassar B., Bessière B., Le défi español, Paris, La Manufacture, 1991, p. 65. Ce que confirmaient Jacques Maurice et Carlos Serrano: « En misant sur le sérieux de l’information, les dirigeants de El País, sont parvenus rapidement à fidéliser un lectorat de cadres supérieurs », in Maurice J., Serrano C., L’Espagne au xxe siècle, Paris, Hachette Supérieur, 1992, p. 195.

Sylvie Pierre, Jean d’Arcy,penseur et stratège de la télévision,un engagement et une ambition. Université Nancy 2 (dir. Eric Schmulevitch),18 juin 2010

1Cette thèse a pour objet Jean d’Arcy, directeur des programmes à la RTF de 1952 à 1959. A propos de l’histoire de la communication télévisuelle, on peut lire dans un article de Guy Lochard: « [...] La communication télévisuelle obéit à un certain nombre de lois structurelles et transhistoriques qu’il serait aberrant de vouloir réserver à une période alors qu’elles sont présentes dès le début de la télévision » [1]. Constat, parmi d’autres, invitant à rechercher ce que peut apporter, en matière de communication télévisuelle, le lien entre la stratégie d’un acteur et la construction de la télévision à l’époque de son essor.

2Pour mener à bien cette étude, trois types de sources ont constitué la base du corpus documentaire: les archives écrites du comité d’histoire de la télévision nous renseignent, entre autres, sur les comités de programmes et les choix stratégiques en matière d’émissions; les archives contemporaines de Fontainebleau donnent des informations utiles sur les comptes rendus du conseil supérieur de la RTF; enfin les archives de l’Inathèque mettent à disposition certaines documents télévisuels de l’époque.

3En dehors de ces trois sources, d’autres fonds inédits ont été consultés pour appréhender la nature des logiques mises en œuvre. Il s’agit des archives personnelles de Jean d’Arcy, jusqu’alors inexploitées, renfermant tous les documents (notes manuscrites, correspondances, discours) relatifs à ses choix et qui apportent une connaissance précise de la construction de sa pensée en termes communicationnels. Les archives militaires consultées au château de Vincennes ont également été une source précieuse.

4Pour finir, les témoignages des acteurs de l’époque, collectés par l’auteur, ont donné des indications utiles sur sa manière de diriger la télévision et sur l’ambition de Jean d’Arcy, destinée qu’elle était à conférer une identité et légitimité à l’outil.

5L’étude est chronologique: elle part d’une approche monographique – de ses origines à son parcours dans l’armée (1913-1945), elle s’élargit ensuite à l’examen de son passage au service de la nouvelle République et à sa brève carrière diplomatique dans les cabinets ministériels (1946-1952), pour s’attacher enfin à l’analyse de sa pensée et aux stratégies mises en œuvre à la RTF (1952-1959). Son idéal de la communication, influencé par son expérience de la Résistance, montre la permanence d’un projet porté par une ambition citoyenne, auquel s’agrège une réflexion sur la télévision au service de la paix et du lien social. La transposition des idéaux formulés dans le Programme du Conseil national de la Résistance (1944) prouve la portée de la pensée humaniste de Jean d’Arcy, qui s’incarne dans le contexte de la France d’après-guerre.

6Dans une perspective historique, intégrant tous les aspects (techniques, économiques, politiques, sociaux, culturels, géopolitiques) de la constitution du média télévisuel, cette recherche souligne l’originalité de cette pensée en termes de communication, et en examine les logiques sous-jacentes, qu’elles soient de nature politique (redéfinition des classes sociales, revendication d’un statut pour la RTF, affirmation des missions de service public), économique (choix d’un standard, développement d’un marché), sociale (rôle de la télévision dans le lien social), socioculturelle (accès à la culture populaire), juridique (droit de l’homme à la communication), voire philosophique (idéologie de la communication moderne). Cette recherche montre aussi l’ambition sociopolitique de Jean d’Arcy, en vue de renouveler le « vieil idéal d’une société de communication », de créer des alliances, annonçant les futurs réseaux, et invite à repenser le modèle de télévision des années 50, souvent décrit comme « la voix de la France » inféodée au pouvoir.

7Sylvie Pierre

Svetlana Dimitrova, Raisons de dire, façons de faire. Intellectuels en Bulgarie « postsocialiste » (1989-2009), École des Hautes Études en Sciences Sociales (dir. Monique de Saint-Martin), 30 juin 2010.

8Cette recherche pose la question de savoir quelles sont les figures intellectuelles qui ont émergé dans une société dite « postsocialiste » et quelles sont les ressources intellectuelles, politiques et journalistiques mobilisées qui entrent en concurrence dans leur légitimation ou leur discrédit. Notre travail s’est attaché à suivre les polémiques et les figures intellectuelles en dégageant leur logique d’émergence, sans donner la priorité aux seules cohérences ou contradictions. L’analyse des lignes de partage et des concurrences mettait en évidence le déplacement des relations entre intellectuel, politique et sphère publique au cours des années 1989-2009 en Bulgarie. L’objectif que notre thèse s’est ainsi donné était de les retracer.

9La compréhension des raisons de dire et les façons de faire des intellectuels qui sortaient sur l’arène publique, mais aussi celles des critiques, a guidé l’investigation. La recherche s’est appuyée sur un large corpus de sources primaires (textes de la presse généraliste et des périodiques culturels, entretiens approfondis, mémoires et essais, matériaux d’observation). Les discours, les actions et les horizons d’attente analysés ont fait émerger des problématiques (interprétations du socialisme et réappropriations des dissidences, affiliations et engagements politiques après 1989, visions sur l’intelligentsia, l’intellectuel et l’expert, polémique sur la modernité, la postmodernité et la fin de la « transition », le populisme et la mémoire nationale) qui captaient les traits mêmes d’un espace intellectuel et ses rapports avec les espaces politique et journalistique, en changement.

10La recherche a mis en relief deux phases des processus étudiés, celle des conflits politiques et biographiques du « postsocialisme » et, ensuite, celle de la « fin » des idéologies, la « mort » de l’intellectuel et la montée de l’expert. Ces deux phases, situées chronologiquement, sont balisées par des polémiques majeures et des figures idéal-typiques (dissident, politicien, postmoderne, expert, critique, nationaliste). Leur enchaînement met en évidence des enjeux susceptibles de procurer de la légitimité ou du discrédit qui rythment, sans la recouper complètement, la chronologie générale. Cette succession livre le récit d’une « transition » autre que celle que les democratization studies prévoyaient, au début des années 1990, mais autre aussi que les acteurs ne l’imaginent aujourd’hui.

11En privilégiant l’analyse de la « variété des chemins » et de la dynamique « entre les champs », la démarche a essayé de dépasser les schémas dualistes des democratization studies et de certains de leurs critiques, ainsi que ceux des deux approches souvent opposées des intellectuels (la recherche historique des « figures marquantes » et la définition sociologique des « producteurs de connaissances »). Si la politique et les médias y prennent toujours une place importante, leurs rôles semblent constamment opposés. Dans la perspective historique, la politique et les médias participent à la constitution même des intellectuels en tant que groupe ou figures, dans la perspective sociologique, ils placent les intellectuels dans la doxa, la parodie et l’hétéronomie. Notre démarche a utilisé le terme d’« intellectuel » comme clé d’entrée et non comme une définition apposée; ainsi, nous avons réussi à questionner les divergences entre les entendements de la notion, les différences d’un contexte à l’autre, mais aussi les interactions à temporalité variable entre idéologies, paradigmes scientifiques et identifications individuelles. Ce qui a permis de comprendre des phénomènes « hybrides » comme le « journalisme intellectuel » ou « l’intellectuel-politicien », sans forcément les réduire à des « phénomènes émergents paradoxaux » ou « phénomènes hétéronomes ».

12En outre, notre recherche a fait dialoguer des travaux qui s’ignorent parce qu’ils relèvent de disciplines différentes, notamment, la sociologie, la science politique, les sciences de l’information et de la communication, l’histoire contemporaine. Une relativisation des termes intelligentsia et intellectuel assignés aux deux camps anciennement adverses, censés correspondre aux régimes politiques opposés de la guerre froide, s’est avérée possible. À travers l’intégration des acquis théoriques et de leurs critiques, le travail a posé aussi une question épistémologique, celle de la normativité susceptible d’être générée par tout contact entre « théorie » et « terrain ».

13Svetlana Dimitrova

Guillaume Le Saulnier, La police nationale dans une société médiatisée. Des stratégies médiatiques de l’organisation aux usages et réceptions des médias par la profession, Université Paris 2 (dir. Rémy Rieffel), 14 octobre 2010.

14Pour la critique foucaldienne, la force publique s’apparente à « l’œil du pouvoir », à savoir une institution intrusive dont la fonction panoptique consiste à tenir sous le regard le corps social pour maintenir l’ordre. Pourtant, son omniprésence médiatique (dans les registres informatif et fictionnel) permet de retourner comme un gant la tradition critique: dans une approche compréhensive, la police nationale se définit comme une profession particulièrement médiatisée, davantage objet que sujet d’une visibilité intensive et invasive.

15Partant, cette thèse consiste à penser les médias du côté des policiers. Ce parti pris suppose de rompre avec le médiacentrisme, pour envisager la visibilité médiatique comme une pratique et une expérience. Dès lors, le problème posé est celui des usages et réceptions des médias dans la profession policière, à savoir ce que les policiers font des médias et ce que ça leur fait. En combinant analyse stratégique et sociologie de la réception, cette thèse répond à deux questions-clés: d’une part, les stratégies utilisées par l’organisation pour tenter de contrôler sa visibilité médiatique, en conjurer les menaces et en exploiter les opportunités; d’autre part, les manières dont la profession perçoit, évalue, et utilise les contenus médiatiques à son sujet. Pour cela, elle s’appuie sur une enquête ethnographique de trois mois, effectuée en 2008 sur la région parisienne, auprès de la hiérarchie et des syndicats, en tant que sources pour les journalistes, mais aussi auprès des services actifs de la police urbaine, en tant que publics des médias.

16Depuis une vingtaine d’années, la police procède à une intégration à marche forcée des relations presse. Elle entend réduire les incertitudes engendrées par les médias, mais aussi reprendre la main face aux syndicats policiers, constitués précocement comme un interlocuteur privilégié auprès des journalistes. Mais ce volontarisme affiché se heurte à une véritable obsession du contrôle, exercée au premier chef par la tutelle politique. En attestent, sur le département étudié, la position subalterne des services policiers vis-à-vis de la préfecture en matière de relations presse, et la disproportion des moyens consacrés à cette activité. Pour autant, la police ne parle pas d’une seule voix, au sens où la bureaucratisation des relations presse achoppe sur deux obstacles. D’une part, la communication policière passe essentiellement par des liens personnalisés entre responsables policiers et journalistes locaux, propices à une subjectivation et un détournement des consignes prescrites. D’autre part, en faisant voir et valoir les doléances de la profession, les syndicats policiers ont une fonction de politisation corporative, au rebours d’une gestion discrétionnaire de la force publique. Au surplus, le travail de symbolisation est écartelé entre les protestations syndicales sur « la police du pauvre », et la promotion des « polices de pointe », utilisées par l’institution comme une vitrine pour réaffirmer sa puissance et sa compétence.

17Cependant, passer outre la division instituée du pouvoir de parler, c’est également interroger la réception des informations et des fictions policières dans une profession tenue au silence. Cette ethnographie des « publics policiers » dévoile les déterminants sociaux de leur distance critique, à la fois massive et homogène, envers les médias. Mais cette critique indigène masque les formes d’appropriation des fictions policières, qui trouvent leur principe dans la situation professionnelle des enquêtés: en effet, ceux-ci y puisent des ressources interprétatives pour atténuer, évacuer, ou sublimer les tensions constitutives du métier policier, et pour le bricolage subjectif des identités au travail. En termes programmatiques, cette thèse plaide pour inscrire de plain-pied l’étude des médias dans la sphère du travail, injustement négligée, en faisant converger études de réception et sociologie interactionniste des professions.

18Guillaume Le Saulnier

Nathalie Pelier, Contribution à une histoire des représentations des professionnels de la publicité française: le cas des rédacteurs et concepteurs-rédacteurs (1829-2010), Université de Technologie de Belfort-Montbéliard / Université de Franche-Comté (dir. Robert Belot), 15 novembre 2010.

19La publicité (qui prend son acception commerciale vers 1829 après avoir désigné le simple fait de rendre public) occupe une bonne place dans les médias. Jusqu’à présent pourtant, l’histoire des professionnels des médias a oublié les rédacteurs strictement publicitaires et s’est plutôt intéressée aux journalistes mais en oubliant leurs rapports à la rédaction de réclames (au xixe siècle, articles élogieux rédigés sur un produit ou une personne et insérés dans un journal contre rémunération). Nés vers 1910, les rédacteurs publicitaires se sont notamment distingués des autres rédigeants de la publicité (écrivains, journalistes mais aussi courtiers et agents) en affirmant qu’eux seuls possédaient la compétence de l’écriture appliquée à l’objectif de la vente.

20Les carences concernant l’histoire des auteurs de la publicité par le verbe sont plus importantes encore que celles qui touchent les créateurs de la publicité par l’image. Elles ont au moins deux origines. Premièrement, la réputation vulgaire de la « littérature » publicitaire (« slogans » mis à part pour la sympathie populaire qu’ils peuvent susciter) n’incite guère à considérer le sujet comme noble. Rares sont d’ailleurs les écrivains et journalistes, qui, auteurs de réclames aux xixe et xxe siècles, ont fait réclame de leur production publicitaire. D’autre part, contrairement aux œuvres de la pure littérature qui apprécient la mention d’un auteur (même falsifié) celles de la publicité (sauf cas particulier des placards créés par des artistes) préfèrent laisser sciemment et franchement dans l’ombre leur(s) géniteur(s): si le consommateur doit retenir un nom, c’est plutôt celui de l’annonceur que celui des auteurs, souvent multiples, de la campagne. La création publicitaire aime l’anonymat. Cet anonymat relatif empêche de remonter aisément de la production aux producteurs et rend complexe l’étude de ces derniers. Si la production publicitaire est abondante, les sources sur ses producteurs sont rares !

21L’omniprésence de la publicité a fait occulter l’existence de ses auteurs et entraîné de nombreuses personnifications. En 1905, le directeur lillois de L’Express, déclarait par exemple: « La reine du monde, c’est la publicité. » Laudatives ou péjoratives, ces personnifications sont gênantes: elles ont donné à la publicité une place de sujet plutôt que d’objet. Forcer l’accès à la connaissance sur les femmes et les hommes qui font la « pub » permet d’humaniser ces derniers et de dédiaboliser leur production, placée sous le signe de la méfiance depuis les années 1830, années durant lesquelles la réclame a quitté le champ de l’imprimerie (où le terme désignait une notation en bas de page destinée à annoncer le premier mot de la page suivante) pour prendre son acception publicitaire. En 1838, F. Verneuil faisait publier le premier ouvrage [2] « publiphobe ». La méfiance anti-publicitaire n’a depuis jamais totalement disparu, malgré quelques épisodes publiphiles (dont les années 1980).

22Il semble y avoir distorsion entre la production (souvent perçue comme source de brutalités) et les producteurs: l’étude des rédacteurs et concepteurs-rédacteurs (ces professionnels chargés de définir l’idée forte de la campagne - son concept -, puis de la mettre en mots avec les directeurs artistiques, responsables de l’image), permet de découvrir qu’ils ne sont pas de simples ou de vulgaires « vendeurs par le verbe » tournés exclusivement sur le capital, mais des professionnels riches de désillusions et utopies, comme celle d’être des écrivains malgré tout.

23Nathalie Pelier

Dominique Pinsolle, De Panama à Sigmaringen. Le Matin, les affaires et la politique (1884-1944), Université de Bordeaux-III (dir. Christophe Bouneau), 3 décembre 2010.

24L’absence de synthèse générale associant les multiples dimensions de l’histoire du Matin, un des quatre grands quotidiens d’information français de la première moitié du xxe siècle, constituait une importante lacune historiographique. Le Matin, lancé en 1884 et interdit en 1944, est à la fois le premier journal « à l’américaine » en France et le premier quotidien d’information à reparaître à Paris sous l’Occupation. Sa trajectoire particulière pose la question de son succès commercial, mais aussi de son déclin dans l’Entre-deux-guerres: comment un quotidien aussi vénal et corrompu a-t-il pu devenir aussi populaire? Pourquoi Le Matin ne parvient-il pas à maintenir sa position à partir du milieu des années 1920? L’évolution du titre, qui vire progressivement à l’extrême droite dans les années 1930 et finit par sombrer dans le collaborationnisme, était-elle prévisible?

25Dans cette étude, Le Matin a été appréhendé comme une entreprise de presse inévitablement soumise à des contraintes politiques et économiques. Les archives des sociétés éditrices entre 1884 et 1944, conservées aux Archives nationales sous la cote 1 AR, ont constitué la base de nos recherches. Elles ont été associées à l’étude de différentes archives policières (série F7, Archives de la Préfecture de Police) et judiciaires, ainsi que des fonds d’autres journaux et entreprises, de l’IMEC, de la BNF et de l’Académie nationale de Médecine, auxquels se sont ajoutées des archives privées. Ce corpus archivistique a été complété par diverses sources imprimées, principalement composées de journaux, de témoignages et de souvenirs.

26La trajectoire du Matin s’est révélée être déterminée par une tension structurelle entre les objectifs poursuivis par le propriétaire du journal et le nécessaire respect des règles imposées par le marché.

27De 1884 à 1903, le journal se transforme en grand quotidien populaire. Simple feuille de chantage à l’audience réduite sous la direction d’Alfred Edwards, il devient, grâce à la stratégie adoptée par Henry Poidatz à partir de 1897, un des « Quatre Grands », avant de tomber sous la coupe de Maurice Bunau-Varilla, homme d’affaires qui a fait fortune avec son frère grâce aux chantiers du canal de Panama.

28De 1903 à 1925, Le Matin est une « grande puissance » qui confère à son patron mégalomane une grande influence. Ce dernier parvient à trouver un équilibre entre l’utilisation de son journal à des fins personnelles et la séduction d’un large lectorat. Le Matin, fidèle à Poincaré, connaît son apogée au cours de la Première Guerre mondiale, avant d’être affaibli par des difficultés matérielles et un discrédit croissant dans la première moitié des années 1920.

29A partir de 1925, l’équilibre qui avait fait le succès du journal est rompu. La logique politique prend le dessus et transforme Le Matin en un organe de propagande anticommuniste, jusqu’à l’engagement collaborationniste final. Alors que son entreprise ne cesse de décliner, Maurice Bunau-Varilla, de plus en plus obsédé par ses lubies médicales (il produit le Synthol), continue à jouer un rôle politique non négligeable, en œuvrant notamment pour le rapprochement franco-allemand dans les années 1930. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Le Matin renoue avec les profits en se mettant au service de l’Occupant.

30Ni inévitable, ni totalement imprévisible, la trajectoire du Matin s’explique par des facteurs à la fois structurels et conjoncturels. Les années 1897-1903 et 1925-1931 sont des séquences déterminantes, qui expliquent la particularité de l’évolution du Matin par rapport à celle de ses concurrents.

31Dominique Pinsolle

Chantal Chartier, Entreprise de presse et journalisme économique en Espagne (1975-1990). Étude de El País Negocios de 1985 à 1990, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 (dir. Jean-Claude Rabaté), 4 décembre 2010.

32Rompre avec le passé de la dictature fut l’ambition majeure de la presse espagnole dès 1975 et les années 1980 furent celles d’un combat pour affirmer le caractère indépendant des journaux et des autres médias. En finir avec une législation répressive et avec les privilèges accordés à une presse d’État moribonde devait permettre de créer les conditions nécessaires à l’émergence d’une presse libre. Les années de la Transition démocratique, après une courte période faste pour la presse, révélèrent la difficulté de maintenir en vie un journal dans les conditions économiques de crise et de redéploiement de l’ensemble des titres. Développer une ligne éditoriale cohérente et en phase avec la nouvelle période s’était avéré périlleux et avait conduit certains éditeurs à l’échec.

33Les éditeurs de l’AEDE [3] rêvaient de donner naissance à de grands organes de presse de qualité dignes des grands journaux européens et états-uniens. Le modèle prôné par Ortega y Gasset et Urgoiti restait une référence incontournable pour des générations de journalistes engagés dans la modernisation de la presse: El Sol, de 1917 à 1936, avait ouvert ses pages aux grandes personnalités des lettres, des sciences et de l’art de son époque, au-delà des postures différentes.

34Ce journalisme de la presse écrite, marqué encore par la prégnance d’un passé immédiat (franquisme et Transition démocratique) prétendait aussi être le vecteur de la modernité revendiquée par la nouvelle Espagne des années 1980, avide de rejoindre les modèles occidentaux. El País en est le parangon par son histoire fondée sur l’héritage de la famille Ortega, par ses actionnaires dont le projet fut de créer un grand journal libéral et européen, par son rôle dans les premières années de la Transition, et par sa réussite rapide et spectaculaire lui permettant d’accéder au groupe restreint des grands journaux de référence.

35Satisfaire les objectifs d’une mission informative objective, éthique, éducative et civique, fut aussi le projet des créateurs du journal El País, fondé par les élites libérales, soucieuses de donner naissance à un grand journal d’information générale, démocratique et européen. Défendant une ligne éditoriale au croisement d’une droite libérale pro-européenne et d’une gauche modérée, le quotidien, mené par Cebrián et son équipe de jeunes journalistes, administré par Polanco, réussit à s’ancrer durablement dans le panorama de la presse au point de devenir un leader face à l’ABC de la droite conservatrice, avant d’affronter El Mundo de Pedro J. Ramírez, à partir de 1989.

36Mais cette réussite signifie-elle pour autant que cette presse soit devenue la pierre angulaire de la démocratie ou ne pourrait-elle être qu’une forme de légitimation de la démocratie? Accompagne-t-elle le citoyen espagnol vers la réflexion et le débat nécessaires à l’approfondissement de la société civile, en particulier, dans le domaine de l’information économique? Le supplément économique Negocios répondait à une demande croissante d’information économique de la part des Espagnols et, en particulier d’un public de cadres de direction que le journal avait réussi à fidéliser [4]. Pour le quotidien, l’information économique était un des éléments clefs de son aura de journal de qualité, le distinguant des médias de masse. El País Negocios répondait à une nécessité de la période d’expansion des années de l’entrée dans la Communauté européenne, qui s’était traduite dans la presse par un boom de l’information économique. Dans ce marché très convoité, le supplément hebdomadaire économique allait développer un discours, souvent progouvernemental, rejoignant les modèles économiques néolibéraux, et s’affirmerait en phase avec une modernité démocratique, telle que la préconisaient les élites socio-économiques centristes et socialistes, fondée sur le marché et sur une conception strictement représentative de la démocratie.

37Chantal Chartier

Notes

  • [1]
    Lochard G., « Penser autrement l’histoire de la communication télévisuelle », L’Année sociologique 2001/2, Vol. 51, p. 445.
  • [2]
    Verneuil F., La 4e page des journaux, histoire impartiale de l’annonce et de la réclame depuis leur naissance jusqu’à ce jour contenant des exemples curieux et intéressans (sic) de leurs ruses, de leurs mensonges et de toutes leurs transformations, Paris, P. Martinon libraire-éditeur, 1838, 180 p.
  • [3]
    L’AEDE, association des éditeurs de quotidiens espagnols, fut créée en 1978.
  • [4]
    À l’aube des années 1990, Bartolomé Benassar et Bernard Bessière écrivaient: « Il est devenu le journal des cadres: le Financial Times a établi, par exemple, que le taux de pénétration d’El País parmi les cadres de direction atteignait 64 %. », in Benassar B., Bessière B., Le défi español, Paris, La Manufacture, 1991, p. 65. Ce que confirmaient Jacques Maurice et Carlos Serrano: « En misant sur le sérieux de l’information, les dirigeants de El País, sont parvenus rapidement à fidéliser un lectorat de cadres supérieurs », in Maurice J., Serrano C., L’Espagne au xxe siècle, Paris, Hachette Supérieur, 1992, p. 195.
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