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Article de revue

Le national et l'international dans les séries télévisées d'espionnage américaines et britanniques des années soixante

Pages 74 à 85

Notes

  • [1]
    Jacques Baudou et Philippe Ferrari, Destination danger, Paris, Huitième art, 1991, 172p.
  • [2]
    Jean-Pierre Faugere et Colette Voisin, Le Système financier et monétaire international: crises et mutations, Paris, Nathan, 1993, 137p.
  • [3]
    Jean-Claude Masclet, Hélène Ruiz Fabri et Chahira Boutayeb, L’Union Européenne, union de droit, union des droits, mélanges en l’honneur du professeur Philippe Manin, Paris, A. Pedone, 2010, 372p.
  • [4]
    Eric Denece, Renseignement et contre-espionnage, Paris, Hachette, 2008, p. 10-14.
  • [5]
    Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
  • [6]
    Jacques Baudou et Philippe Ferrari, Destination danger, op. cit.
  • [7]
    Didier Liardet, Chapeau melon et bottes de cuir, Marseille, Yris, 1998, p. 75-76.
  • [8]
    Pierre Melandri, Alliance Atlantique dans Encyclopaedia Universalis T.3, Paris, Encyclopaedia universalis, 1995, 344p.
  • [9]
    Ibidem p. 347.
  • [10]
    John Heitland, The Man from UNCLE book: the behind scenes story of a television classic, New York, St Martin’s press, 1987, p. 7 et 13.
  • [11]
    Giacomo Todeschini, Richesse franciscaine: de la pauvreté volontaire à la société de marché, Lagrasse, Verdier, 2008, 288p.
  • [12]
    Jean Denizet, Le Dollar: histoire du système monétaire international depuis 1945, Paris, Fayard, 1985, p. 60, 78, 80, 95 et 102.
  • [13]
    Ibidem, p. 70.
  • [14]
    Pierre Melandri, Alliance Atlantique, art. cit., p. 347.
  • [15]
    Jean Denizet, op. cit., p. 86.

1Les séries télévisées d’espionnage sont arrivées au début des années soixante en Grande-Bretagne avec Destination danger (1960) et au milieu de la décennie aux Etats-Unis avec Des agents très spéciaux et I spy (1965). Politiquement, elles correspondent au moment où la Grande-Bretagne achève sa décolonisation et où les Etats-Unis envoient les premières troupes américaines au Vietnam. Ces séries vont connaître une vogue croissante jusqu’aux années soixante-dix pour les Britanniques. Après Destination danger, il y eut Chapeau melon et bottes de cuir (1961), L’homme à la valise (1966), Le prisonnier (1967), Les champions (1968), Département S (1969), Jason King (1971). Il y eut également de nombreux épisodes d’espionnage dans la série, au demeurant plutôt policière, Le Saint (1962). Côté américain, la vague fut plus regroupée sur quelques années mais elle se perpétua au-delà de 1970. En 1966 apparurent Max la menace et Mission impossible. En 1965 apparut également la série Les mystères de l’Ouest, qui raconte les missions de deux agents fédéraux après la guerre de Sécession. Il s’agit d’un western anachronique. Le western s’inscrit dans la tradition des séries américaines avec des titres comme Bonanza, Rawhide ou Au nom de la loi. Mais Les Mystères de l’Ouest présente un western où la révolution industrielle et technologique opère au point d’obtenir un univers technique certes esthétiquement différent des années mille neuf cent soixante mais aux capacités opératoires identiques. Il y avait donc des motifs au développement des séries d’espionnage des deux côtés de l’Atlantique, ce qui incitait aux échanges commerciaux.

2Avant la guerre du Vietnam, dès le début de la décennie, les sociétés de production britanniques, et particulièrement ITC (qui produisit toutes les séries d’espionnage britannique à l’exception de Chapeau melon et bottes de cuir), ont cherché à placer leurs produits aux Etats-Unis à des spectateurs qui n’étaient donc pas habitués à ce type de programme pour des raisons qui semblent avant tout financières. [1] La pénétration des produits britanniques sur le gros marché américain, qui ne posait pas d’obstacle linguistique, assurait de forts bénéfices. Quel autre motif pouvait pousser les Britanniques à vendre ces séries à un marché qui traditionnellement n’était pas consommateur de ce genre de séries? Les Américains exportèrent également leurs séries d’espionnage alors qu’ils n’en avaient pas la nécessité financière, le marché national suffisant à amortir les programmes. Mais des retours d’investissement supérieurs à l’amortissement étaient un but recherché pour ces entreprises privées. Des motifs politiques nationaux sont pourtant à même d’expliquer la naissance de ces séries: rassurer les Britanniques sur la pérennité de leur présence dans le monde après la dissolution de l’empire, rassurer le public américain sur le professionnalisme de ses services secrets alors que commence une nouvelle guerre. Mais pourquoi penser que des séries à motif national pourraient intéresser un autre pays même s’il était de même langue nationale? Le marché économique des séries d’espionnage anglo-saxonnes portait en lui-même le débat du national et de l’international.

Une perception nationale d’un problème international : la Guerre froide

3Si la question du national semble couler de source du fait des contextes politiques respectifs; la question de l’international dans les séries d’espionnage des années soixante mérite d’être posée car elle implique la question de l’avant-gardisme ou non de la culture, et particulièrement de la culture populaire, dans l’histoire de la mondialisation; pas seulement en tant que produit (d’autres genres de séries pouvant être de ce point de vue interchangeables), mais en raison de la nature des débats au sein des séries d’espionnage.

4En effet, les séries d’espionnage sont celles qui manient le plus les débats politiques et économiques à l’exception des séries strictement politiques comme A la Maison Blanche. L’inscription dans le contexte des années soixante est important. Les grands organismes publics nés de l’après-guerre comme le FMI (1944), l’ONU (1945), l’UNESCO (1945), l’OTAN (1949) ont été établis et les mécanismes du libéralisme financier se mettent en place de façon accélérée aux Etats-Unis et de façon progressive en Europe, sans qu’on utilise encore le terme de mondialisation. En effet après un mouvement de multinationalisation des entreprises américaines dans les années cinquante, le système financier devient à son tour multinational dans les années 1960-1970 avec l’installation des banques américaines à l’étranger [2]. L’Europe, quant à elle, a prévu dans le traité de Rome de libéraliser progressivement le contrôle des changes (article 67). Quatre directives de la commission seront prises entre 1960 et 1986 (mais les plus radicales seront celles des années quatre-vingt) [3]. Néanmoins les services secrets constituent des organismes paradoxaux dans ce contexte car ils sont les défenseurs des intérêts nationaux. Mis à part l’Intelligence service, les services nationaux ne fonctionnaient avec des effectifs qu’en temps de conflit (ou de préparation de guerre) [4]. Depuis 1945, ils continuent de fonctionner. La raison de leur maintien après la Seconde Guerre mondiale fut la Guerre froide. Avec la Guerre froide, nous avons deux conceptions globales qui s’opposent: celle du monde libre et celle de l’internationale socialiste, celle capitaliste et celle du pouvoir public central. Il existe donc une dimension globale aux services secrets nationaux: celle de l’affrontement des blocs.

5Les épisodes de Guerre froide sont de loin les plus importants en nombre dans les séries télévisées d’espionnage. La chute du mur de Berlin en 1989 fut un élément clé de la mondialisation. Ce que d’aucuns ont décrit comme la fin de l’histoire [5]. Les héros marquaient donc des points pour la mondialisation en luttant contre le bloc de l’Est. Toutefois la perception des spectateurs de cette lutte demeure plutôt nationale. Si l’on prend la première série d’espionnage, Destination danger, elle raconte les aventures d’un agent de l’OTAN John Drake. Si les spectateurs britanniques apprécièrent cette série britannique ce ne fut pas le cas des Américains. En réalité, on ne commença aux Etats-Unis à apprécier la série que lorsqu’elle fut conçue pour un public britannique avec un héros travaillant pour les services secrets britanniques et plus pour l’OTAN [6]. Ce qui n’empêcha pas le public américain d’apprécier des séries nationales de lutte contre les pays de l’Est comme Mission impossible ou Max la menace. Est-ce à dire qu’il y a une stricte identification nationale dans ce combat? Non car on sait que les producteurs et le public américain furent friands rapidement de la série Chapeau melon et bottes de cuir, série britannique où les épisodes de Guerre froide sont aussi importants [7]. Tout comme ils apprécièrent la version service britannique de Destination danger.

6Ce n’est pas pour autant l’organisme international qui empêche l’identification des spectateurs. Ainsi une des séries les plus populaires de l’époque, Des agents très spéciaux, mettait en scène des héros du service secret international UNCLE. Il est vrai que le nom de l’organisation ramène la symbolique américaine de l’Oncle Sam. Mais dans l’esprit et la lettre des créateurs, il devait s’agir d’une organisation internationale devant se situer au-dessus des problèmes de Guerre froide. La perception nationale est de fait préférée car les Américains, favorables à aider militairement la Grèce et la Turquie en 1947 pour remplacer l’aide militaire britannique défaillante et éviter un basculement du côté communiste, n’étaient pas disposés à généraliser l’aide militaire américaine sur tous les terrains européens. C’est pourtant ce qui se passa [8]. L’OTAN, l’organisme international le plus ancré dans le monde libre n’était pas toujours appréciée des Américains et d’une partie de leur classe politique.

7Le fait que les spectateurs et les producteurs préfèrent donner une vision nationale de la Guerre froide ne signifie pas pour autant qu’ils en nient la valeur mondiale. Au contraire se placer comme leader dans l’affrontement avec le bloc soviétique c’est alors se donner une valeur de premier plan mondial. Toutefois, dans ces séries, l’OTAN dispose d’une image d’organisation internationale agressive vis-à-vis des pays de l’Est. Mais avec le temps, celle-ci évolue vers une image plus pacifique. Dans le conflit chypriote, l’OTAN semble œuvrer pour la paix dans l’épisode « L’espionne » de la série américaine Mission impossible, à un moment où les Etats-Unis n’étaient plus les seuls à participer à l’effort militaire [9]. En est-il de même des autres organismes internationaux qui ont fondé le monde de l’après-guerre?

L’utilisation de l’image positive de l’ONU dans une perspective internationale sécuritaire

8D’emblée, l’ONU bénéficie d’une image de monde nouveau unifiant, pacificateur, défendant les droits de l’homme, opposé aux anciens équilibres internationaux. En effet chronologiquement l’ONU participe au règlement des empires coloniaux. Dans « The sell-out » de la série Chapeau melon et bottes de cuir un représentant de l’ONU vient discuter avec le ministre des affaires étrangères de la paix à rétablir dans les anciennes colonies asiatiques de Grande-Bretagne. Elle s’oppose donc aux nationalistes européens. Dans l’épisode « Le club de l’enfer » de la même série, un membre de ce club qui défend l’ancien empire britannique assassine un membre de l’ONU, qui représente le nouvel ordre. L’ONU s’oppose même au nationalisme dans des pays sans colonies puisque des sociétés secrètes fascistes japonaises considèrent l’organisation comme leur ennemi principal (l’épisode « Shinda shima » de la série Destination danger). Elle défend donc le monde des nationalismes mais aussi de la démocratie face à ces fascistes ou à des dictatures sud américaines. Dans « Envoûtements », épisode de la série américaine Des Agents très spéciaux, deux agents de l’UNCLE escortent à l’ONU l’opposant à un dictateur. L’ONU travaille également à la paix, au rapprochement des pays, notamment ceux d’Amérique du Sud avec les Etats-Unis. Dans « Vol direct » épisode de la série Mission impossible un président d’Amérique du Sud entend mener une politique de collaboration avec les Etats-Unis et pour l’annoncer s’apprête à faire un discours à l’ONU. L’Organisation des Nations Unies dans les séries est bien une organisation internationale œuvrant au rapprochement des pays. Les scénaristes l’ont écarté de tous les problèmes de la Guerre froide alors qu’elle fut le théâtre de cet affrontement à travers la question coréenne et celle du Moyen-Orient. Pourquoi avoir ainsi préservé cette institution? Son statut diplomatique a renforcé son image pacificatrice alors que l’OTAN dont la grande partie était militaire était perçue comme agressive. La vision d’un monde unifié à travers les institutions internationales existe bien dans les séries télévisées d’espionnage toutefois l’opposition de la guerre froide relève d’une perception nationale.

9Comment donc interpréter les organismes internationaux créés de toutes pièces dans les séries comme L’UNCLE ou Némésis? Comme un hommage aux institutions existantes? Mais alors pourquoi ne pas les avoir utilisées telles quelles? Ou comme un perfectionnement par rapport à ces institutions réelles? Ces institutions fictives sont des services secrets. Il existe un service secret d’échelon international qui est celui de l’OTAN. Les spectateurs américains y étaient peu réceptifs. Ces institutions fictives ont comme particularité de ne pas ou peu traiter de la Guerre froide, et donc de l’affrontement des deux blocs. L’UNCLE, dont le bâtiment est situé à côté de l’ONU, ne peut éviter un ou deux épisodes avec des Soviétiques [10]; quant aux Champions, ces derniers donnent une vision plus amicale des Soviétiques qui demeurent certes des opposants politiques mais qui informent l’Ouest dès lors qu’un danger géostratégique les menace. L’organisation policière et non d’espionnage mais bien réelle Interpol, utilisée dans la série Département S, montrera également des relations en voie de pacification entre l’Ouest et les Soviétiques. On peut donc penser qu’elles ont été créées pour habituer les publics nationaux à des services secrets internationaux travaillant pour la paix. C’est particulièrement le cas du Département S d’Interpol qui s’aligne sur l’OTAN en acceptant l’entrée de l’Espagne franquiste ou en proposant une association des services secrets nationaux composant l’OTAN, satisfaisant ainsi les partisans d’une défense à la fois nationale et internationale. Les organisations internationales dans les séries rassurent sur le fonctionnement concerté entre nations. Mais la grande organisation de sécurité objective pour l’ensemble du monde n’existe toujours pas pour l’heure et ces acronymes ne sont demeurés que fictions.

La crainte de la pluralité ethnique

10Que combattent ces organismes dès lors qu’ils s’exemptent de la Guerre froide? Le rattachement à l’ONU n’est là que pour l’image et ce n’est pas la vision d’un monde uni, de peuples qui aspirent à la fraternité qu’expriment ces séries. Que le service secret soit national ou international le point de vue est le même. Le mélange culturel n’a rien de rassurant du point de vue de la sécurité car il masque la menace sous des aspects de convivialité. Dans l’épisode « Qui fait quoi? » de la série américaine Max la menace un hôtel de plaisance hawaïen a pour clientèle un Suisse, une Italienne et un Libanais. Seule la nationalité du Libanais laisse supposer un danger, car les ennemis viennent fréquemment du Moyen-Orient dans la série. Le cosmopolitisme est dangereux car il sert de couverture à la Guerre froide dont la menace n’est plus directe alors, mais latente. Le restaurant de « Mission à Genève », épisode de la série Destination danger est ainsi rempli d’espions de divers pays. Les séries américaines vont créer des entités, incarnation du mal, capables d’être à la fois des menaces criminelles internationales et des ennemis politiques en les soustrayant à la Guerre froide. C’est le cas du THRUSH ou de KAOS les deux organisations criminelles de fiction auxquelles s’affrontent respectivement les agents de L’UNCLE et Control, l’organisation pour laquelle travaille Max la menace. Toutefois le KAOS est composé d’anciens nazis, de Russes et de Chinois; on reste ainsi de façon sous-jacente dans la Guerre froide en mélangeant les ennemis d’hier et ceux actuels, en les assimilant du point de vue du danger malgré des origines ethniques diverses. « Le legs » épisode de la série britannique Chapeau melon et bottes de cuir illustrera cet affrontement à travers la quête d’un couteau chinois qu’un Allemand, un Américain et un Chinois se disputent. C’est la composition ethnique qui sous-tend la tension et fait référence à la Guerre froide et à la Seconde Guerre mondiale. Une étape supplémentaire est franchie dans cette crainte cosmopolite lorsque les nationalités sont tellement mélangées qu’elles ne sont plus apparentes. Dans « Les pensionnaires de Mme Stanway », John Drake enquête sur cette maison où des trafiquants internationaux disposent de visas de tous les pays. La pire menace est alors imaginable.

11Mais cette tension peut-être créée sans une diversité ethnique marquée mais en jouant sur la confusion géographique. La série Le prisonnier brouille, en effet, l’identité des lieux. Tantôt situé en Lituanie, au Maroc ou en Europe Occidentale le village du « Prisonnier » devient ainsi un village global, un monde en résumé. Ce rassemblement ne crée pas pour autant de la fraternité mais plutôt la paranoïa: la délation y règne ainsi que la suspicion. En réduisant le monde à un village celui-ci vit compressé et donc oppressé. Mais ce ne sont pas les habitants qui sont en question, même s’ils sont étrangers au lieu, mais bien les pays. Dans la série Chapeau melon et bottes de cuir, le pluriethnisme signifie aussi menace mafieuse. Deux épisodes y traitent de l’organisation criminelle Intercrime (l’épisode « Intercrime » justement et « Homicide et vieilles dentelles »). L’organisation ressemble à la mafia, mais la série spécifie qu’il s’agit d’une organisation européenne, au moment où la Grande-Bretagne s’interroge pour savoir si elle doit tourner son avenir vers la CEE. L’assimilation stricte de la mafia à l’Europe exprime les réserves quant à un engagement européen. Les séries américaines associent également la mafia à l’Europe. Elles montrent des organisations mafieuses implantées en Amérique, mais ne les considèrent pas pour autant comme américaines ni même comme des organisations intercontinentales. Les mafieux américains retrouvent leurs origines d’avant le melting-pot. Ainsi les mafieux sont suisses dans Mission impossible, albanais, allemands, français, anglais et turcs dans trois épisodes des Mystères de l’Ouest (« La nuit du faucon », « La nuit du bal fatal », « La nuit du poison »). Le mal est ainsi reporté sur les nations et l’entité internationale par son aspect pluriethnique qu’est l’Amérique en est préservée. Les séries américaines défendent plutôt un modèle uniethnique américain face à une multiplicité de nations internationales.

12Les séries britanniques s’opposent aussi au nationalisme et à l’impérialisme s’ils critiquent le cosmopolitisme. Dans « Des hommes dangereux » de la série Destination danger, une organisation qui s’assimile à l’ordre croisé recrute des ex-taulards pour assassiner des chefs d’états occidentaux. Dans « The Mauritius penny » de la série Chapeau melon et bottes de cuir, un lord Anglais prépare conjointement un complot fasciste dans plusieurs pays européens. S’il est moins connoté politiquement Croft, dans l’épisode « Les fanatiques » de la série Les Champions, procède de la même logique dominatrice. Croft est un mégalomane qui veut dominer le monde. Son organisation assassine des chefs d’état. Ses « clients » lui sont redevables et commettent des assassinats pour lui. Balançant entre une opposition au nationalisme, à l’impérialisme et au cosmopolitisme, la Grande-Bretagne à travers ces séries témoigne surtout de la crainte d’être fondue dans une organisation internationale.

Un mouvement de paix dans le monde: la confrontation culturelle avec le mouvement hippie

13Il faut attendre le début de la décennie suivante avec la série britannique Jason King pour voir associé les multiples nationalités à un brassage des populations entraînant la fraternité. L’épisode « Zénia » mélange des éléments d’Amérique du Sud, de Tchécoslovaquie et d’Allemagne; impossible de situer le pays exactement. C’est une façon de dire que toutes les situations sont assez semblables partout. Dans l’épisode « Qui ose se faire passer pour moi » le métissage crée le consensus. De mère française et de père Russe Jason King est choisi par les services secrets soviétiques et occidentaux pour lutter contre un trafic de drogue international.

14Le choix d’organisations internationales de sécurité de fiction, s’il va de pair avec l’effacement de la Guerre froide, défend aussi le point de vue commercial des productions télévisées en tentant de satisfaire les spectateurs; des spectateurs poussés vers le désarmement et la paix au Vietnam. Ceci explique également le changement de sens donné à l’internationalisme et au métissage entre le début et la fin de la décennie. Il correspond à la césure culturelle opérée durant les mouvements étudiants et regroupée sous les conceptions hippies et new age. Jusqu’alors dans ces séries la religion est l’incarnation d’un sectarisme opposé au droit international. On le voit dans un épisode de Destination danger intitulé « Le jour du jugement » dans lequel un groupe sioniste tue un médecin des camps de la mort qui devait être escorté vers le tribunal International. On le voit de façon moins réaliste dans un épisode de Chapeau melon et bottes de cuir intitulé « Le tigre caché » dans lequel un illuminé se sert de chats rendus furieux pour créer un monde d’élus, les autres étant lacérés par les fauves. Avec les mouvements hippies les religions d’Extrême Orient entrent de façon syncrétique dans la culture Occidentale qui en retire un langage de paix, notamment à travers la figure d’Allen Ginsberg. Une série telle que Les Champions utilisera ces concepts de recherche de paix ainsi que l’influence d’Extrême-Orient par l’intermédiaire d’un monastère situé dans le désert de Gobi. Les agents qui y sont formés sont engagés par ces moines, d’apparence très contemplatifs, à affronter le monde physiquement pour apporter la paix. Le père supérieur a des traits du visage semblable au directeur de l’agence internationale Némésis chargée des services secrets mondiaux. L’internationalisme très syncrétique des mouvements hippies et new age fait d’amour entre les hommes est par ce biais mué en service de sécurité. La série tentait de concilier ainsi la promotion d’une organisation internationale de sécurité avec les aspirations pacifistes. En vain, les organisations internationales de sécurité auront tendance à disparaître vers la fin de la décennie au profit d’intrigues plus policières dans les séries d’espionnage et à un moment où le rassemblement ethnique change de sens et où la Guerre Froide s’efface de plus en plus. La série qui maintiendra cette lutte contre le communisme sera Mission impossible, désignant un service un peu à part à l’intérieur de services secrets américains. Cette série qui sera d’une plus grande longévité que les premières séries d’espionnage américaines (de 1966 à 1973) aura tout pour satisfaire les publics des deux côtés de l’Atlantique. Il s’agit d’un service extérieur, qui agit dans le monde, mais qui est un organisme américain qui va rarement sur le terrain de l’Europe de l’Ouest (se démarquant ainsi de l’OTAN).

Le FMI et la finance internationale

15Une institution internationale, présente dans les séries d’espionnage, résistera à la vague hippie parce qu’elle travaille davantage à la prospérité qu’à la paix et que son domaine de compétence, le financier, était tout comme la New Age à la recherche d’abolition de frontières. Il s’agit du FMI. Le FMI bénéficie alors d’une image positive de prêt d’argent pour le développement des pays. Par exemple dans « Voyage de noces », épisode de Destination danger, c’est un pays du sud-est asiatique qui reçoit des fonds. Toutefois l’argent est souvent détourné. Dans « Affaire d’état » épisode de la même série le ministre des finances et le chef de la police dans un pays d’Amérique du Sud détournent les fonds. Et il en est de même dans l’épisode « La version du député Coyannis ». Un doute est posé non pas à l’encontre de l’institution mais de certains utilisateurs des fonds, en l’occurrence les pays en voie de développement. La question qu’implique le constat est doit-on aider tous les pays? Apparemment on ne voit pas de grand marché libéral des changes en gestation. Dans la plupart des cas la finance internationale reste liée aux fonds publics. Toutefois cette finance-là est critiquée sur ses résultats puisque la plupart du temps les fonds publics sont détournés par les gouvernants ou servent à distribuer des pots de vin. Dans l’épisode « Un diplomate disparu » de la série Le Saint un diplomate, ami du Saint, détourne l’argent de l’aide américaine destinée à l’Afrique, car les fonds nourrissent des pots-de-vin.

16Dans un cas les fonds publics luttent contre la pauvreté, c’est un cas théorique, un cas d’école. En effet dans « A sense of history » épisode de la série Chapeau melon et bottes de cuir, un économiste pense que l’union des ressources européennes pourrait résoudre le problème de la pauvreté. Cette proposition intervient dans un contexte où la Grande-Bretagne souhaite adhérer au marché commun. Bien entendu le but premier du traité de Rome n’était pas de lutter contre la pauvreté mais d’accroître la richesse des pays européens et leur interdépendance en leur ouvrant des marchés. Pour autant l’idée développée dans « A sense of history » n’était pas anachronique étant donné que la pensée économique à la Renaissance, reconnaissant le capitalisme, a énoncé l’idée que le traitement de la pauvreté passait par la croissance des richesses privées [11]. Mais à la fin de la décennie, dans l’épisode « Septième ciel » de la même série, c’est d’évasion fiscale dont il s’agit. Des comptables changent de vie, font croire à leur mort et partent avec leurs capitaux. Les épisodes à capitaux privés demeurent donc minoritaires. Dans un épisode du Saint, « Philanthropie », la finance est profitable au développement économique sans qu’il y ait détournement de fonds. Il s’agit d’une fondation internationale; c’est-à-dire des capitaux privés. S’il n’y a pas de grand marché libéral, on vante l’efficacité des capitaux privés alors que l’on critique les capitaux publics.

17Toutefois les épisodes à capitaux financiers privés légaux sont moins nombreux que ceux avec des capitaux internationaux illégaux, tout ce qui peut être assimilable à du trafic. Ce qui est assez logique puisque nous sommes dans des séries criminelles. L’or et l’argent finissent à chaque fois dans les banques suisses. Ce n’est pas la destination qui les rend illicites mais le fait qu’il s’agit d’or volé. Dans « l’homme invisible » épisode de la série britannique Les Champions des banques à Londres, Paris et New York sont escroquées de leur or pour être changé en Suisse. Dans « Le téléphérique » épisode de la série américaine Mission impossible un trust financier suisse est mis en place par la pègre. L’or et l’argent ne sont pas les seules valeurs faisant l’objet de trafic. Sur la fin de la décennie on observe l’apparition d’un trafic sur les objets de valeur, que ce soit le diamant caché dans des puddings envoyés au Brésil dans « Le roi du diamant » un épisode des Agents très spéciaux ou passés avec un cirque ambulant dans « Le plus grand espion du monde », épisode de la série Max la menace. Il s’agit également d’objets d’art passés en fraude entre le Portugal et l’Angleterre dans des boîtes de soupe dans « The soup of the day », épisode de la série Département S où des tableaux de maître cachés derrière des miroirs dans « Le miroir de la mort », épisode de la même série, ou encore de faux dollars. Pas besoin en effet que les objets soient volés pour qu’il s’agisse d’une affaire de fraude, de fraude au fisc en échappant à la douane. Les objets arrivent dans un pays où le change est plus favorable.

18Pourtant, la période n’est pas tant marquée par le vol d’or que par sa fuite légale. Depuis 1945, le système monétaire international avait choisi le dollar comme monnaie de référence avec une valeur de trente-cinq dollars pour une once d’or. La livre sterling s’était alignée sur le dollar en 1949. Du point de vue financier le national et l’international étaient donc confondus, comme pour la Guerre Froide. Il n’est donc pas surprenant qu’ils l’aient été d’un point de vue culturel s’agissant d’espionnage. La concurrence des autres places financières, notamment européennes, poussant les taux d’intérêt vers la hausse et l’inflation américaine, due en partie aux dépenses militaires pour le Vietnam, avaient conduit la Grande-Bretagne à soutenir le billet vert attaqué par les marchés quitte à perdre de l’or pour soutenir la parité. La balance des paiements britannique et américaine devenait déficitaire et le ministre de l’économie anglais traitait de gnomes de Zurich les financiers qui ne soutenaient pas la livre malgré les plans d’austérité budgétaire [12]. Les séries d’espionnage rendaient cet état de fait en racontant ces fuites d’or volé, en rendant criminel ce qui était du marché légal. S’il s’agit de trafic illicite les services secrets trouvent leur raison d’être alors qu’ils sont impuissants face à un acte légal. Les séries rendaient donc possible la défense du système monétaire international à l’aide des services spéciaux par la criminalisation des actes. L’épisode le plus explicite demeure « Le fantôme de Mary Burnham » épisode de la série Département S: on cherche à rendre fou le futur président du FMI qui doit remettre sur pied le système monétaire occidental en augmentant le volume monétaire. Bien que le FMI ne soit pas chargé de régler les problèmes de spéculation mondiaux, l’épisode traduit les déficits de la balance des paiements, le processus de l’inflation et les problèmes monétaires internationaux suscités.

Le libre-échangisme contre « l’Internationale »

19L’Union Soviétique est accusée en sous-main dans l’épisode, non pas de créer la déstabilisation mais de l’entretenir. C’est une façon de faire entendre que l’Internationale ne doit pas l’emporter, un appel au civisme capitaliste. Les responsables ne sont jamais désignés, on y substitue des criminels reconnus. En effet Les principaux responsables de cette déstabilisation monétaire étaient les sociétés multinationales qui avaient spéculé sur les monnaies en plaçant leur trésorerie en fonction des taux d’intérêt et non d’intérêts nationaux [13]. Un seul épisode se permit de critiquer l’entreprise capitaliste face aux institutions internationales. Il s’agit d’un épisode de la série Des agents très spéciaux intitulé « Le danger vient du ciel ». Un milliardaire veut dominer le monde avec son argent et sa technologie (une fusée) et s’oppose au conseil de l’ONU réuni dans un autre vaisseau spatial.

20Quelques épisodes traitent de commerce licite mais néanmoins dangereux à l’échelle internationale car orienté vers les pays du bloc soviétique. Ainsi dans l’épisode « Les deux femmes de George Foster » de la série Destination danger, un pair britannique finance une révolution communiste pour conserver ses intérêts (bauxite, aviation). Dans « A room without a view » de la série Chapeau melon et bottes de cuir, une chaîne hôtelière veut s’installer en mer noire. Dans « Des dessins insolites » épisode de la série Jason King, un milliardaire de Hong Kong fait des affaires avec la Chine communiste. Tous ces commerçants sont des méchants combattus par les héros même si leur commerce n’est pas illicite. Beaucoup de ces épisodes se déroulent pendant la période 1964-1965 au moment où s’ouvrait le Kennedy round, qui allait se terminer en 1967 et qui était destiné aux règles de commerce international, aux tarifs douaniers. Les Américains et les Anglais craignaient que l’Europe se referme à cause du marché commun et souhaitaient profiter d’avantages commerciaux pour rééquilibrer leurs balances commerciales [14]. Dans ces épisodes on trouve donc une mise en garde sur la destination des investissements. Dans le même ordre d’idée des épisodes défendent idéologiquement le libre-échange. Dans l’épisode « Du grabuge à l’ambassade » de la série Max la menace, les Etats-Unis veulent signer un contrat avec le Panavanian, pays imaginaire. Les opposants veulent empêcher l’accord car ils veulent faire la révolution. Et la révolution ne prend que dans la pauvreté. Autrement dit l’accord commercial apporte la richesse qui empêche les révolutions. Dans l’épisode « Propellant 23 » de Chapeau melon et bottes de cuir, Anglais et Allemands se disputent un nouveau combustible. Le héros John Steed essaye de convaincre sa collaboratrice de l’aider dans cette tâche. Mais elle privilégie d’abord les problèmes de famine en Afrique. Puis elle finira par privilégier le combustible, sous-entendant qu’il est plus important. Au cours des négociations du Kennedy round, l’Europe ouvrira un peu plus ses marchés aux Anglo-Saxons et pas plus au bloc soviétique. Le 18 novembre 1967, la livre sterling fut dévalée, mettant fin tacitement à la parité livre dollar et au système monétaire international [15]. L’intérêt national et international étaient ainsi dissociés.

21Les séries télévisées d’espionnage britanniques et américaines sont de très bons catalyseurs des problèmes culturels quant à la gouvernance du monde. La solution qu’elles offrent quant aux organismes internationaux de sécurité, très orienté par l’ordre souhaité par les gouvernements américains et britanniques en 1947 était en contradiction avec les souhaits de l’opinion. S’agissant de l’ordre financier international, elles s’offrent des capacités d’action qui n’existent pas dans la réalité. Bien que mettant en scène les institutions financières et internationales d’un point de vue idéologique, elles soutenaient les capitaux privés le libre-échange, refusaient de critiquer les entreprises multinationales cause pourtant de drames reconstitués dans les épisodes. Le choix n’est pas surprenant car si les services secrets étaient publics les entreprises de télévision étaient privées.

Notes

  • [1]
    Jacques Baudou et Philippe Ferrari, Destination danger, Paris, Huitième art, 1991, 172p.
  • [2]
    Jean-Pierre Faugere et Colette Voisin, Le Système financier et monétaire international: crises et mutations, Paris, Nathan, 1993, 137p.
  • [3]
    Jean-Claude Masclet, Hélène Ruiz Fabri et Chahira Boutayeb, L’Union Européenne, union de droit, union des droits, mélanges en l’honneur du professeur Philippe Manin, Paris, A. Pedone, 2010, 372p.
  • [4]
    Eric Denece, Renseignement et contre-espionnage, Paris, Hachette, 2008, p. 10-14.
  • [5]
    Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
  • [6]
    Jacques Baudou et Philippe Ferrari, Destination danger, op. cit.
  • [7]
    Didier Liardet, Chapeau melon et bottes de cuir, Marseille, Yris, 1998, p. 75-76.
  • [8]
    Pierre Melandri, Alliance Atlantique dans Encyclopaedia Universalis T.3, Paris, Encyclopaedia universalis, 1995, 344p.
  • [9]
    Ibidem p. 347.
  • [10]
    John Heitland, The Man from UNCLE book: the behind scenes story of a television classic, New York, St Martin’s press, 1987, p. 7 et 13.
  • [11]
    Giacomo Todeschini, Richesse franciscaine: de la pauvreté volontaire à la société de marché, Lagrasse, Verdier, 2008, 288p.
  • [12]
    Jean Denizet, Le Dollar: histoire du système monétaire international depuis 1945, Paris, Fayard, 1985, p. 60, 78, 80, 95 et 102.
  • [13]
    Ibidem, p. 70.
  • [14]
    Pierre Melandri, Alliance Atlantique, art. cit., p. 347.
  • [15]
    Jean Denizet, op. cit., p. 86.
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