1En France et dans de nombreux pays d’Europe et du monde, l’histoire de la télévision des cinquante dernières années s’illustre par une lutte continue en faveur de l’indépendance politique, institutionnelle, économique, sociale, culturelle. Pour qu’émergent une information libre, des programmes originaux et créatifs, pour dégager les voies et les moyens de l’indépendance du média télévision, il a été nécessaire de se prémunir d’un ensemble de pressions exercées par des gouvernements, des partis, des réseaux, des groupes d’influences qui entendent contrôler les institutions et les hommes. Cette altération de la vie démocratique s’accompagne souvent du contrôle ou même de la censure des programmes. Les garanties apportées par les États s’avèrent alors fondamentales. Dans les régimes démocratiques les télévisions ont mis en place des instances de régulation, clarifiant ainsi le rôle respectif de l’État, des gouvernements et des institutions, des journalistes et gens de métier, ainsi que celui de la société civile. Elles ont progressivement élaboré des stratégies de défense, en s’appuyant sur leurs héritages historiques, quelquefois d’ailleurs pour s’en prémunir, et pour juguler les pesanteurs et les contraintes. Ainsi les textes législatifs et réglementaires obtenus souvent de haute lutte constituent la première protection des libertés.
2Cette recherche de l’indépendance prend des formes différentes entre télévision de service public et télévision privatisée. Selon le régime politique dominant, elle est plus ou moins aboutie et efficace. Dans tous les cas, elle s’appuie sur l’affirmation du rôle des professionnels et de leur éthique, sur les garanties de liberté qu’offrent les circulations des contenus entre différents médias. Elle repose sur une utilisation pertinente des moyens techniques nécessaires à cette indépendance. Les réseaux de télévision se situent eux-mêmes dans des relations de pouvoir à l’échelle internationale dont il faut analyser la configuration.
3Si ce numéro 13 du Temps des Médias est centré sur la télévision dans une vision diachronique, il prend également en compte les changements les plus récents et invite à des comparaisons internationales. C’est une première approche de ces questions que souhaite proposer la revue, en cherchant pour chaque contribution à proposer de véritables « études de cas » et une approche sur différents niveaux : les principales évolutions de la recherche de l’indépendance des télévisions, les spécificités nationales, les acquis, les retours en arrière et les échecs.
4La bataille de l’indépendance des médias se passe sur plusieurs fronts selon qu’elle se déroule dans des démocraties ou dans des pays à régime autoritaire. En outre, les habitudes nationales et les systèmes médiatiques en modifient le contexte. Ces combats ont emprunté des moyens différents selon les périodes. La question elle-même s’est déplacée : le domaine de l’information très important n’est plus le seul concerné. Elle englobe le domaine de la morale et s’appuie sur les stratégies d’indépendance de l’ensemble des acteurs et professionnels de télévision, producteurs, auteurs, programmateurs confrontés à des pressions d’un type nouveau.
5La dimension d’une revue comme la nôtre, attentive à dépasser les frontières de l’hexagone ne pouvait bien évidemment traiter de toutes ces questions. Nous proposons donc quelques exemples, quelques cas, nationaux tout d’abord : comment d’une manière générale s’est posée dans quelques grands pays la question de l’indépendance de la télévision. Puis nous aborderons des cas particuliers.
6Une fronde contre Eliott Ness ? Malgré sa popularité, la fronde de notre « héros » national Thierry, joué par Jean-Claude Drouot dans les années 1960 apparaît aujourd’hui bien fragile pour lutter contre la puissance de feu de la fiction américaine incarnée par les Incorruptibles et leur héros Eliott Ness. Les deux types de fiction ont coexisté pendant des années sans que cela ne pose apparemment de problèmes. La France, terre des frères Lumière s’est préoccupée pourtant très tôt de résister à l’arrivée massive de la production audiovisuelle américaine, pour le cinéma d’abord, pour la télévision ensuite. Dans les années 1980 cette politique a été incarnée par Jack Lang. Sa doctrine fondée sur l’idée que les productions audiovisuelles ne sont pas des marchandises comme les autres est à l’origine de ce que l’on a appelé l’exception culturelle française. Pour le socialiste, suivi très vite par les principales familles politiques françaises, l’indépendance de la France passe aussi par une résistance aux images américaines et aux valeurs qu’elles véhiculent. La bataille pour l’indépendance de la télévision française à l’égard des productions américaines devient un chassé-croisé et une course poursuite entre les hommes politiques cherchant à imposer des quotas - au sein des organisations internationales -, les programmateurs des chaînes le regard accroché au ratio coût-audience des programmes, les téléspectateurs et l’opinion publique qui apprécient séries et films américains. À l’arrivée, les résultats de ces différents mouvements donnent des résultats surprenants comme le montre l’article d’Isabelle Veyrat-Masson.
7Les Allemands, marqués ô combien par l’usage pervers de la propagande, se sont fixés des règles de fonctionnement extrêmement strictes pour contrôler l’usage de leurs moyens de communication et en particulier de la télévision à laquelle ils accordent (cause ou effet ?) une grande confiance. Les médias y sont les garants de l’ordre constitutionnel libéral et démocratique. La loi et la jurisprudence encadrent cette liberté des chaînes de télévision. « Concentré des vertus du journalisme », le journal télévisé de la première chaîne allemande, ARD, témoigne de l’indépendance de la télévision. Les contreparties de cette liberté pour les journalistes sont rappelées dans un code de déontologie que chacun accepte. Modèle parfait ? La dérégulation et le Web 2 risquent-ils de mettre en danger cette « indépendance structurelle » se demande en conclusion l’article d’Isabelle Bourgeois ?
8Si près de l’Allemagne géographiquement et si loin culturellement, l’Italie présente un contre modèle. Le phénomène Berlusconi y est au centre. Le système de départ en Italie, celui qui régissait le système audiovisuel public après guerre ne semblait pas si éloigné du système allemand. Les partis politiques se partageaient « démocratiquement » l’influence à l’intérieur des instances de décision. Les abus et les excès n’étaient pas absents mais les règles du jeu, celles du contrôle des informations par le parti au pouvoir étaient globalement acceptées. La déréglementation des années 1980, dans un contexte d’affaiblissement du pouvoir central organise l’arrivée des chaînes de télévision privée. Giulia Guazzaloca explique à travers son article l’héritage historique et les conditions qui ont rendu possible la mise en place du système Berlusconi, c’est-à-dire la concentration dans les mains d’un seul homme du pouvoir politique et du pouvoir médiatique.
9Au Brésil, l’intrication entre les pouvoirs politiques et économiques à l’intérieur des télévisions n’est pas un phénomène récent. La société brésilienne a longtemps vécu au rythme des militaires qui ont mis au pas les informations télévisées comme la société. Itania Maria Mota Gomes montre que le journal national de la Rede Globo né en 1969, a accepté de censurer ses programmes avec comme contrepartie le développement des infrastructures des télécommunications. Militaires et entrepreneurs ont utilisé les investissements dans l’infrastructure comme facteur d’intégration nationale. Encouragé, aidé par des hommes des médias américains, le Jornal Nacional, a tout d’abord recherché une véritable qualité technique de production avant de tabler sur la liberté d’information : la recherche de la liberté ne s’est pas embarrassée de questions d’indépendance nationale. I. Gomes explique que « la notion même d’identité culturelle brésilienne est redéfinie et réinterprétée en des termes commerciaux ». Pourtant, une fois acquises la qualité formelle et l’assurance d’un public de masse, le Jornal Nacional a entamé une mutation vers une professionnalisation de ses nouvelles, entraînée en cela par le triomphe de la démocratie.
10L’exemple de la Chine est également celui d’une mutation. Le développement de la télévision chinoise s’est déroulé depuis sa création dans le contexte d’un régime totalitaire « pur ». Les médias y sont alors considérés comme des instruments de propagande destinés à diffuser l’idéologie communiste, éduquer les masses et faire connaître la ligne du Parti. Les changements récents en Chine ont eu évidemment des conséquences spectaculaires sur le fonctionnement de la télévision. Cependant, la modernisation et la commercialisation forcenée du média ne se sont pas accompagnées de la liberté d’informer. Delphine Richet-Cooper se demande toutefois dans son article si le couvercle communiste pourra se maintenir longtemps sur une télévision chinoise forcément interpellée dans ses fonctions d’information par une société elle-même profondément en mouvement. Elle souligne que l’impact du développement de l’Internet auprès des classes moyennes a privé le gouvernement central du monopole de la formation des esprits.
11Comme figée dans une société d’un autre temps semble en revanche la télévision du Turkménistan. Aucune liberté, pas la moindre tentative d’indépendance à l’égard d’un pouvoir politique que ne semble pas avoir touché les idées démocratiques. La description du fonctionnement de cette télévision d’un autre temps fascine tant il semble qu’à l’ère de la mondialisation, certains pays peuvent se refermer sur eux-mêmes sans être influencés par les mouvements de l’histoire.
12Après avoir fait un tour du monde des télévisions confrontées à la question de leur indépendance face aux pressions du politique et de l’économique, ce numéro du Temps des médias revient en France et aux différentes voies de l’indépendance prises par la télévision depuis sa création. L’histoire de l’instance de régulation peut y être qualifiée de « cocasse ». Longtemps réclamée, enfin obtenue, la première instance de régulation devait fixer dans les textes l’indépendance des télévisions à l’égard des pressions de toutes les sortes ! Deux pas en avant un pas en arrière, c’est au moment où elle semble avoir démontré son rôle positif que l’instance de régulation, dite aujourd’hui Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, se voit « déchargée » en 2009 de ce pourquoi elle avait été créée : la nomination des PDG de l’audiovisuel public. Agnès Chauveau souligne que rien, dans l’histoire de l’instance de régulation, ne justifiait cette décision mais son article révèle en définitive que les institutions ne servent en rien, en France, à garantir l’indépendance des médias. Puisqu’on peut, sans qu’aucune autre institution n’intervienne, leur ôter leurs prérogatives !
Catherine Bertho Lavenir explique comment les choix techniques s’élaborent de façon quasi autonome, et bien souvent indépendante des décisions et des choix politiques. En revanche chaque époque, chaque société invente des techniques qui correspondent à un moment de son histoire. Entre 1935 et 1970, les changements techniques qui ont permis de multiplier les canaux, les programmes et les échanges internationaux ont exigé des choix politiques clairs. Depuis lors, les choix technologiques s’avèrent plus confus : des décisions souvent maladroites ont été immédiatement dépassées par le contexte international. Pour Catherine Bertho Lavenir en définitive « les protagonistes d’une politique technique et industrielle de la télévision se frayent un chemin dans un paysage semé d’embûches aux contours difficilement lisibles où nombre de décisions techniques sont des paris sur l’avenir ». L’auteur s’interroge en définitive sur l’influence qu’exercent les choix techniques sur les contenus mêmes de la télévision.
Cécile-Anne Sibout retrace l’histoire de la télévision régionale Télé-Normandie née en 1964. La presse écrite régionale, les hommes politiques locaux ou nationaux s’engagent à partir de la création de cette télévision régionale dans une lutte d’influence où en définitive la télévision gaulliste semble sortir plutôt en vainqueur. Mais c’est surtout entre 1975 et 1985, que les programmes de la télévision rouennaise s’allongent et s’enrichissent du point de vue des thèmes abordés comme de la distance critique avec laquelle ils sont traités. Ceci tient d’une part à la personnalité indépendante du directeur de la station régionale Alain Gerbi, d’autre part à l’autonomie télévisuelle conquise dans le cadre national de la décentralisation.
Toutefois, l’indépendance à conquérir n’est pas toujours une affaire politique ou nationale. D’autres pressions s’exercent sur la télévision, nouvelle puissance. La télévision qui se veut un reflet de la société aborde de plus en plus des événements récents, faits divers, récits biographiques où se posent des questions juridiques complexes. La liberté de création se heurte dès lors aux lois, en particulier celles qui protègent la vie privée des personnes. Claire Sécail montre à travers quelques exemples que la logique des auteurs-producteurs de fictions télévisées décidés à demeurer au plus près de la réalité personnelle des protagonistes de leurs « fictions du réel », s’oppose à celle des avocats, magistrats dont la fonction est de préserver les intérêts de « vraies » personnes. L’article montre à quel point l’évolution de la contrainte juridique, la crainte des procès et le poids de la sanction interviennent dans le processus de création d’œuvres de fictions télévisuelles.
Jamil Dakhlia montre bien l’évolution des relations entre la presse écrite de télévision et la télévision. Les deux évidemment sont interdépendants, mais il apparaît très vite qu’une considérable inégalité existe entre les deux types de médias. La presse de télévision soutient la télévision, l’accompagne dans son développement et tente en même temps d’avoir une certaine influence sur ses contenus. Cependant, la télévision a moins besoin de la presse écrite que le contraire. Le désir de celle-ci de peser sur le média audiovisuel se marginalise dans un unique titre assez atypique. Ce qui n’exclut pas que ce titre, Télérama, joue un certain rôle. Les années 2000 voient de la part de la presse de télévision une certaine volonté de renouer avec ses anciennes injonctions.