Notes
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[1]
Archives nationales (A.N.), C 14 809-14 817.
-
[2]
Député de 1910 à 1940, ministre de l’Agriculture de 1928 à 1930, Jean Hennessy a connu un parcours politique sinueux qui l’a conduit de la droite vers la gauche avant qu’il ne radicalise sa position au milieu des années 1930. Pour en savoir plus : François Dubasque, Jean Hennessy (1874-1944). Argent et réseaux au service d’une nouvelle république, Rennes, PUR, 2008.
-
[3]
Le Quotidien, 17 juin 1923.
-
[4]
Archives de la Préfecture de Police (A.P.P.), Ligue de la République : BA 1912.
-
[5]
« Enquête sur les États-Unis d’Europe », Le Quotidien, 1er, 9 et 11 décembre 1929.
-
[6]
Mattei Dogan, « Les professions propices à la carrière politique. Osmose, filières et viviers », dans Michel Offerlé, La Profession politique, xix e-xx e siècles, Paris, Belin, 1999, p. 171-201.
-
[7]
A.N., fonds Painlevé, 313 AP 3 : agendas.
-
[8]
A.N., notes Jean : F7 12 952. Rapport du 15 janvier 1924.
-
[9]
Le Quotidien, 20 novembre 1923 et 27 janvier 1924 ; Le Barbezilien, 1er décembre 1923 et 2 février 1924 ; L’Avenir du Confolentais, 3 février 1924.
-
[10]
A.N., C 14 810. Séance du 11 mars 1925 (deuxième déposition de Dumay).
-
[11]
Jean-Noël Jeanneney, François de Wendel en République : L’argent et le pouvoir, 1914-1940, Paris, Seuil, 1976 (nouvelle édition chez Perrin, 2004, 667 p.).
-
[12]
A.N., F7 13 956 : police générale de la presse. Rapport sur l’assemblée générale de la Société du Progrès Civique, 31 mai 1923 : au chapitre des dépenses, les postes les plus lourds correspondent aux fonds de roulement (6 millions de francs) et à la publicité (2,65 millions de francs).
-
[13]
« Comment le Consortium a tenté d’étouffer Le Quotidien avant sa naissance », Le Quotidien, 23 octobre 1923.
-
[14]
A.N., fonds Painlevé : 313 AP 216. Lettre de Paul Painlevé à Alphonse Aulard, 2 mars 1927.
-
[15]
A.N., C 14 814.
-
[16]
A.N., F7 13 956. Rapport du 11 octobre 1923.
-
[17]
A.N., fonds Painlevé : 313 AP 216. Lettre de démission de Georges Boris, 22 novembre 1926.
-
[18]
A.N., 313 AP 216. Lettre d’Alphonse Aulard à Paul Painlevé, 17 février 1927.
-
[19]
C’est Jean Hennessy lui-même qui annonce la nouvelle lors de l’assemblée générale des actionnaires de la Société du Progrès Civique, le 22 juillet 1927.
-
[20]
Ancien grand reporter au Petit Parisien, Louis Roubaud quitte Le Quotidien en 1928 et participe à la création du magasine Détective lancé par Gaston Gallimard.
-
[21]
Voir par exemple l’éditorial de Pierre Bertrand « Pour la concorde », 24 juin 1928.
-
[22]
A.P.P., dossier Hennessy : BA 2008.
-
[23]
Le Quotidien, 16 décembre 1928.
-
[24]
Bulletin du Syndicat des journalistes, janvier 1927, p. 6, cité par Marc Martin, Médias et journalistes de la République, Paris, éditions Odile Jacob, 1997, p. 170.
-
[25]
A.N., fonds Painlevé : 313 AP 216, en particulier la lettre de démission de Georges Boris, 22 novembre 1926.
-
[26]
Plusieurs plumes dissidentes du Quotidien fondent, en janvier 1927, un organe mensuel d’abord intitulé Toute la Lumière et sous-titré L’Affaire du Quotidien. Celui-ci adopte dès le mois de mai une fréquence de parution hebdomadaire et prend le titre définitif de La Lumière, journal d’« éducation civique et d’action républicaine ». Dirigé par Georges Boris, son comité de rédaction comprend Ferdinand Buisson, Alphonse Aulard, Albert Bayet, Emile Glay et Jean de Pierrefeu. Enfourchant l’un des chevaux de bataille du Quotidien de Dumay, Boris tente de promouvoir le respect d’une certaine éthique dans la presse.
-
[27]
Le 19 décembre 1928, Le Quotidien informe de manière laconique ses lecteurs : « M. Dumay nous quitte », et se contente de publier, sans autre commentaire, la lettre de démission de son fondateur dans laquelle celui-ci annonce son départ afin d’éviter que les attaques personnelles dont il est l’objet ne mettent en péril le journal.
-
[28]
En février 1934, le colonel Guillaume fonde l’hebdomadaire Vendémiaire avant de lancer Choc en 1936. Ce périodique devient l’une des feuilles de la droite fascisante. Il y dirige une violente campagne contre Roger Salengro avant de se ranger derrière le Parti populaire français de Doriot, l’année suivante.
-
[29]
« Chez les ploutocrates », Le Cri charentais, 21 juillet 1929, d’après un article paru précédemment dans Le Populaire.
-
[30]
Patrick Eveno, « Plaidoyer pour une histoire des médias qui prenne en compte l’histoire des entreprises de médias », Bulletin de l’AHCESR, n° 22, avril 2001, p. 35-39.
1 Quelques aspects de l’histoire du Quotidien, « un journal honnête pour d’honnêtes gens », fondé en 1923 par Henri Dumay, sont assez bien connus. Faute de disposer des archives de l’entreprise de presse, d’autres sources comme les procès-verbaux de la commission d’enquête parlementaire sur les fonds électoraux de 1924 [1] ont permis de mettre en relief son rôle d’organe officieux du Cartel des gauches. À l’origine instrument de conquête électorale, Le Quotidien se transforme ensuite en simple relais d’influence puisqu’il devient progressivement le support des ambitions personnelles de Jean Hennessy, riche négociant en cognac engagé en politique [2]. Il importe en effet de distinguer, sous la III e République, le patron de presse tenté de trouver au Parlement un moyen d’accroître sa puissance économique de l’élu s’entourant d’un appareil de presse à des fins politiques. On peut classer dans la première catégorie le publiciste Adrien Hébrard, directeur du Temps en 1872 et sénateur de la Haute-Garonne de 1879 à 1897, tandis que Jean Hennessy entre, lui, dans la deuxième catégorie. L’objectif d’un parlementaire de ce type n’est pas la recherche d’un profit à tout prix. Son investissement se mesure plus en terme d’influence qu’en terme économique. Cette évolution soulève des questions sur les rapports entre les journaux, l’argent et le pouvoir qui font écho à l’enquête sur « L’abominable vénalité de la presse » lancée dans L’Humanité en décembre 1923. Plus largement, elle illustre l’enjeu de pouvoir que constitue la presse d’opinion sous la iii e République et son importance réelle dans la république des réseaux. Considérés comme un maillage d’individus – administrateurs, directeurs de publication, rédacteurs ou collaborateurs – unissant leurs ressources dans une structure médiatique, les réseaux de publicistes exercent une influence politique digne d’intérêt. Il y a donc lieu de s’interroger sur la manière dont s’exerce le contrôle de tels réseaux. Le cas du Quotidien est à cet égard très instructif dans la mesure où sa publication intervient entre le temps du Cartel des gauches et celui des ligues, à une période charnière de modernisation de la vie politique et de la presse. Il convient donc de relire l’histoire de l’entreprise de presse, plutôt que celle du journal lui-même, à la lumière des problématiques de l’histoire politique.
Le Quotidien, lieu de rencontre et d’expression des réseaux militants de gauche
2 Le Quotidien est la version remaniée de l’hebdomadaire Le Progrès Civique fondé en 1919 par Henri Dumay (1867-1935), dont il récupère les locaux parisiens de la rue du Dôme (xvi e arrondissement). Ancien secrétaire de rédaction au Petit Parisien, Dumay réunit à l’issue de la guerre une équipe de « plumes » de gauche, où figurent le socialiste Pierre Renaudel, l’historien de la Révolution Alphonse Aulard et le profeseur et député Ferdinand Buisson, tous deux radicaux-socialistes. L’ambition déclarée de cette équipe est de « perfectionner les institutions politiques et sociales de la République », au-delà des rouages exclusivement parlementaires. Elle veut encourager la réalisation de réformes telles que la promotion du droit d’initiative et de consultation populaire, l’accession des femmes à la vie administrative et politique, la représentation des intérêts économiques et sociaux [3]. L’historien Gilles Le Béguec qualifie « d’esprit de 1919 » cette volonté de redéfinir la représentation nationale et de moderniser l’État démocratique. En matière de politique étrangère, la ligne éditoriale du journal soutient les idées défendues par Léon Bourgeois à la Conférence de la Paix : garantir la sécurité collective par l’arbitrage obligatoire et par une force de sanctions pour contraindre les États contrevenants. Un article, publié dans le premier numéro du 8 février 1923, donne le ton : « La France veut la paix ». Le 1er septembre 1923, Le Quotidien consacre sa « une », illustrée des photos de Wilson et de Bourgeois, à La Société des Nations et titre « La Société des Nations, espoir des démocraties ». Diffusé à 60 000 exemplaires, Le Progrès Civique s’adresse essentiellement à un lectorat de fonctionnaires, d’enseignants et d’employés. Cette clientèle petite bourgeoise est représentée au conseil d’administration du journal par Émile Glay, président de la Fédération nationale des amicales d’instituteurs et d’institutrices. Le Quotidien, qui vise le même public en marge du radicalisme et du socialisme, entend par ailleurs rénover la presse et en finir avec la vénalité des journaux. Il place son action sous le signe de la vertu républicaine comme l’illustre l’affiche publicitaire réalisée par Leonetto Cappiello qui figure le journal sous les traits d’une Marianne coiffée du bonnet phrygien. Lors de son lancement, il tire également à 60 000 exemplaires pour atteindre 260 000 exemplaires en avril 1924.
Affiche réalisée par Cappiello pour le lancement du Quotidien (1923).
Affiche réalisée par Cappiello pour le lancement du Quotidien (1923).
3 L’équipe de rédaction, organisée autour de quelques personnalités pivots comme Noël Garnier et André Gybal, responsables du service de l’information, et André Ganem, chef du service étranger, n’est pas composée uniquement de gens du métier. Le trio Aulard, Buisson et Renaudel, qui forme son conseil politique, place ainsi au sein de la rédaction des collaborateurs tels que le radical-socialiste Albert Bayet, professeur à l’École pratique des Hautes Études, et gendre de l’historien, ou bien Henri Guernut proche de Buisson. Les journalistes Salomon Grumbach, Georges Gombault et Pierre Bertrand ont tous trois travaillé avant la guerre dans les journaux socialistes La Petite République et L’Humanité, dirigés par Jaurès et Renaudel. Nommé rédacteur en chef du Quotidien en 1923, Pierre Bertrand avait auparavant fondé avec Alexandre Varenne un périodique intitulé La Politique puis rédigé des éditoriaux dans Le Progrès Civique. Georges Boris, chargé d’administration puis secrétaire général, a lui aussi travaillé au Progrès Civique avant d’entrer à la rédaction du Quotidien. Il est secondé dans sa tâche par un autre socialiste, Pierre Brossolette qui, dès sa sortie de l’École normale supérieure en 1922, collabore à L’Europe nouvelle de Louise Weiss et au Progrès Civique. Agrégé d’histoire à 22 ans, il est intégré au Quotidien comme secrétaire de rédaction. Ces jeunes militants socialistes constituent donc l’ossature de la rédaction du journal. À leur action s’ajoute celle plus occasionnelle de ténors de la gauche comme Léon Blum, Paul Painlevé ou Édouard Herriot. Enfin, des hommes politiques de second rang tels Joseph Paul-Boncour ou Jean Hennessy, qui a rejoint, aux côtés de Paul Painlevé, le groupe républicain socialiste à la Chambre des députés, effectuent aussi de fréquentes analyses dans les feuilles du journal.
4 Les collaborateurs du journal ne sont pas recrutés directement dans les structures partisanes mais proviennent de divers réseaux militants qui préfigurent le Cartel des gauches. En dehors du passage quasi obligé par Le Progrès Civique, la presse de gauche, en particulier L’Œuvre de Gustave Téry, constitue un premier vivier pour Le Quotidien. François Albert y tient la rubrique parlementaire en fin d’année 1919. Puis il intervient de temps à autre dans les colonnes du Quotidien, après avoir écrit de nombreux articles au Progrès Civique sous le pseudonyme de Pierre du Clain, du nom d’une petite rivière qui coule à Poitiers. Cette signature est en fait un passe-partout utilisé par d’autres rédacteurs de la rubrique « Le bonneteau politique » comme Paul d’Estournelles de Constant. Pour sa part, Salomon Grumbach a également fourni des articles dans L’Œuvre avant de rejoindre le journal de Dumay. Plusieurs dirigeants de la Ligue des droits de l’homme exercent aussi des responsabilités au Quotidien. Buisson et Aulard, président et vice-président respectifs de la Ligue, Guernut, secrétaire général, et Alfred Westphal, trésorier, siègent à son conseil d’administration. Rappelons que dans l’entre-deux-guerres, la Ligue des droits de l’homme est une véritable organisation de masse qui compte plus d’adhérents que n’importe quel parti de gauche. La Ligue de la République constitue une autre filière privilégiée de recrutement. Fondée en 1921 sous l’égide de Paul Painlevé, elle préconise la reconstitution du Bloc des gauches avec radicaux et socialistes, mais sans les communistes. Elle représente un type original d’organisation politique, plus proche d’un cercle intellectuel que d’un parti [4]. Elle défend des projets de réforme relayés par Le Progrès Civique puis par Le Quotidien comme la création d’un conseil économique et social ou le droit de vote des femmes. Avec Henri Dumay, Alphonse Aulard, Jean Hennessy, Émile Glay, Maxime Leroy, François Albert et le juriste Gaston Jèze, c’est la moitié du conseil d’administration de la Société du Progrès civique qui participe aux activités de la Ligue. Enfin, de nombreux militants du mouvement de soutien à la Société des Nations gravitent autour du journal, en particulier Jean Hennessy, président de la Ligue pour l’organisation de la SDN dont Dumay est membre, son ami le régionaliste Jean Charles-Brun, Pierre Cot et Pierre Brossolette, membres du Groupement universitaire pour la SDN, et Théodore Ruyssen, ancien professeur à l’université de Bordeaux. L’Union internationale des associations pour la SDN dont ce dernier est le secrétaire général fait l’objet de fréquents communiqués de la rédaction. Le journal ouvre donc largement ses colonnes tant aux partisans de « l’esprit de Genève » qu’à ceux d’une union européenne. Après le discours d’Aristide Briand sur la fédération européenne, prononcé à Genève en septembre 1929, Le Quotidien déclenche ainsi une vaste enquête sur « les États-Unis d’Europe ». Outre l’avis de Jean Hennessy, alors ministre de l’Agriculture dans le cabinet Briand, ceux d’hommes politiques comme Louis Loucheur, ministre du Travail et président de la section française du Comité économique paneuropéen, Henry Bérenger ou Pierre Cot sont sollicités. Ce dernier réclame la création d’un marché commun européen mais Loucheur, plus réaliste, tempère son ardeur : « Nous sommes encore loin du libre-échange, il s’en faut au moins d’une génération [5] », affirme-t-il.
5 Le réseau formé autour du Quotidien n’est pas un simple agrégat d’acteurs. Il agit au profit d’une œuvre collective même si ses collaborateurs tirent bénéfice des liens tissés en son sein. Plusieurs militants y assoient leur réputation journalistique et y construisent leurs cercles de relation avant d’entreprendre une carrière politique à gauche. L’organe de presse représente donc pour certains une filière privilégiée d’accès au Parlement. Spécialiste des questions internationales et adepte d’une fédération européenne, Grumbach est élu député socialiste de Mulhouse en 1928. Battu en 1932, il est « repêché » dans le Tarn en 1936. Il est chargé de représenter la France à la SDN de 1934 à 1939. Malgré ses deux échecs électoraux à la députation en 1914 et en 1919, François Albert est élu sénateur radical-socialiste de la Vienne de 1920 à 1927, puis député des Deux-Sèvres de 1928 à 1933. Pierre Cot pour sa part, battu en 1924, est élu député radical-socialiste de Savoie en 1928, à l’âge de 33 ans. Selon Mattei Dogan, un tiers au moins des députés élus entre 1898 et 1940 ont utilisé le journalisme comme tremplin de leur ascension dans la hiérarchie politique [6]. Au-delà de cet atout, Le Quotidien et ses réseaux forment un des pôles structurants de l’opposition de gauche et l’un des lieux d’expression de son programme alternatif à la politique du Bloc national.
Le Quotidien, outil de propagande cartelliste
6 En vue des élections législatives, Le Quotidien multiplie les attaques contre le Bloc national et la politique du gouvernement Poincaré, stigmatisant en particulier l’occupation de la Ruhr. Même si ces éléments sont connus, on sait moins que ces campagnes de presse s’inscrivent dans une stratégie électorale planifiée. Les agendas de Paul Painlevé révèlent en effet la mise en place, en fin d’année 1923, d’un véritable état-major politique composé du chef de file des républicains socialistes, d’Édouard Herriot, de Jean Hennessy, de Gustave Téry et d’Henri Dumay [7].
7 Sous quelles formes s’exerce l’action du Quotidien ? En mai 1924, le journal augmente fortement son tirage et dépasse 360 000 exemplaires. Comparée à celle des « cinq grands » – Le Journal, Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Matin et L’Écho de Paris – édités à environ un million d’exemplaires chacun, son audience reste cependant limitée. Un rapport du préfet des Deux-Sèvres permet de mesurer précisément son impact en province, dans un département où la liste du Cartel emporte les élections de 1924. Il dresse le bilan des ventes de journaux à Niort en période de « pré-campagne électorale » (janvier 1924). Le Quotidien se classe au sixième rang de la presse parisienne mais représente moins de 4 % des ventes. Même avec la presse quotidienne régionale, l’audience des feuilles de gauche reste encore inférieure à celle des feuilles de droite. En effet, l’addition des ventes de La France de Bordeaux, de L’Ère nouvelle, de L’Œuvre, du Quotidien (mouvance radicale), du Populaire (SFIO) et de L’Humanité (PCF) n’atteint pas le tiers de la diffusion totale.
8 Toutefois, l’audience du Quotidien ne se mesure pas uniquement en fonction de sa diffusion effective. Tout d’abord, le journal parisien apporte dans les circonscriptions départementales son aide aux journaux locaux soutenant la liste du Cartel. Il leur fournit typographes et rédacteurs et leur offre une matière rédactionnelle toute prête à la publication [8]. Ainsi, Le Barbezilien et L’Avenir du Confolentais, deux hebdomadaires à faible tirage couvrant respectivement le sud et le nord-est de la Charente, reproduisent à quelques jours d’intervalle des articles de propagande sur la sécurité collective publiés dans Le Quotidien, mais aussi des extraits de l’interview, par Henri Dumay, du nouveau Premier ministre anglais, le travailliste Ramsay Mac Donald, enfin des éditoriaux plus polémiques sur la politique de Poincaré [9]. C’est un moyen pour Le Quotidien de donner davantage d’écho à la campagne menée au nom du Cartel dans les zones où sa diffusion est restreinte.
9 La commission d’enquête parlementaire sur les fonds électoraux révèle une autre forme d’intervention de l’entreprise de presse dans la campagne des élections législatives de 1924. Il s’agit d’un soutien logistique aux candidats, qu’il est d’ailleurs possible de quantifier assez précisément. Trente mille affiches et treize millions huit cent mille tracts ont été semble-t-il imprimés rue Kléber, à l’imprimerie du Quotidien. Devant les parlementaires, Dumay assure avoir facturé ce service, après s’être pourtant vanté dans les colonnes de son journal d’avoir mis gratuitement ces outils de propagande à disposition de toute liste cartelliste qui en avait formulé la demande. Par ailleurs, six éditions spéciales exclusivement consacrées au programme du Cartel sont directement expédiées aux abonnés [10].
10 L’action du journal ne s’est pas éteinte avec la victoire de la gauche aux élections de 1924. Dans le prolongement du scrutin, Le Quotidien fait office de porte-voix de la nouvelle majorité, quitte à faire pression sur ses représentants pour les pousser à se rendre rapidement maîtres des différents rouages du pouvoir. La campagne de presse exigeant la démission du président de la République Alexandre Millerand illustre cette fonction de groupe de pression. Pierre Bertrand signe des éditoriaux de plus en plus menaçants : « Présidents, allez-vous en » (12 mai 1924), « Nos conditions : Millerand comme Poincaré doit se soumettre » (13 mai 1924), « Nous voulons le pouvoir : les places, toutes les places et tout de suite » (14 mai 1924). Cette violence verbale se manifeste durant près d’un mois dans les colonnes du Quotidien, tandis que L’Œuvre, L’Ère nouvelle et Le Populaire martèlent les mêmes exigences. Les forces politiques prennent finalement le relais au début du mois de juin 1924. Rejetant ses offres d’ouverture, les groupes cartellistes contraignent le président de la République à démissionner le 11 juin. Dans ses carnets, François de Wendel blâme « l’exécution de Millerand » et « la politique des dépouilles » pratiquée par le Cartel des gauches [11].
11 On peut évidemment s’interroger sur la capacité de cette entreprise de presse à financer, par le biais de son journal, de tels frais de campagne et de propagande.
Le financement du Quotidien : « de l’argent de gauche »
12 Pour couvrir les frais de lancement du Quotidien évalués à 12 millions de francs [12], une société anonyme du Progrès Civique et du Quotidien est fondée le 1er juin 1922, ses statuts sont déposés le 1er janvier 1923. Mais « le consortium des cinq grands », de sensibilité plutôt modérée ou conservatrice, ne juge pas souhaitable l’arrivée d’un nouvel organe hostile au Bloc national, à l’approche des élections. Contrairement aux termes d’un contrat signé le 7 octobre 1922, la Société du Petit Journal présidée par Louis Loucheur refuse donc finalement d’imprimer le nouveau périodique. De leur côté, les messageries Hachette interdisent aux dépositaires de vendre Le Quotidien, sous peine de leur retirer la vente des cinq grands journaux, tandis que l’agence Havas refuse de le fournir en publicité [13].
13 Ces mesures entravent la diffusion du journal : du 8 février au 13 juin 1923, il n’est adressé qu’aux soixante mille abonnés, et c’est seulement le 14 juin 1923 qu’il est vendu au numéro, d’abord à Paris puis en province. Mais les conséquences les plus importantes sont avant tout financières : aux frais de lancement initialement prévus, s’ajoutent désormais les dépenses d’installation d’une imprimerie. 8 millions de francs – soit plus de la moitié du capital – doivent être réservés à l’achat d’un immeuble et des machines.
14 Pour surmonter ces obstacles, le journal mobilise plusieurs types de financement liés à ses réseaux politiques. Il sollicite en premier lieu l’appui de ses lecteurs issus de la petite bourgeoisie de gauche : plusieurs souscriptions pour un montant total de 15 millions de francs sont lancées auprès du public. La formule d’appel aux abonnés-actionnaires rencontre un grand succès : 25 000 d’entre eux achètent des obligations pour une somme moyenne de 640 francs, tandis que le capital en actions, qui s’élève à 11,5 millions de francs en 1926, est souscrit à concurrence de 9,9 millions par les lecteurs. La réalisation du capital initial provient donc de fonds d’origines variées ; seules douze personnes détiennent plus de 25 000 francs d’actions de la société. Henri Dumay, sa famille et ses amis en conservent néanmoins le contrôle par le biais d’actions à vote multiple.
15 Le recoupement de plusieurs sources prouve par ailleurs l’existence d’arrangements avec les chefs du Cartel. De connivence avec Paul Painlevé et Édouard Herriot, le richissime Jean Hennessy, membre du conseil d’administration de la société, met ainsi sa fortune au service du périodique. Une lettre de Paul Painlevé à Alphonse Aulard ne laisse planer aucun doute à ce sujet :
« […] M. Herriot et moi n’avions point ignoré ces difficultés auxquelles la cherté du papier avait, à plusieurs reprises, acculé Le Quotidien et l’un et l’autre nous avions fait en sorte qu’il traversât ces passes mauvaises sans aliéner son indépendance. […] Le plus important des services que j’ai rendu au Quotidien fut d’obtenir qu’un certain concours républicain et désintéressé, qui était déjà venu à son aide et que vous n’avez point alors ignoré, lui fut renouvelé. » [14]
17 J. Hennessy consent dès sa création un effort financier important et multiforme qui va bien au-delà de son rôle d’actionnaire. Il crée ainsi une entreprise de papeterie : la Société des papiers francs, destinée à alimenter en papier Le Progrès Civique puis Le Quotidien à des tarifs préférentiels, compte tenu de l’orientation à la hausse de ce marché.
18 Pour contourner le boycott de l’agence Havas, Jean Hennessy accepte par ailleurs de créer une société baptisée Selecta qui afferme pendant un an la publicité du Quotidien, en lui garantissant une recette de 5 millions de francs [15]. Toutefois la question se pose de savoir si cette société ne joue pas en réalité un rôle de paravent pour masquer une forme de subvention au profit du Quotidien. Le montant du contrat publicitaire, semble-t-il surévalué, accrédite la thèse d’un financement occulte. Des contacts antérieurs entre la Société du Quotidien et deux agences de publicité – la Société technique de publicité et Directovente – avaient abouti à un protocole d’accord sur la base de 700 000 francs pour le Progrès Civique et 3 millions de francs pour Le Quotidien [16]. En échange d’une certaine discrétion dans sa ligne éditoriale, un consortium de grandes entreprises avait enfin proposé en octobre 1924 au journal de lui garantir une recette publicitaire d’un million de francs [17]. Aucune de ces offres n’est en mesure de rivaliser avec les 5 millions apportés par la société Selecta.
19 Jean Hennessy est-il pour autant le seul commanditaire du journal ? La question présente un réel intérêt car, lors des débats de la commission d’enquête sur les fonds électoraux, elle fait l’objet d’une polémique entre la droite et la gauche émaillée de rumeurs et de demi-vérités. Les adversaires du Quotidien portent contre le journal des accusations plus ou moins fantaisistes de soumission aux puissances de l’argent : Henry Ford, Scotland Yard et l’URSS sont tour à tour cités. Parmi les noms de bailleurs de fonds avancés, celui de la banque Bauer et Marchal dont les dirigeants, proches de la gauche, ont auparavant investi dans L’Œuvre, est le plus crédible. Jean Corréard dit Probus présente ainsi devant la commission d’enquête parlementaire un carton signé Henry Bauer indiquant à Dumay qu’il lui verse un chèque pour « sa bonne et nécessaire propagande ». Il semblerait enfin que Paul Painlevé, avant de se rétracter, ait confié à Alphonse Aulard que depuis les élections de 1924, Le Quotidien avait perçu des fonds secrets de tous les ministères [18], ce qu’André Tardieu confirme dans différents témoignages.
20 Mais si, entre 1923 et 1926, Le Quotidien est au service d’une œuvre politique collective, il fait office à partir de 1927 de puissant relais des ambitions personnelles de son principal commanditaire.
Le Quotidien dans le sillage de Jean Hennessy : presse, politique et affaires
21 Le nom d’Hennessy est souvent cité lors des investigations de la commission d’enquête parlementaire sur les fonds électoraux de 1924. Mais à cette époque, sa participation, y compris financière, dans Le Quotidien procède à la fois d’une volonté collective de porter le Cartel au pouvoir et d’une ambition personnelle d’emporter les élections législatives en Charente, comme tête de la liste du Cartel où figure aussi Alphonse Aulard. L’échec de la gauche au pouvoir entraîne une réorientation des choix du journal désormais au service exclusif des ambitions politiques de son principal bailleur. Décidé à prendre le contrôle total de l’entreprise de presse, Hennessy rachète en 1927 la moitié des parts d’Henri Dumay [19].
22 Devenu principal actionnaire, il se conduit dès lors en véritable patron et ses interventions dans la vie du journal sont de plus en plus fréquentes. Il veille en particulier au contenu de sa ligne éditoriale sur les questions politiques et économiques. L’année précédente, le journaliste Louis Roubaud [20] faisait déjà l’expérience de menaces dirigées contre sa liberté de parole. Dans une série d’articles, il accusait la Banque de France de ne pas mettre toutes ses ressources à la disposition du gouvernement de Cartel pour défendre le franc. Il visait en particulier son secrétaire général Aupetit. Mais sur intervention de Jean Hennessy, son enquête est brutalement interrompue et lorsque Aupetit démissionne, le 29 juin 1926, un article élogieux à son égard paraît dans Le Quotidien. Le changement de ton à l’égard du gouvernement Poincaré y est par ailleurs très perceptible depuis le recentrage politique de Jean Hennessy et son ralliement à l’Union nationale en 1928 [21].
23 Ce repositionnement contribue de manière indiscutable à la nomination d’Hennessy comme ministre de l’Agriculture dans le cinquième cabinet Poincaré (novembre 1928-juillet 1929). Après « le coup d’Angers », l’annexion du commanditaire du Quotidien est pour Poincaré un moyen habile de ligoter le journal de gauche et d’éviter qu’il poursuive une guérilla contre son cabinet, reconstitué sans les radicaux. C’est ainsi que Le Quotidien adopte dans le sillage de son patron un ton favorable aux trois gouvernements auxquels celui-ci appartient comme ministre de l’Agriculture, et même à celui d’André Tardieu (novembre 1929-février 1930) qu’il s’efforce de présenter comme une combinaison de concentration élargie à la droite par nécessité à cause de l’opposition du parti radical-socialiste. « Loin d’éliminer, comme certains lui en attribuèrent à tort le désir, les éléments de gauche, il s’efforce de les grouper autour de lui », peut-on lire dans un éditorial, publié le 2 novembre 1929.
24 L’orientation politique donnée par Jean Hennessy marque une rupture, elle entraîne surtout la disparition du Quotidien en tant qu’organe officieux du Cartel. Il n’en est pour preuve que la place occupée dans le journal par le débat sur la réforme de l’État au moment où son propriétaire amorce une dérive autoritaire. Deux articles qu’il publie en avril et juin 1932 posent les jalons de son Parti social-national, conçu comme une ligue réformatrice destinée à rénover la République par delà la gauche et la droite.
« Juvenis regarde au-delà des frontières ; il observe ; son œil frais aperçoit le fascisme dominant et l’hitlérisme prêt à triompher ; il n’a aucun préjugé ; il se surprend à approuver leur amour de l’ordre, l’accord de leur sens social et de leur sens national […]. Juvenis ne veut pas de révolution ; il veut la sauvegarde du national dans le progrès social », écrit-il, le 11 juin 1932, dans un article intitulé « Ce que dit Juvenis ».
26 Ce parti bénéficie de nombreuses sympathies au Quotidien dont l’un des rédacteurs, Roger Dutilh, préside le comité exécutif. Le journal de Jean Hennessy relaie sa propagande avant qu’il ne se dote de son propre organe de communication, en mars 1934. La feuille, intitulée dans un premier temps Six Février, est mise sous presse à l’imprimerie du Quotidien, qui fournit également articles et journalistes. Mais dès lors, Hennessy renonce à alimenter les caisses du Quotidien. L’ancien organe du Cartel a perdu de nombreux lecteurs et se trouve dans une situation financière particulièrement fragilisée. Privée de ressources, la Société anonyme du Progrès Civique est donc contrainte, en septembre 1936, de déposer le bilan après avoir licencié une cinquantaine de journalistes. Le Quotidien est un instrument entre les mains de Jean Hennessy comme en atteste la plainte déposée par les obligataires de la Société du Progrès Civique devant le tribunal de commerce pour avoir utilisé un patrimoine de 23 millions de francs au profit de ses seuls intérêts politiques personnels [22]. De plus, dans sa deuxième version, Le Quotidien perd progressivement les valeurs de vertu et de probité qui le distinguaient et traduit une rupture entre la direction et le réseau des collaborateurs issus des mouvances socialistes et radicales.
27 Après une pointe à 360 000 exemplaires lors des élections législatives de 1924, le tirage du Quotidien retombe à 260 000 exemplaires en novembre 1926. La Société du Progrès Civique enregistre des pertes en raison du déficit d’exploitation de son journal. Henri Dumay se voit donc obligé d’y introduire de la publicité financière. Un service est créé à cette fin et bien vite transformé par son directeur, Préjelan, en réservoir de liquidités pour Le Quotidien. Ses contacts dans les milieux d’affaires lui permettent en effet d’encaisser des sommes importantes mais qui ne vont pas sans contreparties. Ainsi, les clauses du contrat signé le 1er mai 1928 entre les responsables du Quotidien et ceux d’Interpresse, la société de publicité financière de la banquière Marthe Hanau, sont très révélatrices de la perversion d’un système de financement de la presse fondé à l’origine sur de simples annonces publicitaires. Contre le versement de 200 000 francs par mois, Interpresse afferme le bulletin financier du Quotidien, à savoir une demi-page par jour mais accède surtout au carnet d’adresses des abonnés-actionnaires du journal, en bénéficiant de l’autorisation de les démarcher. Des tracts à en-tête du Quotidien sont désormais expédiés à leur domicile [23]. Cette pratique illustre le caractère vénal du journalisme financier dans l’entre-deux-guerres. Tous les ingrédients d’un énorme scandale sont réunis lorsqu’éclate en décembre 1928 l’affaire Hanau. La collusion entre la presse, le monde politique et celui des affaires est mise en évidence. Accusé de compromission, Le Quotidien y perd sa crédibilité.
L’implication de Jean Hennessy dans l’affaire Hanau vue par le caricaturiste Jean Sennep (J. Sennep, Au bout du quai, Paris, éd. Bossard, 1929).
L’implication de Jean Hennessy dans l’affaire Hanau vue par le caricaturiste Jean Sennep (J. Sennep, Au bout du quai, Paris, éd. Bossard, 1929).
Tract de l’Action française (archives privées).
Tract de l’Action française (archives privées).
La rupture avec les réseaux de gauche
28 Les choix économiques de ses dirigeants ont provoqué deux graves conflits internes au Quotidien dans la deuxième moitié des années 1920. Ils sont l’expression de la profonde crise identitaire d’un journal dont les objectifs initiaux ont été détournés au profit d’une carrière personnelle. Le premier est déclenché à la suite du conseil d’administration du 18 novembre 1926. Ce jour-là, le secrétaire général Georges Boris dépose, avec le soutien de certains membres fondateurs et d’une partie de la rédaction, une motion afin d’obtenir des éclaircissements sur les ressources exactes du Quotidien en matière de publicité financière et sur les engagements contractés en retour. Cet événement peut être perçu comme un signe de modernisation car, pour la première fois, une rédaction met collectivement en cause une direction et prétend à un droit de regard sur la gestion et la ligne du journal [24]. En même temps, il révèle l’échec subi par la substitution des intérêts individuels au projet collectif. Cette crise débouche en effet sur une cascade de démissions, à commencer par celle de Georges Boris. Les défections de Pierre Renaudel, d’Alphonse Aulard et de son gendre Albert Bayet, de Ferdinand Buisson et d’Henri Guernut, ont par ailleurs entraîné la décapitation du conseil politique. François Albert et Emile Glay mettent eux aussi un terme à leur collaboration avec le journal [25]. De son côté, la direction effectue une reprise en main autoritaire de sa rédaction : sur les vingt-trois journalistes qui avaient soutenu la motion Boris, cinq sont révoqués dont le rédacteur parlementaire Georges Gombault, proche de Renaudel, et trois sont suspendus parmi lesquels André Ganem, chef du service étranger. La rupture est donc évidente entre Le Quotidien et ses alliés historiques de la gauche [26].
29 Le journal connaît une autre crise décisive en 1928-1929. Le départ d’Henri Dumay, pris dans la tourmente de l’affaire Hanau [27], en décembre 1928, puis le renvoi du rédacteur en chef Pierre Bertrand signifient l’arrêt de mort de l’ancien fer de lance du Cartel des gauches. Ils donnent le signal d’une reprise en main complète du journal par son propriétaire. Après le départ des éléments de gauche, Jean Hennessy remet sur pied un nouveau réseau de collaborateurs au Quotidien en s’appuyant d’abord sur son entourage personnel. En 1929, Charles Haye, son directeur au ministère de l’Agriculture, est chargé de la ligne politique du journal. Il fait entrer également de nouveaux venus réputés plus conservateurs. La direction est ainsi confiée au colonel Guillaume. Secrétaire général de L’Intransigeant puis directeur du Petit Journal de Louis Loucheur, celui-ci dirige Le Quotidien jusqu’en mai 1933 [28]. S’y ajoutent enfin quelques personnalités qui ont effectué un glissement identique à celui de Jean Hennessy sur l’échiquier politique. Paul Marion, ancien militant aux jeunesses communistes puis au parti socialiste, qui a suivi la scission « néo » en 1933 et a signé le Plan du 9 juillet en 1934, est l’un d’eux.
30 Le journal qui a servi de relais d’influence aux diverses tendances du Cartel n’existe plus dès 1926. Sa disparition coïncide avec l’échec politique du Cartel. Le changement de ton des éditoriaux de la nouvelle équipe révèle des opinions beaucoup plus conservatrices que celles de la précédente. Une affaire signalée par Le Populaire illustre parfaitement la nouvelle politique du journal. Le Quotidien comptait parmi ses collaborateurs historiques Pietro Nenni, un socialiste italien réfugié en France, qui combattait le fascisme dans ses colonnes. Or, « sur demande du gouvernement », le nouvel administrateur-délégué, Ernest Gaubert, lui intime de changer de sujet afin de ne pas gêner les négociations diplomatiques et commerciales en cours entre la France et l’Italie. Refusant de se plier à cette injonction, il offre sa démission et reçoit du Quotidien le 27 juin 1929 la réponse suivante :
« Monsieur,
Votre lettre me surprend. Le Quotidien et Le Progrès Civique ne peuvent tout de même pas servir exclusivement à vos rancunes […]. Nous n’hésitons pas à accueillir les proscrits […] mais ils se doivent d’être discrets [29]. »
32 La nouvelle orientation du Quotidien reflète l’évolution politique de Jean Hennessy, son propriétaire.
33 Le Quotidien est un terrain d’observation privilégié des évolutions médiatiques dans l’entre-deux-guerres et constitue un exemple intéressant d’utilisation politique de la presse d’opinion sous la IIIe République. Sur le plan journalistique, c’est une expérience originale fondée sur la participation massive des lecteurs au financement de l’entreprise et sur le rôle de la rédaction qui s’érige en gardienne de l’identité et de l’éthique du journal. Cette expérience marque le point de départ d’une réflexion dans les milieux de la gauche radicale et socialiste sur la question de l’indépendance économique de la presse. Les débats sur ce thème au congrès de la Ligue des droits de l’homme, à Amiens, en juillet 1933, et les tentatives avortées de réforme du gouvernement Blum sous l’impulsion de Georges Boris en attestent. L’élaboration d’une législation sur les entreprises de presse à la Libération et le mouvement des sociétés de rédacteurs dans les années 1960 s’inscrivent dans le prolongement de cette réflexion.
34 Au plan politique, le cas du Quotidien permet de mettre en relief le rôle des publicistes dans la propagande politique. Il révèle une organisation structurée en plusieurs strates (conseil d’administration, dirigeants, rédacteurs, collaborateurs) qui dépasse les cadres partisans pour rassembler une famille politique et fonctionne tour à tour comme un laboratoire d’idées, un outil de conquête électorale, un groupe de pression et une pépinière d’élus nationaux. Patrick Eveno qualifie de « danseuses » ces entreprises de médias qui cherchent avant tout à exercer une influence par opposition à celles qui sont situées réellement sur le marché, contraintes à la rentabilité financière [30].
35 Mais Le Quotidien, c’est aussi l’histoire de plusieurs échecs : de la résistance à l’emprise du capitalisme sur la presse dans un contexte économique difficile pour les journaux ; de la victoire sur les pesanteurs d’une relation presse-politique fondée sur l’instrumentalisation des journaux au profit du jeu parlementaire et politicien. À cet égard, la situation de L’Œuvre, autre grand quotidien de gauche, diffère de celle du Quotidien. Bien qu’actionnaire majoritaire, Jean Hennessy échoue en 1938-1939 à prendre le contrôle du journal face à l’hostilité conjointe de la rédaction et du conseil d’administration. La modification des rapports de force en 1940 au profit de Marcel Déat, qui soutient le régime pétainiste, s’effectue ainsi hors de toute intervention de sa part.
Notes
-
[1]
Archives nationales (A.N.), C 14 809-14 817.
-
[2]
Député de 1910 à 1940, ministre de l’Agriculture de 1928 à 1930, Jean Hennessy a connu un parcours politique sinueux qui l’a conduit de la droite vers la gauche avant qu’il ne radicalise sa position au milieu des années 1930. Pour en savoir plus : François Dubasque, Jean Hennessy (1874-1944). Argent et réseaux au service d’une nouvelle république, Rennes, PUR, 2008.
-
[3]
Le Quotidien, 17 juin 1923.
-
[4]
Archives de la Préfecture de Police (A.P.P.), Ligue de la République : BA 1912.
-
[5]
« Enquête sur les États-Unis d’Europe », Le Quotidien, 1er, 9 et 11 décembre 1929.
-
[6]
Mattei Dogan, « Les professions propices à la carrière politique. Osmose, filières et viviers », dans Michel Offerlé, La Profession politique, xix e-xx e siècles, Paris, Belin, 1999, p. 171-201.
-
[7]
A.N., fonds Painlevé, 313 AP 3 : agendas.
-
[8]
A.N., notes Jean : F7 12 952. Rapport du 15 janvier 1924.
-
[9]
Le Quotidien, 20 novembre 1923 et 27 janvier 1924 ; Le Barbezilien, 1er décembre 1923 et 2 février 1924 ; L’Avenir du Confolentais, 3 février 1924.
-
[10]
A.N., C 14 810. Séance du 11 mars 1925 (deuxième déposition de Dumay).
-
[11]
Jean-Noël Jeanneney, François de Wendel en République : L’argent et le pouvoir, 1914-1940, Paris, Seuil, 1976 (nouvelle édition chez Perrin, 2004, 667 p.).
-
[12]
A.N., F7 13 956 : police générale de la presse. Rapport sur l’assemblée générale de la Société du Progrès Civique, 31 mai 1923 : au chapitre des dépenses, les postes les plus lourds correspondent aux fonds de roulement (6 millions de francs) et à la publicité (2,65 millions de francs).
-
[13]
« Comment le Consortium a tenté d’étouffer Le Quotidien avant sa naissance », Le Quotidien, 23 octobre 1923.
-
[14]
A.N., fonds Painlevé : 313 AP 216. Lettre de Paul Painlevé à Alphonse Aulard, 2 mars 1927.
-
[15]
A.N., C 14 814.
-
[16]
A.N., F7 13 956. Rapport du 11 octobre 1923.
-
[17]
A.N., fonds Painlevé : 313 AP 216. Lettre de démission de Georges Boris, 22 novembre 1926.
-
[18]
A.N., 313 AP 216. Lettre d’Alphonse Aulard à Paul Painlevé, 17 février 1927.
-
[19]
C’est Jean Hennessy lui-même qui annonce la nouvelle lors de l’assemblée générale des actionnaires de la Société du Progrès Civique, le 22 juillet 1927.
-
[20]
Ancien grand reporter au Petit Parisien, Louis Roubaud quitte Le Quotidien en 1928 et participe à la création du magasine Détective lancé par Gaston Gallimard.
-
[21]
Voir par exemple l’éditorial de Pierre Bertrand « Pour la concorde », 24 juin 1928.
-
[22]
A.P.P., dossier Hennessy : BA 2008.
-
[23]
Le Quotidien, 16 décembre 1928.
-
[24]
Bulletin du Syndicat des journalistes, janvier 1927, p. 6, cité par Marc Martin, Médias et journalistes de la République, Paris, éditions Odile Jacob, 1997, p. 170.
-
[25]
A.N., fonds Painlevé : 313 AP 216, en particulier la lettre de démission de Georges Boris, 22 novembre 1926.
-
[26]
Plusieurs plumes dissidentes du Quotidien fondent, en janvier 1927, un organe mensuel d’abord intitulé Toute la Lumière et sous-titré L’Affaire du Quotidien. Celui-ci adopte dès le mois de mai une fréquence de parution hebdomadaire et prend le titre définitif de La Lumière, journal d’« éducation civique et d’action républicaine ». Dirigé par Georges Boris, son comité de rédaction comprend Ferdinand Buisson, Alphonse Aulard, Albert Bayet, Emile Glay et Jean de Pierrefeu. Enfourchant l’un des chevaux de bataille du Quotidien de Dumay, Boris tente de promouvoir le respect d’une certaine éthique dans la presse.
-
[27]
Le 19 décembre 1928, Le Quotidien informe de manière laconique ses lecteurs : « M. Dumay nous quitte », et se contente de publier, sans autre commentaire, la lettre de démission de son fondateur dans laquelle celui-ci annonce son départ afin d’éviter que les attaques personnelles dont il est l’objet ne mettent en péril le journal.
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[28]
En février 1934, le colonel Guillaume fonde l’hebdomadaire Vendémiaire avant de lancer Choc en 1936. Ce périodique devient l’une des feuilles de la droite fascisante. Il y dirige une violente campagne contre Roger Salengro avant de se ranger derrière le Parti populaire français de Doriot, l’année suivante.
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[29]
« Chez les ploutocrates », Le Cri charentais, 21 juillet 1929, d’après un article paru précédemment dans Le Populaire.
-
[30]
Patrick Eveno, « Plaidoyer pour une histoire des médias qui prenne en compte l’histoire des entreprises de médias », Bulletin de l’AHCESR, n° 22, avril 2001, p. 35-39.