Couverture de TDM_012

Article de revue

Du militantisme au journalisme ?

Les multiples paradoxes de la presse féminine sociale-démocrate autrichienne

Pages 54 à 65

Notes

  • [1]
    A. Dworjak-[Popp], M. Grubinger, V. Kofler
  • [2]
    Il semblerait que cela soit Max Winter qui en ait fait la proposition et trouvé le titre ; il reste jusqu’en 1926 rédacteur en chef avant de céder la place à Eugenie Brandl à qui succèdera Paula Hons-Nowotny. La rédaction est sise Rechte Wienzeile, à savoir au siège du Parti social-démocrate dans le cinquième arrondissement de Vienne.

1Alors jeune ouvrière âgée de seize ans, hébergée chez un de ses proches, Adelheid Popp (1869-1939) évoque les ouvriers qui rendaient visite à son frère : « Ils lisaient le journal de leur association professionnelle et j’y prenais aussi intérêt... ». Elle dit ne pas tout comprendre. « Mais ce qui touchait aux souffrances des travailleurs, écrit-elle, je le comprenais, j’en étais émue et par là j’appris à me rendre compte de mon propre sort et à le juger. Je compris que tout ce que j’avais enduré n’était pas ordonné par un décret divin mais par une organisation sociale injuste ». Ayant pris conscience de sa condition d’ouvrière et la refusant comme inéluctable, elle commence à diffuser le journal social-démocrate Gleichheit (Égalité), puis fréquente les réunions politiques « où elle est bien souvent la seule femme ». Néanmoins, très rapidement elle constate qu’aussi bien dans « son » journal que dans les réunions on ne s’adresse qu’aux hommes, que le sort des ouvrières n’est pas abordé. Lors d’une réunion, elle ose prendre la parole et prononce ainsi son premier discours dans lequel elle réclame « plus d’éducation, plus d’instruction, plus de lumière » pour son sexe et exhorte les hommes à aider les femmes dans cette quête. À la suite de cette intervention, elle rédige son premier article.

2Adelheid Popp est, en Autriche, la première à suivre ce cheminement ou, plus exactement, la première à laisser trace de cette démarche par des écrits. Elle sera suivie par d’autres femmes ouvrières qui écriront quelques articles sur leurs conditions de travail, mais pour les sociales-démocrates, militantisme et « journalisme » se trouvent mêlés, imbriqués pratiquement pendant un siècle. Le passage à la rédaction d’articles s’opère néanmoins pour beaucoup avec un bagage scolaire limité et sans formation spécifique. Pour les quelques sociales-démocrates, telles Paula Hons-Nowotny, Marianne Pollak, Bettina Hirsch, Anneliese Albrecht qui, au cours du xxe siècle, feront office à un moment de leur vie de rédactrice en chef, la formation est absente, comme elle l’est chez les hommes.

Le premier journal féminin social-démocrate, Arbeiterinnen-Zeitung

3En 1893, Adelheid Popp qui travaille depuis l’âge de 10 ans cesse son activité à l’usine pour se consacrer entièrement à « la cause ». Les femmes ont réussi à convaincre la direction sociale-démocrate qu’il fallait créer un journal féminin. Notons que la direction préfère cette solution à la mise en place d’un supplément « Femme » hebdomadaire dans l’organe du parti, Arbeiter-Zeitung que les conférences féminines du parti revendiqueront sans succès jusque dans les années 1930.

4Arbeiterinnen-Zeitung (Journal des travailleuses) est créé en 1892. Il paraît au départ les premier et troisième vendredis du mois sur quatre pages, puis dès le numéro 4 sur six pages, et en 1911 sur douze pages. Si, dans l’ours, le titre appartient à des femmes [1], ce sont néanmoins des hommes qui, au départ, assument la responsabilité de la publication : Rudolf Pokorny et le président du parti Viktor Adler. Quant à Ludwig August Bretschneider, il reste rédacteur en chef jusqu’à ce qu’Adelheid Popp assure officiellement la responsabilité de la rédaction à partir d’octobre 1893.

5Dans ses mémoires Der Weg zur Höhe, Adelheid Popp rapporte une anecdote qui rappelle que ce journal féminin est sous le contrôle des hommes du parti et que la jeune rédactrice en chef doit marquer son territoire : « Les camarades se frottaient les mains de froid. Moi aussi j’avais froid, et j’aurais volontiers montré mon adresse à allumer un feu. Mais j’étais consciente d’une chose : qu’il était important de montrer aux camarades que j’étais leur égale. C’est pourquoi je devais m’abstenir de tout ce qui m’aurait donné le cachet d’une main d’œuvre d’appoint féminine… J’avais peur de devenir finalement la bonne à tout faire […]. Finalement, ce fut le camarade Reumann […] qui se mit à l’œuvre et alluma le poêle. Le lendemain ce fut le tour du très aimable camarade Bretschneider. C’est alors que je me dis que désormais plus rien ne pouvait m’arriver si je faisais de même ». L’attitude de Adelheid Popp souligne toute l’ambiguïté du mouvement des ouvrières sociales-démocrates autrichiennes qui persistera jusqu’à l’aube des années 1970 : celles-ci se battent pour l’amélioration des conditions de travail et de vie de la classe ouvrière, mais elles n’oublient jamais qu’elles sont femmes et qu’elles revendiquent l’égalité de statut et de droits.

6Comme les journaux militants des dernières décennies du xixe siècle qui ne s’adressent qu’aux plus motivé-e-s, Arbeiterinnen-Zeitung paraît dans une présentation austère et utilise une langue simple. Dans le premier numéro, l’éditorial, « En introduction », en appelle aux ouvrières, prend en compte la situation d’exploitation des femmes mariées comme des célibataires, leur demande de dénoncer partout l’injustice dont elles sont victimes ou témoins et les invite à diffuser le journal auprès des plus pauvres qui n’ont même pas de quoi s’acheter un bout de pain. Les femmes n’ayant pas le droit d’appartenir aux mêmes organisations politiques que les hommes, Arbeiterinnen-Zeitung devient un point de ralliement des femmes ouvrières encore en quête d’organisation, de politisation. Des annonces appellent à des réunions à travers toute la partie autrichienne de l’empire. Adelheid Popp y prend la parole.

7Jusqu’en 1921, Arbeiterinnen-Zeitung paraît tous les quinze jours, puis devient mensuel à partir de 1922. Avant la Première Guerre mondiale, on estime que la revue est lue par 30 000 femmes ; après guerre, le tirage atteint 140 000 exemplaires. Dès le tournant du siècle, Arbeiterinnen-Zeitung s’ouvre timidement à la publicité. L’Arbeiterinnen-Zeitung demeure la référence, souvent idéalisée, pour les militantes d’après 1918 qui ont entretenu un rapport privilégié, voire intime, à cette publication. Ce journal leur a permis de prendre conscience de leur oppression en tant qu’ouvrière et en tant que femme et a largement contribué à leur formation.

Des « travailleuses » à « la Femme »

8En 1923, la direction du parti décide de modifier le nom de ce journal féminin, il devient Die Frau (La femme). Ce changement de titre correspond à la volonté du Parti social-démocrate de devenir un « Volkspartei », un parti du peuple, et plus seulement un parti des travailleurs et de s’adresser aux ménagères qui, de facto, représentent entre 15 et 20 % des adhérents. Les interventions des militantes lors des conférences féminines du parti sont plein d’amertume face à ce changement de nom auquel elles n’ont pu s’opposer. À partir de 1923, Die Frau devient l’organe mensuel auquel toutes les adhérentes du Parti social-démocrate doivent être abonnées ; néanmoins, il y a des résistances : en 1925 sur les 165 000 femmes membres du parti, environ 11 000 n’ont pas contracté d’abonnement. Toutes les électrices n’étant pas adhérentes ni militantes, la direction du parti décide de lancer pour les élections législatives de 1923 un journal destiné aux femmes « indifférentes », comme cela avait été entrepris avec Die Wählerin (L’électrice) quelques mois avant les premières élections législatives auxquelles les femmes ont participé en février 1919.

Die Unzufriedene ou les contradictions sociales-démocrates

9En 1923, ce journal, Die Unzufriedene (L’insatisfaite) [2], se présente comme « un hebdomadaire indépendant pour toutes les femmes » ; il paraît sur huit pages et propose un supplément non-obligatoire Die Romanleserin (La Lectrice de romans) qui contient feuilletons et romans. Devant le succès immédiat des premiers numéros, l’expérience est pérennisée. Au départ, les militantes sont peu enthousiastes, elles ont déjà dû accepter la refonte de l’Arbeiterinnen-Zeitung en Die Frau et voient arriver un nouvel hebdomadaire qu’elles n’ont pas réclamé et qui s’adresse à un public qu’elles connaissent mal : « les femmes indifférentes », à savoir essentiellement les ménagères. Les discussions lors des conférences féminines du parti en 1924 sont fort éclairantes. Néanmoins, face au scepticisme de certaines, d’autres, comme Aline Furtmüller expliquent que Die Unzufriedene représente une véritable chance pour faire avancer la « morale socialiste ». Ces femmes s’intéressent aux questions touchant la vie quotidienne qui, selon elles, devraient permettre de faire progresser les femmes des milieux populaires sans culture ni conscience politique, en les faisant réfléchir aux rapports entre époux, à l’alcoolisme, à l’éducation des enfants, mais aussi à l’avortement, à la religion, à l’engagement politique, et pour certaines à la gestion du foyer, à l’hygiène. Elles appliquent ce qu’elles ont appris dans les rangs de la social-démocratie, à savoir que « le journal » représente un outil privilégié dans le système de formation.

10Pendant les onze années où Die Unzufriedene paraît, l’hebdomadaire est sans cesse écartelé entre la volonté de la direction du parti et de certaines responsables sociales-démocrates d’utiliser l’organe de presse comme une arme électorale pour gagner au mouvement social-démocrate de nouvelles électrices afin d’atteindre le chiffre fatidique de 50,1 % des voix et ainsi pouvoir conduire le pays pacifiquement vers le socialisme, et pour d’autres, en général des intellectuelles ou des militantes ayant une conscience féministe, Die Unzufriedene doit remplir une fonction émancipatrice.

11Ainsi on pourrait avoir deux lectures différentes de cet hebdomadaire : soit soumission à l’ordre social-démocrate qui continue à placer la famille au centre de ses préoccupations, soit un appel à l’émancipation. En raison de ses contradictions, Die Unzufriedene est vite devenu un hebdomadaire apprécié par le lectorat féminin des milieux populaires. En témoignent les courriers envoyés à la rédaction du journal qui commencent par « Chère Unzufriedene » et qui tutoient la rédaction. L’objectif des intellectuelles les plus féministes de la social-démocratie est atteint, car les femmes des milieux populaires se reconnaissent dans Die Unzufriedene et cela leur permet d’évoluer sur des points qui peuvent sembler moins directement politiques mais qui influent sur la vie quotidienne : ne pas battre les enfants, les encourager dans leurs études, ne pas supporter un mari trop brutal ou trop omniprésent, populariser les moyens de contraception, encourager la pratique du sport, respecter les nouvelles normes d’hygiène. Bien sûr cela peut paraître parfois noyé dans une masse de textes plus politiques ou pédagogiques qui veulent renforcer les connaissances des femmes sur le socialisme autrichien ou international, sur les grandes personnalités du mouvement ouvrier, mais les lectrices, visiblement, savent faire le tri.

12Notons que les collaboratrices de Die Unzufriedene contrôlent le courrier des lectrices et s’en servent comme d’une tribune pour faire avancer leurs positions. Die Unzufriedene rappelle en première page de tous ses numéros que « Dans l’insatisfaction réside le progrès de l’humanité ». Die Unzufriedene, qui passe de 101 000 exemplaires en 1924 à plus de 161 000 en 1930, a une maquette plus agréable et plus aérée que celle d’Arbeiterinnen-Zeitung. Une à trois illustrations par page, du même dessinateur (ou dessinatrice ?) viennent dédensifier les articles, et présentent de manière assez niaise le contexte. Ces dessins offrent surtout une représentation peu valorisante de la ménagère, fatiguée, accablée par ses difficiles conditions de vie. À partir des années 30, des photographies remplacent les dessins et les caricatures.

13Dans son étude sur la presse féminine sociale-démocrate de la Première République, Gabriele Reinstadler note qu’aussi bien Die Frau que Die Unzufriedene ont contribué à diffuser l’idée que la femme a un droit sur son propre corps, voire sur sa propre sexualité. Néanmoins, ce droit à disposer de son corps se limite en général à la procréation, la femme doit pouvoir choisir si oui ou non elle désire un enfant. Marianne Pollak écrit en 1925 dans Die Unzufriedene que « le désir de l’homme était le calvaire de la vie (de la femme)… à l’avenir, ce n’est pas l’avidité de l’homme mais l’accord des parents qui doit être déterminant dans le choix de la maternité ». Pour Paula Hons-Nowotny, « la femme n’est pas seulement exploitée en tant que travailleuse par le patron, mais aussi par l’homme en tant qu’être sexué ».

14Die Unzufriedene a contribué à populariser la notion de moyens contraceptifs, même si certaines reconnaissent qu’ils ne sont pas sûrs. Therese Schlesinger, l’une des sociales-démocrates les plus féministes, rappelle encore en 1924 dans Die Frau : « Les jeunes femmes d’aujourd’hui ne prêchent plus l’abstinence aux hommes, mais elles réclament le droit d’avoir la même liberté sexuelle qu’eux ; celle que les hommes ont toujours considérée comme leur droit. Les plus âgés d’entre eux, ceux qui ont toujours regardé d’un œil complice les besoins des jeunes hommes de s’abandonner à leurs passions, croient maintenant voir arriver la fin de toute civilisation humaine parce qu’une petite partie des jeunes femmes et jeunes filles ont le droit à une liberté sexuelle qui s’approche de celle que presque tous les hommes ont ».

15En février 1934, après la guerre civile et l’instauration de la dictature corporatiste chrétienne, la popularité de Die Unzufriedene est telle, même chez les femmes catholiques des milieux populaires, que le nouveau régime se sent contraint de laisser paraître quelques mois la revue avec une nouvelle direction, puis au 1er juillet 1934 elle devient Das kleine Frauenblatt, (Le Petit journal des femmes). En 1945, à la Libération, pour la nouvelle direction du Parti social-démocrate, il n’est pas question de faire reparaître Die Unzufriedene, jugée trop émancipatrice, le seul journal féminin du parti qui retrouve vie est Die Frau qui devient hebdomadaire et qui paraît jusqu’en novembre 1956 avec la mention « autrefois Die Unzufriedene ».

Die Frau des années cinquante

16Marianne Pollak (1891-1963) rentrant d’exil en Grande-Bretagne prend en charge la revue à laquelle collaborent des femmes qui ont été engagées dans l’entre-deux-guerres. Certaines, comme la nouvelle secrétaire des femmes sociales-démocrates, Rosa Jochmann, ont connu la déportation et l’internement dans les camps de concentration. Néanmoins, ces femmes semblent amnésiques. Dans Die Frau des années cinquante, on cherchera vainement la réflexion sur les questions de sexualité, les textes sur le droit à l’avortement, qui avaient fait la richesse de la presse sociale-démocrate de l’entre-deux-guerres, on cherchera aussi vainement un ton encourageant les femmes à s’émanciper. Certes, l’histoire de la revue ne peut être détachée du contexte. Le Parti social-démocrate autrichien (SPÖ) s’est transformé, l’exil, la déportation l’ont privé de quelques unes de ses forces vives, de ses intellectuel-le-s les plus brillants. La conclusion d’une grande coalition avec le parti chrétien conservateur, l’ÖVP, oblige le Parti social-démocrate, rebaptisé socialiste, à mesurer ses propos et à refuser tout combat idéologique à un moment où la priorité est la reconstruction du pays. Au nom de la collaboration avec les conservateurs chrétiens, tous les aspects qui ont fait le succès de Die Unzufriedene à savoir tout ce qui concerne les rapports parfois difficiles entre les époux, aux enfants, toutes les questions de vie quotidienne ou culturelle, qui pourraient relancer un Kulturkampf entre les deux principales composantes de la société autrichienne d’après-guerre sont occultés.

17À la lecture de Die Frau, on a l’impression d’assister à une déconnexion partielle des sociales-démocrates de la réalité de l’après-guerre, une déconnexion politiquement construite, qui répond aux impératifs premiers du parti décidé à être et à rester un parti de gouvernement et qui a choisi délibérément l’ancrage dans le camp dit occidental. Parmi les thèmes essentiels mis en avant par le SPÖ, la famille est omniprésente, le parti opte alors pour la défense d’un modèle familial petit-bourgeois. Ce modèle familialiste occulte, en Autriche comme ailleurs en Europe à la même époque, les lignes de classe, rejette toutes les autres formes de sexualité et toutes les composantes du mouvement social-démocrate entretiennent alors le mythe de la maternité. La sexualité devient taboue. Tout concourt à refuser aux femmes leur totale autonomie, à leur nier le droit à l’avortement pour lequel les générations précédentes avaient lutté. Dans Die Frau, on ne trouve pas trace des débats suscités par les viols et les violences à l’encontre des femmes commis par les soldats d’occupation, ni des relations sexuelles avec les soldats alliés qui, dans l’esprit de pudibonderie dominant, sont largement désapprouvées ; un seul article de Die Frau met en garde les jeunes filles qui auraient « de mauvaises fréquentations ». Un autre numéro de Die Frau signale que les maladies MST touchent « beaucoup plus les femmes que les hommes », mais n’explique pas pourquoi. À la lecture de cette revue féminine sociale-démocrate, la sexualité des femmes se réduirait à la seule maternité.

18Jusqu’en 1949, le seul problème qui préoccuperait les femmes serait le retour des prisonniers, alors qu’elles sont la cheville ouvrière de la reconstruction. Cette question n’est certes pas marginale, à l’été 1945 elle concerne 700 000 hommes, puis pendant de longs mois, pratiquement 470 000 hommes encore détenus en Union soviétique. Le SPÖ s’est emparé de ce thème et Die Frau figure en première ligne dans ce combat. Die Frau ne se contente pas d’être à la tête de cette campagne, mais la revue prend perpétuellement le parti des hommes.

19Ces hommes rentrés au pays, déboussolés par la guerre, la captivité, le rétablissement d’une république autrichienne démocratique sont au centre de toutes les attentions. Les femmes sont appelées à faire des sacrifices, à « mettre de l’eau dans le[ur] vin ». Si les hommes sont « difficiles à vivre », comme l’explique à longueur de colonnes Die Frau, c’est parce qu’ils ont été jetés dans la guerre « sans l’avoir voulu ». Pour les apaiser, Die Frau donne à ses lectrices des solutions qui se veulent simples : il faut parler avec eux, les aider à se réinsérer, regagner leur confiance. Jamais, il n’est envisagé que les femmes puisent imposer leurs vues, leurs désirs, qu’elles puissent avoir eu plaisir à vivre indépendamment et qu’elles ne puissent plus supporter l’autorité d’un mari. Celles-ci doivent se sacrifier en tant que femme, en tant qu’épouse, en tant que mère, car l’un des thèmes récurrents est la volonté de réconcilier les enfants avec « ce père » qu’ils ont à peine connu ou qu’ils ne reconnaissent pas.

20On pourrait aussi mentionner l’attitude ambiguë de Die Frau à propos des doutes de certains hommes quant à leur paternité : la revue tente de culpabiliser les femmes qui auraient « fauté » ou y auraient pensé. Jusqu’en 1952/1953, nombreux sont les articles qui abordent ces relations difficiles entre hommes et femmes mais ils travestissent la réalité en esquivant le thème du divorce. En 1947, en 1948 le nombre des divorces augmente considérablement et ne se stabilise qu’à partir de 1951, mais jamais les relations entre les hommes et les femmes ne sont placées sur un plan d’égalité, jamais une rédactrice ne tente de déculpabiliser les femmes ne pouvant supporter ce mari rentré après des années d’absence. La revue a même tendance à encourager les femmes à se soumettre à l’ordre masculin dominant et à accepter après le retour des prisonniers les transformations dans le monde du travail qui les relèguent à des emplois sous-qualifiés.

21Encore moins que dans Die Unzufriedene, qui s’adressait prioritairement aux ménagères, le travail salarié des femmes n’est valorisé en tant que moyen de libération, garantie d’autonomie financière et personnelle ; il est présenté comme une charge, une menace qui pèse sur l’avenir de la jeune fille. La ménagère, la femme mariée à un ouvrier ou à un employé, serait le statut enviable de toute femme appartenant aux milieux populaires. Dès le numéro 5 de 1945, la question des professions féminines est posée, il faut attendre plusieurs années pour que Die Frau propose aux jeunes filles ou aux femmes qui doivent travailler de devenir assistante sociale, jardinière d’enfants, enseignante, infirmière, styliste, couturière, modiste, secrétaire, comptable. Die Frau rappelle à plusieurs reprises qu’« une mère heureuse fait une bonne enseignante ». Bien que plusieurs sociales-démocrates exercent la profession de médecin, celle-ci semble relever d’un statut social particulier, inaccessible aux jeunes filles des milieux populaires. Si Die Frau valorise les professions à caractère social, c’est que dans ces professions, les « femmes n’ont pas à entrer en concurrence avec leurs collègues masculins ». Seul contre-exemple, en 1955, Die Frau qui tire à 200 000 exemplaires publie une première page exigeant l’ouverture de « toutes les professions aux filles et aux garçons ».

22Il faudra attendre le mouvement autonome des femmes et la campagne Töchter können mehr (Vos filles peuvent plus) initiée par Johanna Dohnal, secrétaire d’État aux Droits des femmes à partir de 1979, pour que cette préoccupation soit prise en compte par les dirigeants sociaux-démocrates et voir une première page de Die Frau titrant par exemple sur le ménage : « à la maison et au travail, toujours nettoyer ! ».

Neue Frau, l’ultime expérience

23En 1971, le SPÖ remporte sous la direction de Bruno Kreisky la majorité absolue aux élections législatives. Une nouvelle période s’ouvre pour les sociales-démocrates qui sentent les plus jeunes se détourner d’elles. Il faut attendre 1984, alors que le SPÖ a perdu la majorité absolue une année plus tôt, pour que la direction du parti autorise l’hebdomadaire féminin à se transformer, sans d’ailleurs laisser de grands espoirs aux femmes qui en prennent les commandes. Neue Frau (Femme nouvelle), imprimé en offset et quadrichromie, se présente comme un journal féminin qui investirait moins dans la mode que d’autres et qui proposerait des réflexions sur des questions de société et d’actualité. Sont abordés l’environnement, l’école toute la journée (en fait « à la française »), l’aide aux femmes et aux enfants des pays en difficulté, thèmes alors très en vogue dans le monde germanophone.

24Mais vouloir concurrencer les journaux féminins ouest-allemands diffusés en Autriche relève du défi, voire de l’impossible. Les amendements et les résolutions de la Conférence féminine du SPÖ de 1985 prouvent à quel point les femmes savent leur hebdomadaire menacé. Six amendements sont présentés, ils soulignent de facto tous les difficultés que rencontre la presse féminine sociale-démocrate confrontée à la concurrence et en creux on lit que les jeunes lectrices se détournent de Neue Frau pour la presse féminine ouest-allemande. En 1985, les ventes hebdomadaires moyennes de Neue Frau atteignent 41 500 exemplaires, bien loin des 170 000 à 200 000 exemplaires de Die Frau des années 50 aux années 70. Mais ce que ne disent pas les comptes-rendus officiels, c’est que la direction du parti n’a pas autorisé Die Frau à investir, que la revue a dû augmenter ses tarifs pour survivre et qu’« une règle non écrite veut qu’à l’inverse des autres organes de presse sociaux-démocrates » Die Frau doit couvrir seule ses dépenses. En 1986, le journal est vendu pour un schilling symbolique au Vorwärts-Verlag, le groupe de presse du SPÖ, qui arrête définitivement sa parution l’année suivante.

25Le 28 avril 1987, la couverture du dernier numéro de Neue Frau reprend des premières pages de Die Unzufriedene et de Die Frau et rappelle qu’après 42 ans, « le journal féminin autrichien le plus riche en tradition doit s’arrêter ». Amère consolation pour les femmes, le quotidien social-démocrate Arbeiter-Zeitung ne survit que quelques années à la presse féminine du parti puisqu’il cesse de paraître le 31 octobre 1991.

Ménage, cuisine, mode ou les attributs de l’éternel féminin ?

26Si la presse féminine sociale-démocrate a intégré les questions de gestion du ménage, avec suivant les époques des discussions sur la collectivisation des tâches ménagères autour de la Première guerre mondiale, la rationalisation des tâches ménagères dès le milieu des années 20, si elle a permis à ses lectrices d’intégrer dans les années 20 et plus encore dans les années 50 les nouvelles normes en matière d’hygiène, si suivant les périodes elle a proposé des recettes de cuisine adaptées aux revenus ouvriers ou aux conditions de ravitaillement, cette presse a fluctué sur la question de la mode féminine.

27Avant la Première guerre mondiale, certaines ouvrières qui lisent Arbeiterinnen-Zeitung se préoccupent de la mode, leur journal leur fournit des patrons pour réaliser elles-mêmes des robes ou des vêtements pour les enfants. Dans les années 20, Die Unzufriedene comme la presse de jeunesse du parti invite ses lectrices à critiquer la mode « bourgeoise » et les incite à créer « une mode prolétarienne », à vivre plus librement, à se faire couper les cheveux, à enlever les corsets, à porter des jupes plus courtes, en un mot à oser se dévêtir. L’esprit dominant alors est celui de la rationalisation, les vêtements doivent être pratiques avant tout, mais Marie Deutsch-Kramer rappelle aux femmes qu’elles ont « droit à la beauté ».

28Les premiers numéros de Die Frau après la Libération reprennent les accents critiques vis-à-vis de la mode : les défilés de haute-couture à une époque où le tissu manque sont dénoncés et le journal propose des modèles simples à réaliser en ces temps de rationnement. Ensuite, Die Frau évolue, et présente chaque année les réalisations des couturiers et celles de l’industrie de la mode. Si la réflexion sur la mode demeure absente de la revue dans la seconde moitié du xxe siècle, cela s’explique assez aisément dans la mesure où les positions de classe si présentes entre 1892 et 1934 sont occultées et qu’il y a une volonté de suivre l’intérêt (supposé ?) des lectrices qui deviennent de plus en plus autonomes et qui disposent désormais de plusieurs sources d’information inexistantes avant la guerre et les dictatures.

Militante et/ou journaliste : la permanence des contradictions

29La presse féminine sociale-démocrate autrichienne a été portée dès ses débuts par des militantes. Les revues ont été diffusées pendant presque un siècle par un réseau de colporteuses qui offre plusieurs avantages : conserver un lien permanent entre les abonnées et l’organisation politique et accessoirement éviter les frais de poste. Ces revues ont été rédigées par des hommes et des femmes totalement engagées dans l’action militante. Ni Adelheid Popp, qui a dû perfectionner son orthographe et sa langue, ni Paula Hons-Nowotny, ni même Marianne Pollak, qui est la première à se présenter comme « journaliste », n’ont suivi de formation professionnelle. Seule Susanne Feigl qui prend, de facto, en charge Die Frau en 1974 a suivi une formation de journaliste et a collaboré à d’autres organes de presse, en particulier au Neue Kronen-Zeitung, le populaire et populiste quotidien autrichien. Doris Stoisser, la dernière rédactrice en chef de Neue Frau, a elle travaillé auparavant pour le magazine féminin ouest-allemand Freundin. Ces collaborations marquent Neue Frau. On perçoit l’hésitation permanente entre la volonté pédagogique et l’envie de gonfler les ventes. Ainsi le numéro du 12 mars 1985 propose une interview de Joan Collins, la star de la série américaine Denver-Clan (Dynastie) avec sa photo en couverture, mais aussi une réflexion sur le viol, des conseils pour le jardin et des recettes pour lutter contre le stress.

30Pour ces militantes journalistes, formées sur le tas, leur activité éditoriale ne représente qu’un aspect de leur engagement militant. Adelheid Popp dès 1919, Marianne Pollak à partir de 1945, Anneliese Albrecht de 1971 à 1981 ont été députées ; Adelheid Popp est l’une des rares femmes à siéger jusqu’en 1932 au Comité directeur du parti, Anneliese Albrecht devient en 1979 secrétaire d’État à la Consommation. Dans les années 20 et 30, Marianne Pollak rédige de nombreux articles pour d’autres médias sociaux-démocrates. Le nombre relativement faible d’intellectuelles dans la social-démocratie fait que celles-ci sont sans cesse sollicitées pour écrire dans tous les organes de presse du mouvement, mais aussi pour faire des conférences et pour représenter les sociales-démocrates autrichiennes lors des conférences internationales.

31Pourtant les unes comme les autres demeurent tiraillées entre différentes stratégies : former les femmes politiquement et les appeler à voter socialiste ou les faire progresser personnellement et collectivement et quelle que soit la motivation principale développer les ventes de l’hebdomadaire féminin social-démocrate. Enfin, il faut rappeler que les hommes, représentants directs de la direction du Parti social-démocrate, ont eu pour mission de contrôler cette presse féminine. La masse d’articles non signés ne permet pas de savoir quelle part occupe les hommes dans ces journaux. Néanmoins, ils ont encouragé des femmes à prendre la plume, à prendre en charge ces journaux féminins, cela vaut pour Arbeiterinnen-Zeitung mais aussi pour Die Unzufriedene.

32Dans les années 50 et 60, les hommes semblent plus éloignés de la presse féminine. Néanmoins la personnalité de Marianne Pollak, son expérience au sein de l’ancien quotidien du soir Das kleine Blatt (Le petit journal) entre 1927 et 1934, ses rapports fusionnels avec son mari Oscar, rédacteur en chef de l’organe du parti Arbeiter-Zeitung, rassurent la direction du parti. Bettina Hirsch, qui succède en 1961 à Marianne Pollak, bénéficie encore de la même confiance. Les déboires de la presse féminine commencent quand la direction du parti estime ne plus avoir de contrôle direct sur celle-ci.

33Pendant un siècle, la direction du Parti social-démocrate a toléré une presse féminine sous contrôle. Celle-ci devait permettre au parti d’attirer à lui, puis de conserver, un potentiel de militantes dévouées et d’électrices. Les femmes engagées dans cette aventure ont largement partagé ce point de vue, mais nombreuses ont été celles qui se sont laissées prendre au jeu et qui ont accordé plus, voire pour certains trop, de place aux revendications spécifiques des femmes. Dans l’entre-deux-guerres, Die Frau et Die Unzufriedene ont parfois des accents féministes.

34Dans la seconde moitié du xxe siècle, Die Frau perd cette liberté de parole et apparaît souvent comme une courroie de transmission entre la direction sociale-démocrate et les femmes ; l’émergence du mouvement autonome des femmes a peu d’effets sur cette presse. Le manque de prise en compte des revendications spécifiquement féminines, le refus de miser sur la prise de conscience des femmes et leur intelligence a eu à terme un effet contreproductif et n’a fait qu’éloigner du mouvement celles que l’on voulait gagner.


Date de mise en ligne : 05/01/2010

https://doi.org/10.3917/tdm.012.0054

Notes

  • [1]
    A. Dworjak-[Popp], M. Grubinger, V. Kofler
  • [2]
    Il semblerait que cela soit Max Winter qui en ait fait la proposition et trouvé le titre ; il reste jusqu’en 1926 rédacteur en chef avant de céder la place à Eugenie Brandl à qui succèdera Paula Hons-Nowotny. La rédaction est sise Rechte Wienzeile, à savoir au siège du Parti social-démocrate dans le cinquième arrondissement de Vienne.

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