Notes
-
[1]
David P. Marshall, Celebrity and power : fame in contemporary culture, University of Minnesota Press, 1997.
-
[2]
Warren I. Susman, Culture as history. The transformation of American society in 20th century, Pantheon Books, New York, 1984, pp.141-148.
-
[3]
L’Équipe Magazine publie régulièrement un Top 30 des sportifs français, tout comme le magazine gratuit Sport.
-
[4]
Ces pages s’inspirent des idées développées par Alain Chenu, présentées lors d’un séminaire à l’EHESS, le 26 mai 2004, et dont la substance est présentée sur le site de l’Observatoire du Changement Social.
-
[5]
Sur ces éléments historiques, Georges Vigarello, Passion sport. Histoire d’une culture, Textuel, 2000 ; Du jeu ancien au show sportif, la naissance d’un mythe, Le Seuil, 2002.
-
[6]
Pour un rappel de ces mécanismes, voir Claude Sobry, L’Economie du sport. Structures sportives et libéralisme économique, De Boeck, Bruxelles, 2003.
-
[7]
Pour une analyse en français des liens entre télévision et sport aux Etats-Unis, on peut lire : Claude-Jean Bertrand, « Sport et médias aux Etats-Unis », Le Nouvel âge du sport, Esprit, avril 1987, pp.213-229.
-
[8]
Jean-Louis Missika, La Fin de la télévision, Paris, Seuil, 2006.
-
[9]
On ne manquera pas de remarquer que ce qui arrive au sportif arrive aussi à l’information et à l’homme politique qui devient ami des chanteurs et des sportifs.
-
[10]
Karim Ben-Ismaïl, « Michalak intime », L’Équipe Magazine, 14 juillet 2007.
-
[11]
Philippe Kallenbrunn, « Barbe bleue », Midi Olympique, 6 juillet 2007.
-
[12]
Kevin Mitchell, « A galaxy far far away », The Observer, 15 juillet 2007.
-
[13]
Martha Hill Zimmer et Michael Zimmer, « Athletes as entertainers. A comparative study of earning profiles », Journal of Sport and Social Issues, 25, 2, Mai 2001, pp.202-215.
-
[14]
Sherwin Rosen, « The economics of superstars », American Economic Review, December 1981, vol. 71, n° 5, pp.845-858. On trouvera d’autres références et une synthèse des différents travaux dans Françoise Benhamou, L’Economie du star-system, Odile Jacob, 2002.
-
[15]
Jean-François Bourg et Jean-François Gouguet, Economie du sport, La Découverte, 2001, pp.34-38
-
[16]
Le nombre est encore plus réduit si on en croit la porte-parole de Nike : « Les multinationales se battent pour décrocher des contrats avec les dix premiers athlètes dans les sports planétaires comme le football ou le tennis. Le 15e joueur mondial n’intéresse personne. » In « Les stars qui se vendent à prix d’or », Le Journal du Dimanche, 10 octobre 2004.
-
[17]
Robert H. Frank et Philipp J. Cook, The Winner - take - all society, The Free Press, 1995.
-
[18]
Anne-Lise Carlo, « Le business Manaudou », Stratégies. fr, 17 juin 2007, http :/ www.strategies.fr/archives/1457.
-
[19]
Didier Poulmaire est aussi l’avocat de Didier Deschamps, d’Amélie Mauresmo et d’entreprises qui parrainent des événements sportifs comme la BNP ou le groupe Accor. Voir Jean-Yves Guérin, « Poulmaire passé maître dans le conseil des champions », Le Figaro, 22 juin 2007 et l’entretien dans Stratégies, 17 juin 2007.
-
[20]
Voir la critique du best seller de l’économiste Malcolm Gladwell, Game Theory. When it comes to athletic prowess, don’t believe yours eyes, dans The New Yorker du 29 mars 2006.
-
[21]
L’Equipe, 11 juillet 2007.
-
[22]
Boris Becker, L’Équipe Magazine, 8 juillet 2006
-
[23]
Daniel Boorstin, The Image : a guide to pseudo-event in America, New York, Ramdom House, pp.57- 61, 1992.
-
[24]
Sur la question du héros sportif : Alain Ehrenberg, Le Culte de la performance, Calmann-Lévy, 1991 ; Pascal Duret et Philippe Tétart, « Des héros nationaux aux stars : les champions de l’après-guerre à nos jours » in Histoire du sport en France (dir. : Philippe Tétart), vol. 2, Vuibert, 2007, pp.337-368.
-
[25]
David Andrews et Steven Jackson, Sports stars. The cultural politics of sporting celebrities, Routledge, 2001, p.8.
-
[26]
Warren Susman, op. cit. pp.271-285 et Richard Sennett, The Corrosion of character. The personal consequences of work in the new capitalism, New York, Norton, 1998.
-
[27]
L’Équipe Magazine, 8 juillet 2006.
1« Henry, rock star à Barcelone ! », titre l’Equipe du 26 juin 2007. Le 16 juillet, un site Internet spécialisé dans l’information sur le football annonce son divorce. Tony Parker est en couverture de Paris-Match du 5 juillet 2007 pour son mariage avec la vedette de séries télévisées, Eva Longoria. Le sportif est connu quand il accomplit une performance : cet accomplissement en fait un champion. Plus l’exploit est grand, plus le sportif est connu et plus il est un grand champion. Si cet exploit a été obtenu dans des conditions dramatiques au prix de grandes souffrances ou d’efforts extrêmes, le champion devient un héros du sport. Si l’exploit a mis en branle les consciences nationales, il peut devenir un héros national comme Zinédine Zidane. En quoi mérite-t-il le qualificatif de star qu’on lui attribue de plus en plus souvent ? Sans doute parce qu’on le trouve classé dans des palmarès de notoriété et de richesse (transfert ou revenus records pour Thierry Henry ou Tiger Woods), qu’il est entré dans le monde des célébrités planétaires grâce à son mariage ou en s’installant, au milieu des stars, à Beverley Hill (David Beckham) et que sa vie privée s’affiche dans les différents médias. Et s’il n’est pas une star, il est du moins connu parce qu’on peut le retrouver dans un spot publicitaire, sur le plateau d’un talk show ou sous la forme d’une marionnette dans une émission de variétés. Le sportif incarne donc différentes formes d’individualité publique existantes dans la culture populaire [1], du héros national à « celui qu’on a vu à la télé ».
2La médiatisation qui conditionne l’accès des sportifs à une notoriété extra-sportive n’est pas un phénomène nouveau. Mais la deuxième médiatisation, celle qui est portée par la télévision et qui commence aux États-Unis dans les années 1960 et en Europe dans le milieu des années 1980, a considérablement modifié le système sportif : l’augmentation de la notoriété des sportifs en est un des effets tout comme la transformation de l’économie du sport qui, en drainant vers le sport des ressources financières considérables, modifie du coup leur statut et leur expérience sociale. Cette nouvelle économie accentue le processus de la professionnalisation par la possibilité d’accumulation de gains financiers importants ; elle induit aussi pour le sportif la réalisation de deux performances : la performance sportive qui assure l’accès à une première notoriété et la mise en scène de soi qui permet la gestion d’un capital de célébrité.
La multiplication des célébrités sportives
3Le sportif est depuis longtemps plus qu’un héros de la mythologie sportive, une célébrité c’est-à-dire quelqu’un qui a un nom et dont la vie hors du sport importe autant que la performance professionnelle. Il faut bien ici faire la différence entre la situation américaine et la situation européenne et, dans celle-ci, la situation française. Dans les années 1920-1930, le joueur de base-ball, Babe Ruth, est aux Etats-Unis à la fois le plus grand joueur du « national pastime », mais aussi une vedette de la publicité, l’objet de nombreuses biographies et le sujet d’une multitude d’articles de toutes natures. Il est même à l’origine d’un adjectif, « ruthian », pour désigner le mélange de succès individuel, d’héroïsme sportif et d’un style de vie caractérisé par l’excès, une image de la réussite individuelle à l’américaine, mais non puritaine, qu’il incarnait [2]. D’autres partagent cette renommée : le tennisman « Big » Bill Tilden, le boxeur Jack Dempsey ou le jockey Tod Sloan. Un nageur devient star de cinéma, Johnny Weissmuller en Tarzan, et un autre joueur de base-ball, Joe Di Maggio, épouse Marilyn Monroe. L’Angleterre offre avec le football l’image d’un pays qui fait passer le sportif du statut de héros à celui de vedette pop : si Stanley Matthews ou Bobby Charlton sont des héros du football et de l’Angleterre, George Best ou Paul Gascoigne, avant David Beckham, s’installent dans le mode de vie des pop stars. En France, Georges Carpentier qui vainc grâce aux qualités gauloises, Suzanne Lenglen qui porte des robes de Jean Patou, Marcel Cerdan et sa relation avec Edith Piaf, mais encore Louison Bobet, Alain Mimoun, Jacques Anquetil et surtout Eric Tabarly accèdent aussi, avant les années 1960, à la célébrité, au fait d’avoir un nom.
4Dans les deux dernières décennies, l’alignement de la situation française sur celles des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, s’est traduit par l’accroissement de la notoriété des sportifs ainsi qu’on peut l’apprécier à travers les différents palmarès produits par les journaux et magazines. David Douillet, Zinédine Zidane et Yannick Noah, chacun à leur tour, sont apparus en tête dans le palmarès annuel des personnalités préférées des Français publié par le Journal du Dimanche. La nageuse Laure Manaudou, les navigateurs Florence Arthaud ou Olivier de Kersauson, les pilotes automobiles Alain Prost ou Sébastien Loeb, la joueuse de tennis Amélie Mauresmo, les basketteurs Tony Parker ou Joakim Noah, quelques rugbymen tel Frédéric Michalak, et bien sûr les footballeurs des équipes des Coupes du monde 1998 et 2006, apparaissent dans les différents classements de notoriété [3].
5Les sportifs sont-ils plus célèbres aujourd’hui qu’hier ? Selon Alain Chenu, le jugement doit être nuancé si l’on se réfère à un indice, celui de la présence en couverture de Paris Match [4]. Leur notoriété serait à un rang moindre, mais toutefois continue depuis les origines du journal, que celle des têtes couronnées et, phénomène nouveau, des vedettes de la télévision. Or ils sont justement devenus des vedettes de la télévision. Car cette notoriété s’apprécie aussi par la présence dans les médias, notamment dans les émissions de grande écoute comme « Vivement Dimanche » de Michel Drucker. On y retrouve les mêmes, Laure Manaudou, Yannick Noah, Alain Prost, David Douillet et d’autres comme l’entraîneur Guy Roux, le patineur Philippe Candeloro et les footballeurs Bixente Lizarazu, Lilian Thuram ou Marcel Desailly. Dans ces émissions et dans les interviews qu’il peut donner, le sportif « dévoile sa face cachée ». Il peut y présenter son amitié avec des personnalités du monde politique (David Douillet avec Monsieur et Madame Chirac), et en retour un homme politique manifester ses amitiés sportives (Nicolas Sarkozy et Richard Virenque). Il peut expliquer son passage du tennis à la musique, les liens qui l’unissent à son fils basketteur prodige (Yannick Noah) ou exprimer son engagement pour des causes comme l’écologie (Bixente Lizarazu) ou pour l’antiracisme, les banlieues et son opposition au candidat Sarkozy (Lilian Thuram).
6Le sportif n’est donc plus le personnage essoufflé qu’on interroge à sa descente de bicyclette, mais il a les qualités pour entrer dans le monde de la culture médiatique. Il devient un invité potentiel à toutes sortes d’émissions, de la variété, aux talk shows en passant par les programmes de télé-réalité. Il est un amuseur. Certains le sont sous la forme de marionnettes aux « Guignols de l’Info ». C’est le cas de Sébastien Chabal, de Richard Virenque, mais aussi des entraîneurs Philippe Lucas, Guy Roux ou Bernard Laporte, les deux derniers assurant aussi une présence continue sur les écrans publicitaires pour ne pas vanter seulement des articles de sport. Certains aussi participent à des jeux, comme « Fort Boyard » où l’on retrouve régulièrement des sportifs qui doivent mettre à l’épreuve leurs qualités intellectuelles autant que physiques. Ou encore, comme Pascal Olmetta, ancien gardien de but de première division, ils font partie des candidats d’émissions de télé-réalité, « La Ferme » en l’occurrence. Philippe Candeloro est à la fois marionnette, invité régulier des talk shows et consultant. Car, dernier cas de figure, certains sportifs deviennent des consultants et accompagnent les commentateurs sportifs pour délivrer des avis techniques autorisés. Le sportif devient un « people » quand il est photographié dans les manifestations mondaines avec sa compagne mannequin (Christian Karembeu et beaucoup de footballeurs), ses compagnons de fête (Henri Leconte), son fiancé (Laure Manaudou avec en toile de fond la figure sévère de son ex-entraîneur Philippe Lucas) ou qu’on suit sa cérémonie de mariage avec une actrice américaine (Tony Parker), qu’il est une gravure de mode, posant pour des stylistes (Thierry Henry ou Tony Parker) - L’Equipe publie maintenant un supplément Sport et Style -, qu’il est support de publicité pour des voitures (Brahim Asloum, Christine Arron), de produits de formes pour les sportifs (Amélie Mauresmo), d’articles de sport (tous), de confiserie (Pascal Gentil). Mais il apparaît aussi sous un aspect plus ambiguë comme Richard Virenque, champion cycliste reconnu, mais aussi convaincu de dopage et devenu l’image par excellence de la naïveté sportive, ou nettement plus tragique dans le cas de Marc Cécillon, le rugbyman jugé pour le meurtre de sa femme, et qui incarne l’image du sportif comme force brute incontrôlée.
7Le sportif est donc présent sous de multiples formes. Certains sont des caricatures, d’autres sont des professionnels des médias ; certains sont des champions incontestables, d’autres provoquent des interrogations quant à leur valeur sportive ; certains sont présents depuis longtemps sur cette scène médiatique, d’autres risquent de n’y passer que peu de temps ; certains sont sur les couvertures de Paris-Match, d’autres ne sortiront pas des pages de L’Equipe. Il y a ainsi une hiérarchie de la célébrité, des marches qu’on peut monter ou descendre.
Le nouveau contrat sport-médias et la demande de célébrités
8Pas de célébrité sportive sans récit de ses exploits, de sa vie, de sa personnalité et donc sans mise en scène médiatique, même rudimentaire. On connaît l’importance, dès la fin du xixe siècle, des journaux spécialisés, dans la production de la mythologie sportive par le récit qu’ils donnent des exploits et par leur rôle dans la création des épreuves sportives, puis plus tard de la radio et, plus récemment, de la télévision [5]. La télévision est à l’origine des transformations majeures du sport dans les décennies récentes [6], notamment de la multiplication de la renommée sportive. Dans les années 1960 aux Etats-Unis, les chaînes de télévision NBC, ABC et CBS soutiennent chacune le développement, face au base-ball, des autres sports majeurs, basket-ball, football et hockey sur glace [7].
9Ce même phénomène de concurrence entre chaînes de télévision est la source, à partir des années 1980, de la transformation de l’économie du football. Dans le cadre de la concurrence entre anciens et nouveaux, radio contre presse écrite, télévision contre radio, médias électroniques contre télévision, le sport donne le moyen pour les nouveaux entrants de se développer en soutenant un sport peu diffusé ou en présentant sous une nouvelle forme un sport déjà largement présent sur les écrans, ceci avec la bienveillance des différents sports qui voient là une opportunité de croissance. Les années 1960 aux Etats-Unis et les années 1980 en Europe sont l’occasion d’un renouvellement de ce compromis existant entre sport et médias : il ne s’agit plus dès lors seulement d’exposer des sports dans le cadre d’une mission informative (présenter des faits sportifs), et sociale, et de cimenter une communauté nationale, mais de développer des stratégies de recherche d’audiences pour attirer des annonceurs. Ces stratégies, qui s’appuient sur le fait que le sport est le programme considéré comme le moins susceptible de déplaire, donnent lieu à un mécanisme comme toute assez simple.
10Le sport attire des téléspectateurs devant l’écran de télévision ; ceci séduit des sponsors qui achètent des temps d’antenne et de la visibilité en soutenant des sports très populaires, des compétitions reconnues, des équipes ou des individus remarquables ; la concurrence entre les télévisions, la volonté des fédérations sportives ou des organisateurs d’événements les plus médiatisés de bénéficier au mieux des ressources tirées de la diffusion ont pour résultat de faire monter les enchères pour l’achat des droits ; les nouveaux entrants, la télévision payante par exemple, soutiennent des sports plus confidentiels, mais à fort potentiel d’image. La conséquence est que ces sommes d’argent permettent de payer des salaires, des primes de participation ou de victoire plus élevés aux sportifs ; les salaires montent car les clubs veulent acquérir la vedette qui les fera gagner, tout comme montent les prix des tournois de tennis ou de golf pour attirer les meilleurs du circuit et faire venir des sponsors et des téléspectateurs, dans l’espoir que ceci générera des recettes plus importantes (en abonnés, en spectateurs, en produits dérivés) et des droits télévisuels, etc.
11Le succès du sport à la télévision vient de ce qu’il participe de tous les genres télévisuels ce qui lui garantit une présence quasi continue sur les écrans. Outre l’information, du sportif au fait divers, la dramaturgie du sport, qu’elle soit théâtrale (unité de temps et de lieu) ou à épisodes (les étapes du Tour), renvoie au principe des séries et des feuilletons. Elle est aussi propice à l’enthousiasme obligé et au dithyrambe promotionnel : un match ou une étape doit toujours être exceptionnel. La personnalisation du sportif qui permet d’en faire une célébrité s’appuie sur les mécanismes de la néo-télévision et de la post-télévision [8]. Ces télévisions des deux dernières décennies, en France, signifient la multiplication de chaînes de télévision et l’apparition des nouveaux médias numériques en concurrence les uns avec les autres, la désinstitutionalisation de l’information au profit du spectacle et la promotion de l’individu authentique, qu’il soit homme politique, sportif ou citoyen quelconque, capable d’exposer ses émotions. Elles contribuent ainsi à multiplier les célébrités de tous ordres, notamment par l’appel à ces individus, les sportifs qui paraissent plus que d’autres porteurs des valeurs d’authenticité individuelle (le sportif n’est redevable que de lui-même et on l’a vu accomplir son exploit « à la télé ») et de fusion collective (il est le seul à même de rassembler toute la société dans la rue et devant les écrans), et donc qui viendront dans les talk-shows [9].
12Dans cette promotion de personnalités sportives, les télévisions rencontrent, et heurtent, c’est un autre trait de la nouvelle télévision, les intérêts des organisateurs de spectacle sportif. Ceux-ci, en proportion de la popularité des épreuves qu’ils patronnent (jeux olympiques, coupe du monde de football, tour de France), ont un pouvoir de négociation fort, mais aussi un intérêt à développer leurs audiences en attirant le public des non-spécialistes. Ainsi, la promotion du rugby s’appuient sur les calendriers où des rugbymen posent nus (le Stade Français) et celle de la Coupe du Monde par la mise en avant de joueurs « remarquables » comme Frédéric Michalak qu’on découvre peintre et musicien, ancien lycéen créatif et aventurier dans l’âme [10] ou Sébastien Chabal, barbu, chevelu, celui qui a envoyé deux All Blacks à l’infirmerie, Samson ou Attila, marionnette des Guignols et invité, pour sa barbarie supposée, de Laurent Ruquier [11]. N’oublions pas que la venue de David Beckham, en même temps que de devenir une personnalité du monde hollywoodien, a pour but de sauver le soccer aux Etats-Unis [12], comme dans les années 1970, la venue de Pelé et de Beckenbauer au club new-yorkais du Cosmos, grâce aux investissements du patron de la Warner, devait faire du soccer le nouveau sport majeur. Déjà à cette époque, les pop stars du catalogue musical de la firme avaient été enrôlées comme supporters.
13Enfin, dernier trait de la nouvelle télévision, l’importance prise aujourd’hui par les opérateurs des nouvelles technologies (Internet ou téléphonie mobile). Ils peuvent bien menacer la suprématie des grandes chaînes de télévision. Mais ils apparaissent aussi comme de nouveaux supports pour les sponsors, les organisateurs sportifs et les sportifs eux-mêmes. L’ouverture d’un site Internet est un signe d’accès à la célébrité, et permet de développer/monnayer leur notoriété.
Les inégalités spectaculaires
14Plus célèbres et plus riches ? Le palmarès des revenus des sportifs est donné chaque année par les magazines sportifs et par la presse économique. Les revenus annuels du golfeur Tiger Woods sont estimés à 70 millions d’euros ; ceux de tennisman Roger Federer à 20 millions ; ceux des footballeurs David Beckham et Zinédine Zidane à, respectivement, 24 millions et 15 millions d’euros. Mais les revenus du joueur de rugby français le mieux rémunéré, Frédéric Michalak, sont évalués à moins de 800 000 euros et le revenu moyen d’un joueur de basket-ball opérant en première division à 120 000 euros par an. Deux constats : ces sommes correspondent à une plus juste rémunération des sportifs par rapport aux profits générés par le sport [13]. Pour les sportifs connus, le régime est celui des inégalités spectaculaires.
15L’économiste Sherwin Rosen a décrit l’économie du vedettariat [14]. Il s’agit de rendre compte du fait qu’une petite différence de talent engendre des grands écarts de rémunération. Pour être une vedette, il faut du charisme et du talent, les deux qualités qui font le succès. Celui-ci produit la richesse de ceux qui détiennent ces talents car ils veulent être vus ou entendus par un marché plus important de consommateurs. C’est le cas de la vedette de cinéma ou du grand chanteur qui obtiendra de gros contrats parce qu’on s’attend à ce qu’ils attirent beaucoup de monde. L’application au sport est assez aisée. Le vainqueur n’est séparé du second que par une quantité infime de temps, de distance ou de points marqués, mais la différence de revenus est immense : celui que le spectateur ou le téléspectateur veut voir est celui qui a gagné, celui pour lequel l’organisateur de tournoi ou le propriétaire de club sera prêt à monter les enchères pour l’avoir, pour éviter que le concurrent fasse de même, celui que le sponsor souhaitera voir représenter sa marque, celui aussi qu’une personnalité publique aimera montrer à ses côtés. Les mécanismes varient selon qu’on est dans un sport individuel ou un sport collectif, mais ce qui importe est que certains sportifs vont apparaître comme insubstituables, générant ainsi une concurrence forte entre les acheteurs de talents, entraînant ainsi de grands écarts de rémunération entre les sportifs.
16En conséquence, tous les sportifs, même s’ils appartiennent à l’élite de leur sport ne deviennent pas des vedettes. La logique du cumul des avantages concurrentiels a pour effet de délimiter au moins deux marchés du travail sportif dans les sports très médiatisés [15] qui opposent les insubstituables, soit une soixantaine de sportifs français qui pourront négocier des salaires élevés sur le marché international, aux joueurs et athlètes substituables qui sont dans une concurrence sévère entre eux [16]. Dans les sports peu ou pas médiatisés, les meilleurs performers en escrime, en judo ou en tir à l’arc font aussi partie des insubstituables et ils peuvent bénéficier, à l’occasion des jeux olympiques, de gains récompensant leur victoire et de leur quart d’heure de gloire télévisuelle. Mais ils ne bénéficient pas des effets multiplicateurs de la diffusion médiatique.
17L’économie du vedettariat montre que les revenus sont sans proportion avec la différence de talent, tout à fait réelle pourtant. Les avantages obtenus par le talent ou par le hasard qui sont à l’origine de la petite différence sportive sont sujets à des phénomènes d’auto-renforcement. L’économie du vedettariat est celle d’une société où « le vainqueur rafle tout » [17] et qui met l’accent sur les dividendes non-voulus du succès. Dans le cas des sportifs, cela correspond au fait que leurs revenus déclarés sont, pour près de la moitié, non des salaires, mais des revenus de droits d’images attachés aux contrats de sponsoring. La médiatisation du sport ouvre la possibilité de cumuler les avantages concurrentiels nés de la victoire sportive.
Célébrité et richesse : auto-renforcement et gestion
18Il en est d’un sportif comme d’une musique ou d’un artiste de musique pop : il doit être « cross over », croiser plusieurs publics. Il est moins difficile d’être une gloire nationale aux Etats-Unis si on joue au base-ball, en France, en Grande-Bretagne ou en Italie au football et si on gagne l’épreuve la plus prestigieuse de la discipline. Prenons deux exemples. Zidane, d’abord. Il affiche, sur son site Internet, ses six partenaires (les eaux minérales Volvic, Generalli, Audi, Grand Optical, Adidas, Orange), sa boutique avec sa ligne de produits, ses soutiens à des institutions de lutte contre des maladies. Il est devenu l’ami de Franck Riboud, Pdg de Danone. Avant la Coupe du monde 2006, il est le héros d’un film « Zidane. Un portrait du xxie siècle », et le 13 juillet 2007, Canal + a proposé neuf heures de documentaire sur sa carrière. Il est invité par le nouveau prix Nobel de la Paix au Bengladesh. C’est une des personnalités préférées des Français et il est connu dans les hautes vallées du Pakistan.
19Mais prenons un deuxième exemple, celui de Laure Manaudou car elle appartient à un sport, la natation, faiblement médiatisé, comparativement au football ou au tennis [18]. Avec des revenus annuels de 1,5 million d’euros, elle est très loin des chiffres annoncés plus haut, mais cette somme traduit bien les modifications du statut économique des champions. Sa présence médiatique pour ses démêlés avec son entraîneur et la chronique de ses amours traduisent son statut dans la célébrité. Que faut-il pour en arriver là ? La barre d’entrée est élevée : le titre de championne olympique obtenu en 2004 aux Jeux olympiques d’Athènes. Auparavant, sa réputation sportive déjà acquise lui avait fait bénéficier d’un contrat avec un équipementier et ses médailles lui apportaient des primes versées par son club, sa fédération, l’État et son sponsor. Désormais elle devient en plus « ambassadrice » de la station balnéaire du Canet-Plage et de Lancel où une ligne de produits porte son nom ; elle a un contrat avec Lastminute. com, avec EDF, avec la Société des bains de mer de Monaco ; elle porte des vêtements Nike et Gucci qui appartient à la holding Pinault. Elle va renégocier son contrat avec son équipementier Arena, tandis que Nike et Adidas sont en concurrence pour des tarifs « qui ne seront pas à moins de 400 000 euros par an » selon son avocat et agent. Enfin, un contrat de mécénat d’un million d’euros sur cinq ans a été signé avec la société Artémis du groupe de François Pinault. Sans doute faudrait-il ajouter les retombées du fait que son nouvel entourage technico-sportif, en Italie, est fourni par le groupe « La Presse », société d’image, dans un club sportif sponsorisé par Fiat. Laure Manaudou n’est pas une sportive professionnelle, elle est gérante, et salariée, d’une société, Swimdream, qui gère ces différents contrats. Sportive la plus populaire à égalité avec Zidane, 9e sportif connu par les 15-34 ans, elle incarne pour le PDG de Lancel « la femme des années 2010, active, glamour et séduisante par sa beauté naturelle ». Sa présidence d’une association caritative « LM la vie » pour les enfants malades participe d’une image qui dépasse les limites des bassins. La performance sportive est un point d’entrée, la petite différence entre la première et la deuxième place, qui augmente la valeur auprès des sponsors traditionnels et déclenche, sous condition d’image jugée satisfaisante, l’arrivée de nouveaux acteurs qui assurent la notoriété extra sportive comme être invité chez Michel Drucker dans son émission du dimanche soir. Les histoires d’amour de la sportive ou les démêlés avec son entraîneur y participent, élargissent le cercle des personnes qui connaissent celle qui est devenue une star. L’image est ici le démultiplicateur des gains.
20On ne sait jamais avec certitude quels seront les résultats d’un sportif mais du moins peut-on travailler sa renommée. L’agent tient ici, dans la réalisation de la performance d’image ou de valorisation économique, le rôle de l’entraîneur. Ni l’argent, ni les sponsors, ni la notoriété ne viennent tout seuls. La notoriété acquise par la performance sportive doit être gérée, comme la carrière sportive, pour que le sportif accomplisse aussi une carrière de notoriété. Or un sportif gère plus ou moins bien son image ; en fait, il est plus ou moins bien entouré car l’entraînement et l’intérêt prioritaire pour le sport laissent peu de loisir, de goût ou de compétences et souvent cette tâche est abandonnée à un tiers. Les agents, individus ou agences spécialisées dans le sport et la production des individualités, sont des entrepreneurs qui mettent en rapport un individu et du public. Ce sont aussi des chercheurs de célébrités potentielles pour l’industrie des différentes branches de l’industrie de la célébrité (communication, publicité, droit, amusement, mode, etc.). Ainsi, Didier Poulmaire avocat et agent de Laure Manaudou définit une stratégie selon laquelle l’image de Laure Manaudou doit être celle d’une jeune femme et non d’une sportive, et édicte des règles fixant le montant des contrats et les sponsors acceptables : « Lancel oui, les animations de séminaires ou les paquets de céréales non » [19].
Tous professionnels et entrepreneurs : construire sa célébrité
21On connaît la phrase de Katharine Hepburn : « Quand j’ai commencé, je n’avais aucunement le désir d’être une actrice ou d’apprendre à jouer la comédie. Je voulais seulement devenir célèbre. » Un niveau élevé de performance sportive est nécessaire pour atteindre un premier niveau de notoriété, mais la médiatisation définit un nouveau cadre de performance, celui de la mise en scène de soi et de la découverte, pour le sportif, de nouvelles informations sur lui-même, à la fois des contraintes et des opportunités.
22La médiatisation est d’abord une nouvelle charge de travail. Les joueurs d’une équipe de France en préparation pour une grande compétition doivent vingt à trente minutes de point presse chaque jour ; après chaque course, lors des derniers championnats du monde, Laure Manaudou suivait son agent pour se présenter devant les journalistes convoqués par un de ses sponsors ; dans les équipes de football anglaises, le contrat des joueurs stipule souvent qu’ils devront se rendre auprès d’hôpitaux ou d’associations diverses pour l’image du club. C’est donc un métier qu’il faut apprendre et les sportifs s’entraînent aussi à répondre aux journalistes.
23Il ne s’agit pas seulement d’un travail mais aussi d’une redéfinition. La distinction entre sport amateur et sport professionnel n’a aujourd’hui plus lieu d’être. Au milieu des années 1980, deux faits sont venus bouleverser l’ordre sportif : la suppression par le Comité international olympique de la distinction entre amateurisme et professionnalisme et le mouvement de libéralisation des médias. L’augmentation de la charge d’entraînement nécessaire pour figurer dans les grandes compétitions a modifié l’emploi du temps et rendu extrêmement difficile de lier pratique sportive et vie étudiante ou professionnelle. Aujourd’hui, on peut considérer que tous les sportifs d’élite, ceux qui concourent pour les médailles, quelles que soient les disciplines, sont des professionnels au sens où ils ont acquis des compétences très spécifiques, où ils développent une discipline de travail et où l’essentiel de leur temps est consacré au sport. Le risque et l’incertitude liée à la possession des compétences rares qui font le sportif peuvent le rapprocher de la figure de l’entrepreneur. C’est ce que sont les tennismen et les sportifs qui se déclarent travailleurs indépendants, c’est ce que sont les footballeurs qui gèrent salaires et droits d’images et deviennent même des employeurs. Dès qu’a été franchie la limite où l’acte sportif acquiert une valeur économique, par le résultat sportif ou par l’image, l’athlète devient un acteur qui doit gérer sa carrière. La montée d’un modèle entrepreneurial dans le monde du sport d’élite correspond à la problématique d’un individu qui doit faire des choix et prendre des risques pour avancer dans cette carrière.
24Accéder à la visibilité médiatique, c’est pouvoir participer au mode de vie de la célébrité. À un moment de sa carrière, le sportif accède au statut de consommateur de grand standing : il peut porter les vêtements d’un styliste renommé qui en a fait son mannequin permanent (c’est le cas de beaucoup de footballeurs du premier marché), avoir une belle voiture, fréquenter les lieux de villégiature de grande visibilité comme Saint-Tropez, être invité à des réceptions, ce qui facilite les rapprochements avec le monde du show business. Mais les médias ne fournissent pas que la chambre d’amplification du succès sportif. Ils définissent aussi une scène où les sportifs peuvent manifester leur individualité. La retransmission d’une compétition, avec ses gros plans, ses ralentis, permet de mettre en évidence des originalités : cela va du col relevé d’Eric Cantona aux coiffures et tatouages de Djibrill Cissé en passant par les bracelets de Christine Arron ou les chorégraphies imaginées par les joueurs pour fêter un but. La télévision est aussi un lieu d’expression et de mise en visibilité des émotions : on connaissait la souffrance sur le visage du cycliste, on connaît les pleurs du footballeur macho. Beaucoup d’analystes du sport américain lient les figures spectaculaires vues dans la NBA à la médiatisation de ce sport. Ces gestes techniques et leur maîtrise donnent aux joueurs et aux équipes qui les emploient un avantage compétitif certain ; ils donnent aussi aux joueurs la possibilité de marquer le jeu de leur empreinte individuelle et éventuellement de recevoir l’assentiment des fans contre l’avis des techniciens qui privilégient d’autres critères. [20]
25Ici se rencontrent deux mouvements : pour le sportif se faire connaître pleinement ; pour les médias, mettre en avant des types humains pour attirer des regards et créer une intrigue pour les téléspectateurs et pour les sponsors, exposer leurs produits à travers une personnalité. Chabal est barbu et chevelu, par goût. Il se trouve que la mode chez les rugbymen français est plutôt au crâne rasé : Chabal échappe ainsi à l’image convenue de la nouvelle génération de rugbymen. Freddy Maertens [21], cycliste belge des années 1970-1980, n’a pas fait exprès d’être bavard, mais il était très populaire auprès des journalistes pour cette raison. Lilian Thuram exprime des idées politiques, ce qui le distingue d’un monde sportif plutôt muet sur la marche du monde. Le sportif, comme beaucoup d’autres, ne veut pas être simplement défini par une place dans la division du travail, et les médias lui donnent la possibilité de le manifester. Ils partagent aussi la revendication générale d’autonomie et d’authenticité, de pouvoir dire « je ne suis pas ce que vous croyez, j’ai aussi une personnalité comme l’atteste ma coiffure, mes goûts, ma sensibilité, je ne suis pas que le joueur obéissant qu’on représente volontiers. » Il le manifeste sur son corps et sur son site Internet pour être en contact avec ses fans où il parle de ses goûts artistiques pour être autre chose qu’une marque qui donne son nom à une ligne de produits ; il est devenu lui-même un Nom qui « veut autre chose » que la routine du sport. [22]
26La reconnaissance médiatique est aussi une occasion de diversifier ses activités. Il place ses revenus pour préparer son avenir et se constitue un portefeuille social en multipliant les traces de sa présence en différents lieux. Ainsi, Bixente Lizarazu, champion du monde de football 1998, est consultant, mais aussi pratiquant et animateur d’émissions sur le surf sur Canal +. Il mobilise là un autre imaginaire que celui du football, se présente en défenseur de l’écologie, en porte-parole d’une identité basque apaisée, ce qui renvoie à ses racines. Il projette de s’aligner aux Jeux olympiques d’hiver en skeleton, sans oublier qu’il est ou a été le compagnon d’artistes, Elsa et Claire Keim. De son côté, Tony Parker enregistre un disque, moins pour une carrière artistique que pour ajouter un produit au merchandising de sa marque, à la différence de Yannick Noah qui en a fait son nouveau métier. Quant à Djibril Cissé, il est à la fois un des footballeurs les mieux payés, un disc jockey et le créateur d’une ligne de vêtements. On ne sait de quoi seront faits les lendemains de la vie sportive, mais ils peuvent mêler la gestion de ce qui est devenu une marque (Zidane pressenti par Danone pour entrer au conseil d’administration comme Michaël Jordan chez Nike) ou circuler entre peinture, cinéma, publicité et beach-soccer comme Eric Cantona.
27Car les appariements de la notoriété participent à ce mouvement. La médiatisation s’accompagne d’une transformation des collectifs qui entourent les sportifs, ce que l’on appelle les « galaxies » faites « des relations qui dépassent toujours la dimension technique ou financière ». On a évoqué le mariage de Tony Parker, ou les couples formés par des footballeurs ou des tennismen avec des mannequins ou des artistes. L’entrée dans la célébrité donne accès à un marché matrimonial nouveau où des noms rencontrent d’autres noms. Ces appariements sont nécessaires à la montée en notoriété. David Beckham n’est pas meilleur footballeur que Zinédine Zidane, mais il déclare des revenus plus importants. Car il est marié avec, Victoria, une ancienne Spice Girl, il est investi dans le monde de la mode, il est britannique, membre d’une société où le sport, le football en particulier, est devenu un élément de la culture pop. Ces mariages augmentent la valeur réputationnelle de ceux et celles qui convolent. C’est peut-être là une des clés pour répondre à la question que pose Le Monde : pourquoi les sportifs ont-ils un taux de divorce supérieur à la moyenne ?
Champion ou célébrité, il faut choisir ?
28Daniel Boorstin distingue célébrité et héros : « la célébrité est une personne qui est connue pour être quelqu’un de bien connu… Le héros s’est distingué par sa réussite ; la célébrité par son image ou sa marque déposée. Le héros s’est créé lui-même. Le héros est un grand homme ; la célébrité est un grand nom » [23]. De quoi est faite l’étoffe du héros sportif ? Le sport est une dramaturgie qui oppose des individus (ou des collectifs). Dans cette dramaturgie, les sportifs deviennent des héros parce qu’ils provoquent des émotions en donnant à voir d’autres possibilités physiques ou esthétiques du corps. Ils forcent l’admiration parce qu’ils font don d’eux-mêmes dans le spectacle de leur souffrance offerte au spectateur. Ce sont des êtres extraordinaires qui se dépassent pour dépasser la dissymétrie de l’affrontement avec la nature ou avec l’adversaire. Dans leur manière de pratiquer leur sport, ils peuvent incarner différentes figures de la grandeur, être des saints parce qu’ils mènent une vie exemplaire au service de leur projet sportif, des génies parce que ce sont des artistes du ballon, des héros parce qu’ils accomplissent des exploits extraordinaires [24]. Ils sont en même temps des êtres fragiles, qui peuvent perdre, être victimes du destin, mais être grands dans la défaite. Par leurs origines sociales, raciales ou nationales et par leur style, ils sont les supports d’identifications multiples : Mohamed Ali représente la cause des Noirs aux Etats-Unis, Zidane le destin exemplaire d’un fils d’immigrés, etc. Ces possibilités identificatoires peuvent en faire des héros du vice autant que de la vertu : Maradona vaut autant par ses excès que par son génie et l’honneur qu’il donne au peuple argentin ; les démêlés de Richard Virenque avec la justice pour des affaires de dopage en fait une victime de la double contrainte qui pèse sur les cyclistes, faire un travail de forçat et « marcher à l’eau claire ». Mais ils sont surtout les fils de leurs propres œuvres, ceux qui méritent leur réussite parce qu’ils ont accompli quelque chose d’authentifiable, même si on peut discuter de la part respective du mérite, de la chance ou du talent. Ils incarnent l’idéal de la méritocratie et de l’authenticité : le sportif est lui-même car contrairement aux artistes, il n’utilise pas de nom de scène (ou alors il gagne un surnom affectueux), il est confronté à des vraies épreuves visibles, il est entier dans ses réactions devant les médias. Il apparaît donc comme « viscéralement » authentique [25].
29Les médias exposent l’individu sportif, ils permettent de mettre en scène une personnalité, quelqu’un qui se distingue de la masse en manifestant tous les signes de l’originalité. Si les médias permettent de bénéficier des retombées matérielles et symboliques de l’engagement dans le sport, c’est aussi une épreuve qu’ils imposent. Ils mettent à l’épreuve ce qui fait l’évidence de la valeur sportive, l’authenticité de l’individu et son caractère, la force nécessaire à l’exploit et la valeur de celui-ci. Par la visibilité médiatique, ils risquent de perdre ce en quoi ils représentaient un apport à la société et à ses valeurs [26]. Car si le sportif est devenu un professionnel, il est moins sûr qu’il soit un champion et encore moins un héros. Boris Becker, l’ancien champion de tennis, exprime ce que beaucoup pensent : « les athlètes aujourd’hui ressemblent à des machines parfaitement huilées » [27]. Dans son sport, les espérances de gain ont transformé l’aventure en « business plan » où une famille s’engage pour faire réussir son rejeton en s’appuyant sur les entrepreneurs de notoriété. Être le fils de ses œuvres, ce qui faisait le héros sportif, cède la place à l’idée que la réputation sportive pourrait aussi bien se réduire aux effets d’une stratégie rationnelle. Il est donc plus facile aujourd’hui à un sportif de gravir les trois marches de la réputation : le jugement des pairs qui portent sur le technico-tactique, celui du public éclairé, enfin le grand public qui s’attache à la personnalité et à la célébrité. Mais cette facilité se paie du doute sur la valeur sportive et sur la valeur de l’individu lui-même.
Notes
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[1]
David P. Marshall, Celebrity and power : fame in contemporary culture, University of Minnesota Press, 1997.
-
[2]
Warren I. Susman, Culture as history. The transformation of American society in 20th century, Pantheon Books, New York, 1984, pp.141-148.
-
[3]
L’Équipe Magazine publie régulièrement un Top 30 des sportifs français, tout comme le magazine gratuit Sport.
-
[4]
Ces pages s’inspirent des idées développées par Alain Chenu, présentées lors d’un séminaire à l’EHESS, le 26 mai 2004, et dont la substance est présentée sur le site de l’Observatoire du Changement Social.
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[5]
Sur ces éléments historiques, Georges Vigarello, Passion sport. Histoire d’une culture, Textuel, 2000 ; Du jeu ancien au show sportif, la naissance d’un mythe, Le Seuil, 2002.
-
[6]
Pour un rappel de ces mécanismes, voir Claude Sobry, L’Economie du sport. Structures sportives et libéralisme économique, De Boeck, Bruxelles, 2003.
-
[7]
Pour une analyse en français des liens entre télévision et sport aux Etats-Unis, on peut lire : Claude-Jean Bertrand, « Sport et médias aux Etats-Unis », Le Nouvel âge du sport, Esprit, avril 1987, pp.213-229.
-
[8]
Jean-Louis Missika, La Fin de la télévision, Paris, Seuil, 2006.
-
[9]
On ne manquera pas de remarquer que ce qui arrive au sportif arrive aussi à l’information et à l’homme politique qui devient ami des chanteurs et des sportifs.
-
[10]
Karim Ben-Ismaïl, « Michalak intime », L’Équipe Magazine, 14 juillet 2007.
-
[11]
Philippe Kallenbrunn, « Barbe bleue », Midi Olympique, 6 juillet 2007.
-
[12]
Kevin Mitchell, « A galaxy far far away », The Observer, 15 juillet 2007.
-
[13]
Martha Hill Zimmer et Michael Zimmer, « Athletes as entertainers. A comparative study of earning profiles », Journal of Sport and Social Issues, 25, 2, Mai 2001, pp.202-215.
-
[14]
Sherwin Rosen, « The economics of superstars », American Economic Review, December 1981, vol. 71, n° 5, pp.845-858. On trouvera d’autres références et une synthèse des différents travaux dans Françoise Benhamou, L’Economie du star-system, Odile Jacob, 2002.
-
[15]
Jean-François Bourg et Jean-François Gouguet, Economie du sport, La Découverte, 2001, pp.34-38
-
[16]
Le nombre est encore plus réduit si on en croit la porte-parole de Nike : « Les multinationales se battent pour décrocher des contrats avec les dix premiers athlètes dans les sports planétaires comme le football ou le tennis. Le 15e joueur mondial n’intéresse personne. » In « Les stars qui se vendent à prix d’or », Le Journal du Dimanche, 10 octobre 2004.
-
[17]
Robert H. Frank et Philipp J. Cook, The Winner - take - all society, The Free Press, 1995.
-
[18]
Anne-Lise Carlo, « Le business Manaudou », Stratégies. fr, 17 juin 2007, http :/ www.strategies.fr/archives/1457.
-
[19]
Didier Poulmaire est aussi l’avocat de Didier Deschamps, d’Amélie Mauresmo et d’entreprises qui parrainent des événements sportifs comme la BNP ou le groupe Accor. Voir Jean-Yves Guérin, « Poulmaire passé maître dans le conseil des champions », Le Figaro, 22 juin 2007 et l’entretien dans Stratégies, 17 juin 2007.
-
[20]
Voir la critique du best seller de l’économiste Malcolm Gladwell, Game Theory. When it comes to athletic prowess, don’t believe yours eyes, dans The New Yorker du 29 mars 2006.
-
[21]
L’Equipe, 11 juillet 2007.
-
[22]
Boris Becker, L’Équipe Magazine, 8 juillet 2006
-
[23]
Daniel Boorstin, The Image : a guide to pseudo-event in America, New York, Ramdom House, pp.57- 61, 1992.
-
[24]
Sur la question du héros sportif : Alain Ehrenberg, Le Culte de la performance, Calmann-Lévy, 1991 ; Pascal Duret et Philippe Tétart, « Des héros nationaux aux stars : les champions de l’après-guerre à nos jours » in Histoire du sport en France (dir. : Philippe Tétart), vol. 2, Vuibert, 2007, pp.337-368.
-
[25]
David Andrews et Steven Jackson, Sports stars. The cultural politics of sporting celebrities, Routledge, 2001, p.8.
-
[26]
Warren Susman, op. cit. pp.271-285 et Richard Sennett, The Corrosion of character. The personal consequences of work in the new capitalism, New York, Norton, 1998.
-
[27]
L’Équipe Magazine, 8 juillet 2006.