1Comment la proportion entre sondages publiés par les médias et sondages destinés à rester confidentiels a-t-elle évolué ?
2La proportion n’a jamais beaucoup varié : c’est toujours un sondage sur dix publié dans les médias et les neuf autres qui restent confidentiels. En revanche, l’un et l’autre ont beaucoup augmenté, depuis 20 ans. L’explosion de la demande a été permanente et régulière, avec probablement des moments d’accélération. Ils suscitent un peu plus d’intérêt et de demandes en période d’élection présidentielle.
3La consommation des sondages par les médias est plus forte pour de bonnes et de mauvaises raisons.
4Les bonnes raisons sont qu’au fond, les rédactions sont de plus en plus soucieuses de présenter l’opinion comme une des variables de la vie politique. Il y a une volonté d’offrir aux lecteurs des dossiers plus complets qui l’intègrent complètement dans la couverture de l’actualité.
5Autre bonne raison : les enquêtes, que les médias font eux-mêmes sur leur lectorat, montrent que les gens aiment plutôt bien avoir des sondages. L’intégration du sondage dans une politique rédactionnelle fait partie désormais des qualités qu’on reconnaît à un journal.
6C’est ce que j’appellerai les bonnes raisons : volonté de couvrir l’actualité en intégrant l’opinion et de répondre à une attente du lectorat qui s’en dit satisfait.
7La moins bonne raison c’est que, de temps en temps, les médias se disent : « tiens, on va demander l’opinion des Français ! », quand ils ne savent pas très bien comment traiter un sujet d’actualité, qu’ils n’ont pas un angle très original. Nous en profitons. Nous comblons la déficience d’imagination journalistique.
8Les journalistes ont-ils le sentiment qu’ils ne comprennent plus la société ?
9Prenons le cas de certains domaines qui sont mal couverts par les journaux et sur lesquels, tout à coup, se produit une actualité. Par exemple : les banlieues. Nous avons alors une avalanche de demandes de questionnaires sur les banlieues, les jeunes, les musulmans… Nous sommes alors une des façons de répondre à une interrogation mal couverte par l’enquête et par le reportage.
10Y a-t-il une spécificité française du sondage ?
11D’abord, il y en a beaucoup plus qu’ailleurs. Outre les bonnes et moins bonnes raisons de ce nombre, un élément concourt à expliquer cette spécificité : la France est un pays dans lequel les médias acceptent de reprendre les sondages des autres. Dans la plupart des pays, les médias ne parlent pas des sondages publiés par les autres médias. En France, c’est une information comme une autre, reprise d’abord par les dépêches d’agence puis par les autres médias. On a donc, à la fois, plus de sondages et plus de reprises des sondages par les médias.
12Qu’en est-il des sondages confidentiels ?
13Il y a quelques longues années, seuls ceux qui étaient au « top » du hit-parade politique avaient intégré le sondage dans leurs habitudes. Il convenait de regarder l’état de l’opinion pour mesurer la place que l’on avait en termes d’intention de vote. C’est la première chose qui les intéressait, qu’il s’agisse du maire d’une grande ville ou d’un grand leader national.
14Au-delà de ça, les sondages permettent de voir les attentes des gens et ce qu’ils ne veulent pas. Avoir un tableau de bord, c’est aussi savoir où il faut freiner : avant le virage est-ce que je peux accélérer ou pas, comment sont reçues mes propositions, est-ce que je peux être courageux ?
15La nouveauté, c’est que des personnages de niveau très inférieur aux grands leaders ont progressivement voulu des sondages ; pas parce que les hommes politiques ont changé, mais parce qu’ils ont de plus en plus embauché auprès d’eux des conseillers, des experts qui eux-mêmes avaient fait des études et qui comprenaient à quoi servait le sondage. On a, de ce fait, beaucoup plus intégré la dimension du sondage ou des études d’opinions dans la panoplie normale des moyens à la disposition des politiques.
16Désormais nous faisons énormément de sondages municipaux, régionaux ou cantonaux. Les élections cantonales nous apportent des clients qui auraient été totalement inattendus, dix ans auparavant. Il y a une espèce de banalisation de l’utilisation du sondage à tous les niveaux de la vie politique. Progressivement, des études qualitatives se sont elles aussi installées.
17Je crois avoir été celui qui les a introduites en France en politique. Cela se faisait depuis longtemps pour les publicitaires. Je me suis dit que cela pourrait marcher en politique. On m’a expliqué, à l’époque, que les Américains en réalisaient déjà ; alors je me suis dit : faisons-le ici !
18Cela date de quand ?
19Cela date de l’élection présidentielle de 1969. Les tops leaders ont commencé à se dire : je ne veux pas seulement des chiffres mais des lettres : comprendre comment se fabrique l’opinion, les stéréotypes. Nous avons donc commencé à travailler en qualitatif. Je me souviens les deux premiers qui les ont utilisées en 1969, c’étaient Pompidou et Rocard. Mais restait une barrière à franchir : comment passer d’une consultation de 1 000 personnes à celle de trois groupes de dix personnes et apprendre des choses ? Avec le passage du quantitatif au qualitatif, une révolution culturelle s’est faite. Maintenant, beaucoup de clients ont accepté l’idée que l’on apprend des choses différentes et que l’on est un peu plus proche de la prévision de ce qui va se passer dans les sondages en regardant comment se fabrique l’opinion elle-même.
20La vraie nouveauté, pour nous, a été la vente d’études qualitatives à un beaucoup plus grand nombre d’acteurs institutionnels, politiques. Cela n’a pas cessé de croître aussi bien dans la presse que chez les politiques.
21Les sondages eux-mêmes ont-ils évolué ?
22Il n’y a pas eu beaucoup d’évolutions théoriques. Le fonctionnement de la technique du sondage se fonde toujours sur les mêmes principes : il n’y a pas eu de révolution intellectuelle, ni d’innovation considérable ni même d’évolution notable dans la technique du sondage.
23Simplement, nous avons mis en place des techniques qui permettent d’aller plus vite. D’abord, on a eu recours au téléphone. Nous nous sommes aperçus que les gens pouvaient dire au téléphone des tas de choses. On se disait encore dans les années 1970 que c’était réservé au face-à-face, mais les Français se sont habitués au maniement du téléphone, il est devenu un instrument naturel, y compris pour répondre à un enquêteur.
24Giscard avait distribué le téléphone aux personnes âgées, cela a permis d’entrer plus facilement chez les gens qui avaient une réticence à ouvrir leurs portes aux enquêteurs. Cela a également beaucoup facilité la couverture du terrain par les instituts.
25Plus récemment, nous avons réussi à toucher des populations qui acceptaient mal de voir des enquêteurs chez eux. Ainsi, nous avons accès aux jeunes et aux gens des banlieues qui se sont équipés de portables. Or, nous savons interroger des échantillons de gens n’ayant que des portables.
26Sont-ils nombreux ?
27Environ 30 % des Français. C’est ce que nous appelons dans le français des sondages : des gens mobile only. Il nous a donc fallu savoir constituer des échantillons de mobile only que nous ajoutons à des populations équipées en téléphone (fixe).
28Y a-t-il eu d’autres évolutions ?
29Il y en a eu pour le face-à-face. Je suis le premier à avoir mis en place un terrain sur lequel des enquêteurs munis d’un ordinateur portable vont interroger des gens chez eux et transmettent instantanément, par exemple par WIFI, les résultats qu’ils sont en train d’enregistrer, à notre ordinateur central. Nous arrivons progressivement au rêve de l’enquête en face-à-face et en direct même s’il y a encore des zones rurales dans lesquelles il n’y a pas de WIFI. Il faut alors que l’enquêteur rentre chez lui pour envoyer ses résultats. À présent, les enquêtes en face-à-face sont presque aussi rapides que les enquêtes au téléphone.
30Y a-t-il des conséquences à cette accélération ?
31Le sondage est le même. Désormais nous pouvons faire aussi vite qu’au téléphone. En quelques jours, l’ensemble des résultats est disponible et ils ont la fiabilité qu’ils avaient. Ce sont les mêmes enquêtes, faites par les mêmes enquêteurs, avec le même temps d’interrogation et les avantages du face-à-face : on peut montrer des choses, faire écouter des sons, montrer des films, des affiches, etc.
32Donc, sur les deux terrains – téléphone et face à face –, nous avons fait des progrès techniques considérables. Il faut y ajouter Internet.
33Cela permet également un contrôle des enquêteurs. Dès l’instant que nous avons un réseau, nous pouvons écouter et contrôler en direct, et éliminer immédiatement les enquêtes mal faites. Nous avons donc une amélioration simultanée de la rapidité et du contrôle mécanique, mais pas de modifications théoriques réelles.
34Les gens semblent également plus habitués aux sondages ?
35Absolument, les gens sont souvent très contents de répondre. Je suis très frappé du nombre de personnes qui, à la fin d’une interview, remercient l’enquêteur.
36Y a-t-il des différences dans le contenu des enquêtes ?
37Nous avons beaucoup développé les questionnaires autour des attentes, de la résolution des pressions contradictoires et des attitudes socio-politiques. Maintenant, nous faisons des enquêtes que seuls les sociologues ou les politologues pouvaient se permettre.
38La demande n’a fait que croître depuis les années 1980. Les acteurs politiques sont devenus très soucieux d’essayer de comprendre qui sont les gens à qui ils s’adressent et ce qu’ils ont dans la tête. Nous sommes vraiment à l’affût de l’ensemble des méthodes de constitution de ce type de document et nous travaillons de façon assez fine, aussi bien au niveau local qu’au niveau national, sur la structuration des attentes, des motivations, des obstacles, des rejets, de la constitution des images…
39Est-ce que ces études qualitatives suscitent l’intérêt des médias ?
40Les médias sont très clients des études qualitatives sur leurs titres. En revanche, on ne peut pas les publier : si un rapport qualitatif fait 150 pages de texte, cela n’a pas d’intérêt. Ce qu’ils recherchent, c’est un tableau encadré avec quelques chiffres.
41J’ai tout de même publié quelques études qualitatives à la demande de journaux. La dernière, c’était en 2003, pour Le Nouvel Obs. Cette étude a servi de « document de la semaine ».
42C’est extrêmement rare que les journaux puissent se payer le luxe de consacrer plusieurs pages à ce type d’étude ; c’est encore plus vrai de l’audiovisuel !
43Est-ce que ces évolutions passent par l’arrivée d’un nouveau personnel au sein des instituts et des médias ?
44Il y a de plus en plus de gens qui ont fait des études de science politique, de mathématiques ou de statistiques, et qui ont été sensibilisés aux sondages. C’est cette population de cadres supérieurs, plus jeunes, en charge du développement et des relations avec le public qui a contribué à leur développement.
45Existe-t-il différents types de sondeurs et de sondages ?
46Je suis réellement partisan d’une vision assez modeste du métier. J’utilise en général deux comparaisons qui me paraissent assez claires.
47L’une, c’est l’infirmière à l’hôpital. C’est un personnage extrêmement important, elle manie le thermomètre et elle dit la fièvre, ce qui provoque d’ailleurs des réactions à l’intérieur du corps médical et chez le patient. Mais il n’est pas question que l’infirmière se mette à remplacer ni le patient ni le médecin.
48Mon autre exemple, c’est l’ardoisier sur le Tour de France. Il montre aux coureurs le nombre de secondes entre les échappés et le peloton. Je pense que les ardoisiers n’ont pas changé le Tour de France, mais que cela a modifié les stratégies des acteurs…
49Nous sommes à la fois des infirmières ou des ardoisiers, ce que nous faisons est important, mais nous ne sommes absolument pas des acteurs. Il y a une tentation possible chez le sondeur - d’autant plus évidente que cela lui est demandé par les acteurs - de devenir en même temps conseiller en stratégie, conseiller en communication, voire acteur lui-même.
50Mais on ne doit pas mélanger les genres : c’est déjà un rôle professionnellement et techniquement sérieux, important, de prétendre savoir de mieux en mieux mesurer l’opinion et sa structure. Il faut laisser à d’autres le rôle d’entrer dans la mare.
51Cette frontière est généralement observée dans un pays comme la France. Toutefois, certains sondeurs ont le vertige de croire qu’ils appartiennent aussi à la race du décideur ou à la fonction du conseiller !
52N’y a-t-il pas des questions qui induisent certaines réponses ?
53Le B-A BA de notre métier consiste à parler dans un français de base, le basic french, une langue que nous parlons quasiment comme une langue étrangère. Il s’agit de transformer des questions compliquées d’une façon suffisamment compréhensible et neutre pour tout le monde, de telle façon que nous n’ayons pas de problèmes sur l’interprétation des résultats.
54C’est un art de la modestie et ce n’est pas un art si facile : nous nous trompons parfois. Il m’arrive de voir sortir des sondages de mon propre institut dont je regrette la formulation. Mais nous ne nous en apercevons qu’après.
55Dans les années 1970, nos collègues avaient voulu tester ce qu’il restait de l’esprit de Mai 68 dans la dénonciation des syndicats et voir si l’accusation de bureaucrates était toujours accolée à la CGT. Dans leur esprit, l’expression faisait référence à la dégénérescence bureaucratique. Or, ils se sont aperçus que celle-ci n’était pas accolée à la CGT mais à Force ouvrière, parce que, pour les gens, bureaucrates cela voulait dire « les syndicats qui sont dans les bureaux »…
56Notre boulot, c’est donc en permanence de nous battre pour essayer de trouver des formulations de questions qui ne tirent pas les réponses dans un sens.
57Êtes-vous contre la loi de 1977 et le fait d’interdire les sondages avant les élections ?
58En 1977, c’est la droite qui vote cette loi, parce qu’il y a des sondages montrant que la gauche est en position solide par rapport aux législatives qui approchent. Toutes les oppositions, depuis, nous ont toujours dit qu’elles allaient abolir cette loi… jusqu’à ce qu’elles soient au pouvoir.
59Je me suis battu contre cette loi en expliquant que c’était une loi scélérate. Nous avons eu la satisfaction de finir par gagner grâce à la Cour européenne des droits de l’homme. Il a quand même fallu que l’Europe dise que cela n’était pas seulement obsolète mais illégal, qu’on ne pouvait pas empêcher le citoyen d’avoir accès à un certain type d’information, alors qu’elle était produite et donnée à certains acteurs.
60C’était tout de même un système inouï : des hommes politiques se payaient des enquêtes qu’ils interdisaient aux citoyens. Tout cela au nom d’une soi-disant liberté de choix de l’électeur, alors qu’on n’interdisait pas les médias, par exemple. Tous les moyens d’influence et de propagande restaient ouverts, sauf un : la connaissance du rapport de force.
61Les 48 dernières heures sont toujours interdites de publication de sondages. Il est évident qu’il faudra aussi abolir cela.
62Certains sondages ne sont-ils pas, malgré tout, manipulés pour provoquer des réponses qui font plaisir aux commanditaires ?
63L’idée même de la manipulation est absurde. On ne sait pas ce que va provoquer la publication d’un sondage, dans un sens ou dans l’autre. Cela peut provoquer les deux effets ; les sociologues qui ont travaillé là dessus aux États-Unis ont insisté sur l’effet underdog et sur l’effet bandwagon.
64Le danger du client, ce n’est pas tellement qu’il veuille se faire plaisir, parce qu’en général, il demande une étude confidentielle. S’il fait l’effort de payer un sondage, c’est qu’il a envie de savoir, de disposer d’un tableau de bord fiable. Le problème, ce n’est pas tellement de vouloir manipuler les gens, c’est que le politique décideur se meut en permanence dans un univers intellectuel qui est celui de son idéologie et de ses amis. En croyant être tout à fait neutre, il a une certaine façon de poser des questions, et ne se rend réellement pas compte qu’en dehors de sa famille politique, on ne parle pas comme cela. Notre problème, c’est de le lui dire.
65Il nous arrive d’accepter quand même, dans un questionnaire, des questions que nous ne trouvons pas très bonnes, mais le moins souvent possible. Nous avons gagné cette espèce de position de force intellectuelle qui est de dire : « ça ne se fait pas et voilà pourquoi ». Si quelqu’un est responsable des mauvais questionnements, c’est nous, parce que nous avons les moyens de faire en sorte d’éviter les mauvais sondages.
66Comment gérez-vous le problème des non-réponses ?
67Il y a deux types de non-réponses : les gens qui ne veulent pas répondre au sondage tout court, et ceux qui ne répondent pas à un sondage particulier.
68Les seconds acceptent la logique de l’enquête, mais ne sont pas intéressés par le sujet ou ne comprennent pas les questions. Il y a une loi très simple : plus elles sont éloignées des préoccupations des gens, plus il y a un taux de non-réponses. Les femmes sur la politique étrangère, ce sont des taux de non-réponses qui atteignent parfois 40 % d’un questionnaire. Savoir qu’une certaine catégorie de la population s’intéresse suffisamment peu à un sujet pour ne pas donner de réponses est une information. La chose importante, c’est que cela soit publié.
69Si les gens se sentent très concernés, on a des taux de non-réponses très faibles. La non-réponse est une réponse comme une autre qui permet aux commentateurs, aux sociologues de se demander pourquoi et comment certaines populations ne répondent pas à certaines enquêtes. Le seul problème, c’est d’essayer de faire en sorte que le maximum de gens soit au moins en situation de comprendre ce que nous leur demandons.
70L’autre problème c’est celui d’une non-réponse à l’enquête. Des gens se méfient des sondages parce qu’on a déjà essayé de leur poser des questions au téléphone, et cela s’est terminé par essayer de leur vendre un aspirateur… L’utilisation de la technique apparente du sondage par des gens de marketing a fait monter un petit peu les taux de refus au téléphone. Il y a également des populations totalement rétives à l’acceptation d’un contact avec un sociologue ou un enquêteur.
71Et cela n’introduit pas de biais ?
72Je n’en sais rien. Électoralement non, puisque nous savons saisir la population électorale malgré leur absence, c’est-à-dire que nous savons trouver - espérons-nous - des sosies aux gens qui refusent. Il y a des gens équivalents qui, eux, acceptent de répondre. Mais on s’interroge toujours : même si c’est un sosie socio-démographique parfait, ce refus ne traduit-il pas une pratique culturelle, un univers intellectuel que nous manquons ? C’est une limite de l’exercice.
73Comment calculez-vous la marge d’erreur ?
74Nous avons tous appris, dans le secondaire, la loi de Bernoulli. J’ai un sac plein de boules rouges et de boules noires ; au fur et à mesure que je tire des boules rouges et des boules noires, cela donne une appréciation de la proportion respective des noires et des rouges. Au bout d’un moment, si j’arrête, quelle est la marge d’erreur pour apprécier le nombre de boules rouges et de noires ?
75Nous savons calculer la marge d’erreur à partir de chaque taux d’échantillon enregistré. Elle diminue au fur et à mesure qu’on tire plus de boules ou qu’on interroge plus de gens. Mais lorsqu’on augmente l’échantillon de manière géométrique, on ne diminue la marge d’erreur que de manière arithmétique. Il arrive un moment où, pour gagner peu de marge d’erreur, il faut augmenter terriblement l’échantillon.
76L’art consiste, en fonction du coût et de l’intérêt du sondage, de choisir le moment où arrêter l’échantillon, de façon telle que la marge d’erreur soit acceptable.
77Deuxième problème, qui n’arrange pas les choses pour les sondages électoraux, la marge d’erreur est d’autant plus forte qu’on est proche de 50/50, alors qu’elle est extrêmement faible à 98/2.
78Troisième problème, toutes ces lois ne sont valables que pour les sondages de type aléatoire, c’est-à-dire avec des échantillons tirés au hasard. Le hasard scientifique, c’est un choix d’échantillons tel que cela ne peut être lié à aucune des variables externes susceptibles d’expliquer leur présence dans l’échantillon.
79Si j’interroge la population des abonnés au téléphone à Issy-les-Moulineaux, je prends l’annuaire et je choisis une personne toutes les cinquante ou le premier en haut de chaque page à gauche ; c’est un sondage aléatoire et je sais calculer la marge d’erreur de ce sondage.
80En France, on a, pour les sondages politiques, plutôt recours aux quotas, ne serait-ce parce que nous n’avons pas de liste des gens inscrits dans les bureaux de vote, et aussi parce que c’est moins cher. Ils consistent à reproduire dans l’échantillon un certain nombre de caractéristiques socio-démographiques de la population entière, en général par sexes, par âges, par catégories socio-professionnelles, par régions et par tailles d’agglomération.
81Entre sondages aléatoires et sondages par quotas, lesquels sont les plus fiables ?
82Nous n’en savons rien. Les Anglais, très proches des Américains, ne juraient que par les sondages aléatoires ; ils ont eu tellement de déboires électoraux qu’ils sont passés aux sondages par quotas.
83Aucune loi statistique ou mathématique ne nous permet de calculer la marge d’erreur d’un sondage par quotas. Nous nous en tirons en estimant qu’elle est probablement du même ordre, mais cela n’a jamais été démontré.
84La loi de 1977 impose aux journaux qui publient les sondages de donner leur marge d’erreur. C’est une absurdité au sens strict du terme : nous ne savons pas la calculer. Il faut habituer les lecteurs des journaux à l’idée que les chiffres que nous donnons ne sont pas des euros, des kilos, des litres, mais un chiffre approximatif, un chiffre de sciences sociales, avec un statut particulier, qui comporte une marge d’erreur d’autant plus importante qu’on est proche de 50-50.
85Qu’en est-il du redressement ?
86Nous sommes des photographes de l’opinion, c’est-à-dire que nous prenons un cliché à un moment donné qui n’a aucun caractère prédictif. Il faut que la photo soit aussi précise que possible. Or, nous savons que, sur certains plans, nous faisons des photos floues ne correspondant pas à la réalité que nous voyons pourtant dans l’objectif. Il y a donc nécessité de corriger la photo, de la rendre plus fidèle à la réalité.
87Le problème se pose pour le comportement électoral : un certain nombre de gens qui vont s’abstenir ne nous le disent pas. Il y a la vieille idée que voter est un devoir civique et on n’ose pas avouer son abstention. Donc nous la sous-estimons.
88Probablement à cause de cela, nous surestimons les votes pour les différents écologistes : certaines personnes qui ne veulent pas nous dire qu’ils s’abstiennent répondent quelque chose. Et ce qui est le moins engageant, c’est de répondre ni gauche ni droite, donc écolo.
89Nous avons longtemps sous-estimé le Parti communiste : ces gens-là nous disaient, pour la plupart, qu’ils étaient socialistes.
90Le même problème s’est retrouvé pour le Front National. Pratiquement un électeur sur deux du FN - ce qui est quand même considérable - ne nous confesse pas qu’il vote FN.
91Comment le savez-vous ?
92Pour une raison très simple, c’est qu’il y a de vrais résultats d’élections dans ce pays ! Nous pouvons comparer les vrais résultats avec ceux que nous avons obtenus. Donc nous savons aussi que nous pouvons progresser. À quoi cela rimerait de donner des chiffres bruts que nous savons faux ?
93Une technique a très bien fonctionné pendant des décennies, le redressement fondé sur l’historique. Le résultat électoral réel me donne une clé de redressement statistique du sondage que je suis en train de faire. Ce n’est plus le cas, parce que les gens ont sérieusement oublié pour qui ils ont voté la dernière fois. Les reconstructions historiques sont, de ce fait, plus problématiques que jadis. Le jeu consiste à trouver d’autres clés de redressement, par exemple en construisant des indices de probabilité de voter pour X ou Y.
94Par le biais de questions indirectes, on peut bâtir une échelle de probabilité ou de proximité avec le Front National qui permet d’essayer de déceler une possibilité forte, statistique, que des gens qui se disent UMP soient en fait des électeurs du FN. Cela permet de corriger le redressement historique. L’inconvénient est que nous ne sommes sûrs de la qualité du redressement qu’après l’élection !
95Nous pensons que les chiffres que nous publions sont l’établissement d’une photo la plus scientifiquement proche de la réalité.
96Est-ce vraiment scientifique ?
97Ce n’est pas de l’art, mais des calculs que nous faisons faire aux machines. Simplement, ce que nous donnons aux machines dépend de notre hypothèse. C’est un travail de pure sociologie électorale : essayer de comprendre comment se fabrique le choix du vote et de l’appliquer à un échantillon de gens que nous venons d’interroger. Après, nos hypothèses sont les bonnes, ou pas.
98Lorsque vous fournissez les sondages, donnez-vous des clefs d’interprétation ?
99C’est un exercice assez compliqué parce que la liberté d’interprétation des sondages dépend de la presse. Je ne suis pas de ceux qui pensent que le sondeur doit dicter une interprétation. Je n’ai jamais fait les commentaires de mes propres sondages, parce qu’il n’y a aucune raison que mon interprétation soit plus légitime que celle d’un journaliste ou d’un sociologue ou de qui que ce soit d’extérieur.
100En revanche, je connais un certain nombre de choses sur la structure de l’opinion : c’est mon métier. Mon rôle consiste à montrer aux journalistes ce qui me paraît intéressant, nouveau, significatif dans le sondage, mais pas de faire leur titre - on sait que les titres sont importants dans le regard qu’on doit avoir sur les données et je suis parfois ahuri par ceux qui accompagnent certains de mes sondages -, ni leur texte.
101Les journalistes se sont beaucoup améliorés techniquement dans la compréhension des sondages, y compris en matière de marges d’erreur. En vingt ans, on est quand même passé du sentiment confus que nous étions proches de la magie noire à une connaissance technique réelle.
102Notre rôle, c’est d’être une sorte de guide dans l’univers « merveilleux » du sondage. Si, après, on m’interviewe sur mon interprétation du sondage, je le fais ; mais le média commanditaire du sondage reste l’interprète principal des résultats.
103Qu’entendez-vous dans votre ouvrage [1] par « les délices et les poisons de l’opinion » ?
104Nous sommes à un moment dans la vie de cette société où les gens souhaitent que leur opinion soit motrice dans le système. Il est légitime de voir progresser la démocratie de l’opinion – avec une expression populaire directe des citoyens - contre les mécanismes traditionnels de la démocratie représentative.
105Nous n’en sommes plus à la citation de Michel Debré qui disait que les gens pouvaient aller jouer à la pétanque, puisque les représentants étaient là pour assurer la vie politique.
106Pourquoi ?
107Les sondages sont un des instruments par lesquels peut s’exprimer la démocratie d’opinion. Il y en a beaucoup d’autres : des gens qui vont dans des réunions, qui font grève, manifestent, écrivent aux journaux, vont sur Internet ou sur des blogs, font des blogs…
108L’opinion sondagière est forcément prise en compte par des politiques dont le mandat est d’abord de représenter l’opinion et d’être à son service. C’est un débat sans fin : les politiques doivent-ils faire la politique de l’opinion ?
109Il y a le fameux discours de Michel Rocard, dans les années 1990, qui a fait couler beaucoup d’encre chez les socialistes. Il disait que c’était un progrès par rapport au léninisme ambiant de prendre en compte en permanence les vraies attentes, les vrais désirs, les vrais besoins des gens. Si je suis un homme politique, je conduis une voiture et j’ai un tableau de bord. Ce tableau de bord m’indique que je dois ralentir, que c’est dangereux. Si je confonds le tableau de bord et le volant, je suis mort, parce que c’est aussi à moi de maîtriser le volant, de gérer le frein et la pédale d’accélérateur. Le poison, ce serait de croire que le tableau de bord, c’est le volant.
110L’art de gouverner aujourd’hui consiste à prendre en compte pleinement l’état de l’opinion. On ne peut plus l’ignorer. En même temps, on peut avoir le choix d’aller contre l’opinion, de la convaincre, de la séduire et de lui montrer que, sur ce point, elle a un effort à faire.
111Quand Mitterrand dit « je suis contre la peine de mort et je l’abolirai », en pleine campagne présidentielle, c’est un acte de choix contre l’opinion et, en même temps, un acte qui intéresse l’opinion, car significatif de convictions personnelles.
112Quel est le rôle des sondages sur les contenus des programmes politiques ?
113Les influences sont évidentes, légitimes. Je suis maire d’une ville, j’ai un budget d’investissement pour mon année et j’ai deux projets : bâtir un terrain de basket ou construire une nouvelle bibliothèque. Pourquoi ne pas soumettre à la population le choix entre ces deux investissements ? Il y aura une majorité très claire dans un sens. Là, l’influence est directe. Des maires ont du reste intégré d’une façon assez habile le sondage au service de la rationalisation des choix budgétaires. Même chose au niveau national, il existe des tests sur la modification du code civil, qui s’adressent à la vie pratique d’un certain nombre d’individus par rapport au mariage, au divorce, etc.
114Pourquoi ne pas consulter les gens concernés et les interroger sur leurs vrais besoins ?
115Le problème est de connaître la légitimité de la demande, si elle porte sur des points de programme fondamentaux des partis. Cela serait moins légitime mais cela n’existe guère : dans nos pays, il y a des convictions, des militants et dirigeants politiques qui ont cette croyance que si on est minoritaire sur certains points, que l’on a raison sur le fond, la mission est d’aller convaincre au cours d’une campagne. Le problème théorique existe : que serait une politique à la remorque des sondages ? Mais le problème pratique ne se pose pas.
116Il y a quand même une tendance à la désidéologisation des partis : la force des convictions a baissé.
117Imaginons un monde sans sondage, dans lequel on n’ait pas trouvé la possibilité de mesurer l’opinion : quid de Ségolène Royal ?
118Ségolène Royal, ce n’est pas une découverte de l’opinion. Cette idée selon laquelle elle donne une interview à Paris Match et à Elle et, tout à coup, elle s’impose dans les sondages, est fausse.
119En 2004, après les régionales, un sondage IPSOS montre que le personnage politique préféré des Français, c’est Ségolène Royal. Elle a symbolisé la victoire de 2004.
120Ce qui est vrai, c’est que, s’il n’y avait pas eu les sondages pour le dire, les appareils du parti socialiste l’auraient « flinguée ». Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, le surgissement de Ségolène Royal est lié à la publication des sondages la concernant. Il est évident que lorsque les militants votent, ils sont extrêmement impressionnés par le fait de savoir que les électeurs socialistes placent Ségolène Royal en tête.
121Bien sûr, il y a une influence directe mais, encore une fois, les sondages sont là comme l’élément montrant combien l’opinion est devenue une force.
122Est-ce qu’il n’y a pas des antécédents ?
123Que des candidats aient été en situation de gagner grâce à l’opinion, c’est déjà arrivé. Le problème c’est qu’ils ont tous été battus après.
124Michel Rocard contre François Mitterrand : le jour où Mitterrand bat Rocard dans son parti, coïncide avec un moment où l’opinion est massivement favorable à ce dernier.
125Le cas s’est déjà produit bien avant, en 1963-1964, Gaston Defferre est imposé au Parti socialiste - alors que Guy Mollet n’en voulait pas - parce que les sondages disent qu’il est celui que les gens préfèrent à gauche.
126C’est une vieille histoire ; le problème, c’est qu’en général les appareils ont réussi à gagner. Mais on pouvait alors « descendre » au coin d’un bois Gaston Defferre ou Michel Rocard ; or, aujourd’hui, on ne peut plus. Ségolène Royal aurait pu être battue dans la primaire du PS, mais le jeu de l’appareil ne pouvait la « descendre », alors que les militants choisissaient eux-mêmes leur candidat par leur vote.