Notes
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World Press Trends 2004 – Association Mondiale des Journaux – 7 rue Geoffroy Saint-Hilaire 75005 Paris – Email : contact_us@wan.asso.fr - www.wan-press.org
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EIAA (Enquête consommation médias en Europe 2003).
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Crédit Suisse – First Boston
1Les trente dernières années marquent une rupture dans une histoire déjà longue de la presse écrite quotidienne. Après plus d’un siècle d’expansion plus ou moins continue, en volume de diffusion et en diversité des titres, cette presse est clairement entrée en régression à partir de 1970, même s’il a fallu du temps pour que les professionnels du secteur l’admettent. Cette régression n’est pas conjoncturelle, mais structurelle, c’est-à-dire sans espoir de retour vers les situations de prospérité connue dans le passé.
2Alors que les magazines et la presse spécialisée ont su trouver de nouvelles formules et renouveler leurs marchés, la presse quotidienne d’information générale a subi de plein fouet les concurrences nouvelles nées de la multiplication des moyens techniques de communication, de l’apparition de nouveaux médias et de la transformation profonde et toujours en cours des modes de consommation de l’information.
3Face à ces nouvelles conditions de marché, l’offre de la presse écrite peine à s’adapter à la demande. Faut-il penser, comme l’affirment certains augures que le journal est voué à disparaître avant 2050 ? L’histoire de la période récente montre que la situation est assurément sérieuse, mais l’avenir sans doute moins simple à prévoir. Dans une indéniable régression, la presse écrite a, depuis trente ans, présenté une vraie résistance. Face à la multiplication des techniques de communication et au bouleversement des modes de consommation des nouvelles, les offres de la presse continuent à répondre à des attentes. Le défi principal du journal est de trouver un nouveau modèle économique qui lui assure les moyens de ses missions et garantisse sa place dans le nouveau paysage médiatique.
Dans une indéniable régression, la presse écrite a, depuis 30 ans, présenté de vraies résistances
L’importance de la diffusion, la diversité des titres et la structure du lectorat de la presse européenne présentent un tableau assez contrasté.
4Selon l’analyse des dix dernières années des statistiques publiées par l’Association Mondiale des Journaux [1], une régression de la diffusion est nette partout en Europe, de l’ordre de 15 % en moyenne. Quelques nuances distinguent cependant quatre zones (-10 % en Europe du Nord, - 17 % en Europe moyenne, - 10 % en Europe du Sud) (Graphique 1). Les mêmes zones se différencient par les taux de diffusion. Les pays du Nord affichent des taux élevés de diffusion (520 exemplaires vendus pour 1000 adultes en Norvège, 430 pm pour la Finlande, 410 pm pour la Suède).
Nombre d’exemplaires pour 1000 habitants
Nombre d’exemplaires pour 1000 habitants
5L’Europe moyenne garde d’assez bonnes performances, 280 pm au Royaume Uni, 270 pm en Allemagne, 250 pm aux Pays Bas.
6Les nouvelles démocraties, effet classique du retour à la liberté présentent des taux de diffusion inférieurs mais souvent appréciables, 160 pm République Tchèque, 150 pm en Hongrie, 110 pm en Pologne.
7Les résultats les moins brillants s’observent dans certains pays latins, la France (130 pm), l’Italie (100 pm) par exemple. L’Espagne fait toutefois exception. Malgré des chiffres assez faibles en valeur absolue (105 pm), la diffusion progresse régulièrement, par exemple + 7% en 2004 selon l’AEDE (Association des Editeurs) et les recettes publicitaires + 5,7%, tandis que les produits annexes se multiplient.
8Alors que les niveaux de vie et les niveaux culturels sont proches, l’écart est important entre les meilleurs taux européens et les moins bons. Cette différence ne s’explique pas par une plus forte concurrence des médias nouveaux puisque c’est dans les pays du Nord que s’observent les pics de l’audience de la télévision, de l’usage de l’Internet et de l’utilisation des téléphones portables. La tradition culturelle et les conditions économiques semblent donc être les principaux facteurs de différenciation.
9La diversité des titres par rapport au nombre total d’habitants est moins différenciée (Graphique 2). La Norvège reste en tête avec 17 titres pour un million d’habitants, la Suède 10, la République Tchèque 7,8 et l’Allemagne 4,5. En revanche, les autres pays d’Europe connaissent une faible diversité, notamment les pays latins et la France. En d’autres termes, le pluralisme de la presse reste limité en Europe et la floraison de titres observés après 1990 en Europe centrale et orientale a été éphémère.
Nombre de titres par milion d’habitants
Nombre de titres par milion d’habitants
10Dans la plupart des pays, l’âge moyen du lectorat est élevé (Graphique 3). La pyramide des âges est assez équilibrée en Norvège et en Suède, en Allemagne et en Espagne, moins en France et aux Pays Bas. L’âge moyen du lecteur européen de quotidien est un peu au-dessus de 45 ans. Curieusement, c’est le Royaume Uni qui affiche le lectorat le plus jeune, sans doute grâce aux tabloïds. Le lectorat français est parmi les plus âgés.
Structure du lectorat des journaux (profils par tranche d’âge)
Structure du lectorat des journaux (profils par tranche d’âge)
11En termes socioprofessionnels, la presse quotidienne tend à perdre les classes populaires, notamment dans les grandes agglomérations. L’arrivée des quotidiens gratuits commence toutefois à rééquilibrer un peu le lectorat.
Dans un nombre croissant de pays européens, l’équilibre économique du quotidien s’appuie de plus en plus sur la publicité.
12Les journaux sont perçus comme chers face aux médias audiovisuels, la plupart du temps « gratuits », c’est-à-dire payés par la publicité. Les différences de prix de vente sont considérables d’un pays à l’autre. Le prix moyen irlandais est de 1,25€, le Français de 1€, l’italien un peu moins. À titre de comparaison, les prix canadiens et américains sont très inférieurs (0,3 à 0,6€).
13La corrélation entre le prix et la diffusion du quotidien est difficile à modéliser. Des quotidiens à prix élevé, comme ceux de Norvège, maintiennent très bien leur diffusion. Au début des années 1990, une augmentation du prix de vente en Espagne ne s’est pas traduite par une baisse de diffusion. À l’inverse, une baisse sensible du prix de vente en Italie n’a pas empêché une telle baisse. Le système de distribution est un facteur sans doute plus décisif. Les pays les plus archaïques en la matière, comme la France, en subissent fortement l’effet, par opposition avec les pays à systèmes ouverts comme les États Unis.
14Pendant longtemps, les recettes de publicité ont représenté un pourcentage plus faible des recettes totales en Europe qu’aux États Unis. De plus, depuis 1995 la part du quotidien dans le marché publicitaire total diminue par rapport aux autres médias (Graphique 4). À l’inverse, la recette publicitaire par numéro vendu augmente régulièrement dans certains pays (+10% en Italie et aux Pays Bas et +15 % en Grèce) (Graphique 5).
Part des recettes publicitaires revenant aux journaux
Part des recettes publicitaires revenant aux journaux
Produit de la publicité par numéro
Produit de la publicité par numéro
15En Norvège, comme aux États Unis, les revenus publicitaires ont progressé de plus de 7 % par an au cours des dernières années alors que le prix de vente au numéro était stable voire légèrement en baisse. L’efficacité du quotidien en matière de recettes publicitaires dépend au moins autant de ses méthodes que de ses tarifs. Plus le service publicitaire est sophistiqué plus le journal a de chance d’éviter la fuite de ses annonceurs vers des concurrents ou vers le « hors média » (distribution directe de catalogues et prospectus).
16Sans que la situation soit clairement stabilisée, deux modèles semblent pouvoir émerger. D’une part celui d’une presse assez peu dépendante de la publicité mais qui cherche constamment à optimiser son lectorat par la qualité éditoriale et par un bon système de distribution, d’autre part, une presse qui privilégie davantage la publicité en s’intéressant de fait plus au consommateur qu’au lecteur, à l’image des grandes chaînes généralistes de télévision.
La régression de la presse quotidienne est plus marquée en France car, à la crise structurelle générale, s’ajoute le poids d’une tradition socioculturelle qui freine les réformes
17La France cumule quatre aspects négatifs en matière de quotidien. Les prix de vente moyens sont parmi les plus élevés en Europe, avec de forts contrastes (0,7€ pour Ouest France, 1,2€ pour Le Monde). Le rendement de son espace publicitaire est, à l’inverse, parmi les plus faibles. Son système de distribution est un de ceux qui éprouvent le plus de difficulté à suivre l’évolution de l’habitat et des modes de vie. Ses coûts de production sont enfin parmi les plus élevés des pays comparables.
18Les raisons de cette situation ne tiennent pas à un sous développement intellectuel des Français, ni à une offre audiovisuelle plus agressive qu’ailleurs, ni à un manque d’effort de productivité technique, ni même à un marketing moins dynamique. Elles relèvent plutôt de choix politiques constants, à droite comme à gauche, qui ne cessent depuis trente ans et dans l’ensemble de l’économie, d’alourdir le coût de la main d’œuvre et de rendre plus complexes les conditions d’emploi. Ces conditions de travail pénalisent toutes les entreprises et particulièrement les entreprises de presse dont l’activité est de moins en moins compatible avec ces pratiques sociales.
19De surcroît, la presse quotidienne française s’est installée en 1944 en dehors du marché avec une multiplicité de protections étatiques, de systèmes coopératifs et d’accords de cogestion syndicale. Ces dispositifs, après avoir aidé à la reconstruction, se sont transformés en autant de freins à l’évolution naturelle et nécessaire des entreprises. Ainsi, bien qu’ayant bénéficié depuis cinquante ans d’aides publiques considérablement plus fortes que dans aucun autre pays européen, la presse quotidienne française est une des plus faibles du continent, comme le montrent son incapacité à installer durablement de nouveaux titres, sa difficulté à maintenir en vie certains titres parisiens et l’arrivée progressive de groupes étrangers dans la presse régionale, alors qu’aucun titre de cette dernière n’a pu prendre le contrôle des titres étrangers importants. Le seul renouvellement profond contraire est l’arrivée spectaculaire des quotidiens gratuits développés par des groupes étrangers et qui, justement, se sont placés en dehors des pratiques habituelles. Avant même de subir la concurrence des médias audiovisuels, la presse quotidienne française a ainsi secrété ses propres facteurs de régression.
Face à la multiplication des techniques de communication et au bouleversement des modes de consommation des nouvelles, les offres de la presse continuent cependant à répondre à des attentes
Les révolutions techniques successives ont fait perdre au quotidien son ancien monopole en lui créant de nombreux concurrents et le menaçant dans sa propre activité
20La décennie 60, avec le transistor, avait apporté une première concurrence sérieuse au quotidien, dépassé par l’immédiateté et l’ubiquité de la radio. Les décennies 70 et 80, avec la généralisation de la télévision, ont mis face à la presse la puissance de l’image et de l’émotion. La décennie 90 a non seulement multiplié les offres de télévision avec le câble et le satellite, mais surtout diffusé l’Internet et donc installé l’interactivité. L’extraordinaire expansion des télécommunications fondées sur la numérisation et désormais sur le haut débit n’a fait qu’accélérer le mouvement en multipliant les canaux et les modes de diffusion.
21En 2004, en Europe, l’analyse du temps consacré aux médias par chaque individu montre que 33 % du temps hebdomadaire est consacré à la télévision et 28 % à la radio alors que les quotidiens ne représentent que 13 % et les magazines 8 % [2].
22De plus, aujourd’hui, une double révolution bouscule à nouveau le paysage. De nouveaux venus, les moteurs de recherche, véritables agrégateurs de nouvelles, tendent à conquérir le premier rang des diffuseurs d’information. À la différence des médias nouveaux précédemment arrivés sur le marché, ils n’offrent pas une nouvelle capacité de collecte et de traitement de l’information, mais simplement un nouveau mode de diffusion qui s’appuie sur les médias existants. Ces nouveaux acteurs se caractérisent aussi par des nouvelles formules de publicité en ligne. La presse écrite est doublement menacée par ces concurrents inédits qui captent sa propre substance. Par ailleurs, le téléphone mobile, déjà très largement disséminé dans le public devient un terminal polyvalent capable d’accueillir des images d’actualité et des services multiples.
23Un nouveau paysage médiatique est ainsi en train de s’installer, avec des acteurs non seulement plus nombreux et diversifiés en natures différentes. La comparaison traditionnelle entre les marchés de la presse à ceux de la télévision devient plus complexe, entre programmes généralistes et programmes spécialisés, entre récepteurs fixes et récepteurs mobiles entre programmes continus et programmes sélectifs. Comme aux États-Unis, l’audience globale de la télévision commence à diminuer en Europe au profit de l’Internet, chez les jeunes. D’autre part, la place des chaînes généralistes commence à régresser au profit des chaînes thématiques.
24Dans ce nouveau paysage, la presse quotidienne n’a pas disparu, à la différence de la diligence ou des premiers supports de musique enregistrée qui avaient dû céder totalement la place aux systèmes nouvellement apparus. En revanche, en termes quantitatifs, la presse écrite ne domine plus le marché des médias.
La consommation d’information relève désormais moins de la réception passive et de plus en plus du choix de l’utilisateur des médias
25Contrairement à une affirmation trop rapide, les individus ne sont pas moins informés aujourd’hui qu’hier. Le temps total de consommation des médias augmente régulièrement depuis quinze ans, de l’ordre de 0,5 à 0,8 % par an, selon les pays industrialisés.
26L’analyse de la consommation des médias par les jeunes de moins de trente ans peut préfigurer ce que sera le proche avenir. Cette catégorie de la population a vraiment accédé aux médias dans les années 1980 avec l’explosion des radios musicales. Depuis une dizaine d’années, le média porteur est indéniablement pour elle l’Internet. 73 % des 20/30 ans pratiquent régulièrement l’Internet en France, alors que ce taux n’est que de 49 % pour l’ensemble de la population. Le nombre des pages consultées double tous les ans chez les jeunes alors qu’il n’augmente que d’un peu plus du tiers pour l’ensemble de la population. Le temps passé à butiner sur l’Internet augmente également plus vite dans la jeune génération.
27Dans la même classe d’âge, le nouveau média émergeant est le téléphone mobile. Environ 90 % des 20/30 ans en sont équipés, alors que le taux moyen est légèrement inférieur à 70 % pour l’ensemble de la population. L’usage que font les jeunes de leur portable est généralement plus sophistiqué que celui qu’en font leurs aînés. Ils utilisent beaucoup plus les services d’information, notamment dans le domaine du sport et, selon les premiers tests, tout laisse penser qu’ils vont être également de grands consommateurs d’images sur mobiles.
28Les nouveaux outils ont conduit à des usages radicalement différents. Le jeune consommateur de médias n’attend plus des rendez-vous fixes d’information. Il veut choisir le type d’information qui l’intéresse au moment où il le souhaite. Pour un sujet donné, il n’hésite pas à passer d’un média à un autre, en rassemblant les divers éléments qui l’intéressent. Il n’a plus de fidélité à un titre. Il veut également participer à l’échange des informations par la voix, par le texte, voire par la photographie, comme le lui permet désormais son téléphone portable. Il n’est donc plus possible en matière de consommation d’information de comparer les pratiques d’aujourd’hui à celles d’hier, infiniment moins diversifiées et rarement interactives. Le rôle du journal quotidien en tant que premier sélectionneur et organisateur des informations est donc remis en cause, puisqu’une partie de cette fonction est désormais assurée par le consommateur lui-même.
Dans le nouveau paysage médiatique, la presse quotidienne continue néanmoins à répondre à des attentes précises
29On parle beaucoup de blogs et de « journalisme citoyen » qui créeraient une nouvelle concurrence. Cela n’a encore qu’une signification limitée dans la consommation même des médias. En revanche, de nombreux sites web rediffusent l’information des quotidiens ou des magazines. Souvent, il s’agit de sites organisés par les groupes de presse eux-mêmes, parfois de sites autonomes qui captent plus ou moins officiellement cette information, sans toujours la rémunérer à ses auteurs. Les moteurs de recherche qui ont le plus de succès en la matière, Yahoo ou Google, n’ont pratiquement pas d’autre matière première que celle fournie par la presse écrite souvent involontairement. Sans trop vouloir travestir la formule de Balzac, si la presse n’existait pas, ces nouveaux médias seraient incapables d’exister puisqu’ils ne disposeraient pas de contenus. Ils seraient, de plus, loin d’être rentables s’ils devaient assumer eux-mêmes le coût de la collecte et de la mise en forme des informations.
30La comparaison entre les divers médias montre que la presse écrite, notamment quotidienne, existe encore sur le marché parce qu’elle apporte une valeur ajoutée en termes de qualité éditoriale. Malgré les critiques, le quotidien reste une référence pour l’organisation de l’information et surtout pour sa fiabilité, son approfondissement, sa mise en situation et son analyse critique, tout simplement parce qu’il en a le temps.
31La diffusion de la presse reste ainsi supérieure à ce que pourrait laisser penser les critiques dont elle fait objet, sans doute parce qu’elle répond encore aux besoins d’une partie du public et qu’elle contribue à l’équilibre du système des médias. Cette perception a conduit depuis plusieurs années des éditeurs de presse quotidienne à chercher de nouveaux formats, à inventer de nouvelles formules, et à tenter d’améliorer leur offre éditoriale, d’abord au Royaume Uni puis en Europe du Nord et plus récemment en France.
32L’amélioration de la qualité éditoriale semble bien pouvoir être identifiée comme une des chances de l’avenir de la presse quotidienne, même si la démonstration en est difficile à établir.
33Un tel effort suppose d’investir dans la rédaction. Or, des contraintes économiques à court terme conduisent régulièrement à diminuer les effectifs de journalistes pour réduire les coûts rédactionnels et préserver l’équilibre économique du journal ainsi que la rémunération des actionnaires. Cette contradiction est assurément un des défis les plus redoutables que le journal doit surmonter s’il veut garder les conditions nécessaires à un lectorat suffisant et donc assurer sa pérennité.
34Si la presse écrite garde une demande, la difficulté est d’en évaluer le volume, de préciser les classes socio-économiques et les âges auxquels elle s’adresse et d’équilibrer sa répartition entre les journaux payants et les journaux gratuits, bref de définir ses nouvelles conditions économiques d’existence.
Le défi actuel du journal est de trouver un nouveau modèle économique qui lui assure les moyens de sa mission et préserve sa place dans le nouveau paysage médiatique
Face à l’épuisement du modèle économique classique, les efforts de productivité et les expédients périphériques trouvent leur limite
35Les coûts de la presse écrite restent partout élevés. Malgré des investissements conséquents, les efforts de productivité technique trouvent désormais leurs limites. Même dans les pays où le coût de la main d’œuvre est moins lourd qu’en France, les éditeurs ont progressivement réduit les effectifs. Un appel plus grand a été fait à des services extérieurs notamment aux agences de presse et à divers prestataires de services à qui il a été demandé de fournir des documents prêts à imprimer. Le résultat a souvent été une perte d’originalité et un appauvrissement de l’offre rédactionnelle. Or, lorsque la valeur ajoutée rédactionnelle du journal payant n’est plus assez évidente par rapport aux sources gratuites, le lectorat disparaît.
36Les efforts de marketing et de vente connaissent également leurs limites. Bien que la presse quotidienne soit traditionnellement moins active en ce domaine que la presse magazine, les campagnes de promotion, les baisses de prix (notamment au Royaume Uni) et les efforts de mise en page ont pu parfois freiner la régression des ventes du journal, au moins lorsque le système de distribution était capable de suivre. D’autre part, en ressuscitant l’ancienne méthode des ventes « à prime », des éditeurs ont récemment couplé leurs ventes avec l’offre, à prix très compétitif, de livres, d’encyclopédies ou de DVD, notamment en Espagne, en Italie puis en France. Malgré des résultats positifs à court terme, la question reste cependant ouverte d’une rentabilité durable de ce genre de formule et, à un certain degré, des effets qu’elle peut avoir sur l’équilibre et la finalité de l’entreprise de presse.
37Plus intéressant est le couplage du journal avec les sites web. C’est là que se trouve le public jeune. Une large part des annonces classées a déjà migré vers l’Internet. Depuis plusieurs années, les quotidiens britanniques ont ainsi développé leurs propres sites d’annonces et repris ainsi le contrôle de marchés qui étaient en train de leur échapper. Quelques titres français ont fait de même. Aux États-Unis et plus récemment en Europe, le marché de la publicité en ligne commence à devenir significatif. Selon une étude de décembre 2005 [3], la publicité en ligne croit de 22 % par an. Elle devrait représenter 11 % du total des dépenses publicitaires américaines en 2010. Ce mouvement est porté par une forte créativité. Les formes traditionnelles de la « bannière » et de l’e-mail sont en voie d’être dépassées par les liens sponsorisés et les « rich-media-video » dans lesquels excellent les moteurs de recherche.
38Enfin, d’un point de vue éditorial, l’Internet permet assez bien de dépasser la lenteur relative du journal et son interactivité limitée.
39Du point de vue économique, l’Internet n’a cependant fait que déplacer le problème car à part les moteurs de recherche, peu de médias en ligne ont trouvé leur modèle économique. En l’état actuel, seuls les journaux spécialisés ou quelques titres de référence ont pu commercialiser ainsi leur information. Pour la plupart des autres titres, les formules payantes ont eu un effet dissuasif sur la fréquentation. L’espoir n’en demeure pas moins de voir l’Internet d’actualité, trouver enfin un modèle économique viable, notamment dans des offres combinées avec le journal.
La gratuité du quotidien, perçue d’abord comme une menace, pourrait devenir une tentation pour un nombre croissant de groupes de presse.
40Depuis plus de deux ans, près de 900 000 exemplaires de deux grands quotidiens gratuits d’information sont distribués chaque matin à Paris. Selon les études fournies par les deux entreprises, le nombre de leurs lecteurs les situerait en tête des quotidiens nationaux avant Le Monde, Le Parisien et Le Figaro. Leur public serait assez radicalement différent de celui des quotidiens classiques puisqu’il toucherait en majorité les moins de 35 ans. Toujours selon les mêmes sources, plus de 60 % des lecteurs des nouveaux gratuits ne seraient pas acheteurs de quotidiens classiques. Il s’agirait donc d’un élargissement net du public de la presse quotidienne.
41Le titre le plus important, Metro, a vu le jour à Stockholm en 1995. Il s’est rapidement répandu dans toute l’Europe en descendant peu à peu vers le Sud, en France dans 9 villes à partir de 2002 puis en Espagne et en Italie. Il existe également en Amérique du Nord, en Amérique latine et en Asie. Le titre, 20 minutes, a vu le jour lui aussi, la même année, avant de se répandre en Europe et notamment en France à partir de 2002. Il y est actuellement présent dans 7 villes. Ces journaux gratuits connaissent manifestement un décollage de leurs recettes publicitaires avec un chiffre d’affaires qui a doublé entre 2003 et 2004 et qui continue à croître rapidement.
42Les groupes éditeurs de quotidien classique commencent à réagir, notamment en France en créant leurs propres gratuits, dans un certain nombre de villes de province – Lille, Bordeaux, Marseille et, en principe à Paris en 2006, de façon à occuper le marché et à prévenir l’arrivée des gratuits indépendants.
43Moins de cinq ans après leur apparition, les quotidiens gratuits ont indéniablement conquis une part du marché de la presse. Ils ont renouvelé le quotidien sur trois aspects, celui du modèle économique à travers un financement par la seule publicité, à l’image de la radio et de la télévision, celui du système de distribution grâce à une diffusion à l’entrée des transports en commun, celui de la formule éditoriale enfin en concevant une information brève, mais néanmoins assez complète et très à l’écoute des attentes quotidiennes du public, un peu comme le sont les radios spécialisées.
44D’une façon générale, les gratuits se sont installés dans le mouvement général de réduction de la valeur de l’information, conséquence logique de la fin de la rareté et de l’accroissement de la concurrence entre les médias. Sans doute sont-ils en bonne voie de gagner leur pari économique. La question reste cependant ouverte de savoir, jusqu’où ils pourront rassembler les moyens d’une offre de qualité éditoriale d’un niveau suffisant face aux autres médias.
Le modèle économique futur du quotidien pourrait bien s’inspirer de certaines évolutions observées dans la presse américaine.
45La presse quotidienne américaine subit une crise très comparable à celle que l’on peut observer en Europe. La diffusion a régressé d’environ 10 % depuis 15 ans (Cf. Graphique 1).
46Le nombre de titres, traditionnellement élevé, s’est réduit de l’ordre de 15 %. La télévision généraliste longtemps dominante, a perdu du terrain au profit des chaînes thématiques et désormais au profit de l’Internet qui tend à devenir le média dominant chez les jeunes. Rien de significatif n’est en revanche encore observable Outre Atlantique sur le téléphone mobile. En revanche, le lectorat de la presse quotidienne américaine reste sociologiquement plus équilibré que le lectorat européen et demeure aussi relativement plus jeune.
47L’analyse des statistiques des dernières années montre que la presse américaine tente de consolider son marché sur une base de diffusion plus réduite, mais en optimisant ses recettes publicitaires. Alors que le prix de vente moyen du quotidien reste à un niveau assez bas et plus ou moins stable (autour de 0,5€ pour les éditions quotidiennes, 1,25€ pour les éditions dominicales), la croissance annuelle des ressources publicitaires est de l’ordre de 2,4 % depuis 30 ans, inflation déduite. La presse américaine, quotidiens et magazines, conserve ainsi la première place dans le marché publicitaire, avant la télévision et avant la publicité directe (hors média). Le premier secteur d’annonces est celui du commerce local même si depuis dix ans, on assiste à un développement de la publicité nationale au rythme de 18 % par an. La créativité publicitaire plus vive qu’en Europe ne cesse de renouveler la forme et le style des annonces, d’améliorer la distribution de documents encartés, de mieux sélectionner les publics par zone d’habitat, par catégories socioprofessionnelles ou culturelles. Les encarts qui ne représentaient que 20 % des résultats publicitaires il y a vingt ans ont désormais gagné la première place.
48Cette domination croissante des ressources publicitaires fait que parfois le prix de vente tend à devenir presque symbolique, comme s’il était plus destiné à garder un lien avec le lecteur qu’à procurer des ressources importantes.
49Parallèlement, plus de 80 % des quotidiens américains gèrent des services en ligne qui offrent de l’information locale et des canaux communautaires, mais qui s’efforcent aussi de garder le contrôle des annonces classées. Face à la concurrence des moteurs de recherche, les quotidiens s’efforcent aussi de dynamiser leur publicité en ligne.
50Enfin, les contenus éditoriaux sont régulièrement renouvelés en mettant l’accent sur la proximité et sur les attentes des différentes communautés touchées par les titres.
51Le nouveau modèle économique qui semble émerger de l’analyse des quotidiens américains s’inscrit ainsi dans une logique délibérément marchande, celle d’un service qui doit répondre aux attentes d’un marché.
52Tous les problèmes de la presse quotidienne ne sont pour autant pas résolus aux États-Unis. Le couplage Presse-Internet est loin d’avoir trouvé son équilibre économique. Rien n’indique que le déclin de la diffusion soit stoppé. Enfin, dans un système médiatique dominé par une priorité financière forte, les investisseurs considèrent souvent que la rentabilité du journal n’est pas suffisante comme l’illustre la mise en vente, fin 2005, des titres de l’énorme groupe Knight Ridder.
53L’évolution en cours garde ouvertes plusieurs interrogations, celle de la résistance de la presse quotidienne aux effets désintégrateurs des outils interactifs de communication, celle de sa place dans le nouveau paysage médiatique et celle du nouveau modèle économique durable qui assurera sa pérennité.
54L’Internet et bientôt le téléphone mobile de troisième génération sont plus que de nouveaux médias. En changeant la façon de consommer l’information, ils font perdre au journal son monopole traditionnel d’agrégateur et d’organisateur de l’information. Seule sans doute une partie des lecteurs assumera elle-même cette fonction, mais il est difficile d’évaluer à dix ans la part du public qui continuera à compter sur le journal pour cela.
55Les médias électroniques ont peu de chances de répondre totalement à la demande d’information et tout laisse penser qu’une presse quotidienne écrite gardera un marché et restera un facteur d’équilibre dans un système médiatique très concurrentiel. Il lui faudra cependant continuer à mieux cerner les attentes du public et mieux y répondre par une qualité rédactionnelle qui exige des moyens.
56Enfin, le nouveau modèle économique qu’elle doit encore trouver s’appuiera vraisemblablement plus sur la publicité qu’aujourd’hui. Faut-il imaginer, comme l’affirmait Pelle Tornberg, président de Métro, dans une interview au Guardian de Londres, le 28 novembre 2005 que « Le sens de l’histoire va vers la disparition des journaux payants en semaine, période pendant laquelle ils seront remplacés par les gratuits, tandis qu’ils garderont leur raison d’être pendant le week-end avec une diffusion moindre, une plus grande spécialisation et un prix sans doute plus élevé ».
57Cette hypothèse est, sans doute extrême, mais non contradictoire avec les tendances actuellement observées. Elle souligne les inconnues qui demeurent sur le niveau de stabilisation du marché de la presse quotidienne, sur ses nouveaux positionnements et son prix. Sans doute, faudrait-il y ajouter le niveau de rémunération exigé par l’actionnaire. Les taux à 25 % de marge nette parfois évoqués aux États-Unis sont incompatibles avec les coûts de la qualité rédactionnelle nécessaire pour qu’une presse écrite continue à exister.
58Trop d’exigence financière peut tuer la presse, mais si une certaine demande continue à exister, l’adaptation de l’offre se fera automatiquement sous l’égide du marché qui, dans la durée, reste le plus sûr et, quoi qu’on dise, le plus juste des instruments de régulation.
59Dans tous les cas, les marchés de la presse quotidienne seront demain radicalement différents de ceux d’aujourd’hui. Les éditeurs comme les journalistes sont ainsi placés devant un formidable défi de créativité qui ne laissera survivre que ceux qui auront su le relever, avec une qualité éditoriale qui sera finalement l’ultime et la plus sûre valeur ajoutée que pourra offrir le journal.
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World Press Trends 2004 – Association Mondiale des Journaux – 7 rue Geoffroy Saint-Hilaire 75005 Paris – Email : contact_us@wan.asso.fr - www.wan-press.org
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EIAA (Enquête consommation médias en Europe 2003).
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Crédit Suisse – First Boston