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Article de revue

Le docudrame

Pages 223 à 237

Notes

  • [1]
    Cité par Leslie Woodhead, “Dramatized Documentary”, conférence donnée au British Film Institute, mai 1981, reproduite dans “Why Docudrama ? Fiction on Film and T.V.”, Alan Rosenthal (Éd.), Southern Illinois University Press, 1999, p. 102.
  • [2]
    Mc Bride, “Where are we going and How and Why ?”, in : “Why Docudrama ?”, op. cit., p. 113.
  • [3]
    Theology in the arts is frequently the child of necessity”, Norman Swallow, “Television, the integrity of fact and fiction”, Sight and Sound, volume 45, n° 3, été 1976, p. 183
  • [4]
    The Art of Record, Manchester University Press, 1996, p. 37.
  • [5]
    John Caughie cite comme exemple John Osborne et son Look Back in Anger (“Progressive television and documentary drama”, Screen, vol.21, n° 3, 1980, p. 18).
  • [6]
    Leslie Woodhead, op. cit., p. 103.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Richard Kilborn, “Drama over Lockerbie, a new look at television drama documentaries”, Historical Journal of Film, Radio and Television, volume 14, n° 1, 1994, p. 61.
  • [9]
    Andrew Goodwin (Éd.), Drama Documentary, Dossier 19, British Film Institute, 1983, p. 2.
  • [10]
    John Corner, op. cit., p. 34.
  • [11]
    Richard Kilborn et John Izod, An introduction to television documentary, Confronting reality, Manchester University Press, 1997, pp. 147-148.
  • [12]
    John Caughie, op. cit., pp. 26-34.
  • [13]
    John Corner, The Art of Record, op. cit., pp. 42-43.
  • [14]
    Le titre de l’article de Paul Johnson dans Listener daté du 19 mars 1981 est, à lui seul, révélateur : « Truth is a precious and vulnerable commodity not to be adulterated ».
  • [15]
    Jerry Kuehl, “Truth Claims”, Sight and Sound, automne 1981, volume 50, n° 4, p. 274.
  • [16]
    Ibid., p. 272.
  • [17]
    Drama Documentary, op. cit., pp. 4-6.
  • [18]
    Julian Petley, “Fact plus Fiction equals friction”, Media, Culture and Society, volume 18, n° 1, janvier 1996, p. 18.
  • [19]
    Le bilan très lourd – vingt-et-un morts et cent soixante-deux blessés – avait obligé l’I.R.A. à reconnaître qu’il s’agissait là d’une “erreur catastrophique”.
  • [20]
    Il deviendra plus tard député travailliste de Sunderland South.
  • [21]
    Récompensé, entre autres, par un prix B.A.F.T.A. (British Academy of Film and Television Arts), Culloden était d’un tel niveau d’innovation que les membres du jury ont eu du mal à le « caser » dans un genre et finalement, faute de consensus, l’ont primé en catégorie « spéciale ».
  • [22]
    Dans Listener du 24 décembre 1964, Derwent May qualifie la bataille de Culloden comme « one of the most mishandled and brutal battles ever fought in Great Britain ».
  • [23]
    Cité par Michael Tracey, “A nightmare vision that shook the BBC”, The Guardian, 1er septembre 1980.
  • [24]
    Frère de Graham Greene.
  • [25]
    Cité par James Welsh, “Banned in Britain”, American Film, octobre 1982, p. 69.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Cité par Michael Tracey, op. cit.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    James Welsh, op. cit., p. 69.
  • [30]
    Michael Tracey, op. cit.
  • [31]
    Hugh Greene, “The decision to kill the War Game was mine alone”, The Guardian, 3 septembre 1980.
  • [32]
    Daté du 25 avril 1965.
  • [33]
    Daté du 5 septembre 1965.
  • [34]
    Qui ne dépassait pourtant pas sept mille livres sterling, sans doute “gaspillées” dans l’esprit de l’éditorialiste du Sunday Express !
  • [35]
    Daily Mail, 28 septembre 1965.
  • [36]
    Peter Watkins discusses his suppressed nuclear film, The War Game, with James Blue and Michael Gill”, Film Comment, volume 3, n° 4, automne 1965, pp. 14-16.
  • [37]
    On constate que d’un article à l’autre le budget du film grimpe de trois mille livres sterling !
  • [38]
    Campaign for Nuclear Disarmament.
  • [39]
    Daily Telegraph, 10 février 1966.
  • [40]
    The Observer, 13 février 1966.
  • [41]
    Classé X, malgré tout !
  • [42]
    Morning Star, 15 avril 1967.
  • [43]
    Daté du 31 mars 1979.
  • [44]
    Times, 13 juin 1980.
  • [45]
    Daily Mirror, 5 mars 1981.
  • [46]
    D’après Derek Paget, la BBC était en effet inquiète, mais pour le “système” et non pas pour les citoyens ! C’est pour avoir une “excuse” qu’elle a situé son acte de censure au niveau de la protection des individus, qui n’étaient certainement pas sa principale préoccupation (True Stories ? Documentary Drama on radio, screen and stage, Manchester University Press, 1990, p. 98).
  • [47]
    Western Mail, 13 mars 1981.
  • [48]
    Comme John Arkell, dans le Times du 19 avril 1981.
  • [49]
    The Guardian, 19 octobre 1981.
  • [50]
    Lord Chalfont à la Chambre des Lords (Daily Telegraph, 17 juillet 1985).
  • [51]
    Selon Derek Paget, l’interview à War Game est réalisé à deux niveaux différents. Il y a d’abord “l’usage documentaire” : Arrêter les gens dans la rue et leur poser une question directe : « Connaissez-vous le Strontium 90 ? ». Il y a aussi “l’usage dramatique” : Suivre un officier de défense civile en train de passer d’une maison à l’autre et lui poser une question ouverte : « Excusez-moi, qu’est-ce que vous faites ? » (True Stories ?…, op. cit., p. 104).
  • [52]
    Watkins fait appel aux images d’archive de Dresde et de Nagasaki, ruinées par les Alliés.
  • [53]
    Banned Britain, op. cit., p. 64.
  • [54]
    Early Warning”, Daily Telegraph, 1er août 1985.
  • [55]
    The Times, 1er août 1985.
  • [56]
    The Guardian, 1er août 1985.
  • [57]
    Peter Watkins, The Guardian, op. cit.
  • [58]
    « The War Game was banned to preserve the Bomb », écrit notamment Tracey dans le New Statesman du 9 août 1985.
  • [59]
    Daté du 1er janvier 1996.
  • [60]
    Patrick Murphy, New Statesman, 22 août 1997.
  • [61]
    Peter Watkins discusses his suppressed nuclear film, The War Game, with James Blue and Michael Gill”, op. cit., p. 17.

1“The so called dramatization or fictionalisation of alleged history is extremely dangerous and misleading, and is something to which the broadcasting authorities must give close attention”. Cette phrase a été prononcée par Lord Ian Gilmour à la Chambre des Lords le 24 avril 1980. Quelques jours plus tôt, ITV avait diffusé Death of a Princess, réalisé par Anthony Thomas. Cette reconstitution de l’exécution d’une princesse arabe et de son amant accusés d’adultère par les autorités islamiques provoqua un énorme scandale. Elle entraîna une grave crise diplomatique entre la Grande-Bretagne et l’Arabie Saoudite et une vive protestation du Département d’État américain. Lord Carrington, le secrétaire du Foreign Office, se vit contraint de monter au créneau pour dénoncer « une nouvelle formule de mélange entre réalité et fiction, une mascarade dangereuse et fallacieuse » et de donner un avertissement à peine voilé à la télévision : « Il faut que les producteurs de ce genre de programmes réfléchissent bien aux conséquences de ce qu’ils sont en train de faire » [1].

2Du jour au lendemain, Death of a Princess devenait le symbole d’une forme télévisuelle dont la légitimité était sérieusement mise en question. Cette affaire montrait la vulnérabilité d’un genre qui avait traversé la télévision britannique tout au long de son histoire et suscité bien des controverses.

3En créant, dès 1946, son Dramatized Documentary Group, la BBC avait montré l’importance qu’elle accordait à ce type de programme. En 1951, l’un des producteurs pionniers de la BBC, Caryl Doncaster déclarait : « Le documentaire dramatisé est l’une des rares formes artistiques proposées par la télévision ». Citant cette phrase, Ian Mc Bride, le responsable du service sur la chaîne Granada, en relativisait la portée : « Pour ma part, je pense que dans l’apparition de cette forme, la nécessité a joué un bien plus grand rôle que la créativité » [2]. Plusieurs années avant lui, Norman Swallow, l’un des vétérans de la BBC, avait exprimé la même opinion [3]. Il est vrai que dans les années cinquante, « nécessité » n’était pas un vain mot ; la télévision, handicapée par l’insuffisance technique des moyens de tournage en extérieur, dépendait largement de la production reconstituée et de la transmission en direct à partir du studio.

4Pendant les premières années de la télévision, la dramatisation avait joué un rôle non négligeable dans la popularisation du documentaire, mais selon John Corner [4], à la fin des années cinquante, quand s’était généralisé l’usage de la caméra 16 millimètres, certains avancèrent l’idée que la reconstitution dramatique était devenue « inutile ». C’était aller trop vite en besogne ! L’euphorie provoquée par la caméra légère retomba vite et on comprit que, malgré ses extraordinaires possibilités, ce matériel ne pouvait pas tout filmer. Que faire, par exemple, lorsqu’il s’agissait de traiter d’un sujet politique concernant un pays de l’Est ? En pleine guerre froide, même les meilleures caméras légères étaient incapables de passer le “rideau de fer” ! La reconstitution dramatique redevenait donc non seulement utile, mais nécessaire. Dans les années soixante, son usage prit une forte coloration sociale qui trouvait ses racines dans l’engagement anti-establishment des dramaturges des années cinquante [5]. War Game est un exemple remarquable de cette tradition.

Difficultés de définition, diversité de formes

5Le documentaire dramatisé est le résultat d’une fusion entre les deux termes qui le composent. La difficulté à définir clairement chacun d’entre eux d’une part et l’imprécision de leur « fusion » d’autre part rendent hasardeuse toute tentative pour les cerner. L’absence de consensus dans l’interprétation est à tel point évidente qu’elle conduit un producteur éminent comme Leslie Woodhead à admettre qu’« il y a autant de définitions que de documentaire dramatisé ! » [6]. Woodhead considère, cependant, que cette « confusion terminologique » est un signe de la vitalité du genre [7]. C’est probablement à cause de cet imbroglio qu’au moment de son lancement au début des années soixante, Coronation Street avait été qualifié par Radio Times de documentaire dramatisé, « car il présentait une description sans embellissement de la vie quotidienne dans une ville industrielle du Nord » [8].

6Andrew Goodwin souligne que le terme documentaire dramatisé est souvent appliqué aux programmes montrant peu d’intérêt pour la description [9]. D’après lui, le drama documentary à la télévision ne constitue nullement une catégorie homogène. John Corner [10] propose de distinguer le « documentaire dramatisé » où la dramatisation est utilisée pour résoudre un certain nombre de problèmes et obtenir un résultat à la fois convaincant et populaire, et le « drame documentarisé », comme genre dramatique. Mais il reconnaît que la différence entre ces deux « modèles » n’est pas facile et que souvent ils se confondent.

7L’interprétation de Kilborn et Izod cherche à clarifier le problème. D’après eux, drama documentary et documentary drama sont deux faces de la même pièce de monnaie et leur différence dépend de l’importance que pourrait avoir l’un des deux composants par rapport à l’autre [11]. Derek Paget souligne le caractère « expérimental » de ses interprétations. « D’où vient, en fin de compte, cette forme télévisuelle controversée ? » se demande-t-il. La réponse lui paraît claire : « Elle est due à la conviction selon laquelle la vérité ne peut être établie qu’à partir des faits réels. Le fondement de cette conviction c’est le statut quasi mythique de la caméra comme pourvoyeuse de preuves, et sa position de force en tant que témoin. » Le caractère hybride du documentaire dramatisé lui donne une telle diversité que Kilborn préfère mettre toute cette production disparate sous une même enseigne simplificatrice de DD, qu’on appellera ici docudrame !

Particularités et champ d’action

8La particularité d’un docudrame, d’après John Caughie, est due à l’articulation entre ses deux « aspects » documentaire et dramatique. Selon lui l’aspect dramatique, en référence au film de fiction, permet de maintenir une consistance narrative. L’aspect documentaire désigne tout ce qui sert à construire l’espace social de la fiction, un espace bien plus important qu’un simple arrière-plan, qui constitue en un sens le « document » destiné à être dramatisé. Caughie met l’accent sur l’importance de la « visibilité » dans ce genre de production télévisuelle ; dans un film réaliste classique, « l’invisibilité » de la forme consiste – entre autres éléments – à faire « oublier » au spectateur la présence de la caméra.

9L’aspect documentaire, en revanche, doit son apparente objectivité aux conventions documentaires. L’absence du trépied et de la lumière artificielle ainsi que l’usage fréquent des plans serrés et du son parfois inaudible sont des signes qui soulignent la « visibilité » documentaire. Une autre caractéristique de l’aspect documentaire est la rhétorique des plans non prévus et non prémédités. Le sujet, bien qu’il ait été planifié et répété, laisse la voie ouverte à une prise de vue non organisée qui dépasse les limites de la fiction. Caughie attribue au docudrame un rôle « progressiste » dans la mesure où cette forme introduit à la télévision un discours politico-social « réprimé » qui contribue à la formation de l’esprit critique du téléspectateur et renforce son scepticisme à l’égard des autres modes de représentation à la télévision. Son importance se trouve aussi, assure-t-il, dans la représentation des zones d’incertitude et de tension de la télévision [12].

10John Corner s’intéresse lui aux éléments liés à ce genre de programme. L’élément « référentiel » permet à Corner de s’interroger sur la qualité de la relation entre le programme et l’événement réel. S’agit-il d’un usage « basé sur » ou d’une tentative fidèle de reconstitution ? La « représentation » est un autre sujet de sa réflexion ; de quoi un programme a-t-il l’air ? Y a-t-il une démarche pour imiter les codes du documentaire ? Il se penche aussi sur un troisième élément étroitement lié aux deux premiers : la « manipulation ». Le docudrame est, depuis toujours, suspecté de pousser le téléspectateur à accorder aux éléments purement imaginaires et peu solides un statut de vérité. Le dernier élément de réflexion de Corner est d’ordre « thématique » ; dans quelle mesure le point de vue affiché par le programme relate-t-il les positions « officielles » ? D’après Corner, l’aspect le plus important du docudrame en tant que forme controversée se trouve dans la liaison qu’il établit entre un discours de « point de vue » et d’autres discours, profondément référentiels et imaginatifs [13].

11Quel est le champ d’action de ce genre de programme et pourquoi mélanger le drame et le documentaire ? Le chemin étant semé d’embûches, on peut se poser ce type de question. Quelles sont les raisons qui poussent un producteur à se lancer dans une entreprise considérée par nombre de professionnels comme « incertaine » ?

12Pour ses détracteurs, « l’enfant bâtard » n’a ni la légitimité du père, ni celle de la mère [14]. Dans les mains d’un producteur sans scrupule, la reconstitution dramatique n’est-elle pas la plus dangereuse des armes, et la vérité n’en est-elle pas la première victime ? « L’exigence de vérité se trouve au cœur du documentaire et repose sur l’argument et la preuve », écrit Jerry Kuehl. « Mais le docudrame n’a aucune légitimité de cet ordre car tout ce qu’il revendique est filtré par la performance des acteurs ou celle des scénaristes », ajoute-t-il [15].

13Cette logique est certes implacable, mais qui pourrait garantir qu’un documentariste « pur » soit un meilleur gardien du temple de la vérité ? Pour les défenseurs du docudrame, le traitement fictionnel offre une excellente possibilité d’échapper aux « contraintes » documentaires qui empêchent toute approche des aspects émotionnel et psychologique de la réalité humaine. « En excluant la reconstitution et l’invention du dialogue, le documentaire traditionnel abandonne la possibilité de pénétrer au-delà de l’apparence » [16].

14Mais il faut tenir compte, aussi, du désir de sortir des sentiers battus du documentaire et du drame, pour proposer au téléspectateur de nouvelles manières de voir. Andrew Goodwin [17] présente une explication détaillée des « motivations » envisageables pour faire un docudrame. Selon lui il y a, d’une part, les motivations du producteur et, d’autre part, celles des institutions de la télévision. Pour un producteur il y a, tout d’abord, la tentative d’aller au-delà des limites de la création imaginaire ; dans ce cas de figure, le script est souvent fondé sur les recherches approfondies des sources « documentaires », et la réalisation met en pratique les conventions télévisuelles, identifiables dans l’information, le reportage et le documentaire. La deuxième motivation se manifeste lorsqu’un producteur se trouve privé d’accès aux matériaux visuels.

15Pour la télévision, le docudrame constitue un moyen satisfaisant et relativement bon marché de répondre aux engagements du service public. Même si le traitement dramatique est plus coûteux que celui du documentaire traditionnel, la dramatisation a toujours été considérée comme l’une des meilleures méthodes pour répondre à des « fonctions essentielles » de la télévision, c’est-à-dire ses obligations culturelles. Tout en faisant partie des programmes « sérieux », le genre offre donc l’avantage d’atteindre une large audience et permet ainsi au producteur de faire d’une pierre deux coups.

Situation actuelle

16D’après Julian Petley, « l’apparence dramatique » à laquelle, en 1980, faisait allusion John Caughie est aujourd’hui en train de prendre le dessus sur « l’apparence documentaire » [18]. Petley précise que sa remarque ne signifie pas pour autant que le drama britannique fondé sur le factuel soit sur la même voie que la Faction américaine ; car, si cette dernière privilégie la fiction dramatique, le docudrame britannique reste toujours fidèle à la documentation factuelle. Parmi ses formes populaires à la télévision britannique il faut citer celle qui est fondée sur « l’histoire immédiate », autrement dit la dramatisation d’un événement bien connu et de préférence « dramatique » par sa nature même.

17Le Drama Documentary Unit de Granada Television s’est fait une spécialité de traiter ce genre de programme et durant les deux dernières décennies en a produit plusieurs. La figure de proue de cette forme est Leslie Woodhead dont le travail est caractérisé par des recherches approfondies sur un sujet et par la priorité donnée à l’aspect journalistique. La reconstitution chez Woodhead est minutieusement préparée à partir de tous les éléments disponibles comme entretiens, photos, documents, carnets de notes… suivis d’une vérification attentive pour éviter tout risque de dérapage. Son Why Lockerbie ? sur la destruction du vol 103 de Pan Am à Lockerbie en est un exemple.

18L’origine de ce film, comme tout autre produit par Woodhead, est à chercher dans le journalisme télévisé. Auparavant, un reportage de trente minutes réalisé pour World in Action avait montré les limites du documentaire d’investigation et la nécessité d’une reconstitution dramatique pour pouvoir aller encore plus loin dans la recherche de la réalité. Au cours d’une longue enquête qui a duré plus de vingt mois, Woodhead et ses collaborateurs ont trouvé des témoins de première main, soucieux de ne pas parler à visage découvert, qui faisaient état de négligences graves commises par la compagnie aérienne. Le résultat de cette enquête a abouti à la réalisation d’un film de quatre-vingt-dix minutes diffusé en novembre 1990 sur I.T.V. L’histoire du film débute trois mois avant l’accident, afin de démontrer la vulnérabilité du système de sécurité face à une action terroriste qui allait produire l’une des plus grandes catastrophes aériennes en Grande-Bretagne.

19Who Bombed Birmingham ? est un autre exemple intéressant du film basé sur l’« histoire immédiate ». Le 21 novembre 1974, peu après deux explosions successives dans deux pubs à Birmingham, la police arrête six Irlandais. Accusés d’être les auteurs de ces attentats pour le compte de l’I.R.A. [19], ils ont été jugés et condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité, en dépit de l’absence de preuves tangibles. Au mois de mars 1990, ITV diffuse Who Bombed Birmingham ?, un drama documentary qui affirmait l’innocence de ces six hommes emprisonnés depuis seize années ! Le film fut particulièrement mal reçu par les autorités britanniques qui considéraient cette affaire comme close. Dans l’atmosphère de suspicion générale sur le bon fonctionnement de la justice, Margaret Thatcher, connue pour son mépris vis-à-vis des médias, déclare que « la télévision n’est pas habilitée à rendre la justice et une émission ne modifiera rien » ! De son côté, Geoffrey Dean, le chef de la police de West Midlands, dénonce « un film basé sur des demi-vérités ». Malgré ces déclarations fracassantes, les « six de Birmingham » sont peu après rejugés, innocentés et libérés !

20Les 104 minutes de cette diatribe contre la police et la justice britanniques sont le résultat de dix-huit mois d’enquête et d’un million de livres sterling dépensés par Granada Television. À l’origine du film, le livre, Error of judgement, écrit par le journaliste Chris Mullin, prouve non seulement l’innocence “des six” mais en plus réussit à identifier les vrais coupables qui passent des jours paisibles en Irlande. S’appuyant sur des preuves irréfutables, Mullin [20] dénonce la violence et la torture dans les prisons, les combines douteuses et la machination judiciaire, ainsi que l’hypocrisie de la classe politique. Acteur confirmé, John Hurt interprète le rôle de Mullin dans ce film qui, produit et réalisé par Mike Beckham, fut suivi par dix millions de téléspectateurs. Who Bombed Birmingham ? prouve, une fois de plus, l’efficacité du drama documentary là où le documentaire traditionnel montre ses limites. Sans l’émotion et le tollé général suscités par la diffusion de ce programme, “les six” seraient peut-être aujourd’hui encore en prison.

War Game, un cas exceptionnel

21War Game est un cas unique dans toute l’histoire de la télévision britannique. Près de quarante ans après sa production et dix-huit ans après son unique diffusion par la BBC, ce film provoque, dérange et suscite des polémiques. Pendant l’automne 1963, Peter Watkins soumet à Grace Wyndham Goldie, directrice de Talk Television à la BBC, le projet d’un film sur l’impact d’une éventuelle attaque nucléaire en Grande-Bretagne. Jeune cinéaste talentueux, Watkins s’est déjà distingué par Culloden, film acclamé dans les festivals internationaux [21]. Avec ce film, Watkins casse l’image romantique présentée jusqu’alors de cette journée infernale du 16 avril 1746 pendant laquelle l’armée britannique du duc de Cumberland avait anéanti, à Culloden, l’armée jacobite du prétendant Charles-Édouard. Pour affirmer sa position « objective » par rapport à cette bataille cruelle, Watkins montre les deux côtés et fait parler les protagonistes directement à la caméra. En faisant jouer les descendants des vrais combattants de cette guerre, Watkins donne une épaisseur singulière à son film qui remet sérieusement en question le « passé glorieux » de l’armée britannique [22].

22L’idée de faire un film sur les conséquences d’une attaque nucléaire remonte à 1961. Ce début des années soixante était une période euphorique pour les organisations antinucléaires. Le mouvement « Ban-the-Bomb » soutenu par des figures comme Priestley et Russell battait son plein. En 1962, la marche antinucléaire du dimanche de Pâques avait rassemblé cent mille personnes à Trafalgar Square. Parmi les nombreux groupes créés pendant ces années, les Spies for Peace étaient les plus flamboyants. Ils avaient révélé, en 1963, la liste d’une douzaine de bunkers secrets supposés être utilisés comme sièges régionaux du gouvernement britannique en cas d’attaque nucléaire. La révélation de cette liste avait provoqué une vive émotion et le gouvernement avait été accusé de ne prendre des mesures nécessaires que pour sa propre protection, là où une population tout entière avait été laissée pour compte !

23C’est dans ce climat de doute et d’incertitude que Watkins propose de réaliser une « reconstitution imaginative ». Ses supérieurs à la BBC sont à la fois enthousiastes et méfiants ; « ce film sera horrible et impopulaire, mais certainement nécessaire » avoue Goldie [23] à Huw Wheldon, responsable de la production documentaire. La BBC est alors dirigée par Hugh Greene [24] qui a une vision plus libérale que ses prédécesseurs, et Huw Wheldon connu pour son soutien aux documentaires audacieux. Cette atmosphère propice laissant peu de doute sur la suite de son projet, Watkins commence ses recherches préliminaires dès l’automne 1963. L’une de ses premières sources est The Effects of Nuclear Weapons, rapport rédigé par Samuel Glas Stone pour la Commission d’Énergie Atomique des États-Unis. Watkins interviewe plus de vingt-cinq experts, médecins, politiciens, militaires et scientifiques. Il rencontre aussi Peter Thorneycroft, le Shadow Minister conservateur de la défense qui n’avait pas hésité à faire part de ses réserves auprès de Hugh Greene. Watkins soumet également au Home Office un questionnaire de quarante questions concernant la sécurité publique, auquel il ne reçoit jamais de réponse. Finalement, il effectue le tournage pendant le printemps 1965 à Rochester et Chatham, deux villes du Kent, avec la participation des résidants locaux. Avant même de terminer son tournage, Watkins est déjà la cible de virulentes attaques. Un officier de la défense civile du Kent déclare qu’« après la projection de ce film, nous ne pourrons plus recruter personne » ! [25] Pendant l’été 1965, Watkins termine le montage du film qui est programmé pour le 6 août à l’occasion de la commémoration du bombardement d’Hiroshima ; mais le film est déprogrammé et au mois de septembre, un porte-parole de la BBC déclare qu’il est « trop expérimental pour pouvoir être diffusé en l’état » [26].

24En réalité, le 6 septembre, Hugh Greene avait visionné War Game en compagnie de Lord Normanbrook, président des gouverneurs de la BBC, tous deux avaient admis que « le film est impressionnant mais sa diffusion implique une responsabilité trop importante pour être supportée par la seule BBC ». [27] Ainsi, la BBC demandait clairement l’avis du gouvernement pour prendre une décision. Le 24 septembre, le film fut montré à Burke Trend, secrétaire de Cabinet et à un certain nombre des représentants des ministères de la défense et de l’intérieur. À la suite d’une longue discussion qui suivit la projection, ils critiquèrent « l’argumentation tendancieuse » de Watkins. Aussi déclarèrent-ils que, quelles que fussent ses intentions, le film prêtait main-forte à la campagne de désarmement nucléaire. Cependant le gouvernement se garda bien de prendre une décision et renvoya la balle à la BBC, mais Lord Normanbrook ajouta la phrase suivante au compte-rendu de cette séance : « il est clair que si nous ne le diffusons pas, le gouvernement sera soulagé » [28]. Après toutes ces tractations, la décision finale fut prise au mois de novembre. La BBC se contenta de publier un communiqué laconique. Démentant toute pression extérieure, elle jugea le film « trop horrible pour un média comme la télévision, et particulièrement troublant pour les couches fragiles de la population comme les enfants et les personnes âgées » [29].

25Michael Tracey souligne qu’il est très difficile de faire exactement la part des choses dans le processus de la prise de décision car, dans les archives de la BBC, il n’y a aucun document relatant cette affaire. Officiellement donc, on ne saura jamais pourquoi les téléspectateurs britanniques ont été privés de War Game en 1966. Tracey croit savoir que, pour éviter l’éclatement de la BBC, Greene avait opté pour un profil bas devant Normanbrook qui défendait la position du gouvernement. « En préférant la réconciliation à l’affrontement, Greene avait cru pouvoir préserver l’unité de la BBC C’est bien dommage, écrit Tracey, car cette prise de position a permis à l’establishment politique de neutraliser un débat stimulant et constructif que la diffusion de ce film aurait certainement déclencher » [30].

26Aux accusations de Tracey, Greene réplique et se défend : « Si Normanbrook a toujours été considéré comme le meilleur président que la BBC ait jamais eu, c’est justement parce qu’il se gardait bien de toute ingérence dans les affaires courantes de l’organisation […] À l’époque où j’étais le directeur général de la BBC, j’avais la responsabilité de la prise de décision éditoriale finale. L’interdiction de la diffusion de War Game à la télévision aussi bien que l’autorisation de sa projection dans les salles de cinéma étaient de mon propre chef et j’assume seul toute responsabilité dans cette affaire » [31].

27La mésaventure de War Game n’a pas pris fin avec son boycott par la BBC, loin de là ! Dès le départ, une certaine presse s’était déchaînée contre le film. Dans un article provocateur, le journal People écrivait : « La mort brutale, la mort lente et agonisante… vous allez bientôt voir tout cela grâce à la BBC ! C’est terrifiant ! Watkins est certainement un jeune homme talentueux, mais il n’a que vingt-neuf ans ! Faut-il le laisser nous infliger ses obsessions ? » [32] Au mois de septembre, en pleins pourparlers sur le sort du film, le Sunday Express[33] s’inquiète du terrible impact que sa diffusion pourrait avoir sur le moral du public. Il n’oublie pas de faire allusion au jeune âge du réalisateur et au budget du film [34]. Quelques jours plus tard, Douglas Marlborough prend le relais pour dénoncer « ce film d’horreur » [35].

28Pendant ce temps-là, loin des vociférations londoniennes, dans un entretien accordé au Film Comment, Watkins s’explique : « Il s’agit d’un pays où, sur cinquante-deux millions, – une portion microscopique de dix mille personnes mise à part – nul n’est au courant de la situation nucléaire, et je trouve cela extrêmement antidémocratique. Les Britanniques ont le droit de savoir, le droit d’être informés. Je suis conscient que War Game va mettre ces gentlemen dans une situation inconfortable. […] Dans mon film, tout est basé sur des informations scientifiquement vérifiées et je n’ai rien inventé de moi-même. […] Je mets le gouvernement britannique devant ses responsabilités. En 1959, un manuel publié par le Home Office précisait que « la connaisance des Britanniques sur la radioactivité sera progressive dans les toutes prochaines années ». Où en sommes-nous aujourd’hui ? Quand j’interroge « monsieur tout le monde » et lui demande s’il sait ce qu’est « Strontium 90 », il me répond : « ça doit être une sorte de poudre à canon » ! D’autres que j’ai interviewés ne m’ont pas fourni une meilleure réponse. C’est consternant ! […] La différence entre Culloden et War Game c’est que le premier est basé sur une réalité historique, tandis qu’en l’absence de celle-ci, le second est fondé sur les données scientifiques » [36].

29La polémique sur War Game allait bon train quand la BBC, dans le souci de calmer les esprits, organisa une séance de projection à l’intention des membres du Parlement et des journalistes au National Film Theatre en février 1966. Les commentaires des journaux du lendemain étaient sans équivoque : « Une déformation monstrueuse qui reflète fidèlement la position de la campagne pour le désarmement nucléaire. Le fait que la BBC ait dépensé plus de dix mille livres sterling [37] pour produire un film qu’il vaut mieux appeler The C.N.D.[38] Game reste un mystère ! » affirmait le Daily Express du 9 février 1966. Le Daily Telegraph, quant à lui, invitait « Mr Watkins » à réaliser un Peace Game : « Faites ce film et montrez à la nation quel destin attend le monde libre, et en particulier la Grande-Bretagne, sans une politique de dissuasion nucléaire ! » [39] Cependant, dans cette animosité ambiante, il y avait quelques voix discordantes comme celle de Kenneth Tynan, critique éminent et compagnon de route des « jeunes gens en colère » qui, dans un article intitulé “Chef-d’œuvre avertissant” écrivait : « Plus qu’un diagnostic, War Game est une œuvre d’art. Il nous communique une vision humaine d’un désastre dont le réalisme ne diminue en rien la force artistique du film » [40].

30Sous la pression des députés travaillistes, la BBC accepte, en fin de compte, d’autoriser la projection du film en salles [41] sous l’égide du British Film Institute. War Game reste plus de six mois sur l’écran et cinq cent mille personnes vont le voir. Entre-temps dans les milieux intellectuels s’organisent les comités de soutien. À leur demande de levée de censure, la BBC oppose une fin de non-recevoir. Pire, lorsque War Game obtient l’Oscar du meilleur feature documentary en 1967, les bulletins d’information de la BBC passent la nouvelle sous silence, alors qu’ils commentent en détail tout le reste de la cérémonie hollywoodienne ! Dénonçant cette attitude, Stewart Lane s’interroge sur la légitimité de ce ressentiment : « Ils n’ont aucune raison d’avoir une telle hostilité. Ils nous ont privés de ce brillant documentaire et se sont arrangés pour s’emparer du prestige du film sans l’obligation de le passer à la télévision. Si quelqu’un doit être en colère, c’est bien Watkins, et non pas eux ! » [42]

31Bien plus tard, la polémique refait surface. Le Hampstead Highgate Express[43] fait état d’une pétition signée par des instituteurs mettant la BBC devant ses responsabilités et son devoir d’informer : « Vous insistez sur la violence du film, nous constatons qu’il est moins violent que la plupart de vos programmes. Les « informations appropriées » auxquelles vous faites allusion dans vos discours sont contenues dans War Game et non pas dans les films commerciaux que vous diffusez régulièrement ». Dans le numéro d’avril 1979 de Vision, Troy Kennedy Martin pose une question pertinente : « Pourquoi la BBC n’a-t-elle pas arrêté la production du film dès le début si elle n’en voulait pas ? Après tout, les intentions de Watkins étaient claires. […] Voilà quatorze années que War Game est produit et on l’a vu partout sauf ici ! […] Même si l’on suppose que la position de la BBC à l’époque était compréhensible, son obstination actuelle est inadmissible ».

32Insensible à ces remarques, la BBC annonce qu’elle n’envisage pas une programmation du film dans l’immédiat. Le 21 mai de l’année suivante, Lord Noel-Baker, ancien ministre travailliste et l’un des fondateurs du mouvement mondial pour le désarmement, adresse une lettre à Ian Trethowan, directeur général de la BBC et lui demande la levée de l’interdiction du film. La BBC ne jugeant pas cette diffusion opportune, Noel-Baker dénonce publiquement l’hypocrisie d’une organisation « qui n’a jamais arrêté la vente de ce film aux clubs privés » [44]. Un an plus tard, dans un article virulent, John Pilger, figure éminente du journalisme britannique, s’en prend à John Nott, ministre de la défense qui vient de lancer une campagne afin d’augmenter le budget de l’armement nucléaire. Dénonçant la démarche du ministre, Pilger fait l’éloge d’un film anti-guerre qu’il a vu récemment lors d’une projection privée. « War Game est probablement le film le plus remarquable que j’aie jamais vu », écrit-il. « L’année dernière au Japon, plus de huit mille personnes sont mortes à cause du cancer et d’autres maladies provoquées par le bombardement d’Hiroshima. Un film comme War Game pourrait aider les Britanniques à mieux comprendre cette souffrance » [45]. Quelques jours après, la presse annonce la décision de Ian Trethowan. Celui-ci, dans la droite lignée de ses prédécesseurs, évoque sa lourde responsabilité vis-à-vis de trois millions de citoyens britanniques appartenant aux couches les plus fragiles, particulièrement vulnérables devant de telles violences [46]. War Game est un film « trop terrifiant » pour être diffusé à la télévision, ajoute-t-il [47].

33Derrière le directeur général, un certain nombre d’anciens dirigeants de la BBC font bloc et soulignent l’impartialité et la justesse de la décision prise par Greene en 1965 [48]. Néanmoins, chaque projection privée du film suscite des remous. Au mois d’octobre 1981, au lendemain de sa projection à Chartered Insurance Institute, Dennis Barker signe les lignes suivantes : « Pendant longtemps, le gouvernement britannique a entretenu et popularisé le mythe selon lequel le blanchiment des fenêtres et l’abri sous les escaliers, en cas d’attaque nucléaire, pouvaient sauver la vie humaine. Et voilà un film qui dénonce, sans ambages, ces âneries cyniques et dangereuses ! » [49]

34Le 2 septembre 1984, le Sunday Times communique une nouvelle surprenante : « La BBC met un terme à la sanction de War Game ! Le programme le plus controversé que la BBC ait jamais produit sera enfin diffusé », annonce Richard Brooks. L’attente de la diffusion va durer encore plusieurs mois, mais le jeu en vaut la chandelle. Le Guardian du 6 juillet 1985 fait part de l’imminence de cette diffusion tant attendue ; la date fatidique est fixée pour le 31 juillet et le film sera diffusé pendant l’une des cinq soirées consacrées à la quarantième commémoration d’Hiroshima. Aussitôt les voix de quelques dignitaires s’élèvent pour exprimer « le désarroi et la déception de plusieurs centaines d’anciens militaires ayant combattu en Extrême-Orient, provoqués pas la diffusion de cette pièce tendancieuse et propagandiste » [50]. La presse de droite fait l’impossible pour empoisonner le climat, sans doute dans l’espoir d’obtenir un énième report de la diffusion. Voici deux titres parmi tant d’autres : “At last a chance to see the end of the world” (James Murray, Daily Express, 27 juillet 1985) “Banning the Bomb Show” (Sue Summers, Sunday Times, 28 juillet 1985)

35Cependant, malgré l’ambiance hostile, le mercredi 31 juillet 1985 à 21 heures 30, après vingt années d’interdiction, War Game passe à l’antenne ! L’histoire est simple : la guerre froide bat son plein. Suite à la détérioration des relations Est-Ouest, l’armée soviétique encercle Berlin et l’OTAN se prépare à l’affronter. La Grande-Bretagne se mobilise et commence à évacuer ses grandes villes. Un matin, la première bombe tombe sur le Kent. Après cette « introduction », le film entre dans le vif du sujet et dépeint minutieusement les conséquences de l’attaque : destructions massives, paysages dévastés, pertes humaines considérables, propagation d’épidémies en tous genres, situation chaotique et impuissance des autorités… L’utilisation des plans et des pancartes informatives permet au téléspectateur de suivre clairement la démarche du film. Une première pancarte lui indique qu’en 1959 un manuel publié par le Home Office annonçait « l’éducation progressive en matière de radioactivité dans les cinq années à venir ». L’interview [51] des citoyens montre qu’il n’en est rien ! le Britannique ordinaire est dans l’ignorance totale. L’usage de vraies images de guerre, la reconstitution des déclarations des hommes politiques, des stratèges nucléaires, des militaires, des hommes d’église… met en évidence l’hypocrisie des décideurs à tous les échelons de la hiérarchie. L’usage intelligent du montage parallèle montre d’une part la fausse assurance du gouvernement et, d’autre part, l’horreur de ce qui se passe “réellement” sur le terrain. La déclaration malencontreuse de cet évêque qui est sûr que « les armes nucléaires seront utilisées avec sagesse » est suivie par un défilé d’images consternantes ; visages brûlés, corps mutilés, rues jonchées de cadavres calcinés… Les victimes de War Game regardent le téléspectateur les yeux dans les yeux et l’appellent à témoigner. S’ajoute à la violence de ces images apocalyptiques la force d’un commentaire argumenté, précis et explicatif : « Tout ce que vous êtes en train de voir est arrivé en Allemagne après de lourds bombardements de la deuxième guerre » [52]. L’usage du temps présent dans ce commentaire renforce à la fois les caractères « actuel » et « documentaire » du film : « Ces hommes sont en train de mourir d’intoxication par les gaz et d’attaque cardiaque ! » À la fin de ces cinquante minutes, tout est chaos. La population n’a pas les moyens de s’en sortir et attend un avenir dépourvu de tout espoir. Le téléspectateur, quant à lui, n’en sort pas indemne. Les images et les mots de Watkins le suivront longtemps après la diffusion.

36Évidemment, la presse britannique ne pouvait pas rester indifférente à ce que James Welsh qualifie de “disturbing realism” [53]. Le Daily Telegraph tente de minimiser l’impact de la diffusion d’un film “diminué par son âge”. Sean Day-Lewis a, tout de même, l’honnêteté de reconnaître l’“unquestionable truth” des images de Watkins et son “extraordinary skill” pour persuader ses acteurs amateurs de se comporter comme s’ils étaient dans un documentaire et non pas dans une fiction [54]. Nicholas Shakespeare ne reconnaît, lui, qu’un seul mérite au film : « Il montre que vingt années plus tard, en matière de protection nucléaire, nous n’avons pas avancé d’un iota ! » [55]

37Dans un article élogieux, Nancy Banks-Smith parle d’un chef-d’œuvre et compare le talent de Watkins avec celui de Welles. « Si jusqu’ici nous avons été privés de War Game, c’est parce qu’il était trop intelligent pour être vu par nous », écrit-elle [56]. Le même jour, sous le titre “The 20 year itch”, le Guardian publie un article réquisitoire signé par Peter Watkins. Son regard sur la BBC est chargé d’amertume. Il y dénonce le pouvoir excessif de cette organisation, son élitisme, mais aussi son hypocrisie : « Ils m’ont dit, en privé, qu’en cas de diffusion de mon film, vingt mille Britanniques risquent de se suicider ! Cela ne les a pas empêchés de le vendre aux clubs et circuits privés. […] S’ils ont décidé de le diffuser aujourd’hui, c’est parce qu’ils se sentent en sécurité et jugent mon film inoffensif […] Ils sont sûrs que mes images vont être vite oubliées dans le méli-mélo télévisuel et parmi d’autres images anodines. Ils ne considèrent plus ce film comme un “problème” ni pour la BBC ni pour un gouvernement engagé dans une course effrénée au développement des armes nucléaires » [57]

38Peu après la publication de cet article, Michael Tracey, celui même qui avait accablé Hugh Greene quelques années plus tôt pour la partialité de sa décision, revient à la charge et déplore, encore une fois, l’attitude de la BBC dans cette affaire [58]. Le débat sur War Game ne touche pas à sa fin avec sa diffusion. Plusieurs années plus tard, le Guardian[59] fera état d’une note confidentielle rédigée par Burke Trend, le secrétaire de Cabinet, datée d’octobre 1965, dans laquelle il reconnaissait avoir trouvé la vision de Watkins réaliste. Dans l’un des derniers articles consacrés à ce “most notorious documentary of the 1960’s”, Patrick Murphy dénonce le complot de l’establishment politico-médiatique dont la victime fut War Game. « Ce film, réalisé à peu de frais, est l’un des plus puissants jamais montré à la télévision », écrit Murphy. « Celui qui l’a vu ne pourra plus oublier ces paysages urbains gris, balayés par le vent, dévastés à perte de vue, et l’exactitude implacable du commentaire. Mais pour la BBC, rien de tout cela ne faisait le poids. Elle n’y voyait qu’une “défaillance artistique” et un “manque d’objectivité” » [60].

39L’attitude de la BBC a sérieusement nui à la carrière cinématographique de Watkins en Grande-Bretagne, à tel point qu’il a dû la quitter pour aller s’installer dans les pays scandinaves. Son calvaire était-il prévisible ? Pourquoi la BBC n’avait-elle pas opposé son veto à Culloden, pourtant aussi anticonformiste que War Game ? Certes, Culloden se heurtait au « passé glorieux » mais au-delà des polémiques académiques limitées, ce film ne gênait personne car il abordait un sujet bien lointain. Cet état de fait n’était évidemment pas le cas de War Game. Un sujet bien actuel, des enjeux industrialo-militaro-politiques avec, en prime, un cinéaste intraitable aux commandes ! Watkins, lui, avait prévenu dès le commencement du tournage : « Ce genre de film doit être incisif ! » [61] En fait, la recherche sans concession de la réalité n’avait rien de commun avec « l’objectivité » tant vénérée par la BBC Celle-ci avait été irritée par la transgression de la « neutralité documentaire » et un « point de vue » clairement affiché. Dès lors, rien ne pouvait épargner à Watkins et à son film un long purgatoire.

Notes

  • [1]
    Cité par Leslie Woodhead, “Dramatized Documentary”, conférence donnée au British Film Institute, mai 1981, reproduite dans “Why Docudrama ? Fiction on Film and T.V.”, Alan Rosenthal (Éd.), Southern Illinois University Press, 1999, p. 102.
  • [2]
    Mc Bride, “Where are we going and How and Why ?”, in : “Why Docudrama ?”, op. cit., p. 113.
  • [3]
    Theology in the arts is frequently the child of necessity”, Norman Swallow, “Television, the integrity of fact and fiction”, Sight and Sound, volume 45, n° 3, été 1976, p. 183
  • [4]
    The Art of Record, Manchester University Press, 1996, p. 37.
  • [5]
    John Caughie cite comme exemple John Osborne et son Look Back in Anger (“Progressive television and documentary drama”, Screen, vol.21, n° 3, 1980, p. 18).
  • [6]
    Leslie Woodhead, op. cit., p. 103.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Richard Kilborn, “Drama over Lockerbie, a new look at television drama documentaries”, Historical Journal of Film, Radio and Television, volume 14, n° 1, 1994, p. 61.
  • [9]
    Andrew Goodwin (Éd.), Drama Documentary, Dossier 19, British Film Institute, 1983, p. 2.
  • [10]
    John Corner, op. cit., p. 34.
  • [11]
    Richard Kilborn et John Izod, An introduction to television documentary, Confronting reality, Manchester University Press, 1997, pp. 147-148.
  • [12]
    John Caughie, op. cit., pp. 26-34.
  • [13]
    John Corner, The Art of Record, op. cit., pp. 42-43.
  • [14]
    Le titre de l’article de Paul Johnson dans Listener daté du 19 mars 1981 est, à lui seul, révélateur : « Truth is a precious and vulnerable commodity not to be adulterated ».
  • [15]
    Jerry Kuehl, “Truth Claims”, Sight and Sound, automne 1981, volume 50, n° 4, p. 274.
  • [16]
    Ibid., p. 272.
  • [17]
    Drama Documentary, op. cit., pp. 4-6.
  • [18]
    Julian Petley, “Fact plus Fiction equals friction”, Media, Culture and Society, volume 18, n° 1, janvier 1996, p. 18.
  • [19]
    Le bilan très lourd – vingt-et-un morts et cent soixante-deux blessés – avait obligé l’I.R.A. à reconnaître qu’il s’agissait là d’une “erreur catastrophique”.
  • [20]
    Il deviendra plus tard député travailliste de Sunderland South.
  • [21]
    Récompensé, entre autres, par un prix B.A.F.T.A. (British Academy of Film and Television Arts), Culloden était d’un tel niveau d’innovation que les membres du jury ont eu du mal à le « caser » dans un genre et finalement, faute de consensus, l’ont primé en catégorie « spéciale ».
  • [22]
    Dans Listener du 24 décembre 1964, Derwent May qualifie la bataille de Culloden comme « one of the most mishandled and brutal battles ever fought in Great Britain ».
  • [23]
    Cité par Michael Tracey, “A nightmare vision that shook the BBC”, The Guardian, 1er septembre 1980.
  • [24]
    Frère de Graham Greene.
  • [25]
    Cité par James Welsh, “Banned in Britain”, American Film, octobre 1982, p. 69.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Cité par Michael Tracey, op. cit.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    James Welsh, op. cit., p. 69.
  • [30]
    Michael Tracey, op. cit.
  • [31]
    Hugh Greene, “The decision to kill the War Game was mine alone”, The Guardian, 3 septembre 1980.
  • [32]
    Daté du 25 avril 1965.
  • [33]
    Daté du 5 septembre 1965.
  • [34]
    Qui ne dépassait pourtant pas sept mille livres sterling, sans doute “gaspillées” dans l’esprit de l’éditorialiste du Sunday Express !
  • [35]
    Daily Mail, 28 septembre 1965.
  • [36]
    Peter Watkins discusses his suppressed nuclear film, The War Game, with James Blue and Michael Gill”, Film Comment, volume 3, n° 4, automne 1965, pp. 14-16.
  • [37]
    On constate que d’un article à l’autre le budget du film grimpe de trois mille livres sterling !
  • [38]
    Campaign for Nuclear Disarmament.
  • [39]
    Daily Telegraph, 10 février 1966.
  • [40]
    The Observer, 13 février 1966.
  • [41]
    Classé X, malgré tout !
  • [42]
    Morning Star, 15 avril 1967.
  • [43]
    Daté du 31 mars 1979.
  • [44]
    Times, 13 juin 1980.
  • [45]
    Daily Mirror, 5 mars 1981.
  • [46]
    D’après Derek Paget, la BBC était en effet inquiète, mais pour le “système” et non pas pour les citoyens ! C’est pour avoir une “excuse” qu’elle a situé son acte de censure au niveau de la protection des individus, qui n’étaient certainement pas sa principale préoccupation (True Stories ? Documentary Drama on radio, screen and stage, Manchester University Press, 1990, p. 98).
  • [47]
    Western Mail, 13 mars 1981.
  • [48]
    Comme John Arkell, dans le Times du 19 avril 1981.
  • [49]
    The Guardian, 19 octobre 1981.
  • [50]
    Lord Chalfont à la Chambre des Lords (Daily Telegraph, 17 juillet 1985).
  • [51]
    Selon Derek Paget, l’interview à War Game est réalisé à deux niveaux différents. Il y a d’abord “l’usage documentaire” : Arrêter les gens dans la rue et leur poser une question directe : « Connaissez-vous le Strontium 90 ? ». Il y a aussi “l’usage dramatique” : Suivre un officier de défense civile en train de passer d’une maison à l’autre et lui poser une question ouverte : « Excusez-moi, qu’est-ce que vous faites ? » (True Stories ?…, op. cit., p. 104).
  • [52]
    Watkins fait appel aux images d’archive de Dresde et de Nagasaki, ruinées par les Alliés.
  • [53]
    Banned Britain, op. cit., p. 64.
  • [54]
    Early Warning”, Daily Telegraph, 1er août 1985.
  • [55]
    The Times, 1er août 1985.
  • [56]
    The Guardian, 1er août 1985.
  • [57]
    Peter Watkins, The Guardian, op. cit.
  • [58]
    « The War Game was banned to preserve the Bomb », écrit notamment Tracey dans le New Statesman du 9 août 1985.
  • [59]
    Daté du 1er janvier 1996.
  • [60]
    Patrick Murphy, New Statesman, 22 août 1997.
  • [61]
    Peter Watkins discusses his suppressed nuclear film, The War Game, with James Blue and Michael Gill”, op. cit., p. 17.
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