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Article de revue

L'enseignement de la publicité en France au xxe siècle

Pages 137 à 149

Notes

  • [1]
    Marie-Emmanuelle Chessel, La Publicité. Naissance d’une profession (1900-1939), Paris, CNRS Éditions, 1998.
  • [2]
    Il existe un lien de longue date entre l’École et l’entreprise autour des formations professionnelles : cf. Les formations professionnelles entre l’École et l’Entreprise, Revue française de pédagogie, n° 131, 2000. Nous insisterons ici sur l’enseignement supérieur, notamment dans la deuxième moitié du xxe siècle.
  • [3]
    Denis Boutelier, Dilip Subramanian, Le grand bluff : pouvoir et argent dans la publicité, Paris, Denoël, 1991, p. 26 ; Clark Eric Hultkuist, The Price of dream. History of advertising. 1927-1968, PhD Histoire, Ohio State University, 1995, p. 188 et 191.
  • [4]
    La crise économique a ensuite un effet sur le marché publicitaire, et les mutations dans l’enseignement supérieur de gestion se ralentissent à partir de 1975 environ.
  • [5]
    Ces deux objectifs (former les publicitaires, former les commerçants) sont souvent présentés comme complémentaires. Cf. la position d’Arnaud de Masquard in Bulletin de l’Institut international pour l’étude du problème des classes moyennes, Bruxelles, février-mars 1911, p. 135.
  • [6]
    Marie-Emmanuelle Chessel, L’émergence de la publicité. Publicitaires, annonceurs et affichistes dans la France de l’entre-deux-guerres, thèse de doctorat, Histoire et civilisation, Florence, Institut universitaire européen, 1995, vol. 1, p. 119-181.
  • [7]
    La Publicité, novembre 1910, p. 532-533 et La Publicité, février 1919, p. 3-5. Voir aussi Valérie Languille, Histoire de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (1913-1990), mémoire de DEA, Histoire, EHESS, 1995, p. 43.
  • [8]
    La publicité, mai 1910, p. 193 ; La publicité de France, octobre 1923, p. 2, 6 et mars 1924, p. 61 ; Bulletin officiel de la Chambre syndicale de la publicité, juin-juillet 1928, p. 45. Voir aussi Philippe Maffre, Les origines de l’enseignement commercial supérieur au xixe siècle, 1820-1914, thèse de 3e cycle, Histoire, Université Paris I, 1983, p. 547-48, 617, 628.
  • [9]
    Archives de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris (CCIP), Archives de l’École supérieure de commerce de Paris (ESCP), dossier personnel de Louis Angé.
  • [10]
    Chambre de commerce international, L’enseignement de la publicité et la formation publicitaire, rapport établi par Francis Elvinger, Paris, 1959, p. 14-15. Cf. aussi l’intervention d’A. Lepoivre au Congrès international de l’enseignement technique à Paris les 24-27 septembre 1931, reprise in Julien Fontegne, École technique de publicité, 1936, p. 6-7 et Miroir du Monde, 21 mars 1936, p. 55.
  • [11]
    Archives de l’ETP, conservées à l’École supérieure de publicité, Paris.
  • [12]
    CCIP, Archives du Centre de Préparation aux Affaires (CPA), Léon Jonès, Questions de vente et de publicité. Introduction au cours d’organisation commerciale, s.d. Sur le marketing au CPA : voir Marie-Emmanuelle Chessel, La publicité, op. cit., p. 60-71.
  • [13]
    La publicité, octobre 1933, p. 790. L’école continue à revendiquer cette filiation et ce lien avec le monde des annonceurs et des agences. La Corporation des techniciens de la publicité devient en 1965 le Groupement des directeurs publicitaires de France peu après que l’ETP soit devenue, en 1962, École supérieure de publicité. Claude Chauvet, « Expansion et modernisation de l’école supérieure de publicité », in Annuaire du Groupement des directeurs publicitaires de France. Études et recherches commerciales, publicité, promotion des ventes, propagande, information et relations générales, Paris, Les Nouvelles Éditions de la publicité, 1965, p. 93. Je remercie Mme Greugnet, de l’École supérieure de publicité, pour les informations qu’elle a bien voulu me communiquer.
  • [14]
    Michel Janin, « L’École technique de publicité existe, elle aussi, depuis 1927 », Annuaire du groupement des chefs de publicité de France, 1927-1957, Paris, Les Nouvelles Éditions de la publicité, 1957, p. 32.
  • [15]
    Officiel de la publicité, 28-5, mai 1934, p. 39.
  • [16]
    Marie-Emmanuelle Chessel, « L’enseignant, le journaliste et le traducteur : Louis Angé (1885-1931) », in Market management, revue internationale des sciences commerciales, numéro consacré aux publicitaires, à paraître.
  • [17]
    Robert Frank, Laurent Gervereau, H.J. Neyer (dir.), La course au moderne. France et Allemagne dans la France des années vingt, 1919-1933, Paris, Musée d’histoire contemporaine de la BDIC, 1992 ; Michel Espagne, Les transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999.
  • [18]
    Clark Eric Hultkuist, « Americans in Paris : The J. Walter Thomson Company in France, 1927-1968 », Enterprise & Society : The International Journal of Business History, vol. 4, n° 3, 2003, p. 471-501.
  • [19]
    Marie-Emmanuelle Chessel, La publicité, op. cit., p. 71-80. Sur l’américanisation, cf. : Dominique Barjot, Isabelle Lescent-Giles et Marc de Ferrière Le Vayer (dir.), L’américanisation en Europe au xxe siècle : économie, culture, politique, vol. 1, Lille, Centre de recherche sur l’histoire de l’Europe du Nord-Ouest. Université Charles-de-Gaulle Lille 3, 2002 et Matthias Kipping, Nick Tiratsoo (dir.), L’américanisation en Europe au xx siècle : économie, culture, politique, vol. 2, ibid., 2002.
  • [20]
    Mathilde Rol-Tanguy, La CCIP sous l’occupation, mémoire de DEA, Université Paris I, 2002 et Robert Frank, « L’épreuve de la guerre (1939-1945) », in La Chambre de commerce et d’industrie de Paris 1803-2003, Paris, Droz, 2003, p. 215-238. CCIP, 3 Mi 34 et 35, Travaux de la commission d’enseignement commercial ; rapports annuels de l’École supérieure de commerce, de l’École de Haut enseignement commercial pour jeunes filles, de l’École supérieure de commerce et école secondaire annexée, 1940-1945 (documents aimablement transmis par Lucie Paquy que je remercie).
  • [21]
    Marc Meuleau, Les HEC et l’évolution du management en France (1881-années 1980), vol. 1, Une grande école et 20 000 diplômés, thèse d’État d’histoire, Université Paris X-Nanterre, 1992, p. 175-176.
  • [22]
    Odile Van Hoecke, Une histoire du CPA, mémoire de maîtrise d’histoire, Lille, Université Charles de Gaulle-Lille 3, 1990, p. 41-42.
  • [23]
    André Grelon, « La question des besoins en ingénieurs de l’économie française. Essai de repérage historique », Technologies, idéologies, pratiques, VI-4, VII-1, 1987, p. 3-23 ; Luc Boltanski, « Cadres et ingénieurs autodidactes », in André Thépot (dir.), L’ingénieur dans la société française, Paris, Éditions ouvrières, 1985, p. 127-134 ; Claude Dubar, La formation professionnelle continue, Paris, La Découverte, 1996, p. 20-21 et Patrick Massa, La connaissance sociologique de la mobilité sociale dans la France des « Trente Glorieuses » : dimension politique et enjeux idéologiques, thèse de doctorat, Histoire, IEP de Paris, 1999, p. 114-123.
  • [24]
    Marie-Emmanuelle Chessel, Fabienne Pavis, Le technocrate, le patron et le professeur. Une histoire de l’enseignement supérieur de gestion, Paris, Belin, 2001.
  • [25]
    Marc Meuleau, Les HEC et l’évolution du management en France (1881-années 1980)…, op. cit., p. 181.
  • [26]
    Thierry Domas, Génération ISA, Strasbourg, Éditions Ronald Hirle, 1992, p. 13-20 ; Marc Nouschi, HEC. Histoire et pouvoir d’une grande école, Paris, Éditions Robert Laffont, 1988 et Marc Meuleau, HEC 100 : 1881-1981. Histoire d’une grande école, Jouy-en-Josas, HEC, 1981, p. 74. Voir aussi Patrick Fridenson, Lucie Paquy, « La Chambre et l’enseignement supérieur de gestion », communication au colloque du bicentenaire de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, 1803-2003. 200 ans d’histoire entre changement et continuité, 13 et 14 novembre 2003.
  • [27]
    Marc Nouschi, « HEC. Un miroir des évolutions de la société française de 1881 à nos jours », et le commentaire de Roland Reitter (qui fut actif dans cette réforme), in Monique de Saint Martin, Mihai Dinu Gheorghiu (dir.), Actes du colloque Les écoles de gestion et la formation des élites, Maison Suger, 10-11 octobre 1996, p. 59-74 ; Olivier Thoral, Pourquoi un corps permanent a-t-il été créé à HEC à la fin des années 60 ?, HEC, mémoire de majeure « Contrôle de gestion et conseil en organisation », 1994 et Marc Meuleau, HEC 100…, op. cit., p. 82-83.
  • [28]
    Brochure du CESA, 1970-71.
  • [29]
    CCIP, I. 2.74 (4), Programmes de HEC, 1956-57, 1966-67, 1967-68 et 1972-73 (documents aimablement transmis par Lucie Paquy).
  • [30]
    Entretien avec Gilles Marion, 4 février 2002. Il s’agit d’Henri Joannis, De l’étude de motivation à la création publicitaire et à la promotion des ventes, Paris, Dunod, 1965. Sur la réforme de l’ESCL : Fabienne Pavis, « L’ESC Lyon : une orientation entrepreneuriale », in Marie-Emmanuelle Chessel, Fabienne Pavis, op. cit., p. 177-179 ; Philippe Albert, « Le département marketing de l’ESCAEL », Lyon commercial, n° 430, novembre 1969, p. 4 et Pierre-Henri Haas, Histoire de l’École supérieure de commerce de Lyon, 1872-1972, DEA d’Histoire, Université Paris IV, 1993, p. 189-190.
  • [31]
    Cf. les témoignages de Charles-Pierre Guillebeau et Marcel Bleustein-Blanchet in Marcel Bleustein-Blanchet, La rage de convaincre, Paris, Robert-Laffont, 1960, p. 337-342. Voir aussi Marie-Emmanuelle Chessel, Fabienne Pavis, op. cit., sur le rôle de Pierre Bize, Gaston Berger, Pierre Laurent et Alfred Landucci dans la réforme de l’enseignement supérieur de gestion.
  • [32]
    Giuliana Gemelli, « Les écoles de gestion en France et les fondations américaines (1930-1975). Un modèle d’appropriation créative et ses tournants historiques », Entreprises et Histoire, n° 14-15, juin 1997, p. 16 ; Serge Barret, op. cit., p. 86-88.
  • [33]
    Fabienne Pavis, Sociologie d’une discipline hétéronome. Le monde des formations en gestion entre universités et entreprises en France. Années 1960-1990, thèse de doctorat de sociologie, Université Paris I, 2003, p. 386-397.
  • [34]
    Odile Van Hoecke, Une histoire du CPA, op. cit., p. 55-72 et p. 76-81.
  • [35]
    Michel Janin, « L’École technique de publicité et sa place dans la formation professionnelle », Annuaire du Groupement des chefs de publicité de France, 1958. Elle propose ces cours du soir jusqu’à la loi de 1971 sur la formation continue : elle devient alors une école privée de jour qui prépare au BTS, ce qu’elle est aujourd’hui.
  • [36]
    Who’s Who in France, 1989-90, Paris, Laffitte, p. 426.
  • [37]
    Marc Martin, op. cit., p. 295.
  • [38]
    Franck Cochoy, Une histoire du marketing, Discipliner l’économie de marché, Paris, La Découverte, 1999.
  • [39]
    « Rapport officiel de la mission publicité-étude du marché aux USA du 10 juin au 21 juillet 1953 », Vente et publicité, numéro exceptionnel, 1954, p. 4-32 et A. Cuisinier, « Quelques réflexions au retour de la mission DCF de productivité aux États-Unis », Vente et publicité, avril 1955.
  • [40]
    Marcel Bleustein-Blanchet, La rage de convaincre, op. cit.
  • [41]
    Cf. les analyses de Fabienne Pavis, in M.-E. Chessel, F. Pavis, op. cit., p. 149-214 et sa thèse : Fabienne Pavis, Sociologie d’une discipline hétéronome…, op. cit.
  • [42]
    Voir ses manuels : (avec Romain Laufer et Denis Lindon), Mercator. Théorie et pratique du marketing, Paris, Dalloz, 1974 et (avec Bernard Brochant), Publicitor, Paris, Dalloz, 1er édition 1983. Ces ouvrages ont été constamment réédités depuis. Denis Lindon, praticien intellectuel, né en 1927, est une figure importante, qui favorise pour ainsi dire la « transition » entre les praticiens rationalisateurs des années 1930 et les enseignants professionnels des années 1970. Licencié en droit et diplômé de Sciences Po, il est aussi diplômé de l’université de Cambridge et de la Business School de Dartmouth College. Il fut fondateur et PDG (1953-1960) de l’Organisation rationnelle de l’industrie et du commerce (Oric) puis directeur adjoint de la Société d’économie et de mathématiques appliquées (Sema) (1960-1969). Who’s Who in France, 1989-90, Paris, Laffitte, p. 1038. Je remercie Fabienne Pavis et Gilles Marion d’avoir attiré mon attention sur ce point.
  • [43]
    Entretien du 4 février 2002.
  • [44]
    Gilles Marion, « Idéologie et dynamique du marketing : quelles responsabilités ? », Décisions Marketing, n° 31, 2003, p. 52-54.
  • [45]
    Romain Laufer, Catherine Paradeise, Le Prince bureaucrate. Machiavel au pays du marketing, Paris, Flammarion, 1981.
  • [46]
    Gilles Marion, art. cit., p. 52.

1Tenter de reconstituer la généalogie des formations consacrées à la publicité représente au moins un double intérêt. Le premier consiste à comprendre comment une activité particulière se constitue tout au long du xxe siècle en profession et par quels canaux elle diffuse de nouvelles méthodes et réfléchit sur sa pratique. À côté des revues professionnelles, des manuels français et étrangers, des organisations syndicales de la publicité, des instances de promotion de la rationalisation, la formation constitue l’un des canaux de la professionnalisation de la publicité au xxe siècle [1]. C’est dans les années 1920 que se construit la figure du « chef de publicité chef d’orchestre » qui coordonne tous les autres métiers de la publicité, et cette construction se fait notamment via l’enseignement. La formation est aussi une réponse aux critiques qui visent cette activité tout au long du xxe siècle, soit que la publicité soit considérée comme inefficace (surtout au début du siècle lorsqu’on ne comprend pas son rôle), soit qu’elle soit considérée comme trop efficace et manipulatrice (dans les années 1960 notamment). Cet enseignement — comme la pratique publicitaire — est nourri d’exemples étrangers (en particulier américains), ce qui permet de voir le rôle de l’enseignement dans l’introduction d’éléments venus d’ailleurs.

2Deuxième intérêt de l’étude des formations à la publicité, l’indéniable évolution de l’enseignement de la publicité au xxe siècle traduit une mutation : le rapprochement entre le monde de la formation, et plus particulièrement de l’enseignement supérieur, et celui de l’entreprise [2]. Le parcours de Marcel Bleustein-Blanchet symbolise cette évolution. Autodidacte complet, formé sur le tas pendant l’entre-deux-guerres, il participe en 1964 à la création du CELSA (Centre d’études littéraires supérieures appliquées) à la faculté des lettres de l’Université de Paris, le premier centre universitaire voulant faire entrer les littéraires dans l’entreprise avec leurs qualités propres (et non pas en tant que littéraires reconvertis en gestionnaires). Cela se passe au milieu des années 1960, à un moment où de jeunes diplômés commencent à affluer chez Publicis : en 1962, 36 % des cadres de cette agence sont diplômés de l’enseignement supérieur, et ils sont quasiment tous âgés de moins de 40 ans [3].

3Pour rendre compte de cette évolution, nous établirons un panorama sommaire de l’évolution de l’enseignement de la publicité du début du xxe siècle jusqu’au milieu des années 1970 [4], dégageant deux temps : d’abord, les années de fondation, où les publicitaires jouent un rôle majeur (1900-1940) ; puis le temps des réformes, où les enseignants professionnels du marketing et de la publicité prennent partiellement le relais (1945-1975). Plusieurs questions se posent, alors : qui favorise la naissance de cet enseignement et qui enseigne ? Quelle est la nature de cet enseignement (continu ou initial) ? Quel est le degré d’ouverture à d’autres pays ?

L’initiative des publicitaires (1900-1940)

4Ce sont des publicitaires praticiens qui fondent les premiers cours de publicité dans les écoles de commerce avant la Première Guerre mondiale. Cette création ne permet pas encore de former des publicitaires, mais elle a pour objectif préalable d’informer les futurs commerçants — leurs futurs clients — sur une nouvelle méthode : la publicité rationnelle [5]. S’inspirant des ingénieurs qui prônent la rationalisation des méthodes de production, les publicitaires tentent en effet de convaincre les futurs commerçants, leurs futurs clients, de la nécessité de rationaliser les méthodes commerciales. Dans ce cadre, se définissent les premiers cours de publicité : à l’ESSEC (École supérieure des sciences économiques et commerciales), en 1908 ; à HEC (Hautes études commerciales), en 1911 ; à l’ESCP (École supérieure de commerce de Paris), en 1917 [6]. Leurs animateurs ont souvent fondé leur propre agence de publicité ; l’enseignement est l’occasion d’en faire la promotion. Ainsi, Désiré-Constant-Albert Hémet, de l’agence pionnière Hémet, Jep et Carré, s’occupe du premier cours de « publicité et psychologie commerciale » à l’ESSEC [7]. De même, Arnaud de Masquard inaugure le cours de publicité à HEC. Fils d’un préfet et lui-même futur sous-préfet, il est licencié de droit, ancien élève d’un institut d’agronomie et d’HEC (1896). Il a suivi des cours à l’école Page Davis de publicité de Chicago ; il en dirige la branche française à sa création en 1910, tout en fondant sa propre agence de publicité directe en 1910 [8]. C’est, enfin le cas de Louis Angé, vulgarisateur actif de la publicité, mieux connu sous le pseudonyme de Comfort, qui assure les cours par correspondance de l’agence Hémet, Jep et Carré, avant d’être chargé de cours à l’ESCP (1917-1930) [9].

5Des publicitaires — organisés en association cette fois-ci —, créent également, en 1927, la première école destinée à former des techniciens spécialisés dans la publicité, dite École technique de publicité (ETP). Comme l’explique plus tard Francis Elvinger : « De par la curiosité de certains professeurs, l’enseignement ayant trait à des professions longuement établies [les commerçants] s’est intéressé de bonne heure à certains aspects de la publicité, alors que la consécration des écoles professionnelles de publicité devait attendre la formation et la consécration d’une profession de publicitaires, ainsi que d’un mouvement corporatif de la publicité » [10]. L’ETP est fondée à l’initiative d’une association professionnelle, la Corporation des techniciens de la publicité (CTP), créée en 1913, et représentant principalement des chefs de publicité d’annonceurs et des agences de publicité se mettant au service des annonceurs (le Groupement des chefs de publicité est la sous-branche la plus active de cette association). Son corps enseignant comprend un certain nombre de chefs de publicité, d’annonceurs et de représentants d’agences. Son président-fondateur en est Henri Ruzé. Président du Groupement des chefs de publicité et inspecteur départemental de l’enseignement technique, il est aussi chef de publicité du Printemps. Il est entouré, dans l’entre-deux-guerres, de publicitaires par ailleurs actifs vulgarisateurs de la publicité, comme Albert Marcellin ou Paul Nicolas, ancien employé de l’agence Damour et rédacteur en chef de la revue Vendre[11].

6Ce sont enfin toujours des publicitaires qui enseignent la publicité et le marketing au Centre de préparation aux affaires (CPA), une école de formation des cadres et dirigeants d’entreprises fondée en 1930 par la Chambre de commerce de Paris. Les enseignants, Léon Jonès et Henri de Boissac, qui ont tous deux travaillé dans l’agence de publicité Damour, ne sont certes pas à l’origine de la création du CPA. Mais ils connaissent le marketing américain et tentent de l’acclimater aux conditions spécifiques françaises, dans le cadre de la méthode des cas, introduite à cette occasion en France [12].

7Qu’il s’agisse de la formation des commerçants, des cadres et dirigeants d’entreprise (dans les écoles de commerce) ou des techniciens de la publicité (à l’École technique de publicité), les publicitaires font figures de moteurs dans l’effort scolaire ; attitude qui va de pair avec une autre grande caractéristique de ces enseignements : l’importance de la formation continue.

Priorité à la formation continue

8De part et d’autre de la Première Guerre mondiale, alors que les premiers cours dans les écoles de commerce sont encore marginaux, les initiatives les plus importantes sont, on vient de le voir, des cours du soir, que ce soit pour former des publicitaires à l’ETP, ou des cadres dirigeants et chefs d’entreprises, au CPA. Pour cette raison, les effectifs sont faibles et concernent des personnes ayant déjà de l’expérience.

9L’ETP — hébergée par le CNAM, puis une école de la Chambre de commerce de Paris, enfin un lycée —, offre environ 55 heures de cours par an (pour moitié des cours généraux et pour moitié des cours techniques) à un petit nombre d’élèves ; elle délivre entre 30 et 40 diplômes de fin d’études (après un an) entre 1927 et 1933. En 1931, s’ajoute une deuxième année pratique, débouchant, en 1933, sur un Brevet professionnel qu’obtiennent environ 15 % des auditeurs [13]. Vers 1950, l’école accueille chaque année une centaine d’élèves : la plupart sortent, au bout de deux ans, avec un « brevet d’études professionnelles de technicien en publicité ». Entre 1927 et 1957, l’école a ainsi formé plus de 3 500 élèves [14]. En 1939, avec des effectifs inférieurs à cinquante, le CPA, lui, s’adresse à des personnes dont la moyenne d’âge est de 27 ans.

10Ce cadre restreint permet néanmoins aux publicitaires de s’exprimer et de commencer à définir leur profession. En effet, ces publicitaires répondent aux critiques assez fortes de la publicité depuis le début du xxe siècle, et en particulier à celles des annonceurs, sceptiques sur son utilité. Aussi tentent-ils de justifier leur rôle, expliquant notamment qu’il existe une pratique distincte du charlatanisme, une pratique « morale » et « professionnelle », distincte des métiers du commerce et de la presse. L’enseignement constitue alors un outil dans la quête de légitimité des publicitaires. Comme l’exprime l’un des promoteurs de la profession en 1934, Octave-Jacques Gérin : « Nous voulions des publicitaires qualifiés et dont le savoir fût enfin mesuré, étalonné. Nous l’avons voulu pour le prestige de notre profession. Il fallait abolir les temps où l’on nous considérait, pour le moins, comme des pique-assiettes sociaux [15]. » La profession, sur ce plan, sert souvent de référence dans d’autres pays.

Les modèles : l’Allemagne avant les États-Unis

11Il faut ici insister sur l’ouverture internationale précoce de ces publicitaires et de cet enseignement, d’abord sur l’Allemagne puis sur les États-Unis. Selon les publicitaires français, la publicité y est plus développée et ils utilisent souvent la rhétorique du « retard français » pour essayer de promouvoir une activité qu’ils jugent trop peu développée chez eux. Si ce retard n’est pas certain, l’ouverture internationale constitue bel et bien une ressource pour des publicitaires en quête de légitimation.

12L’influence de l’Allemagne est bien présente avant et après la Première Guerre mondiale. Citons le cas déjà évoqué de Louis Angé, enseignant à l’ESCP et responsable des cours par correspondance de l’agence Jep et Carré. Ancien professeur d’allemand, il a vécu en Allemagne avant 1914 ; il est aussi le traducteur d’une vingtaine de romans en langue allemande, notamment ceux de Stephan Zweig. Il traduit aussi des manuels de publicité allemands et américains [16]. Autrement dit, ce publicitaire est un médiateur culturel entre l’Allemagne et la France, ce qui n’est pas très original avant la Première Guerre mondiale (l’Allemagne est alors un modèle industriel et commercial qui fascine ou fait peur), mais qui l’est un peu plus dans les années 1920, après trois ans passés au front. Louis Angé fait partie d’une élite culturelle d’avant-garde, persuadée que la littérature peut rapprocher la France et l’Allemagne et en faire le cœur d’une Europe pacifique [17].

13Dans les années 1920 et 1930, l’influence américaine dépasse cependant l’influence allemande, comme le montre l’arrivée d’agences de publicité américaines en France, comme la J. Walter Thomson [18]. La création du Centre de préparation aux affaires, qui s’inspire d’Harvard, témoigne de cette influence sur l’enseignement commercial. Mais il faut nuancer ce qu’on aurait tendance à appeler « américanisation » : l’enseignement du CPA prend fortement en compte la réalité des marchés français. Les enseignants connaissent ce qu’ils appellent le « high pressure marketing », mais expliquent qu’il n’est pas nécessairement adapté à des marchés socialement et géographiquement cloisonnés [19]. Cette influence américaine sera prépondérante à partir des années 1950.

14Si l’entre-deux-guerres a permis des transformations significatives, les années 1940 ne semblent n’avoir été, ni des années de stagnation, ni des années de franche rupture dans l’histoire de l’enseignement commercial et des formations à la publicité. Si l’on en croit les travaux existants, l’enseignement et la formation professionnelle restent une des grandes priorités de la Chambre de commerce de Paris durant cette période [20]. HEC innove même en organisant sa troisième année d’études, année supplémentaire, décidée en 1938 ; les cours, bien que perturbés, ne subissent ensuite que des changements de détails jusque dans les années 1950 [21]. De même, les années de guerre sont essentielles pour le Centre de préparation aux affaires (CPA) qui renforce sa spécificité : à partir de 1942, il accueille des cadres forts d’au moins dix ans d’expérience et change de nom pour s’appeler Centre de perfectionnement dans l’administration des affaires (CPA) [22]. Mais c’est véritablement dans les années 1950 et surtout dans les années 1960 que s’effectuent les grandes ruptures dans l’enseignement supérieur de gestion, dans lequel s’inscrivent le marketing et la publicité. Ces ruptures constituent une réponse à ce qui est perçu comme une crise dans la formation des cadres.

Sous le signe du marketing (1945-1975)

15Dès les années 1950 et au début des années 1960, les experts nationaux et internationaux font un diagnostic de crise : les cadres ne sont pas suffisamment formés. À l’heure d’une nouvelle donne économique, où les entreprises sont appelées à se concentrer et où la concurrence européenne s’annonce franchement, l’absence de formation apparaît dangereuse. L’essor de l’enseignement du marketing, qui accompagne le développement de l’enseignement de gestion, constitue une réponse (parmi d’autres) à ce diagnostic [23]. Du coup, les publicitaires praticiens s’effacent progressivement devant des enseignants professionnels et la formation continue n’est plus la seule motrice. Mais le mouvement de réforme est complexe et multiforme : les praticiens ne disparaissent pas totalement de toutes les écoles pour être remplacés par des professeurs permanents. Plusieurs profils d’enseignants apparaissent, et cohabitent dans les écoles et les universités. Dans ce cadre, l’influence américaine reste présente, favorisant une continuité entre les deux périodes.

La professionnalisation des enseignements de gestion

16Pendant les Trente Glorieuses, les publicitaires français — comme les comptables ou les chefs d’entreprise — sont progressivement remplacés dans les écoles par des enseignants professionnels (de marketing). Cette évolution s’inscrit dans le cadre plus général de la genèse d’une nouvelle discipline dans l’enseignement supérieur, la gestion, sous l’incitation de technocrates, de patrons et d’enseignants. Pendant que la gestion entre prudemment à l’université — via la création des Instituts d’administration des entreprises (IAE) en 1955 —, les écoles de commerce enclenchent un mouvement de réforme pour entrer dans l’enseignement supérieur. Cette réforme implique le remplacement des praticiens enseignants, et des professeurs de disciplines traditionnelles (comme le droit ou les langues), par des enseignants professionnels de gestion, faisant aussi le plus souvent de la recherche [24].

17Caractéristique du mouvement, la réforme d’HEC est préparée par un rapport des anciens élèves de 1952 qui réclame une refonte des enseignements et une spécificité plus marquée : « Il nous est apparu essentiel de développer l’enseignement des “techniques” de l’administration des entreprises, de l’organisation, du contrôle, de la vente, de la publicité qui sont appelées à devenir l’arme propre de HEC » [25]. La réforme commence en 1958, date de l’arrivée d’un nouveau directeur chargé de favoriser l’évolution pédagogique et le transfert de HEC sur un campus hors de Paris, à Jouy-en-Josas. Cette première phase de la mutation prend fin en 1969, avec la création de l’Institut supérieur des affaires (ISA) au sein d’HEC [26]. Le bouleversement est profond. En 1968, presque tous les professeurs en place dix ans auparavant ont quitté l’école ; les contenus des cours et les méthodes pédagogiques ont été renouvelés. Dans ce cadre, le corps enseignant permanent d’HEC passe de 5 personnes en 1963 à 74 en 1968 [27], le département marketing, à lui seul, regroupant une douzaine de membres, en 1970 [28]. Autrement dit, si en 1957 la publicité apparaît — avec l’organisation commerciale, les « problèmes internationaux du commerce » et la « formation du chef d’entreprise » — dans les cours communs de 3 année, au même titre que la comptabilité ou les langues étrangères, elle prend une importance accrue en 1966, en devenant l’une des techniques de marketing enseignées dès la deuxième année. S’y ajoute en 1972-1973 une option de troisième année de marketing intitulée « stratégie publicitaire » [29]. Cette réforme est globalement marquée par un « tournant académique », qui se traduit par la création d’un programme doctoral en 1975.

18L’École supérieure de commerce de Lyon (alors appelée ESCAE), quant à elle, fonde sa rénovation — tout au moins jusqu’au début des années 1970 —, sur l’établissement de liens étroits avec les entreprises de la région et la chambre de commerce. Autrement dit, elle valorise son atout particulier : la puissance industrielle et commerciale de la région lyonnaise. Un département marketing est créé en 1969 ; l’enseignement de la publicité s’affirme (devenant une spécialisation de deuxième année), avec d’anciens élèves de l’École — jeunes moniteurs passés par l’entreprise (Éric Blache, Paul Geay et Gilles Marion) —, et l’appel à des professionnels de l’Adetem (Association pour le développement des études de marché) ou à des diplômés d’HEC, parfois anciens publicitaires. Il est intéressant de noter qu’au moment où HEC transforme son enseignement, c’est un manuel rédigé (avant la réforme) par un praticien enseignant d’HEC qui sert de base aux enseignements à l’ESCL [30].

19Enfin, dans les universités, il faut signaler la création déjà évoquée, en 1964, du CELSA (Centre d’études littéraires supérieures appliquées). Dépendant de l’université de Paris, il souhaite faire le pont entre les formations littéraires et de sciences humaines de l’enseignement supérieur et les métiers de la publicité. L’initiative est soutenue par des technocrates et des patrons, soucieux de nouer des liens entre les enseignements supérieurs et les entreprises : Pierre Bize, chargé de mission au Commissariat général à la productivité, Gaston Berger et Pierre Laurent au ministère de l’Éducation nationale ; Alfred Landucci, PDG de Kodak et, on l’a vu, Marcel Bleustein-Blanchet [31]. Une section expérimentale de lettres et sciences humaines appliquées à l’entreprise, débutant en 1957 et officialisée en 1960, constitue le noyau du CELSA dirigé par Charles-Pierre Guillebeau à partir de 1965. Est ensuite défini un troisième cycle destiné aux diplômés de Sciences Po, d’HEC ou de lettres qui reçoivent un « complément d’enseignement supérieur orienté vers l’application et la recherche dans le domaine de la communication » [32].

20L’histoire de la Revue française du marketing, lancée en 1964 par l’Adetem, témoigne bien des conséquences de cette évolution dans le milieu du marketing et de la publicité. Certes, la continuité l’emporte d’abord : la revue, à l’origine, rassemble des praticiens et des représentants des organisations publicitaires. Le comité de patronage de l’association est ainsi composé de ceux qui, dans les années 1930, tel Paul Nicolas, prônaient la rationalisation commerciale. Mais très vite, cette « publication savante faite par des praticiens » devient une « revue professionnelle réalisée par des professeurs » souhaitant publier leurs recherches et puiser dans la revue de la légitimité académique [33].

21Ces changements induisent des transformations dans le paysage de l’enseignement de la publicité. D’abord, la formation initiale s’affirme aux dépens de la formation ; ensuite, la concurrence est désormais rude sur un marché de la formation continue en plein renouvellement. Le CPA doit ainsi s’adapter, à la fin des années 1950 puis durant les années 1967-1973 : il s’ouvre sur l’extérieur en réglementant la communication de ses « cas » à d’autres établissements, redéfinit ses méthodes d’enseignement et essaime en province [34]. La crise que subit l’école des publicitaires (l’ETP) est symptomatique de cette évolution : mise en concurrence avec les écoles de commerce et, à partir de 1955, avec les IAE, l’ETP cherche alors à étendre son offre et à développer la formation continue des cadres à la publicité. Elle crée notamment, en 1953, un cours de publicité par correspondance, puis installe une annexe dans les locaux de l’École supérieure de commerce de Lyon (1956). En 1958, elle ajoute une année à son cursus (désormais porté à trois ans) et se transforme en École supérieure de publicité ; en 1962, elle prépare au BTS [35]. L’établissement reste, jusqu’à nos jours, très proche des associations de publicitaires, à l’image de son directeur, nommé en 1961, Claude Chauvet. Publicitaire diplômé de l’ESP et de la Chambre de commerce britannique, il fut aussi vice-président de la Société des publicitaires diplômés par l’État (1956-1960), président du Groupement des directeurs publicitaires de France (1957-1989), vice-président de la Fédération française de la publicité (1958-1972). Il occupe, en outre, diverses fonctions au sein de l’International Advertising Association [36].

22Les publicitaires continuent, certes, à se préoccuper de formation. En 1963 est ainsi mis en place un Institut des Hautes Études publicitaires, sous le double patronage de l’Union des annonceurs et de la Fédération française de la publicité [37]. Mais, désormais, se distinguent les initiatives du milieu de la formation, dans le cadre d’une double professionnalisation (celle des publicitaires ; celle des professionnels de l’enseignement de gestion).

La forte influence américaine

23L’évolution est marquée par le poids du modèle américain : au cours des années 1950, dans le contexte de la course à la productivité, puis durant les années 1960, dans le contexte du « défi américain », mis en évidence par Jean-Jacques Servan-Schreiber. L’enseignement du marketing et de la publicité, outre-Altantique, se réforme pendant cette période dans certaines business schools et sous l’influence de la fondation Ford [38]. Ce mouvement finit par toucher l’Europe.

24Comme dans l’entre-deux-guerres, les publicitaires continuent « d’aller voir » ce qui se passe aux États-Unis et d’y recueillir des idées. Une mission de productivité « Publicité-Études de marché » est ainsi organisée en 1953 [39]. De son côté, Marcel Bleustein-Blanchet rapporte d’Amérique le principe du drugstore ou le soutien des études de motivation [40]. Mais, fait nouveau, les futurs enseignants professionnels vont maintenant se former plus longuement et plus sérieusement dans les universités américaines, notamment avec l’aide de la FNEGE (Fondation nationale de l’enseignement de la gestion des entreprises). Immergés dans des business schools qui réforment leur enseignement et leur recherche en marketing, à Northwestern (près de Chicago), Austin (Texas) ou Harvard (Cambridge, Mass.), ils vont participer à la constitution de la première génération française d’enseignants « professionnels » de marketing, parfois spécialistes de publicité [41].

25En pleine réforme, HEC accueille des Américains dans les années 1960 pour former ses nouveaux professeurs. Dans le même temps, aidée par la fondation Ford, la Chambre de commerce de Paris ou la FNEGE, elle envoie ses enseignants se perfectionner aux États-Unis. Certains ont un profil « entrepreneurial », tel Jacques Lendrevie. Marqué, comme ses prédécesseurs à HEC, par une forte pratique de l’entreprise, il s’affirme plus intéressé par l’innovation pédagogique que par la recherche académique. Titulaire d’un DES d’économie, devenu assistant à sa sortie d’HEC en 1964, il participe à la réforme de l’enseignement du marketing et de la publicité à HEC ; il est aussi le co-auteur de plusieurs manuels de base. Il bénéficie enfin, comme plusieurs de ses collègues, d’un financement pour les États-Unis, où, durant un an, il participe au programme ITP (International Teachers Program) d’Harvard. Dans le cadre de la mise en place du département de marketing à HEC, il met à l’épreuve son expérience, parallèle, de consultant pour écrire un grand nombre d’études de cas. Il s’investit ensuite dans les innovations pédagogiques, en créant le Groupe de recherche et d’action pédagogique (Grap) à HEC, et, en 1986, contribue à la création d’une école de publicité : l’Institut supérieur de publicité et de communication d’entreprise (1986) [42].

26Jacques Lendrevie explique que, dans les années 1970, il commençait ses cours de marketing par les droits du consommateur, afin de désamorcer la critique persistante de sa discipline [43]… Nombreux, en effet, demeurent les motifs d’indignation suscités par le marketing et la publicité, durant les années 1960 : la manipulation des consommateurs et la création de besoins artificiels, l’illusion du spectacle publicitaire, le manque d’authenticité de la vie moderne sont autant de charges portées par Roland Barthes, les situationnistes ou Jean Baudrillard en France. Les critiques consuméristes s’inspirent aussi de commentateurs américains comme John Galbraith, Vance Packard ou Ernest Dichter [44].

27La première réponse, on vient de le voir, est de proposer un enseignement concret, axé sur la pratique et sur l’innovation pédagogique. La seconde est formulée par des enseignants au profil plus « académique ». Elle prend de la distance avec le discours des « marketers » et réfléchit à la manière dont le marketing tente de construire sa légitimité. C’est la ligne que tient, par exemple, à HEC Romain Laufer, titulaire d’un PhD américain dans le cadre d’une formation outre-Atlantique et auteur d’un livre sur la question de la légitimité dans le marketing [45]. C’est aussi la position de Gilles Marion à l’École de management de Lyon (ex-École de commerce). S’il n’a pas été formé aux États-Unis, il dispose d’une expérience de l’entreprise. Il s’en est éloigné pour un parcours plus « académique », marqué par un poste de professeur et un fort investissement dans la recherche. Il se démarque, notamment, des discours rationalisateurs hérités de l’entre-deux-guerres : « Nous souhaitons “balayer devant notre porte” plutôt que de laisser à d’autres disciplines le soin de faire le ménage », écrit-il. [46]

28L’histoire de l’enseignement de la publicité est donc marquée par une double professionnalisation : celle des publicitaires, d’abord, qui se transforment en enseignants pour mieux convaincre les annonceurs et la société de la légitimité de leur profession ; celle des enseignants professionnels du marketing et de la publicité, ensuite, qui prennent le relais et font, partiellement et depuis très récemment en France, de la recherche. Publicitaires reconvertis en communicateurs et spécialistes de marketing continuent à produire des discours, afin de justifier une pratique en permanence critiquée, qu’elle soit jugée inutile (par certains annonceurs) ou au contraire trop puissante (par certains opposants toujours actifs). Cette double professionnalisation contribue à légitimer (partiellement) une profession qui doit se construire face aux critiques. Les discours ne sont pas exclusivement produits et diffusés dans le cadre d’un enseignement : ils prennent place dans des ouvrages ou revues qui sont autant de traits d’union entre praticiens, enseignants et étudiants.

29L’enseignement de la publicité n’est pas simplement un reflet de l’état de la publicité en France. Certes, il en dépend en partie : les années 1960 sont aussi des années de bouleversement de l’économie de la publicité et de création de nouvelles agences. Mais l’enseignement est aussi un élément moteur, dont le rôle reste spécifique dans l’histoire de la publicité. Faute d’informations sur la réception de cet enseignement par les étudiants, l’impact de cet enseignement sur les milieux de la publicité ou les pratiques des anciens élèves, on ne peut l’évaluer plus finement. Sans doute dans l’avenir, des recherches éclaireront-elles ces questions fondamentales. En attendant, constatons tout de même ce que l’enseignement n’est pas. La formation « scolaire » débouche encore rarement sur un emploi. Le futur publicitaire n’échappe pas à la chasse au stage, et, aujourd’hui encore, l’« école de la pratique » reste le gage de la réussite.

Notes

  • [1]
    Marie-Emmanuelle Chessel, La Publicité. Naissance d’une profession (1900-1939), Paris, CNRS Éditions, 1998.
  • [2]
    Il existe un lien de longue date entre l’École et l’entreprise autour des formations professionnelles : cf. Les formations professionnelles entre l’École et l’Entreprise, Revue française de pédagogie, n° 131, 2000. Nous insisterons ici sur l’enseignement supérieur, notamment dans la deuxième moitié du xxe siècle.
  • [3]
    Denis Boutelier, Dilip Subramanian, Le grand bluff : pouvoir et argent dans la publicité, Paris, Denoël, 1991, p. 26 ; Clark Eric Hultkuist, The Price of dream. History of advertising. 1927-1968, PhD Histoire, Ohio State University, 1995, p. 188 et 191.
  • [4]
    La crise économique a ensuite un effet sur le marché publicitaire, et les mutations dans l’enseignement supérieur de gestion se ralentissent à partir de 1975 environ.
  • [5]
    Ces deux objectifs (former les publicitaires, former les commerçants) sont souvent présentés comme complémentaires. Cf. la position d’Arnaud de Masquard in Bulletin de l’Institut international pour l’étude du problème des classes moyennes, Bruxelles, février-mars 1911, p. 135.
  • [6]
    Marie-Emmanuelle Chessel, L’émergence de la publicité. Publicitaires, annonceurs et affichistes dans la France de l’entre-deux-guerres, thèse de doctorat, Histoire et civilisation, Florence, Institut universitaire européen, 1995, vol. 1, p. 119-181.
  • [7]
    La Publicité, novembre 1910, p. 532-533 et La Publicité, février 1919, p. 3-5. Voir aussi Valérie Languille, Histoire de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (1913-1990), mémoire de DEA, Histoire, EHESS, 1995, p. 43.
  • [8]
    La publicité, mai 1910, p. 193 ; La publicité de France, octobre 1923, p. 2, 6 et mars 1924, p. 61 ; Bulletin officiel de la Chambre syndicale de la publicité, juin-juillet 1928, p. 45. Voir aussi Philippe Maffre, Les origines de l’enseignement commercial supérieur au xixe siècle, 1820-1914, thèse de 3e cycle, Histoire, Université Paris I, 1983, p. 547-48, 617, 628.
  • [9]
    Archives de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris (CCIP), Archives de l’École supérieure de commerce de Paris (ESCP), dossier personnel de Louis Angé.
  • [10]
    Chambre de commerce international, L’enseignement de la publicité et la formation publicitaire, rapport établi par Francis Elvinger, Paris, 1959, p. 14-15. Cf. aussi l’intervention d’A. Lepoivre au Congrès international de l’enseignement technique à Paris les 24-27 septembre 1931, reprise in Julien Fontegne, École technique de publicité, 1936, p. 6-7 et Miroir du Monde, 21 mars 1936, p. 55.
  • [11]
    Archives de l’ETP, conservées à l’École supérieure de publicité, Paris.
  • [12]
    CCIP, Archives du Centre de Préparation aux Affaires (CPA), Léon Jonès, Questions de vente et de publicité. Introduction au cours d’organisation commerciale, s.d. Sur le marketing au CPA : voir Marie-Emmanuelle Chessel, La publicité, op. cit., p. 60-71.
  • [13]
    La publicité, octobre 1933, p. 790. L’école continue à revendiquer cette filiation et ce lien avec le monde des annonceurs et des agences. La Corporation des techniciens de la publicité devient en 1965 le Groupement des directeurs publicitaires de France peu après que l’ETP soit devenue, en 1962, École supérieure de publicité. Claude Chauvet, « Expansion et modernisation de l’école supérieure de publicité », in Annuaire du Groupement des directeurs publicitaires de France. Études et recherches commerciales, publicité, promotion des ventes, propagande, information et relations générales, Paris, Les Nouvelles Éditions de la publicité, 1965, p. 93. Je remercie Mme Greugnet, de l’École supérieure de publicité, pour les informations qu’elle a bien voulu me communiquer.
  • [14]
    Michel Janin, « L’École technique de publicité existe, elle aussi, depuis 1927 », Annuaire du groupement des chefs de publicité de France, 1927-1957, Paris, Les Nouvelles Éditions de la publicité, 1957, p. 32.
  • [15]
    Officiel de la publicité, 28-5, mai 1934, p. 39.
  • [16]
    Marie-Emmanuelle Chessel, « L’enseignant, le journaliste et le traducteur : Louis Angé (1885-1931) », in Market management, revue internationale des sciences commerciales, numéro consacré aux publicitaires, à paraître.
  • [17]
    Robert Frank, Laurent Gervereau, H.J. Neyer (dir.), La course au moderne. France et Allemagne dans la France des années vingt, 1919-1933, Paris, Musée d’histoire contemporaine de la BDIC, 1992 ; Michel Espagne, Les transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999.
  • [18]
    Clark Eric Hultkuist, « Americans in Paris : The J. Walter Thomson Company in France, 1927-1968 », Enterprise & Society : The International Journal of Business History, vol. 4, n° 3, 2003, p. 471-501.
  • [19]
    Marie-Emmanuelle Chessel, La publicité, op. cit., p. 71-80. Sur l’américanisation, cf. : Dominique Barjot, Isabelle Lescent-Giles et Marc de Ferrière Le Vayer (dir.), L’américanisation en Europe au xxe siècle : économie, culture, politique, vol. 1, Lille, Centre de recherche sur l’histoire de l’Europe du Nord-Ouest. Université Charles-de-Gaulle Lille 3, 2002 et Matthias Kipping, Nick Tiratsoo (dir.), L’américanisation en Europe au xx siècle : économie, culture, politique, vol. 2, ibid., 2002.
  • [20]
    Mathilde Rol-Tanguy, La CCIP sous l’occupation, mémoire de DEA, Université Paris I, 2002 et Robert Frank, « L’épreuve de la guerre (1939-1945) », in La Chambre de commerce et d’industrie de Paris 1803-2003, Paris, Droz, 2003, p. 215-238. CCIP, 3 Mi 34 et 35, Travaux de la commission d’enseignement commercial ; rapports annuels de l’École supérieure de commerce, de l’École de Haut enseignement commercial pour jeunes filles, de l’École supérieure de commerce et école secondaire annexée, 1940-1945 (documents aimablement transmis par Lucie Paquy que je remercie).
  • [21]
    Marc Meuleau, Les HEC et l’évolution du management en France (1881-années 1980), vol. 1, Une grande école et 20 000 diplômés, thèse d’État d’histoire, Université Paris X-Nanterre, 1992, p. 175-176.
  • [22]
    Odile Van Hoecke, Une histoire du CPA, mémoire de maîtrise d’histoire, Lille, Université Charles de Gaulle-Lille 3, 1990, p. 41-42.
  • [23]
    André Grelon, « La question des besoins en ingénieurs de l’économie française. Essai de repérage historique », Technologies, idéologies, pratiques, VI-4, VII-1, 1987, p. 3-23 ; Luc Boltanski, « Cadres et ingénieurs autodidactes », in André Thépot (dir.), L’ingénieur dans la société française, Paris, Éditions ouvrières, 1985, p. 127-134 ; Claude Dubar, La formation professionnelle continue, Paris, La Découverte, 1996, p. 20-21 et Patrick Massa, La connaissance sociologique de la mobilité sociale dans la France des « Trente Glorieuses » : dimension politique et enjeux idéologiques, thèse de doctorat, Histoire, IEP de Paris, 1999, p. 114-123.
  • [24]
    Marie-Emmanuelle Chessel, Fabienne Pavis, Le technocrate, le patron et le professeur. Une histoire de l’enseignement supérieur de gestion, Paris, Belin, 2001.
  • [25]
    Marc Meuleau, Les HEC et l’évolution du management en France (1881-années 1980)…, op. cit., p. 181.
  • [26]
    Thierry Domas, Génération ISA, Strasbourg, Éditions Ronald Hirle, 1992, p. 13-20 ; Marc Nouschi, HEC. Histoire et pouvoir d’une grande école, Paris, Éditions Robert Laffont, 1988 et Marc Meuleau, HEC 100 : 1881-1981. Histoire d’une grande école, Jouy-en-Josas, HEC, 1981, p. 74. Voir aussi Patrick Fridenson, Lucie Paquy, « La Chambre et l’enseignement supérieur de gestion », communication au colloque du bicentenaire de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, 1803-2003. 200 ans d’histoire entre changement et continuité, 13 et 14 novembre 2003.
  • [27]
    Marc Nouschi, « HEC. Un miroir des évolutions de la société française de 1881 à nos jours », et le commentaire de Roland Reitter (qui fut actif dans cette réforme), in Monique de Saint Martin, Mihai Dinu Gheorghiu (dir.), Actes du colloque Les écoles de gestion et la formation des élites, Maison Suger, 10-11 octobre 1996, p. 59-74 ; Olivier Thoral, Pourquoi un corps permanent a-t-il été créé à HEC à la fin des années 60 ?, HEC, mémoire de majeure « Contrôle de gestion et conseil en organisation », 1994 et Marc Meuleau, HEC 100…, op. cit., p. 82-83.
  • [28]
    Brochure du CESA, 1970-71.
  • [29]
    CCIP, I. 2.74 (4), Programmes de HEC, 1956-57, 1966-67, 1967-68 et 1972-73 (documents aimablement transmis par Lucie Paquy).
  • [30]
    Entretien avec Gilles Marion, 4 février 2002. Il s’agit d’Henri Joannis, De l’étude de motivation à la création publicitaire et à la promotion des ventes, Paris, Dunod, 1965. Sur la réforme de l’ESCL : Fabienne Pavis, « L’ESC Lyon : une orientation entrepreneuriale », in Marie-Emmanuelle Chessel, Fabienne Pavis, op. cit., p. 177-179 ; Philippe Albert, « Le département marketing de l’ESCAEL », Lyon commercial, n° 430, novembre 1969, p. 4 et Pierre-Henri Haas, Histoire de l’École supérieure de commerce de Lyon, 1872-1972, DEA d’Histoire, Université Paris IV, 1993, p. 189-190.
  • [31]
    Cf. les témoignages de Charles-Pierre Guillebeau et Marcel Bleustein-Blanchet in Marcel Bleustein-Blanchet, La rage de convaincre, Paris, Robert-Laffont, 1960, p. 337-342. Voir aussi Marie-Emmanuelle Chessel, Fabienne Pavis, op. cit., sur le rôle de Pierre Bize, Gaston Berger, Pierre Laurent et Alfred Landucci dans la réforme de l’enseignement supérieur de gestion.
  • [32]
    Giuliana Gemelli, « Les écoles de gestion en France et les fondations américaines (1930-1975). Un modèle d’appropriation créative et ses tournants historiques », Entreprises et Histoire, n° 14-15, juin 1997, p. 16 ; Serge Barret, op. cit., p. 86-88.
  • [33]
    Fabienne Pavis, Sociologie d’une discipline hétéronome. Le monde des formations en gestion entre universités et entreprises en France. Années 1960-1990, thèse de doctorat de sociologie, Université Paris I, 2003, p. 386-397.
  • [34]
    Odile Van Hoecke, Une histoire du CPA, op. cit., p. 55-72 et p. 76-81.
  • [35]
    Michel Janin, « L’École technique de publicité et sa place dans la formation professionnelle », Annuaire du Groupement des chefs de publicité de France, 1958. Elle propose ces cours du soir jusqu’à la loi de 1971 sur la formation continue : elle devient alors une école privée de jour qui prépare au BTS, ce qu’elle est aujourd’hui.
  • [36]
    Who’s Who in France, 1989-90, Paris, Laffitte, p. 426.
  • [37]
    Marc Martin, op. cit., p. 295.
  • [38]
    Franck Cochoy, Une histoire du marketing, Discipliner l’économie de marché, Paris, La Découverte, 1999.
  • [39]
    « Rapport officiel de la mission publicité-étude du marché aux USA du 10 juin au 21 juillet 1953 », Vente et publicité, numéro exceptionnel, 1954, p. 4-32 et A. Cuisinier, « Quelques réflexions au retour de la mission DCF de productivité aux États-Unis », Vente et publicité, avril 1955.
  • [40]
    Marcel Bleustein-Blanchet, La rage de convaincre, op. cit.
  • [41]
    Cf. les analyses de Fabienne Pavis, in M.-E. Chessel, F. Pavis, op. cit., p. 149-214 et sa thèse : Fabienne Pavis, Sociologie d’une discipline hétéronome…, op. cit.
  • [42]
    Voir ses manuels : (avec Romain Laufer et Denis Lindon), Mercator. Théorie et pratique du marketing, Paris, Dalloz, 1974 et (avec Bernard Brochant), Publicitor, Paris, Dalloz, 1er édition 1983. Ces ouvrages ont été constamment réédités depuis. Denis Lindon, praticien intellectuel, né en 1927, est une figure importante, qui favorise pour ainsi dire la « transition » entre les praticiens rationalisateurs des années 1930 et les enseignants professionnels des années 1970. Licencié en droit et diplômé de Sciences Po, il est aussi diplômé de l’université de Cambridge et de la Business School de Dartmouth College. Il fut fondateur et PDG (1953-1960) de l’Organisation rationnelle de l’industrie et du commerce (Oric) puis directeur adjoint de la Société d’économie et de mathématiques appliquées (Sema) (1960-1969). Who’s Who in France, 1989-90, Paris, Laffitte, p. 1038. Je remercie Fabienne Pavis et Gilles Marion d’avoir attiré mon attention sur ce point.
  • [43]
    Entretien du 4 février 2002.
  • [44]
    Gilles Marion, « Idéologie et dynamique du marketing : quelles responsabilités ? », Décisions Marketing, n° 31, 2003, p. 52-54.
  • [45]
    Romain Laufer, Catherine Paradeise, Le Prince bureaucrate. Machiavel au pays du marketing, Paris, Flammarion, 1981.
  • [46]
    Gilles Marion, art. cit., p. 52.
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