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Article de revue

La part d’autrui dans la conduite de l’enquête : le cas de l’activité de création d’un artiste-plasticien

Pages 93 à 110

Notes

  • [1]
    Dans cette contribution, le choix est fait de ne faire apparaître que la date de publication originale de l’ouvrage. Des informations de publication et de l’édition consultée sont fournies dans les références bibliographiques.
  • [2]
    Etudier les conditions de réalisation d’une activité de création rejoint une préoccupation partagée par les travaux conduits en analyse du travail car il s’agit de prendre pour objet d’étude l’activité du sujet et les transformations qui se réalisent à cette occasion. L’intelligibilité des activités humaines est alors soumise à l’exigence de l’étude empirique, quitte à ne rendre compte que d’une infime partie de la conduite de l’action.
  • [3]
    Voir : http://www.jonathandelachaux.com. Contrairement à l’usage scientifique, l’anonymat n’a pas été adopté avec l’accord de l’artiste car l’œuvre de J. Delachaux est publique et connue. Pour des raisons de copyright, les techniques personnelles ne sont pas exposées.
  • [4]
    Le terme création (dans sa dimension processuelle) est préféré à celui de créativité empreint de jugement social et de valorisation. Si dans le langage courant, les deux termes sont proches, il s’agit de les distinguer, dans une perspective de recherche, car renvoyant à des réalités différentes. Le terme créativité s’emploie en effet au sens habituel comme : « la capacité à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste » (Lubart et al., 2003, p.10). Il désigne alors une capacité ou la compétence de réalisation, laissant de côté les composantes du processus de création en lui-même. Le terme création renvoie quant à lui « au processus, au faire et à la dynamique de l’acte créateur – et non uniquement à la créativité, faculté qui implique plusieurs interactions complexes du processus cognitif et émotionnel » (Giacco, 2018, p. 16). La créativité est alors une dimension nécessaire à la création, ou à l’acte créateur, et non son synonyme. Recourir à une telle distinction permet non seulement de désigner avec davantage de précision l’espace du réel sur lequel est produite de la connaissance mais aussi de s’inscrire en filiation directe avec d’autres travaux conduits dans le domaine de la création et selon une approche par l’analyse de l’activité (Watteau, 2017).
  • [5]
    Voir, à ce propos, diverses publications antérieures : Thievenaz, 2011, 2013, 2014, 2017, 2019a, 2019b.
  • [6]
    Une telle étude repose sur le principe qui consiste à « procéder à l’exploration et l’approfondissement des propriétés d’une singularité accessible à l’observation (…) pour extraire une argumentation de portée plus générale, dont les conclusions pourront être réutilisées pour fonder d’autres intelligibilités » (Passeron & Revel, 2005, p. 10).
  • [7]
    Comme l’ont déjà montré d’autres travaux portant sur l’analyse du travail de l’artiste, l’atelier est un environnement qui « fournit des conditions de possibilité (matériau, outils, archives, etc.) et l’ensemble des problèmes techniques, options stylistiques, anticipation et mémorisation des éléments de l’œuvre à venir, qu’elle fait consister » (Donin & Theureau, 2008, p. 8).
  • [8]
    « La mémoire façonne les événements passés de trois manières complémentaires : la simplification (elle élimine), l’accentuation (elle promeut certains détails, ou les exagère – un bosquet devient une forêt), enfin la mise en cohérence (et l’on souligne la propension des sujets à fixer le sens de leurs souvenirs) » (Rastier, 1999, p. 192).
  • [9]
    Les conditions d’accord, de respect de l’image du sujet et de contrôle de cette image sont indispensables (Thievenaz, 2019), ainsi que la prise en compte des incidences possibles du moment vidéoscopique sur le sujet à court, moyen ou long terme (Linard & Prax, 1984 ; Guérin, 2019).
  • [10]
    Il s’agit notamment dans ce contexte d’éclairer deux dimensions de l’expérience : celle réalisée par l’artiste au moment de l’activité de création et celle effectuée par le public dans la rencontre de l’œuvre. Pour l’auteur, loin de constituer des espaces isolés, ces deux formes d’expérience entretiennent au contraire des rapports d’investissements réciproques : « En effet, pour percevoir, un spectateur doit créer sa propre expérience, qui, une fois crée, doit inclure des relations comparables à celles qui ont été éprouvées par l’auteur de l’œuvre. Celles-ci ne sont pas littéralement semblables. Mais avec la personne qui perçoit, comme l’artiste, il doit y avoir un agencement des éléments de l’ensemble, qui est dans sa forme générale mais pas dans les détails, identique au processus d’organisation expérimenté de manière consciente par le créateur de l’œuvre » (1934, p. 191-192).
  • [11]
    Pour une description détaillée des différentes composantes de l’activité d’enquête, le lecteur pourra se rapporter à d’autres publications antérieures (Thievenaz, 2011, 2013, 2014, 2017, 2019a, 2019b.).
  • [12]
    Ces soutiens qui facilitent l’activité du sujet sont nommés adjuvants dans le modèle de l’activité Hélices (Linard, 2001), prenant appui sur les travaux de Greimas (1966).
  • [13]
    Une telle référence à la théorie de l’expérience de J. Dewey ne consiste pas attribuer à une activité humaines les caractéristiques supposées de l’enquête (alors réifiée), mais d’interpréter cette activité selon les termes de la théorie de l’enquête. Cette précaution sémantique permet de ne pas tomber dans un réalisme naïf dans lequel les objets du réel existent effectivement tels qu’ils sont perçus, conçus, imaginés et formalisés par le sujet qui se propose de les étudier.
  • [14]
    « Le premier résultat de la mise en œuvre de l’enquête est que la situation est déclarée problématique » (ibid., p. 172).
  • [15]
    « Il faut donc d’abord rechercher les éléments constitutifs d’une situation donnée, qui, en tant qu’éléments constitutifs, sont stables. […] La détermination des conditions factuelles présentées par l’observation suggère une solution satisfaisante possible » (ibid., p. 173-174).
  • [16]
    (Cela consiste à) « déterminer si l’hypothèse doit être acceptée ou rejetée » (ibid., p.177).
  • [17]
    « On établit que les éléments du problème soumis à l’observation et le contenu idéel exprimé dans les idées sont en relation réciproque en tant que, respectivement, clarification du problème qui y est impliqué et proposition d’une solution possible » (ibid., p. 177-178).
  • [18]
    Lors d’une discussion informelle avec l’artiste, celui-ci exprime les différents rôles joués par ses proches dans son travail de création : « Zoé (sa compagne) elle est toujours là ! … Julien (un ami proche) il connait vachement bien mon travail…Michel (artiste et ami) c’était très bien d’avoir son point de vue… Cyril (un ami photographe) J’ai entièrement confiance en son œil/ Sammy (un figurant) c’est un de mes plus proches amis… »
  • [19]
    Ces analyses ne sont pas sans relations avec les travaux portant sur les dynamiques collectives dans les situations de travail, d’apprentissage et de formation (Guérin, 2011, 2014).
  • [20]
    Voir à ce sujet la contribution de B. Albero et S. Simonian dans ce même numéro.

1Il est commun de considérer le travail artistique comme émanant d’une seule personne dont les qualités exceptionnelles permettent la production d’une œuvre qui jaillit dans un moment d’inspiration. Or, contrairement à cette conception mythique du travail artistique, le créateur n’est ni seul ni isolé dans son atelier et son œuvre se modèle progressivement à force de talent, mais aussi d’un important travail et de nombreuses interactions. Quel est ce cheminement qui conduit de l’idée à l’œuvre ? Quelle est la nature de ce travail ? Quelle est la place et la part des proches qui évoluent dans l’environnement de l’artiste ? Quelles relations établit l’œuvre en cours de réalisation avec cet environnement ?

2Parmi ces questions qui orientent la recherche en cours, cette contribution vise à rendre compte principalement d’un aspect peu étudié et contre-intuitif au regard des représentations dominantes et qui se trouve être transversal à d’autres activités humaines : l’importance déterminante de sa dimension sociale. Etayés par la théorie de l’enquête (Dewey, 1938 [1]), les résultats présentés en montrent toute l’actualité et la pertinence sur ce terrain considéré comme permettant l’étude d’une activité en situation de travail[2].

3Dans cette perspective, cet article prend appui sur une recherche en immersion réalisée dans l’atelier de l’artiste-plasticien Jonathan Delachaux [3] à Genève (Suisse). Des séjours prolongés, une observation minutieuse, nombre d’entretiens formels et informels ont permis d’approcher une dimension peu visible et donc mal connue de l’activité de création[4] : le rôle joué par autrui durant les phases de tâtonnement et d’expérimentation constitutives de l’élaboration d’une œuvre.

1 – L’activité de création et son intelligibilité

4Le travail de l’artiste est analysable au même titre que toute activité professionnelle et/ou sociale dans sa dimension située, finalisée et selon les principes et processus qui l’organisent. C’est d’ailleurs en partant du même constat et selon une perspective proche que d’autres travaux ont précédemment été conduis sur ce terrain en Sciences de l’éducation et de la formation et selon une approche par l’analyse de l’activité (Watteau et al., 2016 ; Watteau, 2017 ; Barbier et al., 2020). L’intelligibilité de cette activité est alors soumise à la nécessité d’aller voir concrètement de près comment les choses se passent, quitte à ne rendre compte que d’une infime partie de la conduite de l’action.

5Cette étude s’inscrit ainsi dans une perspective de recherche orientée par trois types d’enjeux. Un enjeu de nature épistémique qui consiste à produire des connaissances sur une dimension peu visible de l’activité humaine qui est celle des raisonnements effectifs par lesquels un sujet donne progressivement forme à sa création artistique en interagissant avec des proches apportant leur soutien ou leurs conseils. Ce faisant, elle participe également à une réflexion de nature méthodologique relative aux moyens par lesquels il est possible de rendre visible des formes de raisonnement partagés dans le flux de l’activité qui sont extrêmement fugaces et peu discernables. À cela s’ajoute un enjeu théorique qui consiste à continuer d’explorer les possibles ouverts par une théorie universelle de l’expérience (en l’occurrence ici la psycho-philosophie de John Dewey) dans une perspective d’analyse du travail en lien avec les questions de formation [5]. A noter enfin, un enjeu de nature praxéologique (Albero & Brassac, 2013) si l’on considère qu’une meilleure compréhension des processus en acte qui participent à l’activité de création intéresse au plus haut point les acteurs, les étudiants, enseignants et formateurs du domaine, notamment du point de vue de leur usage pour l’action, l’apprentissage, l’accompagnement ou la formation. Le choix qui consiste à observer dans les détails un artiste à l’œuvre est sous-tendu par le postulat selon lequel une telle étude de cas permet, au-delà de sa dimension locale, de mettre en évidence certains processus transversaux repérables dans d’autres classes de situations proches [6].

1.1 – Une immersion dans l’atelier de l’artiste plasticien Jonathan Delachaux

6Malgré les nombreux travaux qui lui sont consacrés, le processus de création demeure méconnu du point de vue des processus effectifs qui le sous-tendent. C’est un constat classique et partagé dans ce domaine : les artistes eux-mêmes éprouvent la plus grande difficulté à mettre en mots les processus qui participent à la conduite de leur action, tellement ceux-ci sont incorporés et peu conscientisés en tant que tels. Comme l’exprime Karol Beffa, pianiste et compositeur, il est difficile de nommer les ressorts de l’activité de création : « Il y a quelque chose de l’ordre du mystère dans l’acte de créer. Je suis moi-même en permanence hanté par cette énigme de l’inspiration. Lorsque je compose, je passe mes journées à la rechercher » (2017, p. 136). Même lorsque le sujet entre dans les détails de son processus de création, ceux-ci n’en donnent à voir qu’une dimension restreinte.

7C’est notamment en partant de ce constat qu’une recherche en immersion fut conduite dans l’atelier de l’artiste-plasticien J. Delachaux, internationalement reconnu pour l’originalité de ses œuvres, et qui a accepté d’être observé, filmé et interrogé à différentes étapes de son travail.

8Lorsque l’on pénètre dans cet espace, un premier constat apparaît : l’atelier est un territoire personnel conçu et aménagé pour créer et produire ses œuvres. Chaque espace répond aux besoins de l’activité de création [7] ; les outils sont faits à sa main, l’histoire de l’artiste et la chronologie de ses œuvres s’y inscrivent régulièrement (murs, étagères, accrochages, etc.). C’est ainsi un espace de travail créé sur mesure, où se mêlent et se superposent sphère privée (familial, personnel, intime) et sphère publique (activités sociales et économiques), mais où seuls ceux qui y sont invités peuvent pénétrer.

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9Dans son contenu narratif, l’œuvre de J. Delachaux est orientée depuis une vingtaine d’années par la vie tumultueuse des personnages imaginaires qu’il confectionne et met en scène grâce à des prises de vue photographiques (aperçu n°1, ci-contre). Chacune de ses expositions marque une étape dans l’évolution de la vie de ses personnages, tout en apportant une dimension déroutante et iconoclaste de son œuvre qu’il assume.

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10Dans l’atelier, univers atypique à l’ambiance singulière, la rencontre physique avec les personnages (réalisme de la taille humaine) et les mises en scène subversives (jeu permanent entre fiction et réalité) produisent un sentiment d’étrangeté (aperçu n°2, ci-contre) d’autant plus déstabilisant que les personnages sont ressemblants (compagne, amis, etc.). Sa technique picturale, utilisant des pigments phosphorescents visibles à la lumière ultraviolette et qui nécessite le port de lunettes spécifiques, accroit cette « inquiétante étrangeté [et ce] vacillement (des) repères subjectifs » (Favret-Saada, 1977, p. 214) de l’observateur. L’immersion dans l’univers de l’artiste est essentielle, mais ne suffit pas à elle seule pour rendre intelligible les processus qui s’y déroulent. Il est nécessaire de recourir à différents outils de recueils et de traitement des données.

1.2 Approcher l’activité de création en combinant plusieurs méthodes de recueil des données

11Pour étudier les processus qui fondent l’activité de création artistique au moment où elle s’accomplit, plusieurs méthodes de recueil et de traitement des données ont été combinées selon le modèle OSEC (Observer, S’entretenir, Enregistrer, Confronter) mise au point lors de travaux antérieurs (Thievenaz, 2019a).

12En premier lieu, l’observation porte sur la conduite de l’action, car l’observation même attentive d’une œuvre ne permet pas d’approcher les actes qui ont participé à son élaboration. Il s’agit donc de prendre en compte le résultat du travail créateur (Menger, 2014), mais aussi de centrer l’attention de l’étude sur les processus qui ont conduit à sa réalisation.

13Observer l’artiste dans son environnement de travail permet ainsi de s’imprégner du climat de l’atelier, de repérer une organisation et des récurrences permettant ensuite de construire des inférences à propos des buts, motivations, contraintes, raisonnements de l’artiste, mais aussi à partir des coulisses (Goffman, 1956) de l’activité de création et de la vie de l’atelier.

14De manière complémentaire, des entretiens réguliers avec le sujet sont organisés, à la fois formels (entretiens enregistrés selon un protocole précis et transcrits) et informels (contacts, échanges divers, moments de convivialité), en amont, durant et en dehors de l’activité de création. Ces matériaux discursifs sont confrontés aux observations, car ils ne sont pas en soi suffisants, et les propos tenus a posteriori par le sujet vis-à-vis de son activité de création ne permettent d’approcher qu’une part de son vécu. Le récit, élaboré à propos des étapes de la création d’une œuvre, n’échappe pas au phénomène de « refiguration de l’expérience temporelle par la mise en intrigue » (Ricœur, 1983, p. 137) qui s’opère lors de la narration d’un vécu. Bien que riche d’informations, la mise en mots ne peut être confondue avec le cours effectif de l’activité, tant les phénomènes de sémiotisations et de resémiotisations successifs infléchissent la reconstruction d’un vécu [8] (Rastier, 1999). Lorsqu’un sujet revient sur les étapes, ressources et difficultés qui concourent à la conduite de son action, ce témoignage suppose un processus énonciatif dans lequel l’histoire est en toute bonne foi réécrite. Les processus sous-jacents de l’activité restent, par conséquent, incertains.

15Le recours à la photographie et à l’enregistrement vidéo constitue alors une ressource complémentaire mise au service des deux premières techniques, en venant les compléter. L’arrêt sur image que représente une prise de vue ou le recueil du flux de l’activité en contexte que permet la vidéoscopie ne se fait pas au hasard. Il est construit à partir des résultats des premières observations et entretiens pour déterminer des séquences d’activité jugées significatives en coopération avec le sujet. Ces moments déterminants pour documenter les analyses du chercheur peuvent, à des conditions éthiques contrôlées [9], s’avérer également instructifs pour le sujet qui découvre une perspective externe de son activité.

16Enfin, la confrontation de l’artiste aux enregistrements et aux traces vidéo de son activité permet l’explicitation de ce qui n’est pas toujours observable dans le cours de l’activité (expérimentation de diverses solutions, hésitations, etc.). Il permet d’approcher les intentions, préoccupations, questionnements qui ont orienté l’activité dans l’articulation des résultats de l’emploi des techniques précédentes.

17C’est en s’immergeant de façon prolongée dans l’atelier de J. Delachaux et en convoquant ces différents principes d’analyse tout au long de l’étude, qu’une dimension à la fois centrale et peu documentée se situant au cœur du processus de création est apparue. Il s’agit de l’importance du rôle joué par autrui à différentes étapes critiques du processus de création et notamment celles durant lesquelles l’artiste hésite, doute et expérimente de nouveaux procédés pour parvenir à atteindre ses buts.

figure im3

18Les observations réalisées, appuyées par des phases d’entretiens, d’enregistrements et de confrontation aux traces de l’activité, mettent en évidence comment la part d’autrui peut être centrale lors des moments où la matière est expérimentée pour trouver « la forme qui convient ». Lors d’hésitations, de réflexions, de questionnements, les collaborateurs ou proches de l’artiste jouent un rôle décisif (aperçu n° 3, ci-contre). Pour rendre compte de cette activité d’investigation conduite en situation de travail, le choix est fait de recourir au concept d’enquête produit par J. Dewey (1938) dans son approche psycho-philosophique de l’expérience.

2. La théorie de l’enquête de John Dewey pour rendre compte de la façon dont l’artiste expérimente jusqu’à trouver la « forme qui convient »

19À l’encontre de l’idée reçue qui consiste à croire que l’œuvre artistique survient dans un instant d’inspiration, l’observation in situ de ce travail montre que celui-ci est fait de moment de doutes, d’hésitations et d’embarras à l’occasion desquels le professionnel tente d’atteindre son objectif en explorant plusieurs pistes dans la situation. Ce processus peut être qualifié d’« enquête » au sens donné par John Dewey.

2.1 L’activité de création et son expérience

20La notion d’expérience est à la fois centrale et organisatrice de l’œuvre de J. Dewey (1859-1952). Au-delà des diverses thématiques abordées tout au long de son travail (valeurs, pédagogie, logique, démocratie, éducation, etc.) et des différentes perspectives scientifiques pour en rendre compte (philosophie, psychologie, biologie, économie, sciences politiques), la pensée de l’auteur se définit avant tout comme « une philosophie de l’expérience, par l’expérience, pour l’expérience » (Dewey, 1938, p. 72).

21Dans son ouvrage l’Art comme expérience (Art as Experience), J. Dewey continue d’explorer les processus universels par lesquels l’humain agit, expérimente et enrichit son expérience tout au long de la vie, en situant le propos dans le contexte de la création artistique [10]. Il développe à cette occasion un principe fondateur de son approche, selon lequel l’activité humaine se déploie et s’enrichit dans un processus continu entre intervention sur le monde et l’éprouvé des effets et résultats de cette action. Le travail de création est un terrain propice pour l’étude de ce processus anthropologique chez l’humain :

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« Dans la mesure où la perception de la relation entre ce qui est fait et ce qui est éprouvé constitue le travail de l’intelligence, et dans la mesure où la progression du travail de l’artiste est soumise à son appréhension de lien entre ce qu’il a déjà fait et ce qu’il va faire, l’opinion selon laquelle l’artiste ne pense pas avec autant d’assiduité qu’un chercheur scientifique est absurde. Un peintre doit notamment éprouver l’effet de chaque coup de pinceau sans quoi il n’aura pas conscience de ce qu’il fait et du sens dans lequel s’oriente son œuvre. En outre il doit considérer un à un chaque lien entre phase d’action et phase de réception en relation avec l’ensemble qu’il désire produire. Appréhender de telles relations, c’est exercer sa pensée et cela constitue l’un de ses modes les plus exigeants »
(Dewey, 1934, p. 172).

23L’acte de transformation de la matière et la possibilité de donner forme à l’œuvre relèvent d’une démarche où l’humain intervient dans la situation pour retrouver une continuité dans l’expérience par le « sentiment immédiat d’harmonie » (ibid., p. 104) qui lui est attaché. L’expérience de l’activité de création artistique peut ainsi être étudiée dans sa matérialité et dans ses processus, en particulier les moments d’expérimentation, de doute, d’incertitude qui correspondent à des discontinuités de l’activité dans lesquels de nouvelles solutions ou procédés sont expérimentées jusqu’à parvenir au résultat souhaité.

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Ces moments critiques du processus de création durant lesquels l’artiste rencontre une difficulté ne sont pas toujours évidents à identifier. Le professionnel rencontré dans le cadre de cette étude éprouve d’ailleurs des difficultés à nommer sur le moment ce qui pose problème dans la situation. Ces moments d’incertitude qui ponctuent l’activité de création sont plus facilement verbalisables a posteriori lorsque proposition est faite à l’artiste de visionner certaines séquences enregistrées de son activité : « Là, à ce moment-là, j’ai vraiment hésité pour cette foule. J’ai pensé à plein de trucs, mais y avait rien de vraiment convaincant »
(extrait d’autoconfration J. Delachaux).

25Ce processus constitutif de l’activité de création, qui consiste à expérimenter les objets, phénomènes et dynamiques en présence dans une situation pour la rendre à la fois plus intelligible, plus harmonieuse ou confortable, est plus largement considéré comme une dynamique universelle et constitutive de l’activité humaine que l’auteur nomme « enquête ».

3.2. L’activité d’enquête du créateur

26Orientée par des buts et soumise aux contraintes et conditions d’exécution, l’activité de création, comme toute activité humaine (Linard, 2001), ne se réalise pas selon une démarche linéaire progressive et ininterrompue. Elle est faite d’avancées, mais aussi d’hésitations, de retours en arrière et d’expérimentations plus ou moins fructueuses. L’activité de création amorcée et l’expérience perturbée par une situation inattendue conduisent à l’émergence d’un processus d’expérimentation du réel dans une relation directe avec son produit : « Le processus de fabrication prend fin quand le résultat est vécu comme satisfaisant et l’expérience de cette satisfaction n’est pas due à un simple jugement intellectuel et extérieur, mais à la perception directe » (Dewey, 1934, p.103). L’activité de création se déploie et s’enrichit ainsi dans un processus continu de moments de désadaptation et de réajustement aux besoins de la situation et de l’artiste, en vue de trouver la forme qui convient. Cela consiste ainsi à explorer les différentes possibilités qui s’offrent à lui pour parvenir à résoudre des problèmes et atteindre les buts qu’il se fixe.

27Une composante essentielle de l’activité de création peut être qualifiée d’activité d’enquête en tant que processus par laquelle le sujet humain s’engage dans une démarche visant la « transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié » (Dewey, 1938, p. 169). Selon cette perspective, l’humain développe son expérience lorsqu’il est confronté à un obstacle, un problème ou un empêchement qui introduit une discontinuité dans l’expérience. La démarche d’enquête désigne une activité d’investigation et d’exploration du réel permettant au sujet de sortir du doute et de la confusion pour parvenir à rétablir un équilibre dans la situation et à retrouver de la continuité dans l’expérience. Ce processus généralisable à tous types de contextes est présenté selon une série de cinq étapes constituant le schème de l’enquête [11] : 1) La situation indéterminée / le doute ; 2) L’institution du problème ; 3) La détermination de la solution du problème ; 4) Le raisonnement ; 5) Le caractère opérationnel des faits-significations. Si, dans les faits, une conception linéaire du processus d’enquête est à relativiser, la théorie de l’enquête se présente comme un modèle universel de l’expérience, les processus auxquels elle renvoie se réalisent selon des modalités, configurations, dominantes et temporalités différentes. Dans le contexte de la création artistique, l’aboutissement de l’enquête correspond au rétablissement d’un équilibre situationnel permettant la poursuite de l’activité de création, ainsi que l’enrichissement de l’expérience de l’artiste.

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Si pour les sujets, il n’est pas toujours facile de mettre des mots sur ce qu’ils recherchent exactement dans la situation, sur les options qu’ils expérimentent et sur les choix qu’ils opèrent, il n’est pas non plus toujours évident de comprendre ce qui fait que tout à coup, les investigations conduites débouchent sur un résultat qui convient. Interrogé à ce sujet durant des moments d’échanges informels dans l’atelier, J. Delachaux parle d’un « état d’équilibre » qui serait atteint ou d’une « harmonie » trouvée à travers un nouvel agencement. Ce qui peut être qualifié comme activité d’enquête, débouche alors sur quelque chose qui « correspond à (la) sensibilité personnelle », qui « fait vibrer » en produisant l’effet attendu.

29Lorsqu’il y a rupture entre « l’agir », sur le matériau, et « l’éprouvé », par le matériau, l’expérience est perturbée et une démarche d’enquête est amorcée par l’artiste. Ce processus se poursuit alternant différentes phases d’enquête intégrées à l’activité de création jusqu’à ce que le produit artistique soit considéré achevé par l’artiste, c’est-à-dire lorsqu’« on parvient à la forme toutes les fois qu’un équilibre stable, bien que mouvant, est atteint » (Dewey, 1934, p. 47). Sans prétendre rendre compte de l’intégralité et de la complexité des formes d’enquête qui participent au processus de création artistique, il est possible de mettre en évidence une de ses dimensions qui est celle du rôle joué autrui dans ce processus de recherche et d’expérimentation.

30Les observations conduites dans l’atelier de J. Delachaux montrent comment cet artiste n’est pas un « enquêteur isolé ». Les relations qu’il établit avec d’autres personnes de son entourage influencent plus ou moins directement le processus de raisonnement et d’expérimentation. Ce terrain est ainsi l’occasion d’éclairer la dimension sociale du processus d’enquête en situation de travail.

3 – La mise en évidence d’une dimension constitutive du processus de création : le rôle d’autrui dans la conduite de l’enquête

31L’observation des situations dans lesquelles l’artiste hésite, se questionne, s’interroge et explore les possibilités offertes par l’environnement, laisse apparaître le rôle joué par autrui. Il intervient dans l’initiation et/ou la conduite d’une enquête intégrée au cours de l’activité de création artistique. Selon les conditions de production dans l’atelier, il arrive que des personnes, choisies pour leur expertise et/ou pour leur degré de familiarité avec l’artiste et son œuvre, soient présentes, jouant un rôle de partenaires-ressources[12] dans le processus de création, parfois même à l’origine d’une enquête du créateur.

2.1 - Autrui comme partenaire d’enquête

32Une série d’observations conduites dans l’atelier de l’artiste a permis d’étudier des moments privilégiés du processus de création, durant lesquels l’entourage du créateur joue un rôle déterminant dans la réflexion et l’aboutissement de l’acte de création du plasticien.

33J. Delachaux réalise ses toiles à partir de photographies mettant en scène ses personnages. Avant la séance de photo (photo shooting) avec un photographe professionnel, l’artiste anticipe mentalement les prises de vues dont il a besoin. Une fois la séance terminée, artiste et photographe observent les prises de vue sur un écran d’ordinateur. Lorsqu’un problème de lecture survient, l’artiste est déstabilisé, il vit une situation indéterminée (Dewey, 1938) car le cours attendu de l’activité est suspendu laissant place à l’interrogation, au doute, à l’incertitude à partir desquels un nouvel agencement doit être élaboré. Pour l’artiste, il s’agit d’un moment à la fois critique et fécond, car il est l’occasion de trouvailles face à une œuvre qui prend progressivement la forme recherchée : « Puisque l’artiste se soucie particulièrement de cette phase de l’expérience où l’union est atteinte, il ne cherche pas à éviter les moments de résistances et de tension. Il tend plutôt à la cultiver, non pour eux-mêmes, mais pour leurs potentialités, apportant à la conscience vivante une expérience unifiée et totale » (Dewey, 1934, p. 48). Dans ce cas, le processus d’enquête est partagé avec le photographe. C’est cette dynamique qui est mise en évidence dans le tableau 1 (ci-dessous) ou les différentes étapes qui participent au processus d’enquête de l’artiste sont inférées [13] à partir du contenu de leurs échanges durant l’interaction, ainsi qu’avec les propos recueillis durant l’auto-confrontation.

34L’étude de cette séquence d’activité dans laquelle le plasticien expérimente de nouveaux procédés met en évidence l’ouverture de ce qui peut être qualifié d’une séquence d’enquête (Dewey, 1938) partagée avec un tiers (le photographe). S’il est présenté de façon séquentielle et progressive, ce processus intellectif est dans les faits processuel et itératif. Le tiers partenaire d’enquête y joue un rôle décisif (illustration 1, ci-dessous).

Tableau 1 : Rendre compte des étapes de réflexion de l’artiste au prisme du schème de l’enquête

Interactions entre l’artiste et le photographe durant la séquence de créationPropos tenus par l’artiste durant l’autoconfrontationMise en relation entre la séquence d’activité observée et les composants du schème de l’enquête
Jonathan : Je ne suis pas super convaincu de notre présence là. Le photographe : moi ce qui me gêne c’est que Zoé est beaucoup trop nette. Je sais pas y a un truc. Jonathan : Ça marche pas, ça marche pas. Faut trouver autre chose.Jonathan : C’est marrant ça ma volonté de remplir, là il y a un endroit où pourrait se passer un truc, ça m’énerve qu’il ne se passe rien.La « situation est indéterminée », car la proposition envisagée initialement par l’artiste ne convient pas.
Le photographe : moi je trouve que ça fait gadget de vous mettre là-dedans
Jonathan : complètement ! C’est con !
Le photographe : Mais pourquoi mettre des gens ? Y a déjà assez de trucs quoi!
Chercheur : Il a raison ?
Jonathan : Oh oui!
2. L’« institution du problème » [14] : celui-ci résulte de l’inadéquation entre la proposition et l’esthétique attendue.
Jonathan : Ouais, mais tu vois, pour moi c’est là qu’il y a un tas de trucs un peu moche. Zoé à poil ? C’est pas mieux ? rires
Le photographe : T’as pas une peinture à accrocher au mur ?
Jonathan : C’est là qu’il pense au tableau, à mettre un tableau.3. La « détermination de la solution du problème » [15] : changer le mode de représentation en substituant la présence humaine par une peinture.
Le photographe : Mais tu vois un autoportrait avec Vassili. Je sais pas il y a un truc, un petit format (tableau) ?
Jonathan ouvre la bouche en rond les yeux ronds
Jonathan : Le tableau rose, y a que du cul ! ben oui !
Jonathan : c’est comme un nuage de bonnes idées.4. Le « Raisonnement » [16] qui consiste à tester l’hypothèse de résolution du problème en s’appuyant sur les propositions du photographe.
Jonathan : Le cul de Zoé !
Le photographe : Ah ouais ouais ouais ouais
Jonathan : Voilà
Le photographe :_Super !
Jonathan : Évident ! C’est genre t’as vu toutes les cartes ! Ah ! j’aime bien. Il va chercher la toile et l’approche du mur.
Jonathan : Et puis le fait que je voulais un truc un peu cul, à la base, et que c’est ce qu’il manquait.Le caractère opérationnel des faits-significations [17] : Les propositions permettent d’aboutir à la solution. La présence humaine peut être substituée par une toile, titrée « le cul de Zoé », de plus, elle comporte une connotation sexuelle qui manquait à l’artiste.

Tableau 1 : Rendre compte des étapes de réflexion de l’artiste au prisme du schème de l’enquête

35

Illustration 1 : Figuration synthétique d’une activité d’enquête de l’artiste-plasticien en situation de création

figure im5

Illustration 1 : Figuration synthétique d’une activité d’enquête de l’artiste-plasticien en situation de création

36L’enregistrement vidéoscopique de l’activité, les observations réalisées ainsi que les matériaux recueillis durant l’auto-confrontation, permettent de rendre compte de façon imagée et plus lisible les différents moments qui ponctuent le processus d’enquête de l’artiste (illustration 1, ci-dessus). Cette analyse est également l’occasion de mettre en évidence l’importance du rôle joué par autrui dans cette démarche de recherche et d’expérimentation.

37

A l’issue de cette séquence de travail, il fut possible de revenir avec J. Delachaux sur ce moment précis au cours duquel le photographe, par ses interrogations et ses propositions, est venu alimenter la réflexion en cours. Il évoque le rôle joué par cet autre professionnel qui est aussi un ami proche en ces termes : « J’adore l’idée qu’il a eu à ce moment-là ! Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans lui…J’ai entièrement confiance en son œil…toutes ces propositions sont bienvenues ! »

38La mobilisation du cadre conceptuel de l’enquête pour rendre compte des types de processus à l’œuvre dans les moments de doute, d’hésitation et d’expérimentations qui ponctuent et alimentent le travail de création artistique permet ainsi de mettre en évidence la dimension sociale de cette démarche. En identifiant les différents types d’interactions réalisées avec les différentes personnes de son entourage présentes dans l’atelier, il est possible de préciser les différents rôles joués par autrui dans les moments de doute et d’investigation.

2.2 - Les différents rôles joués par autrui dans la conduite de l’enquête

39D’autres partenaires d’enquête concourent encore à l’avancée des questionnements, expérimentations, réflexions dont le rôle varie selon la situation et de degré de proximité ou de connivence [18] : la compagne (Zoé) ; les amis (Raymonde, Sammy, Julien) ; les collègues artistes (Michel, Cyril). Leur présence auprès de l’artiste n’est pas anodine. Par leurs interventions sollicitées, ces partenaires d’enquête contribuent au travail de l’artiste en suscitant de l’inattendu, en mettant l’activité en tension par les questionnements induits. À la fois soutiens et perturbateurs, ressources et interlocuteurs éclairés (aperçu n°4, ci-contre), certaines de leurs fonctions peuvent être repérées (tableau 2, ci-dessous).

figure im6

Tableau 2 : Rôles joués par autrui dans la démarche d’enquête de l’artiste-plasticien

Rôle joué par autruiNature du rôle occupé par autrui dans la démarche d’enquêtePropos de l’artiste issus de l’autoconfrontation
Autrui perturbateurAutrui est porteur d’inattendu, de propositions déconcertantes, nouvelles ou problématiques qui initient l’ouverture d’une activité d’enquête.« J’adore quand ça m’échappe ! /donc toutes les propositions sont bienvenues. / ça fait partie du travail il faut que ça m’échappe pour que ça soit vrai. /Ces choses qui viennent de l’extérieur, du hasard. /Je prends tout comme un élément potentiel du scénario que je suis en train de faire »
Autrui ressource affectiveLa relation d’intimité, ou de grande proximité, établie avec autrui en fait une source d’inspiration, de réconfort et d’encouragement en toute sécurité affective lorsqu’un problème ou une difficulté se présente.« Zoé, elle est toujours là, et puis elle a toujours soit raison, soit elle se trompe, mais c’est rare. Je vais toujours écouter Zoé en premier »
Autrui ressource artistique et techniqueLes connaissances détenues par autrui viennent faciliter ou encourager l’activité d’enquête et les hypothèses de travail expérimentées à cette occasion.« J’ai entièrement confiance en son œil [parlant du photographe] ! /si je le faisais sans lui ce serait niveau définition [aspect technique] ce serait deux fois moins bien/j’adore l’idée qu’il a eue… »
Autrui interlocuteur éclairéLes relations de proximité entretenues avec d’autres artistes ou fins connaisseurs du travail de création sont autant d’aides qui viennent éclairer et enrichir le processus de recherche et de questionnement.« Julien [ami], j’aime bien ses propositions, son point de vue, des fois c’est complètement à l’Ouest, mais des fois c’est très bien. Il connait vachement bien mon travail »

Tableau 2 : Rôles joués par autrui dans la démarche d’enquête de l’artiste-plasticien

40Différentes fonctions du partenaire d’enquête sont donc repérables (tableau 2, ci-dessus), non pas figées, mais évolutives selon les personnes, les moments, le type de relation que l’artiste établit avec ces tiers, certains pouvant cumuler plusieurs de ces fonctions partenariales, au fur et à mesure des avancées de l’œuvre, à la fois, dans certains cas, source de perturbation, de réconfort et d’apports de connaissances techniques. Contrairement aux idées reçues, la part d’autrui dans l’activité de création est donc déterminante dans la conduite des séquences d’enquête indispensables à production d’une œuvre, comme dans d’autres activités humaines. L’analyse de l’activité de création de cet artiste plasticien permet plus généralement de mettre en évidence le fait que : « L’environnement dans lequel les êtres humains vivent, agissent et enquêtent n’est pas simplement physique… il est aussi culturel. » (Dewey, 1938, p. 101). Les analyses produites à partir de l’exploration d’une séquence de l’activité d’un artiste, si elles ne prétendent pas rendre compte de la richesse et de la complexité du travail de création viennent en revanche étayer un principe universel selon lequel « les problèmes qui provoquent l’enquête ont pour origine les relations dans lesquelles les êtres humains se trouvent engagés » (ibid.). Un tel constat est aussi une perspective de recherche qui reste largement à explorer en variant les contextes d’étude ainsi que les types de matériaux recueillis.

Conclusion

41Conduite dans le domaine de la création artistique, selon une approche par l’analyse de l’activité, cette étude met en évidence les processus selon lesquels l’activité de recherche et d’expérimentation dans la situation se réalise avec la coopération d’autres personnes venant soutenir un tel processus. Cette matrice existentielle de l’enquête qu’est le culturel (Dewey, 1934) permet de comprendre que l’activité du sujet ne peut être approchée qu’en référence à l’environnement social dans lequel elle se déploie et des différentes formes d’échanges et d’interactions qu’elle suscite. Rendre ainsi compte de la part sociale [19] de l’activité de création artistique, à la fois constitutive et peu étudiée en tant que telle, relevant d’un processus d’enquête relève d’un résultat contre-intuitif, en rapprochant l’acte de création d’autres activités humaines par la mise en évidence de principes communs.

42Cette étude a par ailleurs permis de mettre en évidence l’intérêt d’étudier les interrelations entre environnement, objets et sujet (Albero et al., 2019), en particulier, sur ce terrain, par l’étude des interrelations entre interactions verbales, investissement du corps et visualisations. Si de nombreux cadres théoriques sont adaptés à de telles recherches, la voie qui consiste à explorer cette question au prisme de la philosophie de l’expérience de J. Dewey reste d’actualité. Il s’agit notamment de mobiliser cette approche théorique en insistant sur le fait que le rôle joué par autrui dans la situation ne relève pas toujours d’une aide ou d’un étayage à la conduite de l’enquête. Selon le contexte et les enjeux sociaux qui justifient la réalisation de la tâche, les phénomènes de compétition ou d’adversité peuvent prendre le pas sur les dynamiques constructives de coopération. Loin de soutenir l’enquête, l’autre joue alors un rôle d’inhibiteur de l’action. C’est pourquoi l’étude empirique est indispensable à l’élaboration de connaissances en Sciences de l’éducation et de la formation, conduisant à différencier pour mieux les articuler les processus d’enquête ordinaire et les protocoles d’enquête scientifique[20].

Bibliographie

  • Références bibliographiques

    • ◾ Albero, B., Guérin, J., Watteau, B. (2019). Comprendre la relation entre influences de l’environnement et activité : questionnements théoriques et enjeux praxéologiques. Savoirs, 49, 103-124.
    • ◾ Barbier, J.-M., Vitali, M.-L., & Dutoit, M. (2020). La création comme expérience. Paris : L’Harmattan.
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    • ◾ Thievenaz, J. (2017). De l’étonnement à l’apprentissage. Enquêter pour mieux comprendre. Louvain-la-Neuve : De Boeck.
    • ◾ Thievenaz, J. (2014). Repérer l’étonnement : une méthode d’analyse du travail en lien avec la formation. Éducation permanente, 200(3), 81-96.
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    • ◾ Thievenaz, J. (2011). Construction de l’expérience et transformation silencieuse des habitudes d’orientation de l’action. Le cas de l’activité dialogale du médecin du travail. Thèse de doctorat en Sciences de l’éducation et de la formation. CNAM-Paris.

Mots-clés éditeurs : expérience esthétique, processus de création, Enquête, analyse de l’activité

Mise en ligne 23/07/2021

https://doi.org/10.3917/ta.021.0093

Notes

  • [1]
    Dans cette contribution, le choix est fait de ne faire apparaître que la date de publication originale de l’ouvrage. Des informations de publication et de l’édition consultée sont fournies dans les références bibliographiques.
  • [2]
    Etudier les conditions de réalisation d’une activité de création rejoint une préoccupation partagée par les travaux conduits en analyse du travail car il s’agit de prendre pour objet d’étude l’activité du sujet et les transformations qui se réalisent à cette occasion. L’intelligibilité des activités humaines est alors soumise à l’exigence de l’étude empirique, quitte à ne rendre compte que d’une infime partie de la conduite de l’action.
  • [3]
    Voir : http://www.jonathandelachaux.com. Contrairement à l’usage scientifique, l’anonymat n’a pas été adopté avec l’accord de l’artiste car l’œuvre de J. Delachaux est publique et connue. Pour des raisons de copyright, les techniques personnelles ne sont pas exposées.
  • [4]
    Le terme création (dans sa dimension processuelle) est préféré à celui de créativité empreint de jugement social et de valorisation. Si dans le langage courant, les deux termes sont proches, il s’agit de les distinguer, dans une perspective de recherche, car renvoyant à des réalités différentes. Le terme créativité s’emploie en effet au sens habituel comme : « la capacité à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste » (Lubart et al., 2003, p.10). Il désigne alors une capacité ou la compétence de réalisation, laissant de côté les composantes du processus de création en lui-même. Le terme création renvoie quant à lui « au processus, au faire et à la dynamique de l’acte créateur – et non uniquement à la créativité, faculté qui implique plusieurs interactions complexes du processus cognitif et émotionnel » (Giacco, 2018, p. 16). La créativité est alors une dimension nécessaire à la création, ou à l’acte créateur, et non son synonyme. Recourir à une telle distinction permet non seulement de désigner avec davantage de précision l’espace du réel sur lequel est produite de la connaissance mais aussi de s’inscrire en filiation directe avec d’autres travaux conduits dans le domaine de la création et selon une approche par l’analyse de l’activité (Watteau, 2017).
  • [5]
    Voir, à ce propos, diverses publications antérieures : Thievenaz, 2011, 2013, 2014, 2017, 2019a, 2019b.
  • [6]
    Une telle étude repose sur le principe qui consiste à « procéder à l’exploration et l’approfondissement des propriétés d’une singularité accessible à l’observation (…) pour extraire une argumentation de portée plus générale, dont les conclusions pourront être réutilisées pour fonder d’autres intelligibilités » (Passeron & Revel, 2005, p. 10).
  • [7]
    Comme l’ont déjà montré d’autres travaux portant sur l’analyse du travail de l’artiste, l’atelier est un environnement qui « fournit des conditions de possibilité (matériau, outils, archives, etc.) et l’ensemble des problèmes techniques, options stylistiques, anticipation et mémorisation des éléments de l’œuvre à venir, qu’elle fait consister » (Donin & Theureau, 2008, p. 8).
  • [8]
    « La mémoire façonne les événements passés de trois manières complémentaires : la simplification (elle élimine), l’accentuation (elle promeut certains détails, ou les exagère – un bosquet devient une forêt), enfin la mise en cohérence (et l’on souligne la propension des sujets à fixer le sens de leurs souvenirs) » (Rastier, 1999, p. 192).
  • [9]
    Les conditions d’accord, de respect de l’image du sujet et de contrôle de cette image sont indispensables (Thievenaz, 2019), ainsi que la prise en compte des incidences possibles du moment vidéoscopique sur le sujet à court, moyen ou long terme (Linard & Prax, 1984 ; Guérin, 2019).
  • [10]
    Il s’agit notamment dans ce contexte d’éclairer deux dimensions de l’expérience : celle réalisée par l’artiste au moment de l’activité de création et celle effectuée par le public dans la rencontre de l’œuvre. Pour l’auteur, loin de constituer des espaces isolés, ces deux formes d’expérience entretiennent au contraire des rapports d’investissements réciproques : « En effet, pour percevoir, un spectateur doit créer sa propre expérience, qui, une fois crée, doit inclure des relations comparables à celles qui ont été éprouvées par l’auteur de l’œuvre. Celles-ci ne sont pas littéralement semblables. Mais avec la personne qui perçoit, comme l’artiste, il doit y avoir un agencement des éléments de l’ensemble, qui est dans sa forme générale mais pas dans les détails, identique au processus d’organisation expérimenté de manière consciente par le créateur de l’œuvre » (1934, p. 191-192).
  • [11]
    Pour une description détaillée des différentes composantes de l’activité d’enquête, le lecteur pourra se rapporter à d’autres publications antérieures (Thievenaz, 2011, 2013, 2014, 2017, 2019a, 2019b.).
  • [12]
    Ces soutiens qui facilitent l’activité du sujet sont nommés adjuvants dans le modèle de l’activité Hélices (Linard, 2001), prenant appui sur les travaux de Greimas (1966).
  • [13]
    Une telle référence à la théorie de l’expérience de J. Dewey ne consiste pas attribuer à une activité humaines les caractéristiques supposées de l’enquête (alors réifiée), mais d’interpréter cette activité selon les termes de la théorie de l’enquête. Cette précaution sémantique permet de ne pas tomber dans un réalisme naïf dans lequel les objets du réel existent effectivement tels qu’ils sont perçus, conçus, imaginés et formalisés par le sujet qui se propose de les étudier.
  • [14]
    « Le premier résultat de la mise en œuvre de l’enquête est que la situation est déclarée problématique » (ibid., p. 172).
  • [15]
    « Il faut donc d’abord rechercher les éléments constitutifs d’une situation donnée, qui, en tant qu’éléments constitutifs, sont stables. […] La détermination des conditions factuelles présentées par l’observation suggère une solution satisfaisante possible » (ibid., p. 173-174).
  • [16]
    (Cela consiste à) « déterminer si l’hypothèse doit être acceptée ou rejetée » (ibid., p.177).
  • [17]
    « On établit que les éléments du problème soumis à l’observation et le contenu idéel exprimé dans les idées sont en relation réciproque en tant que, respectivement, clarification du problème qui y est impliqué et proposition d’une solution possible » (ibid., p. 177-178).
  • [18]
    Lors d’une discussion informelle avec l’artiste, celui-ci exprime les différents rôles joués par ses proches dans son travail de création : « Zoé (sa compagne) elle est toujours là ! … Julien (un ami proche) il connait vachement bien mon travail…Michel (artiste et ami) c’était très bien d’avoir son point de vue… Cyril (un ami photographe) J’ai entièrement confiance en son œil/ Sammy (un figurant) c’est un de mes plus proches amis… »
  • [19]
    Ces analyses ne sont pas sans relations avec les travaux portant sur les dynamiques collectives dans les situations de travail, d’apprentissage et de formation (Guérin, 2011, 2014).
  • [20]
    Voir à ce sujet la contribution de B. Albero et S. Simonian dans ce même numéro.
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