Introduction
1L’exercice du travail social fait débat (Ion, 2005), il inscrit les professionnels de ce secteur dans des épreuves de professionnalités (Ravon, 2008) qui s’expliquent entre autres par le fait qu’il est traversé de paradoxes et est construit par eux (Autes, 1999). Il est difficile à saisir, orienté progressivement par des logiques d’action (Amblard, 2005) différenciées dont l’origine se trouve dans des phénomènes divers mais convergents : l’accumulation d’institutions et de professions diverses (Molina, 2015) et plus récemment de dispositifs (Ion, Ravon, 2005) et de partenariats qui sont autant d’institutions incertaines (Lyet, 2008) ; et la sédimentation au fil du temps de références et d’orientations plurielles, soit par l’arrivée de nouveaux acteurs porteurs de logiques exogènes, soit l’importation de nouvelles références dans le secteur d’action, comme le principe libéral qui remet en cause l’Etat social à partir des années 80, par exemple à l’occasion de la rénovation d’une loi ou de la mise en place de la nouvelle gestion publique (Bellot, Bresson, Jeté, 2013).
2Pour les intervenants, leurs responsables et les « usagers » de ce secteur d’action publique, cette complexité et l’incertitude que cela occasionne sont un défi quotidien dont j’ai pris conscience lors de mes divers travaux de recherche successifs conduits conjointement avec des représentants de ces acteurs. Ces travaux m’avaient en effet conduit à repérer que les différents acteurs développant une pratique en rapport avec les questions traitées par ces recherches se situaient dans des références multiples et parfois peu compatibles.
3Certaines de ces références étaient plus particulièrement portées par une partie des acteurs, d’autres par une autre partie. Mais il arrivait aussi très souvent que cette pluralité caractérise une même personne ou les membres d’une même équipe qui étaient de ce fait conduits à devoir faire avec des orientations hétérogènes, se référant alternativement à l’une ou l’autre ou produisant des délibérations intersubjectives pour combiner ces exigences et transiger entre les références en concurrence.
4Ce qui se passe dans les espaces d’action apparait comme une hybridation de différentes logiques. Le travail social se révèle ainsi pluriel, et les pratiques et les identités des acteurs qui le construisent, composites. Comprendre l’exercice des métiers de ce secteur professionnel passe donc, entre autres, par une identification des tensions entre les logiques d’action qui sont apparues dans les différentes époques de leur histoire ainsi que des épreuves que les travailleurs sociaux rencontrent et des délibérations auxquelles ils sont conduits pour transiger entre les différentes options en concurrence. Ces épreuves et ces délibérations consistent en un apprentissage permanent de la complexité de l’exercice de leur métier par les travailleurs sociaux et ce, d’autant plus que ceux-ci peuvent être associés à des recherches pour comprendre leurs « problèmes » (Dewey, 2010). Ces pratiques concourent alors, selon Richard Wittorski, à la professionnalisation de ces acteurs.
5Pour développer cette analyse, je mobiliserai différents travaux dans un tour non exhaustif de la littérature. Ceux-ci me permettront tout d’abord de fonder l’hypothèse de la pluralité du monde, tant au niveau des individus, des organisations que des professions. Ensuite, je vous proposerai de penser cette pluralité comme la juxtaposition de logiques d’actions hétérogènes héritées qui imposent aux acteurs sociaux l’obligation de transiger entre les orientations diverses qui s’offrent à eux. Cela me conduira alors à penser le travail social comme une pratique de l’hybridation et comme une profes- sionnalité subtile et singularisée où le doute se révèle comme une qualité professionnelle. Et, enfin, à proposer que se développent des dispositifs de compréhension qui soient portés conjointement par des chercheurs et des acteurs du travail, pour mettre au travail et en perspective les délibérations intersubjectives que ces derniers produisent pour construire une action hybride.
I. Le monde pluriel
6Une littérature abondante en sciences sociales aborde la question de la pluralité des logiques comme constitutives de la société contemporaine et des dynamiques des acteurs sociaux. Il ne saurait être question d’en faire le tour. En sociologie, différents courants et écoles pensent la société comme plurielle, comme non uniforme. Dès les fondateurs, le constat est posé d’une société dont l’unité est brisée (Weber, 1999). La sociologie formelle de Georg Simmel se développe par l’identification, pour la compréhension des objets qu’il travaillera, de ce que Maurice Blanc (1998) appelle des oppositions structurantes entre des logiques présentes dans le monde social.
A. Des individus pluriels
7La question de la pluralité et de la diversité des logiques ou des orientations au sein des interactions est reliée, chez plusieurs sociologues contemporains, à la question de l’individualisme. François de Singly (2003), à sa manière, construit la problématique des rapports entre l’individu et les collectifs où il interagit (le couple, la famille) sous l’angle de la conciliation entre diversité et singularité des individus, et lien social. Plus encore, dans un corpus théorique différent, Bernard Lahire (1998) montre que « l’homme pluriel » se construit par l’incorporation de prédispositions originaires d’espaces sociaux divers au sein desquels il s’est socialisé et qui font qu’il est moins homogène que ne pourrait le laisser penser la théorie de l’habitus chez Pierre Bourdieu.
8Dans un registre différent, François Dubet (1994), aborde la question de l’expérience de l’individu sous l’angle des rationalités ou des logiques d’action qui le construisent, en tension les unes avec les autres et qui font qu’il n’est jamais adéquat avec lui-même, à ses rôles et à ses intérêts. Il distingue trois logiques : la subjectivation, l’intégration et la stratégie, en lien avec les trois systèmes d’action différents repérables dans la société. Enfin, et sans prétendre à l’exhaustivité, Danilo Martucelli (2010) montre que la société se singularise dans chaque combinaison originale des épreuves sociales chez chaque individu.
9Dans cette lignée, la problématique de l’hybridation des activités humaines, ici du travail social, interroge les interventions des professionnels comme des construits singuliers qui se reconstruisent différemment avec chaque interaction avec un bénéficiaire et les singularités qui le caractérisent lui aussi, ce qui contribue à pluraliser les dynamiques institutionnelles.
B. Des institutions plurielles
10Les interventions professionnelles se développent dans des organisations, que celles-ci prennent la forme d’institutions (Bonny, Demailly, 2012) ou de dispositifs « partenariaux » (Ion, Ravon, 2005, Lyet, 2008). La question de la pluralité et de l’hybridation ne concerne donc pas seulement les interactions interindividuelles mais aussi les cadres organisationnels et institutionnels, par exemple les institutions publiques dont Yves Bonny montre « la pluralité des finalités, des principes et des logiques » (Bonny, 2012, p. 15).
11Le sociologue rennais parle de « logiques institutionnelles » à propos des « orientations plurielles et plus ou moins contradictoires qui caractérisent l’institution dans ses fondements mêmes ou à travers les couches sédimen- tées de son histoire. La pluralité peut se situer au niveau des missions dévolues à l’institution, des référentiels qui les explicitent, des modalités de mise en œuvre des finalités institutionnelles. Loin de se présenter comme des univers lisses et fonctionnels définis par des finalités, des cadres de référence et des modalités d’action clairs et univoques, les institutions publiques apparaissent dans une telle perspective comme des mondes sociaux complexes et contradictoires, marqués par des tensions fortes au cœur même de leur constitution » (Ibid., p. 15).
12Ce qui est vrai en interne dans les institutions l’est aussi dans les configurations interinstitutionnelles fréquentes dans le secteur du travail social. Que les « réseaux » ou les « partenariats » constituent le cadre de l’action des professionnels ou que ceux-ci doivent se coordonner avec d’autres intervenants ou institutions qui travaillent avec les mêmes usagers, il s’opère parfois des influences réciproques (ne serait-ce que, a minima, parce que les usagers « transportent » dans leurs rapports avec chaque professionnel des problématiques d’action qu’ils vivent avec d’autres intervenants), voire des constructions communes d’une action convergente.
13Gilles Monceau parle d’interférence pour nommer ces processus. Il montre dans une recherche intitulée Parentalité et citoyenneté que « les institutions Travail social et École ont des histoires distinctes, leurs professionnels sont formés séparément et visent des objectifs différents. Ces différences ne sont pas forcément contradictoires d’un point de vue global […] mais elles peuvent l’être dans la pratique quotidienne quand les uns s’appuient sur l’obligation (scolaire) et les autres sur la demande (du jeune) […]. Pourtant, les contradictions institutionnelles sont aussi porteuses d’un renouvellement de l’analyse que chacun fait de la situation et, en conséquence, de l’invention de modalités de travail moins surdéterminées par des logiques mécaniques ou des rapports de force. Les interférences entre institutions sont donc à la fois des perturbations résultant de leurs rencontres et ce que celles-ci génèrent de neuf (dans la compréhension des enjeux comme dans l’action). En faisant travailler ensemble des salariés et bénévoles impliqués dans des institutions différentes, les politiques, comme celle de la Parentalité, créent aussi bien les conditions de conflits à répétition que d’émergence de nouvelles modalités de travail » (Monceau, 2011, pp. 6-7).
C. Des professions plurielles
14Cette coexistence de logiques différentes, construite avec le temps et remise au travail dans chaque intervention singulière, explique aussi que les professions (le travail social n’étant pas une exception mais une actualisation dans un secteur particulier) ne soient aucunement homogènes. Claude Dubar et Pierre Tripier ont bien montré qu’il n’existe pas de professions séparées, qu’il se pose toujours des problèmes de frontières qui font qu’on ne sait jamais vraiment jusqu’où on appartient et à partir de quand on n’appartient plus : « Il n’y a pas [non plus] de profession “unifiée” mais des segments professionnels plus ou moins identifiables, plus ou moins organisés, plus ou moins concurrentiels ». De la même manière, « il n’y a pas de profession “établie” mais des processus de structuration et de déstructuration professionnelles dont les rythmes historiques, les formes culturelles et juridiques, les configurations politiques sont très variables ». Enfin, « il n’y a pas de profession “objective” mais des relations dynamiques entre des institutions ou organisations de formation, de gestion, de travail, et des trajectoires, cheminements et biographies individuels au sein desquels se construisent (et se détruisent) des identités professionnelles tout autant “sociales” que “personnelles” » (Dubar et Tripier, 1998, pp. 270 à 273).
15Chaque segment peut ainsi apparaître comme une sous-profession qui se caractérise par une hybridation singulière des logiques d’action plurielles plus ou moins en tension à l’œuvre dans l’espace professionnel, ou que les professionnels empruntent dans des professions frontalières, du fait des séparations poreuses et des recombinaisons de logiques lorsque des intervenants d’origines diverses collaborent autour des mêmes usagers.
II. La pluralité des logiques d’action
16Tout exercice professionnel, ici de celui du travail social, croise ainsi la problématique de la coexistence de différentes logiques ou orientations entre lesquelles les acteurs sociaux se situent. Celle-ci conduit à des configurations d’action singulières parce que procédant d’une hybridation originale et non reproductible de ces logiques et orientations préexistantes.
A. La problématique des logiques d’action
17Plusieurs courants traitent différemment de cette question. Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) comprennent les dynamiques collectives comme résultant, dans certains cas, de la coexistence de principes originaires de « cités » différentes qui produisent un pluralisme des logiques. Cela pose des problèmes de coordination et génère des controverses dont l’issue résulte de conventions qui s’appuient sur la construction de systèmes d’équivalence partagées.
18H. Amblard, P. Bernoux, G. Herreros et Y.-F. Livian s’intéressent eux aussi, dans les dernières éditions de leur livre collectif, à la pluralité des logiques d’action mais sous un angle différent. D’une certaine manière, ils tentent de penser la question de l’organisation à la manière dont F. Dubet pense l’expérience de l’individu, comme traversé par des rationalités et des enjeux de type différents : « lieu de rivalités et de relations de pouvoir, de productions de règles et de cultures, de systèmes d’équivalence » (Amblard et al., 2005, pp. 191-192), qui ont été jusqu’alors repérés par des écoles sociologiques différentes. Car « la connaissance de l’entreprise passe par la collaboration de théories rivales » (Ibid., p. 194).
19S’il s’agit bien pour eux de lester l’acteur de dimensions historiques et culturelles, ce qu’ils nomment ainsi logique d’action, c’est la logique particulière qui caractérise la singularité de chaque action, par la singularité des prises de positions des acteurs dans la situation d’action. Aussi, « retrouver la logique ou les logiques à l’œuvre, c’est prendre la piste sinueuse des choix opérés par l’acteur et rendre compte de ce qui les fonde. » (Ibid., p. 199).
20Ils se distinguent de la notion de logique d’acteur de Renaud Sainsaulieu car, « en situant les logiques chez l’acteur et non dans l’action, elle met l’accent sur une dimension assez statique. L’acteur semble préexister à l’action. Tel n’est pas mon point de vue : l’acteur n’existe pas en soi mais il est construit et défini comme tel par son action. C’est pourquoi il semble préférable de parler de logiques d’action, les logiques pouvant évoluer en fonction des actions envisagées et non être définies à partir des acteurs pris en eux- mêmes. » (Ibid., pp. 200-201)
21Se référant à Habermas, ils conçoivent la construction des logiques d’action entre coopération et conflit. La sociologie des logiques d’action qu’ils promeuvent a alors pour objectif de déterminer ce qui relève de l’une et de l’autre et de « reconnaitre la pluralité des instances dans lesquelles se construisent les logiques » (Ibid., p. 205) qui peuvent être stratégiques, identitaires, culturelles, sociales-historiques, groupales et pulsionnelles. Leur projet est donc de mettre à jour pour chaque situation ce que je vous propose d’appeler les ressorts de l’action.
22La théorie de la construction de l’expérience de F. Dubet et celle des logiques d’action de H. Amblard et al jouent un rôle important dans la reconnaissance théorique de l’hybridation de l’action. Elles montrent que l’action et l’acteur se (re)construisent dans les interactions, entre conflit et coopération, construction de soi et construction de dynamiques collectives.
23Y. Bonny reprend également à son compte l’expression de « logiques d’action ». (Bonny, 1992, p. 16) qui le conduit à identifier « des positionnements divergents à l’égard d’une finalité donnée et du public-cible de l’institution, que ce soit concurremment ou successivement » (Ibid., p. 16). Il propose de les considérer de deux manières : « soit comme un espace des possibles dans lequel circulent à des degrés divers l’ensemble des agents institutionnels, selon les contextes, les situations, les dynamiques interactionnelles » (Ibid., p. 16), « soit en termes de divergences, d’oppositions, de conflits et de rapports de domination entre catégories d’acteurs » (Ibid., p. 16). Yves Bonny évoque plusieurs manières d’aborder ces tensions. S’il reconnaît qu’elles peuvent être fécondes, il souligne que cette notion pointe « vers ce qui est susceptible de poser problème, ce à « vers ce qui est susceptible de poser problème, ce à quoi il faut faire face ou par rapport à quoi il faut trouver des réponses » (Ibid. p. 18). Ces logiques en tension constituent donc un enjeu et une épreuve, au risque de « la fragmentation, l’éclatement, l’incohérence, la contradiction trop flagrante et la perte de légitimité » (Ibid., p. 18). L’analyse peut alors porter, entre autres, sur « les formes de compromis élaborées entre orientations contradictoires » (Ibid. p. 19) et « sur la manière dont les acteurs s’y prennent effectivement dans le cours des actions et des interactions en situation, pour prendre en charge la pluralité constitutive de l’institution et faire avec les tensions qu’elle engendre » (Ibid., p. 19).
B. Transiger entre des options différentes
24Ce qui est en jeu dans les interactions coopératives-conflictuelles avec d’autres acteurs et dans les hybridations auxquelles ces interactions aboutissent, ce n’est pas seulement la manière dont les acteurs agissent, les « ressorts » qui les « meuvent » (par exemple, comme l’a montré Dubet, se construire identitairement, intégrer un collectif, promouvoir ses intérêts, etc.), ce sont aussi des questions de fond, des orientations à donner à l’intervention reposant sur des représentations des problèmes et des solutions, c’est-à-dire les fins qui font agir les acteurs.
25Or, la première partie de cet article a montré que les configurations d’action se caractérisent par la coexistence de plusieurs fins, héritées de l’histoire du secteur d’action. Si comme l’ont montré Amblard et al, l’acteur et l’action se coconstruisent dans le même mouvement, notamment en termes de ressorts d’action, mes recherches montrent qu’ils se coconstruisent aussi par des arbitrages entre des orientations d’actions diverses qui caractérisent la problématique de l’action, comme je le montrerai en fin d’article, en particulier à l’aide du schéma qui présente les logiques en tension dans le travail avec les parents en protection de l’enfance.
26Mais comment comprendre théoriquement ces orientations ? Il faut tout d’abord aller chercher au confluent de la sociologie et de la psychologie sociale le concept de représentations sociales. Car c’est bien de cela dont il s’agit, de représentations différentes des problèmes à traiter et de la manière de le faire, et de différences, de divergences, voire d’oppositions entre des représentations concurrentes dans un même secteur d’action.
27Mais qu’est-ce donc que ces représentations sociales ? Ce que nous fabriquons, nous dit Denise Jodelet (1989), afin de « savoir à quoi nous en tenir avec le monde qui nous entoure. Il faut bien s’y ajuster, s’y conduire, le mai- triser physiquement ou intellectuellement. […] Et, de même que, face à ce monde d’objets, de personnes, d’évènements ou d’idées, nous ne sommes pas (seulement) équipés d’automatismes, de même ne sommes-nous pas isolés dans un vide social : ce monde, nous le partageons avec les autres, nous nous appuyons sur eux – parfois dans la convergence, parfois dans le conflit – pour le comprendre, le gérer ou l’affronter. [Les représentations sociales] nous guident dans la façon de nommer er définir ensemble les différents aspects de notre réalité de tous les jours, dans la façon de les interpréter, statuer sur eux et, le cas échéant, prendre une position à leur égard et la défendre. » (p. 47)
28Les recherches des années 80 et 90 vont surtout s’intéresser aux « mécanismes » de construction et de développement des représentations sociales. Ce n’est pas sur ce point qu’elles m’intéressent ici mais sur le fait qu’un même phénomène social peut donner lieu à plusieurs représentations sociales, du fait d’acteurs sociaux différents en concurrence dans la définition du dit phénomène, de manière contemporaine ou à des moments différents de l’histoire du phénomène. Denise Jodelet prend l’exemple de l’émergence du SIDA et montre que deux représentations de la maladie coexistent dans les premières années, l’une morale et l’autre biologique, et qu’ « elles s’étayent sur des valeurs variables selon les groupes sociaux dont elles tirent leurs significations comme sur des savoirs antérieurs réactivés par une situation sociale particulière » et qu’« elles sont reliées à des systèmes de pensée plus large, idéologiques ou culturels, à un état des connaissances scientifiques, comme à la condition sociale ou à la sphère de l’expérience privée et affective des individus. » (p. 52)
29Ces approches en termes de représentations sociales me fournissent un éclairage sur ce que j’observe dans le cadre des recherches conjointes multi- référentielles (Lyet, 2016) que j’ai conduites avec les acteurs du travail social. Un espace social professionnel est structuré symboliquement par la coexistence, voire l’opposition, de dimensions symboliques diverses.
30Pour les théoriciens des représentations sociales, un groupe (ou un regroupement) se caractérise par une option privilégiée. Et ce point-là, par contre, ne correspond pas à ce que j’ai observé. En effet, les acteurs des questions mises au travail dans les RCM repèrent bien différentes dimensions ou orientations mais ils témoignent qu’ils trouvent plus ou moins de sens à chacune d’entre elles ; et qu’en fonction des configurations d’action, ils sont conduits à arbitrer provisoirement et localement, parfois seul, parfois interactivement, en faveur d’une ou de plusieurs des options possibles (dans des équilibres instables) dans l’espace de débat créé par la coexistence d’options diverses, choix qu’ils remettent en cause dans d’autres configurations d’action.
31Jean Remy (1998) appelle ce processus une transaction sociale. Ce concept vise à rendre compte du fait que les acteurs sociaux, lorsqu’ils agissent, sont conduits à transiger entre des options différentes et à construire ainsi un monde social provisoire, entre conflit et coopération.
32Il procède d’une relecture par le sociologue belge de l’œuvre de Georg Simmel et de la méthodologie implicite qu’il met en œuvre. Maurice Blanc, dans la conclusion du livre sur Les transactions aux frontières du social (1998), nous explique qu’« un des apports essentiels de Simmel est de considérer la vie sociale comme traversée et structurée par des couples de force opposées » (Blanc, 1998, p. 221), « des couples de tensions qui la maintiennent en mouvement et dont la combinaison est foncièrement imprévisible » (Ibid., p. 223), et, pour Jean Remy, « des tensions entre des exigences incontournables mais partiellement incompatibles » (Remy, 1998, p. 21). De ce fait, pour Jean Remy, « le mode de coexistence entre ces tensions est instable » (Ibid., p. 21) et « les agents sociaux sont dans des situations dont la structuration est ouverte sur plusieurs réactions » (Ibid. p. 21).
33Le concept de transaction sociale donne la possibilité de penser « le processus qui permet de trouver des accommodements sur ce qui n’est pas négociable et d’élaborer des compromis qui, sauf exception, ne débouchent pas sur un accord complet ou consensus mais qui permettent une coopération conflictuelle » (Blanc, 1998, p. 224). « Ainsi, la transaction est prise dans un mouvement de fond qu’elle contribue à transformer. La transaction sous-tend l’échange social. Elle devient une forme de sociabilité dont l’apprentissage est un aspect de la compétence sociale […] » (Remy, 1998, p. 21).
34Jean Remy illustre cette théorisation avec l’exemple des contrats de sécurité en Belgique dont les caractéristiques sont très semblables aux cas de figure que j’ai rencontrés dans les RCM. Ce dispositif oblige « à confronter deux exigences partiellement opposées : remédier au processus d’exclusion sociale et au sentiment d’insécurité » (Ibid. p. 22). « Les deux logiques – exclusion et insécurité – ont une origine différente et elles impliquent des modes d’intervention en partie divergents. Une des deux risque d’être prioritaire. Lorsque l’exclusion prime, les travailleurs sociaux ont tendance à promouvoir une évaluation autour des catégories du juste et de l’injuste. Cette évaluation se falsifie quelque peu si la sécurité prime et si la pacification devient l’intérêt dit « général ». L’utilité sociale découlant de la défense d’un bien collectif tel la sécurité peut souffrir quelques injustices. On peut ainsi supprimer la mendicité à certains endroits de passage fréquent, sans tenir compte des effets sur les personnes considérées. La protection collective peut aller jusqu’à souhaiter vivre dans des espaces socialement maitrisés même s’il en résulte un rejet d’autres catégories sociales. Les deux objectifs, justice concernant la personne et protection collective, ne se superposent que partiellement. Ils reposent sur deux définitions différentes de la victime. Le rapport de pouvoir s’exprimera dans la vie quotidienne à travers la priorité que l’on accordera à l’un ou à l’autre. […] Les chemins qui vont s’inventer sont multiples » (Ibid. p. 26).
35Dans de telles situations, les acteurs ne sont pas confrontés seulement à des conflits d’intérêt où il s’agirait de faire des concessions mais également à des conflits de valeurs liés à « l’émergence de légitimités nouvelles » (Ibid., p. 23). Or, « on ne négocie pas les valeurs par un jeu de concessions. Les conflits de valeurs peuvent aboutir à des luttes passionnées ou à des compromis pratiques résultant de la nécessité de trouver des modes de coexistence. Ceux-ci permettent un apprivoisement par exploration réciproque » (Ibid. p. 23).
36Ceci est vrai dans le cadre d’interactions collectives entre plusieurs acteurs porteurs d’orientations différentes. Mais les RCM que j’ai conduites montrent qu’un individu peut être conduit à transiger avec lui-même quand il est porteur de logiques divergentes, ce qui semble être le cas de figure assez habituels dans les (plus ou moins) nouvelles configurations hybrides du travail social. Les transactions inter ou intra-individuelles opèrent alors sous la forme de délibérations subjectives ou intersubjectives, d’« agency » (Giddens, 1987) qui amènent les acteurs à se déterminer en situation face aux enjeux pluriels qui se présentent à eux et à construire l’exercice du travail social comme une hybridation.
III. L’exercice du travail social, une pratique de l’hybridation
37Les processus transactionnels conduisant à hybrider les références, tels qu’ils sont théorisés par Jean Remy, semblent être devenus la normalité du travail social tant ce secteur d’action publique s’est construit historiquement par la juxtaposition de logiques qui sont apparues à des périodes différentes.
A. Le travail social, un espace d’action pluriréférencé
38Les acteurs sont ainsi placés au cœur de tensions, voire de paradoxes qui, comme l’a montré Michel Autès, « le construisent lui-même comme un mixte » (Autès, 1999, p. 278). Ingo Bode et Hannu Turba parlent même de « schizophrénie institutionnelle » (Bode et Turba, 2014) « Ce qui domine […], c’est la situation de carrefour, d’hésitation, de recouvrement de formes, de nouveaux partages en formation, ensemble d’évolutions qui n’exclut pas non plus le retour de formes déjà recouvertes, mais qui ne se sont jamais totalement absentes de la scène du présent » (Ibid., p. 280). Colette Bec montre, de son côté, comment l’assistance « cherche constamment à aboutir entre des intérêts et des exigences divergents, voire contradictoires » et est, de ce fait, « un compromis sans cesse renouvelé » (Bec, 1998, p. 189).
39Les logiques qui émergent récemment n’effacent pas les précédentes. Celles- ci continuent d’être portées par certains acteurs, entre autres les acteurs professionnels du travail social ou les centres de formation, qui résistent parfois en partie aux évolutions récentes tout en les habitant à leur manière. Dans le cadre de leur socialisation professionnelle, les travailleurs sociaux rencontrent les différentes logiques qu’ils portent plus ou moins.
40Aussi, les logiques se succèdent, coexistent, se cumulent ou se recouvrent et créent un espace d’action pluriréférencé. Celui-ci a pour effet que « les professionnels de l’intervention sociale […] éprouvent parfois durement les tensions liées à leur position d’intermédiaire du social. Le thème du malaise est prégnant au sein de ces univers professionnels, de même que le constat d’un rôle devenu plus complexe et plus flou, au gré des attentes et des besoins hétérogènes de leurs publics (clients, bénéficiaires, usagers, assujettis, ayant-droits, patients, élèves, allocataires, demandeurs, justiciables…), des redéfinitions réformatrices des finalités et des modalités de leurs missions, des « nouveaux paradigmes » (du travail en réseau, de la gestion des risques, de la contractualisation, de l’évaluation, de la bonne gouvernance, etc.) en vogue dans l’inter-champs de l’intervention sociale. » (Van Campenhoudt, Fransen, Cantelli, 2009, p. 48)
41Claude De Jonckheere parle ainsi, de l’intervention sociale comme d’un « objet chevelu », à la manière de Bruno Latour. « Elle est chevelue en raison de sa forme indéfinissable et de ce qu’elle est un composé d’éléments divers et multiples, comme des concepts, des croyances, des valeurs, des expériences, des normes et des prescriptions diverses. […] Dès lors, s’intéresser à l’intervention revient à s’intéresser aux forces sociales qui l’affectent. Nous ne pouvons prendre l’intervention comme objet de connaissance sans décrire l’ensemble des prescriptions, des idées qui l’enveloppent, mais aussi les interstices lézardant cet apparent monolithe, qui ont pour effet que le social ne détermine pas seulement l’intervention, mais laisse des espaces indéterminés dans lesquels des actions imprévues peuvent s’immiscer » (De Jonckheere, 2013, pp. 35-36).
B. Le renouvellement et l’autonomie des publics : un facteur qui concourt à l’hétérogénéisation des champs de pratique
42Une autre explication est à chercher du côté des publics. Pour Robert Castel, en effet, un des éléments qui explique ces mutations, c’est qu’avec la « crise » qui se déploie à partir des années 1970, « le facteur le plus décisif est l’arrivée, dans le champ du travail social, ou à sa périphérie, de nouveaux types de populations dont le profil diffère substantiellement de celui de la clientèle du travail social classique […]. Leur déficit d’intégration tient moins à une déficience qu’on pourrait rapporter à eux-mêmes qu’à un ensemble d’obstacles qui les empêche d’occuper une place reconnue dans notre société […]. Ils ne peuvent donc entrer dans la logique qui a constitué le travail social en professionnalité, ils ne se plient pas à cette “relation de service” qui met en présence un professionnel compétent et un individu souffrant d’un handicap ou d’une déficience caractérisée » (Castel, 2005, pp. 38-39). Cela amène Jacques Ion à s’interroger : « Comment penser en effet que les pratiques restent les mêmes quand leur contexte d’exercice se modifie et qu’apparaissent de nouvelles populations prises en charge ? Comment imaginer que la relation d’aide, cœur de la pratique, demeure inchangée quand l’horizon d’attente n’est plus le même, quand l’urgence vient faire loi, quand s’impose la logique du contrat et que, simultanément, la sortie des prises en charge par de multiples dispositifs, en nombre toujours croissant, devient de plus en plus incertaine pour les usagers » (Ion, 2005, p. 8).
43Différents travaux mettent en évidence dans les dernières années l’autonomie des bénéficiaires de l’action publique, et de l’action sociale en particulier. Ceux-ci ne se contentent pas de faire ce qu’on attend d’eux, ils sont capables à la fois de distances critiques et d’initiatives, comme le montre Nicolas Duvoux (2009). Les usagers peuvent ainsi argumenter sur les situations d’injustice et de discrimination qu’ils estiment subir. Et ils développent des capacités de « négociation car les individus disposent de marges de manœuvre pour négocier leur identité sociale. Les bénéficiaires de l’action sociale participent aussi, pour une part du moins, à la définition de leur statut social et à la constitution de leur identité personnelle, en acceptant et en refusant les contraintes de l’intervention des travailleurs sociaux […] » (p. 22) Qu’en est-il plus précisément de cet acteur autonome mais néanmoins « faible » ? Jean-Paul Payet et Denis Laforgues, dans l’introduction du livre qu’ils codirigent avec Frédérique Giulliani (2008), en proposant le concept d’« acteurs faibles », construisent « l’hypothèse que ces derniers disposent d’une autonomie qui ne se réduit pas à des formes de domination symbolique. Mettre à jour, par l’analyse, l’autonomie des acteurs faibles, c’est montrer que leur champ d’expériences et leur horizon d’attentes ne sont pas le simple produit d’une subordination à une hypothétique culture dominante » (Références, pp. 10-11). Mais cette autonomie n’est pas une autonomie en soi, détachée d’un ancrage social. Se référant à Descombes, « cette capacité à agir de soi-même est constituée par un arrière-plan de significations déjà instituées » (Ibid., p. 12) qui suppose que l’individu « soit déjà immergé dans une vie sociale réglée » (Ibid., p. 12). « Car c’est bien cette immersion qui fournit l’horizon de significations communes d’où vont émerger, d’une part, la distance critique de l’individu aux règles existantes, les voies de l’invention de la “nouvelle” règle et le rapport pratique de l’individu à cette dernière, d’autre part la compréhension par autrui de cette “nouvelle règle” et les raisons sensibles et pratiques qui vont conduire ce dernier à respecter (ou pas) cette règle » (Ibid., p. 12).
44Cette situation, combinée à l’injonction néolibérale faite à l’individu d’être un entrepreneur de lui-même (Boltanski et Chiapello, 1999) et à engager un « travail sur soi » (Vrancken et Maquet, 2006), conduisent à l’émergence de « nouvelles règles du social » (Astier, 2008) où, dans le secteur de l’insertion, le travailleur social n’est plus sommé de rééduquer dans des dynamiques de socialisation collectives mais d’ « activer », « reconnaître », « se rapprocher », « personnaliser », « accompagner » et « responsabiliser » (Astier, 2008).
C. Une professionnalité subtile et singularisée, entre hétéronomie et autonomie
45Les analyses de Bertrand Ravon apparaissent, d’une certaine manière, comme une synthèse de ses différentes approches. Pour lui, « la profession- nalité se définit dans une tension subtile entre les définitions hétéronomes de la profession, notamment celles relatives aux cadres règlementaires de l’activité, et les définitions autonomes qui relèvent d’un travail réflexif conduit par les acteurs eux-mêmes, à partir de la reprise des actions qu’ils mènent sur le terrain » (Ravon, 2008, p. 48).
46Mais la situation actuelle conduit, selon lui, à des formes d’aliénation de l’exercice professionnel liées entre autres aux prescriptions contradictoires que subissent les professionnels. Celles-ci tiennent aux « importantes transformations du secteur que l’on peut schématiquement rapporter aux processus de la décentralisation, la rationalisation et la division du travail social » (Ibid, p. 50). L’exercice du métier des travailleurs sociaux s’en trouve bouleversé : « extension de la vulnérabilité des usagers, difficulté à assurer l’accès (pourtant prioritaire) aux droits des usagers, diversification des publics, empilement des dispositifs, multiplication et complexification des procédures qui plus souvent dénuées de modes d’emploi, juxtaposition de règles de droits incompatibles, renforcement de la logique de gestion et de contrôle, cohabitation souvent tendue avec de nouveaux professionnels aux statuts très différents (qu’il s’agisse des intervenants aux emplois précaires ou des cadres gestionnaires non issus du travail social) » (Ibid., p. 50).
47Une autre manière de penser la diversification des pratiques du travail social est de les comprendre à la manière des sociologues de l’individu, comme liée à la singularisation de l’intervention pour répondre à la singularité des problématiques des individus. B. Ravon, à nouveau, nous montre qu’« avec cette individualisation de la question sociale, la (re)connaissance des problèmes singuliers s’impose comme le préalable de toute action publique. Autrement dit, les problèmes sociaux n’obéiraient plus seulement à des principes normatifs prédéfinis et sectorialisés, mais s’élaboreraient davantage “sur mesure”, dans une succession d’agencements locaux et singuliers, composés d’éléments hétérogènes, et où les pratiques d’intervention se trameraient dans l’intersubjectivité des rencontres entre les différents protagonistes. » (Ravon, 2008).
48Cette analyse rejoint celle de Bernadette Tillard sur l’intervention des techniciennes de l’intervention sociale et familiale, qui procède d’une adaptation de leur pratique à la situation singulière de chaque usager et de la création de « relations électives entre les professionnelles et les familles » (Tillard, 2010, p. 136) où « les TISF composent […] au cas par cas des manières d’entrer en relation et de maintenir une présence » (Ibid., p. 137). Cela la conduit à « examiner comment les tâches professionnelles effectuées par la TISF se conjuguent avec des relations interpersonnelles entre usagers et TISF. En prenant comme objet les échanges de biens de matériels et de services, nous envisageons l’intrication entre l’objectif de l’intervention entre professionnelles et familles » (Ibid. p. 132) Elle cite Florence Weber pour laquelle, "loin d’être naturellement étanches, ces mondes sont tissés les uns aux autres dans une trame du quotidien […] » (Ibid., p. 132).
D. Penser les espaces de doute des professionnels
49Selon les politiques, ces problématiques générales prennent une « coloration » particulière. Par exemple, une récente recherche action collaborative à laquelle j’ai participé avec deux chercheurs en didactique professionnelle et 15 travailleurs sociaux et cadres de la protection de l’enfance (Olry, Lyet et Mayeux, 2013) a amené ces derniers à comprendre qu’ils étaient soumis à une injonction paradoxale : à la logique de la méfiance vis-à-vis des adultes, potentiellement dangereux, qui entourent l’enfant, et qui fonde cette politique publique, s’est ajoutée dans les dernières années, en particulier avec la loi de mars 2007, une autre logique, celle de faire confiance aux parents, considérés, selon la logique libérale, comme coéducateurs de leurs enfants.
50Il a fallu engager avec ces professionnels une démarche d’analyse collective de tournage (en vidéo) de leur activité pour qu’ils découvrent qu’ils étaient tous dans cette situation, que le doute était le point commun de leurs interventions et qu’ils culpabilisaient de ne pouvoir répondre à cette injonction paradoxale. Nous avons pu alors ensemble montrer qu’ils développaient des stratégies de singularisation et de « bricolage » évolutif pour construire leur travail avec les familles.
51Ce travail de formalisation a amené à identifier la coexistence de plusieurs scènes symboliques différentes au sein d’une même interaction, qui se construisent autour de deux types d’enjeux spécifiques qui mobilisent les acteurs, d’une part, des enjeux de rappel de la loi et des enjeux d’aide et d’écoute : et, d’autre part, des enjeux de suppléance et des enjeux d’étayage.
52En croisant ces quatre enjeux, nous avons pu identifier quatre cas de figure et quatre scènes symboliques qui ont été exprimés dans le schéma page suivante.
53« La problématique du travail des professionnels avec les parents semble ainsi se situer entre ces quatre cas de figure. Plusieurs participants amènent des éléments de réflexion qui montrent qu’il n’y a pas d’antinomie entre les termes des alternatives en présence. Suppléer, ce peut-être un moment dans le processus d’accompagnement même si le professionnel n’est pas là pour ça et même si ce n’est pas absolument nécessaire. Cela permet de signifier aux parents qu’ils peuvent et ont le droit de ne pas savoir et que le travailleur social est là, à ce moment-là, pour les rassurer ou pour les décharger d’une difficulté nouvelle (par exemple un conflit avec l’enseignant qui conduit le professionnel à aller rencontrer ce dernier sans les parents). Il est alors important, pour les professionnels, de signifier également qu’ils gardent leur place de parents et qu’ils doivent prendre ensuite le relais » (Olry, Lyet et Mayeux, 2013, p. 38).
54Cette méthode de construction conjointe d’une compréhension des caractéristiques particulières de la pratique des travailleurs sociaux, qui peut être penser comme un bricolage, permet de montrer que ces derniers se révèlent ainsi, aptes « à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées : mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elle à l’obtention […] d’outils conçus et procurés à la mesure de son projet […] la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les “moyens du bord”, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions ou de destructions antérieures. L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet […] : il se définit seulement par son instrumentalité » (Lévi-Strauss, 2008, p. 577). Ces dynamiques produisent des cas de figure diversifiés car les arrangements (au double sens de compromis et configuration) auxquels aboutissent les acteurs composent différemment les options possibles.
Conclusion
55La société contemporaine est une société plurielle, comme le sont ces microsociétés que sont les institutions, où se déploient les exercices professionnels. Alors que la modernité semblait se caractériser par le passage d’un modèle à un autre, la diversification et la sédimentation des logiques à l’œuvre dans les dernières décennies et, peut-être, dans les derniers siècles, composent des configurations d’action qui « hésitent » et oscillent, au niveau global comme dans les champs de pratique, entre des options diverses. La société plurielle est de ce fait une société incertaine où la question n’est plus de savoir quel modèle on quitte et vers quel modèle on va, mais comment rendre possible et penser les bricolages et les hybridations itératives et singulières, entre hétéronomie et autonomie.
56Pour rendre compte de ces processus, la mobilisation des analyses réflexives des acteurs concernés est une ressource précieuse. Cela conduit à penser la construction de connaissances sur l’évolution du travail social dans des dispositifs conjoints chercheurs professionnels / acteurs concernés (Lyet, 2016), dans une perspective multiréférentielle (Ardoino, 1993). Ceux-ci permettent de répondre à l’enjeu identifié par Richard Wittorski (2007) qui revendique « des recherches permettant d’articuler plus étroitement la caractérisation du singulier avec celle des régularités à propos des réalités analysées. En effet, il nous semble que cette articulation générique et spécifique constitue aujourd’hui un réel enjeu scientifique. » (Wittorski, 2007). Ces dispositifs se présentent également comme des espaces qui permettent aux acteurs concernés de se développer professionnellement (Wittorski, Ibid.) en leur donnant la possibilité de situer leurs questionnements et leurs doutes dans l’espace social et symbolique où leur action se déploie.
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Mots-clés éditeurs : professionnalité, logiques d’action, transaction sociale, épreuve professionnelle, Travail social, hybridation, pluralité
Mise en ligne 31/03/2021
https://doi.org/10.3917/ta.019.0011