Couverture de TA_017

Article de revue

Présentation. Le formateur face à l’activité et son analyse. Enjeux, écueils et perspectives

Pages 7 à 16

Notes

  • [1]
    Au Québec, depuis 2001, la formation à l’enseignement est structurée autour d’un référentiel de compétences. Celui comprend 12 compétences réparties en quatre catégories dont l’une est identifiées en référence à l’acte d’enseigner.
« Aucun projet ne parvient à se soustraire aux altérations résultant de sa propre réalisation (Clot, 1995) ».

1Ce numéro de Travail et Apprentissage est le fruit d’un symposium qui s’est tenu à Montréal en octobre 2015 dans le cadre des quatorzièmes rencontres du réseau de Recherche en Éducation et Formation (REF). Celui-ci s’inscrivait dans le prolongement d’un autre symposium tenu lors des rencontres précédentes du réseau organisées à l’Université de Genève en 2013 dont les travaux ont tenté de baliser une entrée activité dans la conception d’environnements de formation (Lussi-Borer, Muller, Ria, Saussez et Vidal-Gomel, 2014). Au terme de ce dernier, il était apparu que la valorisation d’une telle entrée et la diffusion de modèles de formation orientés activité posaient le problème de la formation de formateurs désireux d’emprunter une telle voie en formation alors qu’ils ne sont pas initialement des chercheurs impliqués dans des démarches d’analyse du travail finalisées sur des questions d’éducation et de formation.

Retour sur le projet initial

2Partant du constat que progressivement les approches de l’activité gagnent en popularité dans le champ de la formation aux métiers de l’enseignement et plus largement dans celui de la formation aux métiers de la relation humaine, ce symposium avait donc pour ambition d’aborder la question de l’usage des instruments qu’elle produit par des pratiquants qui n’en sont pas les fabricants (de Certeau, 1990). Certes, la littérature regorge d’exemples où ces instruments sont convoqués en situation de recherche et de formation. Néanmoins, dans de nombreux cas, cette mobilisation relève de l’initiative de spécialistes de l’analyse ergonomique de l’activité. Ceux-ci se sont appropriés l’esprit d’un tel regard sur l’activité humaine et ont développé, au fil de leur activité, les capacités à utiliser ses moyens de manière appropriée et productive, que l’on pense à des observations de terrain, à l’analyse de la tâche, à la conduite d’entretiens de confrontation (simple, croisée ou collective) ou d’autres protocoles de verbalisation différées (narration d’incident critique, récits d’expérience, etc.), à la conduite d’instruction au sosie, etc. Dans quelle mesure ces usages, tout comme les logiques leur donnant forme ne sont-ils pas, tout à la fois opaques et transparents pour des non spécialistes ? Comment éviter lors de la migration de ces instruments dans de nouveaux milieux, le piège d’une simple projection d’une activité de recherche sur une activité de formation, sans penser les questions de didactisation de l’activité d’analyse du travail à des fins de formation des formateurs ?

3Le projet était bien initialement de traiter la question de l’instrumentation (Rabardel, 1995) de formateurs qui, bien qu’expérimentés dans le champ de la formation, débutent en analyse de l’activité : comment leur faire acquérir les capacités à mobiliser ces instruments de manière productive dans le cadre de formations initiales ou continues ? Mais il importait aussi conséquemment, de traiter la question de la façon dont ils mettent ces instruments à leur main, les instrumentalisent (Rabardel, 1995) et ce faisant, développent leurs capacités à les plier à leurs intentions de formation, au gré de leur braconnage sur les terres de l’analyse du travail et de l’analyse de l’activité. Il s’agissait, en quelques sortes, de problématiser l’usage en formation d’instruments et de ressources produits par l’analyse ergonomique de l’activité par des pratiquants qui n’en sont pas toujours les fabricants et qui ne sont parfois pas au fait de leurs processus de fabrication ou encore de l’enchevêtrement des normes d’usage de ceux-ci.

4Au fil de la lecture de ce numéro thématique, le lecteur s’apercevra que les différentes contributions ici rassemblées constituent en fait, un premier brouillon de ce projet. Celui-ci ne pouvait se soustraire aux altérations inhérentes à sa réalisation, comme le laisse entendre l’exergue à ce texte. Il exige de le remettre sur le métier, de continuer à s’y frotter et de gagner dans l’intelligence du problème au gré de sa résistance. Ainsi, plus modestement, ce numéro est consacré au travail de formateurs mobilisant les outils de l’analyse de l’activité en situation de formation. Il en questionne certains des enjeux pour le formateur et pour les formés et il identifie certains écueils à négocier par celui-ci lorsqu’il s’engage dans cette entreprise. À travers l’analyse de données de recherche et d’expérience de formation, de réflexions sur les processus d’apprentissage et de développement en jeux dans les situations de travail et/ou de son analyse ou plus largement encore, d’une réflexion sur les questions politiques et donc éthiques soulevées par ce qui fonde à la fois l’originalité et la visée émancipatoire des approches de l’activité humaine, il s’agit aussi ici d’esquisser quelques perspectives pour la recherche et pour l’action.

Des intentions du symposium à l’apport des contributions

5Certaines des contributions de ce numéro se structurent autour de la question suivante : qu’est-ce que le formateur fait lorsqu’il convoque en formation le travail auquel il forme et l’analyse ? Que ce soit à travers l’analyse de leur propre activité et de certaines de leurs matérialisations, Muller et Lussi-Borer ainsi que Holgado et Mayen tentent de rendre compte de leur point de vue d’acteur de cet agir du formateur confronté à la convocation de l’activité et de son analyse en situation de formation : les espoirs, les modalités concrètes, les effets, etc. Leblanc quant à lui donne à voir cet agir se structurant autour de macro préoccupations et s’incarnant dans des gestes de formation à travers la mire de données de recherche documentant le détail de l’activité de formateurs empruntant pour la première fois une entrée activité.

6La contribution de Muller et Lussi-Borer propose une analyse critique d’un dispositif de formation qui leur sert également d’observatoire des processus engendrés auprès des formés par l’analyse de l’activité d’enseignement (Lussi et Muller, 2014). Ils esquissent de cette façon une forme concrète que peut prendre le rapatriement de l’activité matérielle concrète en situation de formation à l’enseignement, sans occulter certains dilemmes du formateur au regard de ses interventions, par exemple la question du contraindre un peu plus le regard des formés vs laisser le temps aux différentes d’enquêtes de se mailler. En discutant les effets d’un ancrage à la fois dans une vision pragmatiste de l’apprentissage et du primat du sujet dans l’analyse de l’activité matérielle concrète, ces auteurs introduisent en creux tout à la fois la question des temporalités distinctes des activités diverses dans lesquelles un tel dispositif projette les formés : temps longs des enquêtes collectives par contraste au temps court de l’élucidation des couplages tâche-activité dans l’ici et maintenant de l’analyse et celle des niveaux d’analyse de l’activité ou de l’articulation entre différentes activités d’analyse de l’activité.

7La contribution d’Holgado et Mayen met en perspective les concepts centraux de la didactique professionnelle (situation, classe de situation, schème, concept pragmatique, etc.) au regard de leurs apports à la formation à l’analyse du travail dans laquelle ils engagent des enseignants de la formation professionnelle de différentes manières. Ici aussi le lecteur trouvera des pistes pour réfléchir à des modalités concrètes d’une entrée travail en formation conduisant souvent les personnes à redécouvrir leur métier. Néanmoins, cette redécouverte opère au regard de la construction d’un rapport didactique à l’observation et à l’analyse du travail. En effet, il est également possible de voir dans cette contribution une critique voilée de la façon dont sont traitées les intentions de formation dans certains des développements actuels de la didactique professionnelle. Il importe pour ces auteurs que celle-ci réinvestisse les visées de formation car sa fonction est de contribuer à l’acquisition de compétences critiques à la maîtrise de situations de travail. En rappelant que la formation constitue l’épine dorsale de la didactique professionnelle, ces auteurs défendent l’idée que ce sont bien alors les exigences didactiques qui donnent le ton à l’analyse du travail.

8La contribution de Leblanc relate une recherche conduite dans le cadre du développement d’un groupe de recherche, innovation, formation regroupant des formateurs désireux de réfléchir sur les orientations à donner et les usages possibles de l’analyse de l’activité en formation. En procédant à l’analyse de l’activité de deux formateurs mobilisant de telles ressources, il décrit les préoccupations qui habitent hic and nunc leurs gestes de formateur ainsi que certains des indices qu’ils prélèvent dans la situation pour ajuster leur intervention. Il propose une analyse stimulante de la situation du point de vue d’une écologie de l’attention inspirée de Citton (2014). Cela permet de mettre en visibilité des gestes au sens entendu par Bucheton (2015) qui concourent au déploiement d’une attention conjointe. Leblanc donne ainsi à voir le volume affectif de l’activité de visionnement dans laquelle s’engagent les formés et les gestes des formateurs propices à la construction d’un tel rapport émotif à l’activité. Cette contribution souligne combien, au-delà et en deçà de l’appropriation d’outils et de techniques d’analyse de l’activité, se nouent des défis et des enjeux au regard du développement d’attitudes qui s’inscrivent parfois en tension avec celles en jeu dans les postures plus classiques du formateur.

9D’autres contributions documentent le travail du formateur dans une logique d’analyse des besoins de formation (Hamel et Viau-Guay) ou d’une commande relative à la production de ressources pour la formation des formateurs (Mouton et Flandin). Celles-ci éclairent des questions en lien avec la prise en compte de l’inscription de la situation d’intervention dans un cadre institutionnel, organisationnel, historique et culturel et la façon dont celle-ci conduit à des tensions au regard, tantôt des visées descriptives d’une démarche d’analyse des conceptions des superviseurs concernant leur rôle et leur travail, lorsque les intervenants sont eux-mêmes sources d’une normativité pour les activités analysées, tantôt des orientations épistémologiques, théoriques et méthodologiques des intervenants, lorsque certains enjeux de la commande viennent parasiter la relation entre les intervenants et les personnes impliquées dans le projet d’intervention.

10Hamel et Viau-Guay présentent un premier moment d’une démarche visant à mieux comprendre le travail des superviseurs universitaires dans le cadre de la formation à l’enseignement primaire au Québec en prenant en compte une composante importante structurant ce travail, à savoir la triade stagiaire, enseignant associé et superviseur universitaire. Partant de l’idée que l’accompagnement offert par les superviseurs porte peu sur ce qui est conçu comme les composantes centrales du référentiel de compétences [1] structurant la formation à l’enseignement au Québec dont la compétence relative à la planification, les auteures s’intéressent plus particulièrement aux modèles d’intervention des superviseurs au regard de l’accompagnement et de l’évaluation de celle-ci. Il s’agit alors ici d’une entrée par la tâche et la recherche explore la façon dont celle-ci est déclarée être redéfinie par les superviseurs autour de la recherche d’un équilibre entre fonction d’accompagnement et fonction d’évaluation ainsi que de leur vision du processus de développement de cette compétence. Il y a toutefois lieu de s’interroger sur une telle entrée au regard du statut des intervenants : dans quelle mesure ne renforce-t-elle pas une vision normative du travail de supervision devant nécessairement s’inscrire dans ce cadre normatif ? Le statut des chercheurs et leur responsabilité sociale au regard du respect de l’utilisation du référentiel de compétences professionnelles et des différentes injonctions à faire qu’il renferme ne risque-t-il pas de mener à un écrasement du regard des acteurs sous une super prescription ?

11Mouton et Flandin relatent les difficultés vécues dans la mise en oeuvre d’une intervention visant le développement de ressources pour la formation de formateurs au sein d’un important groupe industriel français (EDF) en raison de contraintes introduites dans la commande. Il s’agit, somme toute, d’une situation assez ordinaire dans le travail de l’ergonome intervenant en entreprise. Sous cet angle d’ailleurs, il semble que le travail de déconstruction de ce qui fonde la demande initiale de l’entreprise n’a pas été réalisé. Sous l’idée du « on veut une innovation de type néopass@ction » qu’est-ce qui fait réellement problème du point de vue de l’interlocuteur privilégié ? Ce diagnostique est-il partagé par les salariés concernés ? Quelle lecture font ils de la situation ? En fait, le développement du prototype ne constitue-t-il pas un moment de l’intervention qu’il aurait été bon d’envisager comme un préalable à sa contractualisation ? Ces deux contributions invitent peut-être à réinvestir les démarches d’analyse de la commande et de la demande dans les projets de recherche/d’intervention et de conception de formation. En effet, ces démarches conduisent à un retour sur les objets mis en problème ainsi que sur un questionnement concernant les différents rôles (dans les cas ici concernés : chercheur et formateur, chercheur et responsable de la supervision de stage, intervenant et expert de la formation) et les relations sociales (et donc de pouvoir) dans lesquels se nouent le rapport au dévoilement de certains des ressorts de l’activité d’autrui. Nos implications et intentions comme formateur rendent-elles transparente à nos propres yeux la pertinence de procéder à de telles analyses ?

12Les contributions respectives de Thievenaz, Lousada et Saussez portent sur des questions d’apprentissage et de développement en lien avec l’activité laborieuse et/ou son analyse. Elles convergent vers un même phénomène : la prise de conscience dont elles cherchent à rendre compte des ressorts et/ou de la fonction. Si, les notions d’apprentissage et de développement désignent bien un des horizons de l’activité des formateurs, il n’est pas toujours évident de comprendre la mesure dans laquelle ces questions permettent de rendre compte de l’activité du formateur. Il s’agit plutôt ici de dégager des indices dans l’activité des personnes objet/sujet de la formation de moments particuliers où la situation engendre une activité intellectuelle particulière que les auteurs tentent de rendre intelligible.

13La contribution de Thievenaz donne subtilement à voir des moments où l’engagement d’une personne dans la construction d’un milieu d’action est éprouvé par un choc en retour de la situation engendrée. Celle-ci résiste à l’organisation que la personne tente d’instaurer et là surgit alors, cette impérieuse nécessité pour elle de s’engager dans ce que Thievenaz désigne, en référence à Dewey de parenthèse intellective. Avant-poste de moments de reconfiguration de l’expérience, l’étonnement marque l’amorce de la démarche d’enquête finalisée sur le rétablissement de la continuité du flux de l’expérience, l’adaptation active aux inattendus de la situation. Thievenaz suggère alors de concevoir ces moments de reconfigurations de l’expérience en cours d’action en termes de potentiels d’apprentissage situé : la structure conceptuelle de la situation mobilisée est tout à la fois prise en défaut et est ouverte, par le truchement de l’enquête, à un potentiel d’enrichissement. Un apport important de cette contribution réside dans la systématisation des indicateurs d’étonnement proposée. Lors du symposium, la discussion de celle-ci invitait à mobiliser ce concept pour circonscrire des moments, lors de diverses situations durant lesquelles la personne est engagée dans l’analyse de l’activité, où celle-ci est poussée ou portée par son engagement à explorer de façon consciente– Dewey la qualifierait sans doute d’activeles ressorts d’un nouveau rapport à l’activité. C’est bien cette potentialité d’exploration d’un rapport nouveau à l’expérience dans l’exemple de Barbara qui est exploité par la formatrice. Celle-ci la pousse à s’engager dans questionnement afin qu’elle se donne les moyens de réélaborer intellectuellement son expérience.

14La contribution de Lousada oscille entre deux objets et de cette façon entre deux orientations théoriques à l’égard de l’activité laborieuse. Le premier constituant dans cette contribution en quelque sorte un pré texte pour le second. En effet, Lousada discute tout d’abord des orientations d’un dispositif d’intervention recherche mis en œuvre pour seconder des enseignants débutants dans la prise en main du métier inspiré de la clinique de l’activité et plus spécifiquement de l’ergonomie de l’activité enseignante telle que définie au sein de l’équipe ERGAPE à Marseille. Elle affirme de cette façon, tout à la fois un ancrage de ce dispositif dans l’analyse de l’activité matérielle concrète ainsi que ses visées développementales. Dans un second temps, elle analyse différents énoncés produits au sein de ce dispositif dans le cadre d’entretiens d’auto confrontation et d’instructions au sosie. Toutefois, dans ce cas, elle adosse son analyse au cadre théorique de l’interactionnisme socio discursif ce qui la conduit alors à une réduction de l’activité matérielle concrète à un agir référent. Cela brouille un peu les pistes sur ce qui est entendu par développement par l’auteure.

15Néanmoins, cela ne doit pas occulter l’apport important de cette contribution à l’analyse de différentes voix maillées par les personnes dans la production de leur énoncé alors qu’elles cherchent à faire saisir le sens de leur activité à un autrui. De manière plus spécifique, Lousada propose un cadre d’analyse de formes de langage qu’elle définit en termes de voix du langage intérieur extériorisé et voix du langage intérieur reconstitué. L’identification de celles-ci permet de saisir ces fulgurances où la conscience se met au travail en redoublant l’expérience vécue pour le dire à la Vygotski (1994). Ces formes marquent l’émergence d’un problème car c’est bien dans la volonté de le dépasser que se manifeste la nécessité de penser (Vygotski, 1994). Au regard des présupposés de l’interactionnisme socio discursif, ces formes sont peut-être des signes précurseurs d’une transformation du rapport à l’agir référent durant la co-analyse de l’activité. Il y a là en tout cas une piste prometteuse pour conceptualiser la dynamique des rapports qui se nouent et se dénouent au fil de l’activité langagière au regard de l’expérience vécue lors d’une activité laborieuse qui en est l’objet.

16La contribution de Saussez questionne également les phénomènes de prises de conscience qui scandent les activités des personnes engagées dans la coanalyse de leur propre activité. Il le fait assez maladroitement en convoquant le concept de Zone de Développement le plus Proche (ZDP) proposé par VYgotski (2012 a, b, c, 1997). De manière plus particulière, il tente de problématiser l’hypothèse selon laquelle le fait d’associer une personne à l’analyse de sa propre activité serait une source de développement. Pour ce faire, il analyse de façon critique des données et les analyses qui leur sont attachées issues de deux programmes de recherche. Ceux-ci revendiquent pour une part un héritage vygotskien et associent étroitement des phénomènes en lien avec la prise de conscience avec le concept de développement. En mobilisant le concept de ZDP, il défend l’hypothèse qu’un programme fait coïncider le processus de développement avec celui d’apprentissage et que le second confond les deux processus.

17La contribution de Van Es et Santagata constitue à ce jour la première tentative d’articulation des deux lignes de recherche dont chacune est porteuse. Dès lors, elles proposent une riche synthèse de leurs travaux respectifs afin de mettre en lumière, au regard de l’idéal d’un enseignement au service de l’apprentissage des élèves (teaching for understanding), les potentialités de l’usage du visionnage de situations d’enseignement apprentissage en formation initiale et continue des enseignants. Celui-ci a pour fonction d’instrumenter et aiguiser le regard (noticing) des enseignants au regard de ce que leur activité éveille en termes d’apprentissage (ou d’empêchement à apprendre) chez les élèves et d’ajuster dans le feu de l’action leur intervention (responsive teaching). Nous sommes bien ici du côté d’une formation à la tâche. Néanmoins, Il importe de ne pas de diaboliser la prescription et de réfléchir aux moyens de former à la tâche, de développer les moyens (capacités et instruments) d’y faire face. En fait, n’était-ce pas Dewey (1947) qui invitait l’éducateur à être constamment en état d’alerte au regard de l’activité des élèves et à rester disponible au doute caractéristique des situations qui l’engagent dans une activité finalisée sur la construction de l’expérience d’autrui.

18La contribution de Poizat, Gaillard et Durand offre un cadre général à la réflexion amorcée au sein de ce numéro thématique. A première vue, elle invite à une transformation du regard sur les questions concernant l’Éducation tout au Long de la Vie (ELV) en proposant des points de repères anthropologiques et épistémologiques pour structurer ce champ et l’inscrire au regard du développement des humanités numériques dans une anthropologie technologique. Ce faisant, ce texte peut aussi se lire comme une critique des développements actuels des approches diverses de l’analyse de l’activité dans le champ de l’éducation. Celles-ci semblent perdre de vue leur héritage critique. Il importe par conséquent de faire preuve de vigilance afin que ces approches ne se fassent pas anesthésier par le fonctionnalisme dominant encore le monde de l’éducation et de la formation.

19Cette contribution constitue en fait, un véritable manifeste pour penser l’unité de l’éducation comme processus de fabrication de l’humain dans l’homme et l’histoire vivante du monde social. En convoquant le concept de Paideia (Jaeger, 1964), les auteurs revisitent l’idéal de l’homme éduqué au temps du capitalisme cognitif et du capitalisme du désastre. Ils exhortent les chercheurs à renouer, au nom de cet humanisme, avec les visées critiques et émancipatoires des approches théoriques diverses de l’activité humaine. En réaffirmant le potentiel révolutionnaire de ce projet de compréhension de l’homme agissant en situation, les auteurs revitalisent les enjeux éthiques et politiques intrinsèquement liés aux enjeux de connaissance. Cette contribution inscrit les acteurs de l’éducation et de la formation dans un monde de valeur. Ils ne peuvent donc pas échapper à un questionnement sur l’idéal (sur les normes en jeu dans le processus de fabrication de) de l’homme éduqué qui se niche au cœur de leur activité ; pas plus qu’ils ne peuvent se soustraire à la question de la portée des savoirs produits et/ou mobilisés en termes émancipatoires. Peut-être est-ce une piste pour questionner une métaphore traversant l’ensemble des contributions : la métaphore du regard, du changement de regard, du renouvellement du regard. Celle-ci ne relie-t-elle pas notre intime conviction, qu’emprunter une entrée activité implique une transformation en profondeur du rapport au monde et à soi-même, à ce vaste projet de résistance aux forces intellectuelles, politiques et économiques de dépouillement des hommes et des femmes de leur humanité ?

20Ce symposium invitait à documenter l’activité de formateurs lorsqu’ils se saisissent pour la première fois des outils et ressources produites par les approches de l’activité en formation. Il introduisait la question de la reconfiguration du travail du formateur en raison de la pénétration de tels outils dans leur milieu de vie et des prescriptions (qu’elles soient descendantes ou remontantes) enjoignant à prendre mieux en compte la réalité du travail en formation. Il s’est concentré et condensé dans des contributions au sein desquels l’activité laborieuse concrète est souvent inscrite en filigrane de l’analyse. Celles-ci campent plutôt certains des enjeux et des écueils d’une entrée activité en formation du point de vue du formateur confronté à la rétivité de l’activité laborieuse à laquelle il a le désir de former à travers son analyse en situation de formation.

Bibliographie

Indications bibliographiques

  • Bucheton, D. (2015). Les six postures d’accompagnement des formateurs. Texte non publié.
  • Citton, Y. (2014). Pour une écologie de l’attention. Paris : Seuil.
  • Clot, Y. (1995). Le travail sans l’homme. Paris : PUF.
  • De Certeau, M. (1983). Les arts de faire. Paris : Gallimard.
  • Dewey, J. (1947). Éducation et expérience. Paris : Bourrelier.
  • Jaeger, W. (1964). Paideia, la formation de l’homme grec. Paris : Gallimard.
  • Lussi Borer, V., & Muller, A. (2014). Exploiter le potentiel des processus de renormalisation en formation à l’enseignement. @ctivités, 11(2), 129-142.
  • Lussi-Borer, V., Muller, A., Ria, L., Saussez, F. et Vidal-Gomel, C. (2014). Introduction au dossier « Conception d’environnements de formation : une entrée par l’analyse de l’activité » », Activités [En ligne], 11-2 | Octobre 2014, mis en ligne le 15 octobre 2014, consulté le 02 mai 2017. URL : http://activites.revues.org/964
  • Rabardel, P. (1995). Les hommes et les technologies; approches cognitives des instruments contemporains. Paris : Colin.
  • Vygotski, L. (1994). Défectologie et déficience mentale. Neufchâtel : Delachaux et Nietslé.
  • Vygotski, L. (1997). Pensée et Langage. Paris : La dispute.
  • Vygotski, L. (2012a). Le problème de l’apprentissage et du développement intellectuel à l’âge scolaire. In F. Yvon, & Y. Zinchenko, (Eds). Vygotsky Une théorie du développement et de l’éducation (223-249). Moscou : Faculté de psychologie de l’université d’État de Moscou, Lomonossov.
  • Vygotski, L. (2012b). La dynamique du développement intellectuel de l’élève en lien avec l’enseignement. In F. Yvon, & Y. Zinchenko, (Eds). Vygotsky Une théorie du développement et de l’éducation (172-204). Moscou : Faculté de psychologie de l’université d’État de Moscou, Lomonossov.
  • Vygotski, L. (2012c). Analyse paidologique du processus pédagogique. In F. Yvon, & Y. Zinchenko, (Eds). Vygotsky Une théorie du développement et de l’éducation (141-171). Moscou : Faculté de psychologie de l’université d’État de Moscou, Lomonossov.
  • Vygotski, L. (2014). Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures (Traduction : Françoise Sève). Paris : La Dispute.

Notes

  • [1]
    Au Québec, depuis 2001, la formation à l’enseignement est structurée autour d’un référentiel de compétences. Celui comprend 12 compétences réparties en quatre catégories dont l’une est identifiées en référence à l’acte d’enseigner.
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