Notes
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[1]
Barr (1974, 1975), Barr et Dreeben (1977) et Wanlin (2007) cités par Wanlin (2009) aboutissent aussi à la conclusion que les enseignants opèrent des groupements d’élèves sur la base de leurs jugements ou d’impressions informelles, et non d’évaluations objectives ou de bilans cognitifs rigoureux.
-
[2]
Calderhead et Tillema (cités par Wanlin, 2009) ont eux-aussi montré que les enseignants étaient très sensibles à l’intensité de la participation des élèves, à leur engagement et à leur motivation, ce qui les a conduits à contester la pertinence du concept de steering group exclusivement centré sur les performances des élèves.
-
[3]
Les recherches portant sur la régulation de l’activité d’enseignement doivent tenir compte de toutes les échelles temporelles qui la déterminent : l’année, la période, la semaine, la journée et la séance.
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[4]
Mireille Brigaudiot (1998), dans une perspective voisine de la nôtre, indique que l’enseignant peut choisir de piloter ses séances didactiques en prenant comme point de repère les élèves « moyens-forts » ou les « moyens-faibles » : le choix des tâches et le mode de guidage s’en trouvent profondément affectés dans la mesure où le maître gère ensuite l’avancée du temps didactique en fonction des écarts entre les réussites escomptées et les réussites obtenues. C’est pourquoi elle recommande aux enseignants débutants de choisir un centre de gravité proche des élèves moyens-faibles.
Problématique
1Comment, au cours de chaque séance d’enseignement, les professeurs régulent-ils leurs actions en fonction de celles de leurs élèves ? Comment organisent-ils et contrôlent-ils le processus par lequel une leçon « avance » dans un cadre temporel préétabli ? Et quels rôles jouent, dans cette régulation, les informations qu’ils prélèvent sur l’activité des élèves ? Telles sont les questions auxquelles nous allons tenter de répondre en prenant appui sur deux études empiriques portant sur l’enseignement de la lecture et de l’écriture dans des classes de cours préparatoire (première année de l’enseignement élémentaire obligatoire en France).
2Notre contribution traite d’un sujet classique en psychologie ergonomique initié par les recherches de Faverge (1966) mais peu exploré dans le domaine du travail enseignant (Grangeat, 2010), celui de la régulation de l’action du professeur. Sur le plan théorique, nous considérons l’enseignement comme un cas particulier de « gestion d’un environnement dynamique » (Cellier et al., 1996 ; Robert et Rogalski, 2002) puisque les acquisitions des élèves dépendent de l’intervention de l’enseignant mais aussi d’éléments indépendants de celle-ci : familiaux, psychologiques et culturels. Dès lors, l’enseignant doit disposer « d’une représentation de la dynamique propre des acquisitions qu’il souhaite faciliter » et « d’une représentation des effets de son action » (Rogalski, 2000, p. 37). C’est pourquoi l’étude de la régulation de l’activité enseignante implique l’examen de trois ensembles de facteurs :
- la manière dont le professeur modifie sa représentation des processus d’enseignement et d’apprentissage au fil des séances didactiques (par exemple comment il définit de nouveaux objectifs en fonction de l’avancée d’une leçon) ;
- la prise en compte des éléments de diagnostic utiles au contrôle de son action en classe ;
- les modalités de contrôle (immédiats ou à longs délais de réponse) utilisées par le professeur.
4Dans le cadre de cet article, nous nous attacherons surtout au deuxième ensemble : le diagnostic en situation. Réalisé sous de fortes contraintes temporelles, celui-ci est basé sur des inférences car l’activité intellectuelle des élèves, invisible, ne peut être estimée qu’à partir d’indices. Nous étudierons la nature de ces indices et le statut du groupe-classe dans cette observation : l’enseignant considère-t-il la classe comme une unité, un ensemble de sous-groupes ou des individus différenciés ? Nous nous interrogerons aussi sur le rôle joué par l’anticipation et la planification des tâches proposées aux élèves dans l’élaboration du diagnostic.
Cadre théorique
La régulation en psychologie ergonomique
5Le travail enseignant a pour premier objectif l’acquisition de connaissances et de compétences. Son analyse ne peut donc éluder la question des contenus de savoir et des processus d’apprentissage des élèves. C’est ce que nous nous efforcerons de faire ici en combinant psychologie ergonomique et didactique à la suite des travaux de Robert et Rogalski en mathématiques (Robert, 2008) ou de Goigoux (2007, 2012) en Français. Pour comprendre comment un professeur ajuste son action à celle de ses élèves, nous emprunterons tout d’abord à la psychologie ergonomique ses modèles de la régulation de l’activité professionnelle (Amalberti & al., 1991 ; Leplat, 1997) basés sur deux fonctions principales : une de comparateur pour évaluer l’écart entre le comportement attendu et le comportement effectif, et une de régulateur pour réduire cet écart. Nous étudierons par conséquent la manière dont sont fixés les buts du professeur, comment sont caractérisés les écarts aux buts, comment sont produites les réponses régulatrices, quelles sont les informations prélevées dans la situation par l’enseignant et quelles sont les dimensions de l’activité des élèves qui sont visées par la régulation. Nous le ferons, comme Leplat, en référence à la théorie de l’activité de Léontiev (1972). Dans ce cadre, une activité se définit par son motif et l’action par son but conscient ; les opérations, quant à elles, sont les moyens de réalisation de l’action (c. Goigoux, 2002, pour un développement et des exemples en didactique de la lecture). Nous examinerons l’action de l’enseignant en tant que « processus soumis à la représentation du résultat qui doit être atteint, c’est-à-dire à un processus soumis à un but conscient. » (Léontiev, 1972, p. 113). Nous aurons donc besoin de cerner ce but, ce qui nous permettra d’analyser les principes de régulation destinés à réduire les écarts entre le fonctionnement réel de l’action et les buts poursuivis. Le modèle de la régulation de Leplat (2006) nous aidera à sérier les questions et nous incitera à étudier :
- la définition des buts, notamment la manière dont ceux-ci sont redéfinis par l’enseignant en fonction de la prescription, du contexte scolaire, des caractéristiques des élèves, de ses outils didactiques, de son expérience, de ses compétences, de ses valeurs, etc. ;
- la fonction de comparaison qui repose sur l’évaluation multicritériée du résultat de l’action en fonction des buts choisis : engagement des élèves dans la tâche, réussite, participation, intérêt, attention… ;
- la fonction de régulation qui permet de définir les actions à entreprendre pour réduire les écarts constatés (à l’aide de schèmes d’action plus ou moins routiniers) ;
- les boucles de contrôle, notamment les boucles de feed-back qui sont centrées sur le résultat visé et qui ne peuvent être réalisées que lorsque les écarts se sont produits (elles peuvent reposer sur des indices prélevés sur l’activité des élèves et être influencées par les caractéristiques de l’enseignant : ses exigences, sa fatigue, son impatience…) ;
- les cadres temporels de la régulation : les délais nécessaires au diagnostic, à l’élaboration d’une solution, à sa mise en œuvre et à ses effets, etc.
7Pour étudier les buts poursuivis par les professeurs, nous aurons recours à une typologie élaborée dans une recherche antérieure (Daguzon et Goigoux, 2012) et nous en distinguerons cinq dont nous chercherons à évaluer l’importance respective et les interactions :
- contrôler le groupe, affirmer son autorité, rester maître de la situation ;
- obtenir et maintenir durablement l’attention du plus grand nombre d’élèves, sur le même objet ou la même tâche ;
- obtenir et maintenir une participation active du plus grand nombre, solliciter l’activité de chaque élève, l’enrôler dans les tâches collectives ou individuelles ;
- faire réaliser et réussir chaque tâche (obtenir les réponses, les résultats ou les productions attendus) ;
- faire comprendre, faire apprendre (permettre aux élèves d’acquérir les compétences visées ; concevoir et réguler des situations qui favorisent leurs apprentissages).
La régulation en sciences de l’éducation
9La question de la régulation de l’activité d’enseignement connaît depuis quelques années un regain d’intérêt en sciences de l’éducation (Wanlin, 2009), notamment à la suite des travaux du chercheur allemand Rainer Bromme. Celui-ci s’est efforcé de montrer que les enseignants agissent en tenant compte d’un élève-collectif qu’il définit comme une entité mentale condensant l’information portant sur les élèves de la classe, même si tous ne pèsent pas le même poids dans son élaboration (Bromme, 1987, 2005). Sur le plan empirique, Bromme a mis en relation les décisions du professeur avec les caractéristiques de l’élèvecollectif lors de tâches portant sur des moments didactiques critiques. Il a ainsi mis en évidence que les décisions prises ne dépendaient pas d’élèves singuliers mais plutôt de groupes d’élèves ou de la classe entière. Autrement dit, que les maîtres traitaient « avec la classe », du moins avec une portion de celle-ci, et non avec chacun des individus.
10Les travaux de Bromme faisaient suite à ceux des Suédois Dahllöf et Lundgren qui avaient déjà montré que la régulation de l’action enseignante, par exemple celle de l’avancée du temps didactique, repose sur un sous-groupe d’élèves : le steering group (Dahllöf, 1971), une sorte de groupe pilote. Mais, contrairement à la construction abstraite de l’élève-collectif évoquée par Bromme, le sterring groupe serait composé d’élèves réels constituant un sous-ensemble du groupe classe.
11Les résultats d’autres recherches en sciences de l’éducation rapportés par Wanlin et Crahay (2011, 2012) confirment que, durant les temps d’interactions en classe, les enseignants négligent bon nombre d’informations sur les élèves pris individuellement pour leur préférer celles relatives à des collectifs. Cette capacité à réduire la complexité serait même l’une des caractéristiques de l’expertise professionnelle comme l’avaient déjà signalé les équipes de Berliner (1987) ou de Calderhead (1983) qui avaient relevé à ce sujet des différences notables entre expérimentés et débutants : les premiers accordent moins d’attention et donc moins d’importance aux informations émanant des individus pour se centrer sur celles qui proviennent du groupe classe, à la fois sur le plan des apprentissages et sur celui des comportements des élèves. Reste à savoir de quel groupe il s’agit, comment il est constitué et à quoi il sert.
L’hypothèse de l’archi-élève en didactique du français
12Dans le domaine spécifique de l’enseignement du français, Christophe Ronveaux et Bernard Schneuwly (2013), deux didacticiens genevois, ont repris la thèse de l’élève-collectif de Bromme. Ils ont rebaptisé « archi-élève » cet élève virtuel construit par le professeur pour conduire et réguler son action. Le préfixe archi est entendu au sens étymologique d’archein : « principe fondateur », « qui gouverne », ce qui revient à s’intéresser à l’orientation de l’action du professeur déjà évoquée par Dahllöf et Lundgren avec le verbe to steer (diriger, piloter, manœuvrer… cf. steering group). Dans la suite de cet article, poursuivant la réflexion de nos collègues suisses et par analogie avec le lecteur modèle de la sémiotique d’Eco, nous considèrerons l’archi-élève comme une cible virtuelle visée par l’enseignant. Pour Eco (1979) en effet, le lecteurmodèle est anticipé par l’auteur d’un texte, comme l’archi-élève le serait, selon nous, par le professeur qui prépare sa classe. Eco n’évoque pas un lecteur réel mais plutôt la représentation d’un lecteur attendu, capable de coopérer avec le texte, donnant métaphoriquement plutôt raison à Bromme qu’à Dahllöf et Lundgren. Dans la mesure où tout texte est lacunaire (« tissu de non-dits, d’interstices à remplir » écrit Eco), le lecteur doit disposer des connaissances nécessaires à sa compréhension pour suppléer aux blancs du texte. L’auteur, affirme Eco, doit donc « prévoir le lecteur » ; comme le professeur doit prévoir l’élève, ajoutons-nous. Autrement dit, concevoir sa séance de manière à ce que l’archi-élève dispose des connaissances et compétences nécessaires aux apprentissages visés. Lorsque les comportements des élèves s’avèrent différentes de ceux escomptés par le professeur, celui-ci peut réguler son action en mobilisant les fonctions de comparateur et de régulateur définies plus haut.
13En résumé, nous formulons l’hypothèse d’une régulation de l’activité d’enseignement fondée sur la comparaison entre l’activité réelle des élèves et celle, attendue, de l’archi-élève. Ce dernier, proche de l’élève-collectif de Bromme, serait une construction subjective de l’enseignant basée sur ce qu’il sait des compétences des élèves [1] et de leurs attitudes, notamment leur engagement dans les tâches scolaires.
14Nous allons éprouver la consistance de cette hypothèse à l’aide de deux études empiriques portant sur l’enseignement de la lecture au cours préparatoire. Nous chercherons à voir si l’archi-élève, considéré comme un outil psychologique de l’enseignant au sens vygotskien du terme, contribue effectivement à organiser l’attention que celui-ci porte à l’activité des élèves et, partant, influence sa régulation. Nous étudierons aussi comment chaque professeur le définit selon sa propre histoire personnelle et professionnelle, ses compétences, ses valeurs et sa « sensibilité pédagogique » (Crahay et al. 2010).
Des connaissances déjà disponibles
Le pilotage de l’activité par la tâche
15Dans le champ de l’étude du travail enseignant, nos recherches convergent avec celles de Jean-Jacques Maurice qui a décrit les savoir-faire implicites des enseignants du premier degré en français et en mathématiques, savoir-faire fondés sur des conceptualisations en actes forgées par des années d’expérience. Selon Maurice et son équipe, les maitres expérimentés sont capables de prévoir les performances des élèves en fonction des tâches qu’ils proposent, d’anticiper le temps nécessaire à leur réalisation et peuvent ainsi planifier le déroulement de leurs séances (Maurice, 1996-a, 2006). Ils savent évaluer le niveau de difficulté des tâches et la probabilité qu’un événement se produise, compétence qui réduit leurs incertitudes dans le déroulement de l’action. Les tâches sont donc des instruments de pilotage de l’activité d’enseignement, autrement dit des moyens de mise en œuvre des buts des professeurs. Elles ont une double visée : 1) pragmatique : elles permettent à l’enseignant de piloter la classe et de mettre les élèves en activité, ce qui rend possible leurs apprentissages ; 2) épistémique : une partie de l’activité des élèves étant observable, le professeur peut recueillir des informations sur leurs comportements et faire des inférences sur leur cognition et leurs affects pour réguler sa propre action.
16Les travaux empiriques de Maurice étayent aussi notre hypothèse touchant l’existence et le rôle de l’archi-élève, en particulier dans le domaine de l’enseignement initial de la lecture. Ainsi, dans sa thèse de doctorat réalisée sous la direction de Maurice, Audrey Murillo (2009) a compté le nombre de réponses justes apportées aux questions du professeur lors de séances de lecture collective d’un texte nouveau (séances dites de « découverte de texte ») au cours préparatoire. Elle a calculé un « taux de réponses justes » (TRJ) pour chacune des 35 séances qu’elle a observées tout au long de l’année de CP (à 7 reprises dans 5 classes de maîtres expérimentés). Les questions pouvaient porter sur l’identification des mots, leur décodage, la compréhension du texte, son interprétation… Pour déterminer si une réponse était correcte, Murillo s’est basée sur le niveau d’exigence de l’enseignant : la réponse était considérée comme juste si l’enseignant la validait explicitement ou implicitement (le plus souvent en passant à la question suivante). Ses données mettent en évidence que le TRJ varie en fonction de trois paramètres : 1) la difficulté de la tâche choisie (plus elle est facile, plus le TRJ augmente) ; 2) les modalités d’étayage mises en œuvre par l’enseignant (plus les élèves sont aidés, plus le TRJ est fort) ; 3) le choix des élèves interrogés ou écoutés (plus les élèves choisis sont performants, plus le TRJ est élevé). Elles attestent aussi d’une très grande stabilité inter et intra-classes (Murillo, 2012). Quels que soient l’enseignant et le moment de l’année, le TRJ se situe tout près d’une médiane égale à 57 %, dans un empan n’excédant pas 16 % de part et d’autre. En d’autres termes, l’enseignant obtient un taux de réponses justes stable en jouant sur la combinaison des trois paramètres : lorsque les tâches sont plus simples, il interroge les élèves les plus faibles, lorsqu’elles sont plus complexes, il étaye plus intensément ou choisit d’interroger les élèves forts, etc. Tout se passe comme si l’enseignant concevait une suite de tâches raisonnablement difficiles, à la bonne « distance de la performance attendue » (Maurice et Murillo, 2010), qu’il régulait ensuite en vue de maintenir une dynamique d’interactions propice aux apprentissages. Dans le cadre de la négociation didactique qu’il établit avec les élèves, il s’efforce de maintenir un niveau de réussite suffisant (environ 60 %) pour favoriser leur engagement dans les tâches ; comme s’il avait peur que les élèves s’ennuient s’ils obtenaient trop de réussites ou se découragent s’ils en obtenaient trop peu.
17Maurice et Murillo montrent que les enseignants savent anticiper et ajuster le niveau de difficulté des tâches qu’ils proposent. Murillo (2010) précise qu’ils n’apportent pas les mêmes types de médiation en fonction de la période de l’année, alors que les tâches deviennent de plus en plus complexes et que le niveau des élèves augmente. Ainsi, le choix des médiations compense l’accroissement du potentiel de la classe, de façon à parvenir à un équilibre inchangé dans les interactions lors des différentes séances. Murillo en conclut que « l’action des enseignants vise moins les apprentissages de chaque élève que le pilotage de la classe ».
La régulation de l’activité d’enseignement
18Pour nous, comme pour Maurice, planifier son enseignement c’est d’abord organiser une succession de tâches. Réguler son activité consiste par conséquent à prélever des informations sur l’activité des élèves afin d’ajuster ses anticipations et réduire les écarts entre tâches prévues et tâches réalisées. Apprendre à réguler est le fruit de l’expérience cumulée et théorisée : l’enseignant enrichit ses connaissances par rétrodiction sur ses estimations antérieures (Maurice, 1996-b). Il le fait de deux manières : en prélevant des informations relatives aux réussites et aux échecs des élèves dans chacune des tâches et en observant les procédures auxquelles ils ont recours (Maurice, 2007).
19La première, relative aux réussites attendues, est la plus fréquente chez les enseignants expérimentés car ceux-ci, dans les situations habituelles, sont capables d’anticiper les résultats des élèves, ce qui leur permet d’ajuster les tâches en conséquence (cf. supra, cadre théorique, but n°4). Pour réguler leur action, les professeurs procèdent à des prises d’information par échantillonnage : ils questionnent ou observent de manière sélective quelques élèves dont ils connaissent le « niveau » et en infèrent les performances des autres élèves de la classe. L’incertitude liée aux réussites ou aux échecs peut donc être corrigée en cours d’action. La rétrodiction consiste ici en une révision des appréciations antérieures à partir d’une information tirée d’un échantillon.
20La seconde est beaucoup moins fréquente : les enseignants analysent rarement à chaud les erreurs des élèves pour inférer les procédures sous-jacentes. Quand ils le font, c’est le plus souvent lorsque l’erreur était elle-même prévisible et qu’ils savent comment l’exploiter en donnant une explication complémentaire au terme d’une bifurcation didactique (Margolinas, 2002).
21La plupart du temps, la prise en compte des performances des élèves en termes de réussite et d’échec aux tâches suffit pour conduire la classe.
22Une troisième manière de réguler son action est fondée sur l’exigence que se donne l’enseignant d’obtenir la participation d’un grand nombre d’élèves. Elle consiste à observer leurs comportements et à s’appuyer sur les indices verbaux et non-verbaux (bruits, regards, postures, mouvements, etc.) pour évaluer leur degré d’attention, d’intérêt et d’enrôlement dans les tâches (buts n°2 et 3) [2].
23En résumé, notre étude de la régulation de l’action reposera sur l’analyse de trois sortes d’indices : 1) les indices comportementaux d’attention et d’engagement, 2) les indices de réussite et d’échec ou 3) les indices relatifs aux procédures mises en œuvre par ces élèves. En d’autres termes, pour répondre aux questions formulées en introduction, nous examinerons les buts que les professeurs poursuivent, leurs contraintes et leurs ressources, ainsi que les critères et les degrés de réussite qu’ils prennent en considération. Pour cela, nous étudierons les indices qu’ils traitent (parmi ceux qu’ils prennent) et leurs manières d’opérer le diagnostic qui leur permet de contrôler leurs actions. Nous chercherons aussi à élucider le rôle joué par l’anticipation et la planification des tâches dans l’élaboration de leur diagnostic, le statut des individus et celui du groupe-classe dans le diagnostic et les variables de commande de l’action didactique dont les maîtres disposent pour réguler leur activité d’enseignement.
Méthodologie
24Pour étudier comment les enseignants conçoivent et régulent leur action, nous avons choisi d’analyser leurs commentaires lorsqu’ils sont mis en présence de l’image de celle-ci. Nous avons donc recours à une méthodologie classique consistant à projeter l’enregistrement vidéo d’une séance et à solliciter l’enseignant pour qu’il reconstitue, en se voyant agir, les pensées qui furent les siennes dans l’action (stimulated recall ; Clarck et Peterson, 1986). L’originalité de notre travail tient à la conduite de l’entretien, cohérente avec la problématique de la régulation et avec son ancrage didactique : à la différence des études classiques, les entretiens sont structurés sur la base des changements de tâches identifiés par les chercheurs. À chaque transition, nous interrogeons l’enseignant sur les buts qu’il poursuit et sur les raisons qui le poussent à passer de l’une à l’autre.
25La première étape de la méthodologie consiste donc à filmer les séances, la seconde à les coder en les découpant en une suite de tâches assignées aux élèves, ce que nous appelons le synopsis de la séance. Chaque changement de but ou chaque changement de condition de réalisation d’un même but est considéré comme le signal du début d’une nouvelle tâche dont la durée est enregistrée. Le codage des tâches est réalisé à partir d’une typologie élaborée pour les besoins d’une autre recherche (Goigoux, Jarlégan et Piquée, 2015). La quatrième étape consiste à confronter l’enseignant à l’image de son action et à lui demander de la commenter au chercheur en expliquant ce qui, dans l’instant de la leçon, sous-tend son choix de passer d’une tâche à l’autre. Les entretiens sont enregistrés, retranscrits, les tâches sont codées et minutées. L’ensemble est ensuite analysé.
26Quatre enseignants ont été observés à trois reprises (trois semaines consécutives en décembre ou en janvier), ce qui nous a permis d’étudier douze séances de découverte de texte, c’est-à-dire de lecture collective d’un texte nouveau. Il s’agit de trois femmes et un homme que nous remercions vivement : P. (15 ans d’ancienneté dont 7 au CP) utilise le manuel Ribambelle (Hatier), S. (18 ans d’ancienneté dont 6 au CP), D. (25 ans d’ancienneté dont 11 au CP) et M. (30 ans d’ancienneté dont 19 au CP) utilisent A l’école des albums (Retz). Les séances de « découverte de texte » ont été choisies pour trois raisons : elles occupent une part horaire importante de l’enseignement de la lecture au cours préparatoire, elles convoquent toutes les dimensions de cet apprentissage et elles révèlent d’importants contrastes entre les pratiques des enseignants (Simon, 2007 ; Nonnon et Goigoux, 2007 ; Sensevy, 2009).
Synthèse des résultats
Sur quoi est fondée la régulation de l’action et comment les enseignants expliquent-ils leurs décisions ?
27Les douze entretiens réalisés font apparaître un critère principal, celui de la durée de la séance – et de chacune des tâches – ainsi que la nécessité « d’aller au bout » du déroulement prévu dans le temps imparti. Les quatre enseignants revendiquent une souplesse qui leur permet de s’adapter à des remarques enfantines imprévues mais tous expliquent le faire dans un cadre temporel dont ils s’écartent peu.
28Lorsqu’ils sont interrogés sur les raisons qui les poussent à passer d’une tâche à l’autre, les enseignants évoquent presque tous la gestion du temps (Riou, 2013). Celle-ci apparaît comme leur principale contrainte et leur principale ressource (il est le temps de l’étude, celui qui permet les apprentissages enfantins). La durée allouée à la séance est présentée comme le critère essentiel mais les maîtres font aussi référence à la durée de telle ou telle tâche qui ne doit pas être trop longue s’ils ne veulent pas perdre le fil de leur scénario et surtout s’ils ne veulent pas perdre l’attention d’une partie du groupe. « Il faut avancer pour arriver au bout » du texte choisi.
29Cette exigence est évidemment liée à la planification à plus long terme, hebdomadaire et périodique, effectuée par les enseignants sur la base de leurs manuels : ils planifient leur année en la découpant en cinq périodes auxquelles correspond l’étude d’un ou deux albums de littérature de jeunesse. Les maîtres s’écartent peu de leur plan de séance car ils considèrent qu’ils ont peu de marge à l’échelle de la semaine et de la période (« un album perd de son intérêt si son étude traine trop longtemps ») et qu’ils travaillent sous le regard exigeant des parents d’élèves qui sont pressés de mesurer les progrès de leurs enfants [3].
30Afin de « ne pas laisser retomber l’attention des élèves », les maîtres s’efforcent de proposer des tâches brèves (deux minutes trente secondes en moyenne ; rares sont celles qui dépassent cinq minutes, hormis les tâches écrites) pour conserver un rythme régulier et alerte, tout en prenant soin de laisser aux élèves le temps d’effectuer les tâches qui impliquent une activité individuelle autonome, par exemple une lecture silencieuse. Tous évoquent l’estimation à laquelle ils procèdent pour évaluer le temps nécessaire à la réalisation de ce type de tâches : ils parlent d’un temps moyen, celui qui semble suffisant au plus grand nombre d’élèves, jugeant que pour les élèves en difficulté rallonger ce travail solitaire ne serait pas pertinent.
31La parole des élèves a deux fonctions différentes et complémentaires : apporter publiquement les éléments qui font avancer le scénario didactique (résolution des problèmes posés par les tâches successives) et renseigner le maître sur la participation des élèves, leur engagement dans les tâches et leur degré de réussite.
32La gestion du temps didactique apparait comme le fondement de la régulation de l’activité du professeur qui anticipe le déroulement de chaque séance et de chacune des phases qui la composent (une phase pouvant inclure plusieurs tâches). Il faut que chaque tâche soit terminée, d’une manière ou d’une autre, pour pouvoir passer à la suivante. La plus grande partie de l’action des enseignants est par conséquent déterminée avant le début de chaque séance, lors de la planification du scénario didactique défini ici comme une succession de tâches devant se dérouler selon un agencement temporel préétabli.
33Nous avons pu constater que les enseignants modifiaient très peu le déroulement prévu de leurs séances ; c’est le signe, selon nous, qu’ils sont capables de proposer des tâches appropriées à leurs exigences de pilotage. Maurice et Murillo (2010) arrivent aux mêmes conclusions et affirment que ces tâches sont ajustées aux élèves dont la « distance à la performance attendue » est faible ou nulle, autrement dit aux élèves dont les compétences présentes sont proches de celles qui sont requises pour réussir la tâche. Les deux chercheurs montrent aussi que ce sont ces élèves qui en retirent le plus de bénéfices. Notre hypothèse est que l’écart entre les compétences disponibles et les compétences requises est variable selon la cible que l’enseignant vise, autrement dit, selon le niveau de performance de l’archi-élève que l’enseignant choisit. Ce choix détermine la planification des tâches qui à son tour lui permet de contrôler l’activité du groupe-classe.
Quels sont les principaux buts que se donnent les enseignants ?
34Comme nous venons de le voir, les buts sont formulés sous forme de tâches à effectuer et pas d’apprentissages à réaliser. Aucun enseignant ne pilote sa séance en vérifiant que les élèves effectuent bien les apprentissages prévus puisque ceux-ci ne sont pas immédiatement perceptibles. En revanche, les maîtres interrogés s’assurent que les tâches sont collectivement réussies (cf. supra, but n°4). Ils ne sont pas inquiets à ce sujet car ils savent que certains élèves, déjà très avancés dans l’apprentissage de la lecture, seront capables d’identifier tous les mots et de comprendre tout le texte. Ils savent qu’ils pourront s’appuyer sur eux lorsqu’ils le décideront pour apporter des éléments permettant au groupe d’avancer dans la réalisation de la tâche. Ils expliquent que leur principale difficulté est de doser habilement la contribution de chacun des élèves à l’avancée collective et de ne pas choisir des tâches trop difficiles dont la résolution ne reposerait que sur un trop petit nombre d’élèves. Pour eux, le plus important est que le groupe-classe, présenté comme une entité, résolve le problème qui lui est soumis : comprendre le texte du jour. Quels que soient les moyens employés, quelle que soit la contribution individuelle de tel ou tel élève, l’important est de conduire le groupe sans qu’il se disloque d’un état initial d’ignorance collective (le contenu du texte à découvrir) à un état final de compréhension de ce texte. Dans la mesure où les séances de découverte de textes sont constituées de tâches à correction immédiate ou légèrement différée, la fonction des feedback évaluatifs est moins de valider des connaissances que de gérer la négociation didactique. En d’autres termes, ils permettent aux enseignants d’indiquer leurs attentes et leurs exigences ainsi que de réguler l’avancée dans les tâches, rarement de réguler les apprentissages. Les maîtres ne sous-estiment pas pour autant les enjeux d’apprentissage, ils considèrent seulement que la réussite collective des tâches est la condition des apprentissages individuels (le but n°4 « Faire réaliser et réussir » apparait comme la condition du but n° 5 « Faire comprendre, faire apprendre »). Cette condition est jugée nécessaire même s’ils conviennent qu’elle n’est pas suffisante.
Quels indices prennent-ils dans la situation ?
35Les premiers indices énoncés sont ceux qui ont trait aux manifestations d’intérêt ou de désintérêt, aux signes d’attention ou d’inattention, à la qualité de la participation du plus grand nombre (cf. supra, buts n° 2 et 3). Les enseignants utilisent de multiples formules pour expliquer comment ils s’assurent qu’une majorité d’élèves « suit » une leçon qui « avance ». Lorsque le tempo ralentit au bénéfice des plus faibles, les maîtres s’arrangent pour mobiliser les plus forts afin d’éviter ennui, distraction ou désintérêt. Ils les sollicitent par exemple pour apporter des aides au groupe sans « souffler » la réponse exacte. Ils créent ainsi une motivation en mettant ces élèves au défi d’aider sans en dire trop ou trop peu (donner la solution tuerait le problème et briserait la dynamique de recherche initiée par l’enseignant). Lorsque le tempo s’accélère, sous l’influence des plus habiles ou des contraintes temporelles, les enseignants s’efforcent de réintégrer les plus faibles dans l’échange en les sollicitant nominativement, en organisant des temps de synthèse ou en initiant une nouvelle tâche à la portée de tous.
36Le deuxième ensemble d’indices, ici presque à égalité en nombre d’occurrences avec le premier, est composé des réussites ou des échecs constatés par le professeur en réponse aux tâches proposées (but n° 4). Notre travail n’a pas la finesse de celui de Maurice et Murillo qui ont calculé ces taux de réussites. Nous pouvons seulement affirmer que les maîtres évoquent le déroulement de la séance en commentant assez peu les réussites des élèves : quasi transparentes, elles sont accompagnées d’un simple : « ça va, on continue ». Ils sont en revanche plus enclins à commenter les erreurs jugées « normales » au sens de prévisibles et de révélatrices d’un apprentissage en cours : le vocabulaire était difficile, le texte complexe ou le déchiffrage encore impossible en raison de la planification de l’étude du code (« ils bloquent mais c’est normal, on ne l’avait pas encore étudié »). Ils s’attardent enfin sur les « surprises » qui tiennent moins à la nature d’une réponse (même si parfois les interprétations des récits proposées par les élèves les amusent) qu’à l’identité de son auteur (« je ne pensais pas que Tom serait capable de ça », « ça m’étonne de voir que Madeleine n’a pas compris »). Un troisième ensemble d’indices reposant sur l’analyse des erreurs des élèves regroupe une infime minorité de cas. Le maître signale une erreur imprévue qui, la plupart du temps, est le signe d’une difficulté insoupçonnée, plus grave que prévue. Il prend alors appui sur la procédure fautive pour rendre plus explicite une procédure convoquée implicitement ou pour modifier la tâche en cours. La plupart du temps cependant, les erreurs sont simplement traitées comme des échecs qui ne modifient pas la stratégie d’enseignement préalablement planifiée. L’enseignant les élude et déclare qu’un détour aurait été inutile ou trop long.
Sur quel public sont prélevés ces indices et quels sont les moyens de régulation utilisés ?
37Deux entités psychologiques apparaissent dans le discours des enseignants : la classe et quelques élèves singuliers (de 3 à 8 noms d’élèves sont mentionnés dans chacun des 12 entretiens).
38La classe est présentée comme une unité désignée à la troisième personne du singulier (« cette classe est vivante », « elle est endormie », « bavarde »…) ou du pluriel, ce qui renvoie à un groupe indifférencié (« ils ne sont pas attentifs », « ils sentent la neige », « ils m’agacent »…). Elle est décrite comme un organisme vivant dont l’enseignant surveille l’évolution, conduit la trajectoire et guide l’action. L’entité « classe » est donc presque toujours évoquée en référence au premier ensemble d’indices comportementaux : l’enseignant ne veut pas que la classe s’ennuie, se dissipe, se démobilise, s’éparpille, etc. On comprend mieux dès lors le sens de la formule chère aux enseignants de l’école élémentaire : « faire classe ».
39Les élèves singuliers, quant à eux, sont désignés par leurs prénoms, le plus souvent en référence aux indices du second ensemble (réussites/échecs) ou, plus rarement, à ceux du troisième ensemble (analyse des procédures). Dans la plupart des cas, leurs caractéristiques sont évoquées pour justifier une modification de la planification des tâches (nature ou durée) en référence à la fréquence ou à la gravité d’une difficulté ou d’une erreur constatée. En d’autres termes, c’est l’écart entre le prévu et le réalisé qui attire l’attention du professeur sur les élèves singuliers et qui appelle une régulation. À ce titre, leur repérage révèle en creux la présence de l’archi-élève, sujet virtuel qui, par définition, ne peut être nommé mais qui a présidé à la planification.
40Ce résultat va dans le sens des travaux de la psychologie ergonomique ayant établi que les informations prélevées par les professionnels au travail sont sélectives : tout ne peut pas et ne doit pas être l’objet d’une prise d’information. Les professeurs ne prennent en compte que les dimensions utiles pour accomplir leur propre tâche. Dans l’enseignement comme dans d’autres secteurs professionnels, les représentations fonctionnelles construites (Leplat, 1997) sont déformantes parce qu’elles grossissent les parties les plus importantes pour le diagnostic : elles sont plus caractérisées par leur pertinence que par leur véracité (Weil-Fassina et al., 1993). Peu importe, par exemple, que les élèves aient véritablement le temps d’une lecture silencieuse autonome (le chercheur-observateur peut aisément constater qu’il n’en est rien), l’essentiel pour le maître est de conserver la maîtrise du temps et, à travers elle, celle de l’attention des élèves.
41Si l’on dresse l’inventaire des décisions de régulation commentées par les quatre enseignants, on constate que les indices prélevés les conduisent à choisir de ralentir ou d’accélérer, de procéder à une synthèse intermédiaire ou à une explicitation de procédure, de supprimer des tâches ou d’en ajouter (très rarement), de suivre le fil prévu ou de bifurquer (assez rarement), d’aider les élèves ou de demander à leurs camarades de coopérer, de mobiliser une mémoire didactique collective ou une réflexion personnelle, d’interroger les élèves forts pour avancer plus vite ou les élèves faibles pour conforter les bases de l’apprentissage, etc. Au fil des entretiens, les enseignants remarquent qu’ils décident « à chaud » (et souvent sans en avoir une conscience) si les erreurs ou difficultés constatées doivent être traitées ou négligées, si elles doivent être abordées immédiatement ou être différées, si elles doivent être traitées en public ou au sein d’un groupe réduit d’élèves, voire en tête-à-tête. L’entretien qui permet de repousser les frontières de l’explicitable devient alors, pour les maîtres, un excellent moyen de prise de distance et de théorisation de leurs pratiques. L’expérience réussie et théorisée n’est-elle pas le fondement de l’expertise professionnelle ?
Conclusion
42La prise en compte des comportements et des performances des élèves semble suffire pour conduire la classe, avec une réduction progressive de l’incertitude au fil de la séance. Ceci est d’autant plus vrai que, dans la plupart des cas, les anticipations des maîtres expérimentés s’avèrent exactes. Ils savent par avance ce que les élèves parviendront à réaliser et ils dosent les difficultés de manière à ce que ces derniers restent engagés dans l’activité. Si leurs prévisions sont erronées, si certains élèves rencontrent des difficultés inattendues, ils réajustent « à chaud », au fil de la séance, souvent en apportant des explications complémentaires. Mais parfois (très rarement chez nos quatre professeurs expérimentés), l’incertitude ne peut être réduite en cours d’action : le maître, déstabilisé, ne révise pas son scénario et abandonne ou ignore, plus ou moins consciemment, les élèves qui décrochent. Notre conclusion rejoint donc celle de Maurice (2007) : le professeur voit ses élèves à travers le prisme des tâches scolaires étalonnées selon des critères de « juste difficulté ». Le bon fonctionnement de sa classe dépend avant tout de sa capacité à concevoir et à agencer des tâches ajustées. C’est pourquoi il n’a pas véritablement besoin de connaître l’activité cognitive déployée par les élèves dans les tâches scolaires : l’observation des réussites et des échecs lui suffit pour réguler sa propre action. En d’autres termes, ses apprentissages professionnels présentent les caractéristiques d’apprentissages qualifiés d’implicites : ils sont basés sur la prédiction des performances des élèves dans des tâches fréquemment réitérées et progressivement réajustées pour réduire les écarts entre prévu et réalisé.
43Au terme de cette étude, l’archi-élève apparaît bien comme un élève idéel, une construction mentale réalisée par le professeur pour planifier et réguler son action, et qui n’existe pas indépendamment de cette action. Cette construction repose sur trois éléments : un état initial, une transformation et un état final. En d’autres termes, 1) ce que le professeur sait ou croit à propos de ses élèves (leurs connaissances, leurs intérêts, leurs buts, etc.), 2) le chemin qu’il souhaiterait leur voir emprunter, 3) ce qu’il voudrait qu’ils sachent ou sachent faire à l’issue de son enseignement.
44Cette construction abstraite et ternaire n’est pas directement observable : son contenu ne peut être qu’inféré par le chercheur à partir de l’observation de l’action de l’enseignant, des traces de cette action et des commentaires à leur propos, pour un enjeu didactique particulier, dans un contexte donné. Lorsque le comportement des élèves réels s’écarte de celui qui était prévu, celui de l’archi-élève, il devient saillant aux yeux du professeur qui décide d’infléchir ou non son projet d’action. C’est pourquoi l’une des fonctions paradoxales de l’invisible archi-élève pourrait être de rendre visibles des élèves réels, sujets psychologiques et acteurs sociaux.
45Une autre de ses vertus, pour le chercheur, serait de rendre possible l’étude des mécanismes différenciateurs qui favorisent la production des inégalités sociales, par exemple en examinant si les élèves qui profitent le plus de l’enseignement dispensé sont ceux qui sont les plus proches de l’archi-élève du professeur. Ni trop savants, ni trop en difficulté, ils seraient ceux dont la trajectoire intellectuelle serait la plus en phase avec la succession des tâches planifiées en fonction de la cible construite. Si tel était le cas, on comprendrait mieux comment la construction de l’archi-élève pourrait influencer le caractère plus ou moins démocratisant d’une pratique enseignante. Et comment sa redéfinition volontariste, au plus près des besoins des élèves les plus fragiles, pourrait jouer un rôle compensatoire des inégalités d’apprentissage. Une dernière vertu, pour le formateur d’enseignants, serait d’aider les professeurs novices, dont on connaît les difficultés à tenir compte de l’activité de leurs élèves (Serres, Ria & Adé, 2004), à rendre explicite les caractéristiques de l’archi-élève qu’ils construisent sans en avoir conscience. Ils pourraient ainsi mieux planifier leur enseignement et mieux le réguler en fonction des enjeux d’apprentissage [4].
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Mots-clés éditeurs : Tâche, Enseignement, Régulation, Ajustement, Lecture, Activité, Planification
Mise en ligne 31/03/2021
https://doi.org/10.3917/ta.015.0066Notes
-
[1]
Barr (1974, 1975), Barr et Dreeben (1977) et Wanlin (2007) cités par Wanlin (2009) aboutissent aussi à la conclusion que les enseignants opèrent des groupements d’élèves sur la base de leurs jugements ou d’impressions informelles, et non d’évaluations objectives ou de bilans cognitifs rigoureux.
-
[2]
Calderhead et Tillema (cités par Wanlin, 2009) ont eux-aussi montré que les enseignants étaient très sensibles à l’intensité de la participation des élèves, à leur engagement et à leur motivation, ce qui les a conduits à contester la pertinence du concept de steering group exclusivement centré sur les performances des élèves.
-
[3]
Les recherches portant sur la régulation de l’activité d’enseignement doivent tenir compte de toutes les échelles temporelles qui la déterminent : l’année, la période, la semaine, la journée et la séance.
-
[4]
Mireille Brigaudiot (1998), dans une perspective voisine de la nôtre, indique que l’enseignant peut choisir de piloter ses séances didactiques en prenant comme point de repère les élèves « moyens-forts » ou les « moyens-faibles » : le choix des tâches et le mode de guidage s’en trouvent profondément affectés dans la mesure où le maître gère ensuite l’avancée du temps didactique en fonction des écarts entre les réussites escomptées et les réussites obtenues. C’est pourquoi elle recommande aux enseignants débutants de choisir un centre de gravité proche des élèves moyens-faibles.