Notes
-
[1]
Le terme de professionnalité est entendu ici comme l’ensemble des compétences professionnelles d’une personne.
-
[2]
En référence à la théorie du risque développée par Mayen (2000)
-
[3]
T1 : 3 ans et demi après le début de la réforme et T1 : 4 ans et demi après le début de la réforme.
-
[4]
Il faut lire centre hospitalier A pour CHA et centre hospitalier B pour CHB
-
[5]
Le référentiel de formation infirmier désigne sous le nom de « professionnels de proximité », l’ensemble des personnes susceptibles d’encadrer un étudiant au quotidien dans les activités de travail.
-
[6]
Nous rappelons que dans l’échantillon « CHA », les infirmières n’ont pas été formées au tutorat mais assurent régulièrement le rôle de tuteur. Elles sont également désignées hiérarchiquement dans cette fonction.
-
[7]
Ces observations participantes ont été réalisées deux ans après la mise en oeuvre de la réforme.
-
[8]
Nous rappelons que dans cet échantillon « CHB », les tuteurs ont reçu une formation au tutorat et sont volontaires pour assumer cette fonction.
-
[9]
Ses auteurs s’appuient notamment sur les travaux de Schmidt et Boshuizen (1993) qui ont travaillé sur l’imbrication des connaissances biomédicales et cliniques en situation.
Introduction
1Cet article propose une lecture des nouvelles pratiques de professionnalisation des étudiants infirmiers, suite à la réingénierie du dispositif de formation de 2009, initiée par les accords de Bologne. L’émergence d’une nouvelle fonction pédagogique dévolue aux tuteurs de stage et le statut d’étudiantacteur représentent des éléments de changement paradigmatiques qui impactent le processus de professionnalisation et sollicitent l’engagement des acteurs dans la transformation de leurs pratiques. Le dispositif alternant reconfiguré se retrouve à l’interface d’un certain nombre de contraintes, avec notamment une diminution de la diversité du socle d’expériences pour les étudiants (moins de stages durant le cursus mais durée allongée en un même lieu), également un nouveau découpage des contenus théoriques par discipline, ce qui oblige à repenser les parcours de professionnalisation. Ne pas prendre en considération ces éléments nouveaux peut conduire à une diminution de la professionnalité [1] des nouveaux infirmiers par rapport à celle produite par l’ancien dispositif de formation. Le rôle pédagogique inédit, dédié aux tuteurs de stage, questionne les moyens alloués au soutien des acteurs dans ce changement et leur capacité à mettre en œuvre ces nouvelles pratiques de professionnalisation des novices dans des logiques d’apprentissage différentes. L’approche par les compétences nécessite en effet d’amener les étudiants à savoir transférer, transposer et prendre du recul sur les démarches d’action (Wittorski, 2007 ; Le Boterf, 2007 ; Astier, 2005 ; Clénet, 2002) pour développer des comportements professionnels efficaces, s’éloignant, comme le souligne Bourdoncle (1994), d’une conception fonctionnaliste de la profession qui postulait que l’exercice d’une profession exigeait « la maîtrise de savoirs et de principes théoriques, seuls capables de guider le praticien dans leur application à des cas individuels. » (p. 145). L’étudiant devient acteur de sa formation et doit être « capable de se saisir des opportunités d’apprentissage pour se construire » (Mohib, 2011, p. 58). Cela nécessite de sortir de la notion de contenus et du modèle applicationniste, ce qui peut être difficile à appréhender sans accompagnement. Les tuteurs doivent développer des compétences en pédagogie pour savoir proposer aux étudiants un chemin d’expériences diversifiées et les amener à déceler, par un questionnement approprié, la part de savoirs, de réflexion et de compétences que les situations de travail requièrent pour être résolues. Cela questionne les possibilités qui sont données aux étudiants de développer l’autonomie requise pour se professionnaliser.
2Dans ce contexte de réforme où la diffusion des nouvelles attentes a été difficile au regard du nombre de tuteurs à informer et à former, nous avons cherché à comprendre comment ces derniers, face à cette fonction pédagogique inédite, ont pu se saisir des prescriptions et quelles pratiques de professionnalisation ils choisissent pour développer les compétences des novices, tout en garantissant le niveau de compétences requis pour exercer la profession d’infirmière. Nous montrons en quoi un changement des pratiques tutorales s’est amorcé, permettant de porter un regard sur le niveau de logique structurelle atteint. L’étude repose sur des données qualitatives recueillies par observations participantes et sur des entretiens semi-directifs (collectifs et individuels) effectués auprès de différents acteurs concernés par l’encadrement des étudiants.
Le changement de logique de professionnalisation
3Les nouvelles prescriptions de formation infirmière situent désormais la professionnalisation comme étroitement liée aux notions de compétences et d’employabilité, dans une culture de l’autonomie et de la responsabilité. La construction d’un professionnel critique, capable de discernement pour s’adapter à des situations nouvelles, constitue le point central du processus de professionnalisation. Les acteurs ont un rôle actif dans le développement de l’innovation pour aboutir à un changement durable des pratiques. Ce dernier repose sur un processus d’apprentissage par les acteurs, de nouvelles manières d’agir et de coopérer (Alter, 2000 ; Fraysse et Becceril, 2011). Ils ont cependant des rythmes d’apprentissage différents. Cela explique qu’il puisse y avoir coexistence d’une diversité de formes de pratiques professionnelles dans une même temporalité.
Le rapport continuité/discontinuité pour étudier le changement
4Watzlawick et al. (1975) ont identifié deux types de changements, l’un renvoyant à un état d’équilibre du système et l’autre à une notion de rupture. Certains auteurs (Baluteau 2003 ; Saint-Jean et Seddaoui, 2013) reprennent cette idée de stabilité pour définir une première forme de changement, sans modification de la configuration structurale. Un changement de type 2 s’opère lorsqu’il y a acceptation de changer l’angle d’interprétation d’une réalité, ce qui implique un saut de logique et représente une discontinuité au regard des formes en place. L’approche par compétences constitue un changement de ce type parce qu’elle exige des tuteurs de se décentrer des habitudes d’apprentissage structurant jusque-là leur dispositif d’encadrement des étudiants et de la logique ayant conduit à la structuration de leurs propres savoirs professionnels.
L’approche par compétences : une nouvelle logique de professionnalisation
5La logique de compétences vise à favoriser une meilleure préparation à l’exercice du métier par l’élaboration d’un socle de savoirs et une pratique réflexive permettant d’agir dans des situations nouvelles. Comme le précisent plusieurs auteurs (Le Boterf, 2007 ; Fraysse, 2006 ; Astier, 2005 ; Jonnaert, 2002 ; Perrenoud, 2004), cette approche est ancrée dans une logique des situations, avec des activités d’apprentissage au service de la professionnalisation. Placés en situation de travail, les étudiants doivent reconnaître les savoirs codifiés pour donner du sens à l’expérience vécue (Astier, 2005 ; Jonnaert, 2002). C’est une logique d’accessibilité aux ressources utiles, nécessitant une implication personnelle de l’étudiant et une recherche de sens, le « faire sens donné par l’individu à l’objet d’apprentissage » (Fraysse, 2006, p. 236). Les savoirs et savoir-faire ne font plus référence aux seules disciplines mais bien à une mise en œuvre de plusieurs types de connaissances et de ressources combinées (Le Boterf, 2007 ; Astier, 2005 ; Saint-Jean, 2002). L’activité de médiation du tuteur devient alors fondamentale pour faciliter la construction des compétences en situation de travail par la réflexivité critique sur l’action. Cela permet de structurer ces temps d’immersion des étudiants dans le monde du travail afin qu’ils ne soient pas réduits à des apprentissages sur le tas.
Construire un agir professionnel en situation de travail
6La situation de travail n’a pas vocation première d’être professionnalisante (Kunégel, 2011 ; Wittorski, 2007 ; Le Boterf, 2007 ; Clénet, 2002). Elle fait l’objet d’une transformation pour devenir une opportunité de professionnalisation. Les tuteurs ont à favoriser les interactions entre situations de formation et situations de travail pour faciliter la lecture des tensions générées par la rencontre « du monde de l’action et celui de la réflexion » (Clénet, 2002, p. 9). L’existence de cultures de pensée encore très présentes en formation, reposant sur l’idée que le savoir théorique est la condition de toute action professionnelle efficace, tend à donner à ce dernier une dimension sacrée. C’est une conception encore dominante selon laquelle le lieu professionnel est un lieu d’application des savoirs issus de la formation (Wittorski, 2007).
La complexité de la référentialisation des savoirs au regard des compétences
7La multiplicité des termes pour désigner les savoirs montre la complexité de la référentialisation de ceux-ci au regard des compétences. Ils sont dits théoriques lorsqu’ils sont reconnus par une communauté scientifique et s’imposent comme une certaine vérité. (Wittorski et Ardouin, 2012). Ils seront dénommés «savoirs d’actions» dès lors «qu’une communauté sociale […] décide de valider une séquence d’action jugée […] efficace (ibid., p. 100)). La notion de « savoirs professionnels» se rapporte, comme le souligne Leplay (2006), à des termes comme « savoirs pour l’action, savoirs pratiques, savoir-faire, techniques professionnelles, savoirs méthodologiques » (p. 8). Les travaux de Barbier (1996) montrent cette dialogie savoir théorique/savoir pratique. Nous retiendrons l’idée qu’un savoir professionnel se caractérise par « un énoncé qui met en relation […], une classe de situations professionnelles, une classe d’actions correspondant à cette classe de situations, une classe de résultats attendus d’une classe d’actions, dans cette classe de situations» (Leplay, 2006, p. 11). Pour comprendre son action, le professionnel explore, confronte et explicite son action et la modélise. Le renvoi à des savoirs théoriques disciplinaires reconnus va apporter un cadre et faciliter la compréhension des situations de travail vécues.
Le rapport savoirs/sécurisation de l’activité professionnelle
8Comme le soulignent Vidal-Gomel et Rogalski (2007), la notion de sécurité est primordiale dans certains domaines professionnels. La réalisation des activités professionnelles repose sur l’acquisition de connaissances théoriques de base. C’est « un préalable pour pouvoir être mis en situation » (p. 60). Ces auteurs mettent en évidence les interactions entre concepts théoriques et la réalité pratique : « les besoins de connaissances théoriques peuvent se manifester dans des situations critiques » (ibid. p. 64). Leur mise en œuvre en situation « nécessite la compréhension de la théorie du risque [2] » (ibid. p. 65). La conception de formation par compétences renvoie à une intention de professionnalisation par le questionnement de l’étudiant sur sa propre démarche. Ceci sous-tend fortement l’engagement de l’étudiant dans son processus d’apprentissage et interroge la construction de ce socle de connaissances de base. Cela pose aussi la question sur la manière dont les étudiants vont savoir et pouvoir attribuer du sens aux différents savoirs et apprentissages et être progressivement en position de prendre des décisions.
Le développement de l’autonomie des étudiants : pouvoir agir en situation de travail
9Cette formation insiste sur l’idée des recherches que les étudiants doivent effectuer pour comprendre les situations cliniques auxquelles ils sont confrontés en stage et développer ainsi leurs compétences professionnelles. Être acteur de son parcours de professionnalisation suppose que l’étudiant sache identifier les compétences à mobiliser dans chaque situation. Il ne suffit pas de savoir ni même de vouloir agir, « il faut pouvoir agir [et] s’autoriser soi-même à agir » (Mohib, 2011, p. 56). La compétence suppose de l’individu la mobilisation de ressources personnelles (des connaissances théoriques et empiriques acquises) et une implication professionnelle (Le Boterf, 2007). Ainsi, la mise en responsabilité des étudiants en situation de travail est un point fort du processus de professionnalisation. Mais, le manque de savoir, de savoir-faire et d’expérience peut limiter le mouvement de l’étudiant dans cet engagement dans l’agir professionnel. L’étayage de la prise de décision permet la maturation du potentiel d’action de l’étudiant pour aboutir à la maîtrise effective d’un ensemble d’activités professionnelles en entière responsabilité. La relation de confiance tuteur/tuteuré devient nécessaire pour soutenir la construction des compétences amenant l’étudiant à gérer des situations complexes (Kunégel, 2011).
Repères méthodologiques
10Nous avons cherché à repérer, par des observations directes et dans le discours des acteurs, des éléments d’appropriation émergeant des prescriptions de cette réforme, à travers les nouvelles pratiques tutorales de professionnalisation mises en œuvre. Notre approche est mixte, avec une étude synchronique permettant d’étudier différentes caractéristiques des pratiques tutorales observées à un moment donné, alliée à une analyse comparative. Lors de l’enquête exploratoire par observations participantes, nous avons recueilli des visions contrastées des pratiques tutorales. Cela nous a permis de cibler les lieux d’enquête, les personnes à interviewer et de préciser les thématiques des questions de notre guide d’entretien. Ces dernières visaient à identifier les conditions d’apprentissage proposées aux étudiants pour les amener progressivement à être responsables, à repérer les éléments d’étayage proposés conduisant à l’autonomie professionnelle. Notre étude s’est déroulée en deux temps distincts (T1 et T2) [3], dans deux centres hospitaliers de même dimension (CHA et CHB) [4], la deuxième structure ayant pu mettre en place une dynamique de formation au tutorat avec des infirmières volontaires pour exercer cette fonction.
11Nous avons conduit trente-cinq entretiens semi-directifs (de groupe et individuels) auprès d’une population diversifiée (infirmiers de proximité [5], tuteurs, nouveaux diplômés) impliqués dans l’encadrement des étudiants. Les participants ont été sélectionnés par rapport à leur expérience de l’encadrement des étudiants. Les entretiens collectifs, réalisés en amont des entretiens individuels regroupaient systématiquement un cadre de l’unité de soins et 3 à 4 tuteurs. Ils ont permis de repérer la dynamique des équipes face aux nouvelles prescriptions de formation et aidé à l’approfondissement de la réflexion en entretien individuel.
12Nous reprenons les caractéristiques de l’échantillon d’enquête dans le tableau ci-après.
Caractéristiques de l’échantillon d’enquête
Echantillon « CHA » 3 ans et demi après la réforme | Echantillon « CHB» 4 ans et demi après la réforme | |
---|---|---|
Caractéristiques de l’échantillon | Centre Hospitalier avec un IFSI de rattachement. Professionnels non formés au tutorat. Les tuteurs sont désignés par voie hiérarchique. La fonction de tuteur n’est pas différenciée de celle de professionnel de proximité. | Centre Hospitalier sans IFSI de rattachement. Professionnels formés au tutorat. Les tuteurs sont volontaires. La fonction est distinguée de celle de professionnel de proximité. |
Nombre d’entretiens réalisés | 4 entretiens de groupe : réalisés en amont des entretiens individuels. 12 entretiens individuels semi-directifs. | 4 entretiens de groupe réalisés en amont des entretiens individuels. 15 entretiens individuels semi-directifs. |
Professionnels retenus | 9 infirmières exerçant régulièrement le rôle de tutrice (un à quinze ans d’expérience professionnelle). 3 infirmières diplômées depuis la réforme (moins de six mois d’expérience professionnelle). | 5 infirmières tutrices (formées au tutorat) (deux à quinze ans d’expérience professionnelle). 6 infirmières de proximité. 4 infirmières diplômées depuis la réforme (de six mois à un an d’expérience professionnelle). |
Caractéristiques de l’échantillon d’enquête
13Pour apporter une vision plus fine des données recueillies, nous avons choisi l’analyse lexicale automatisée avec le logiciel IRaMuTeQ®. La Classification Hiérarchique Descendante (CHD) a permis d’isoler des typologies d’individus, regroupées selon un profil-type. On parlera plutôt de sujet épistémique que de sujet réel. Chaque corpus a donné lieu à quatre classes de discours, avec des thématiques récurrentes comme le rôle de tuteur, le questionnement de l’étudiant et la mise en responsabilité de celui-ci. Nous avons approfondi l’analyse des discours, en considérant les chi2 les plus représentatifs des traits lexicaux, au regard du chi2 moyen de chaque classe. Nous avons choisi ici de montrer les pratiques de mise en responsabilité et de questionnement des étudiants et d’analyser le niveau de logique de changement atteint. Nous avons analysé les classes de discours des corpus « infirmier [6]» de l’échantillon « CHA » et « tuteur », « professionnel de proximité » de l’échantillon « CHB », directement concernés par l’encadrement des étudiants en stage. Nous avons traité séparément le corpus « nouveau diplômé » des deux échantillons « CHA » et « CHB » pour mieux repérer le positionnement de ces professionnels, formés avec le nouveau référentiel.
Résultats et interprétations
14Les observations participantes [7] ont permis de mettre en évidence des pratiques d’encadrement, basées sur un mode de tutorat « distribué » (Kunégel, 2001), réalisé par l’ensemble des membres de l’équipe, sans suivi individualisé de l’étudiant. Nous avons repéré également une mise au travail rapide des étudiants, essentiellement sur des actes techniques considérés comme « faciles » (toilettes, pansements, injections de sous-cutanés d’insuline ou anticoagulants, distribution de traitement, prises de sang), sans prise en considération des connaissances théoriques que pouvaient avoir les étudiants des actes de soins qui leur étaient qui leur étaient confiés. Nous avons observé la « solitude » des étudiants dans leur parcours de professionnalisation, suggérée par les propos suivants : «j’avais besoin que l’on me rassure, que l’on me guide encore. Je n’étais pas sûre de moi. Je n’ai pas réussi ma prise de sang et l’infirmière m’a fait des reproches parce que je n’avais pas su lui dire que je ne savais pas bien le faire. Cela m’a encore plus culpabilisée alors que c’était elle qui m’avait dit d’y aller seule » (extrait d’un entretien informel avec une étudiante 2ème année). Le manque d’étayage de la prise de responsabilité des étudiants, constaté lors de ces observations participantes, a posé le problème de la sécurisation du processus de professionnalisation, orientant les questions des entretiens semi-directifs pour faire émerger les stratégies de responsabilisation et de questionnement des étudiants. Notre analyse pointe une réelle difficulté des tuteurs à amener les étudiants à articuler les savoirs théoriques et pratiques. Nous reprenons ces résultats dans les paragraphes suivants, en comparant les discours des classes des échantillons « CHA », « CHB » et « nouveau diplômé ».
Poser des questions : contrôler les connaissances de l’étudiant avant l’action
15Nous avons repéré que la notion de « connaissance » est fondamentale dans la logique du parcours de professionnalisation, proposé aux étudiants, par les tuteurs de l’échantillon « CHA » comme ceux de l’échantillon « CHB ». Poser des questions aux étudiants est un moyen utilisé pour contrôler leur niveau de connaissances mais aussi pour les situer dans leur apprentissage. Le discours du corpus « nouveau diplômé » n’aborde pas cette notion de contrôle de connaissances. Il se situe davantage dans l’explication, le fait de montrer les gestes du métier et de faire réfléchir (cf. tableau 2).
Tableau 2 : Comparatif de la notion de « poser des questions » Échantillons « CHA », « CHB » et « nouveau diplômé »
Échantillon CHA | |
Corpus « infirmier » (classe 4) - chi2 moyen = 19,03 | poser : X2 = 74,68 question : X2 = 107,5 |
Propos illustratifs | Extrait 1 : Je pose des questions sur ce qu’ils savent sur les pathologies, les surveillances, ils manquent de connaissances. Avant, nous n’avions pas besoin de les questionner, les étudiants savaient. Extrait 2 :L’étudiante avait préparé la seringue mais elle s’était trompée de dosage, je suis arrivée à temps, je l’ai arrêtée. Quand on ne connaît pas, il faut un peu se renseigner, être au clair avec ce que l’on fait et avoir le réflexe de se poser des questions pour ne pas faire bêtement les choses Extrait 3 : On demande aux étudiants d’être curieux et de nous poser des questions mais ils n’ont pas compris l’intérêt de faire des démarches de soins et de travailler la réflexion et les liens. |
Échantillon CHB | |
Corpus «tuteur » (classe 2) - chi2 moyen = 19,58 | poser : X2 = 208,44 question : X2 =154,59 |
Propos il-lustratifs | Extrait 4 : On les pousse à approfondir en leur posant des questions, on leur demande de faire des recherches personnelles par exemple sur les anticoagulants pour qu’ils ne soient pas des exécutants. |
Corpus « infirmier de proximité » (classe 4) - chi2 moyen = 18,24 | poser : X2 = 107,45 question : X2 = 90,73 |
Propos il-lustratifs | Extrait 5 : C’est un peu compliqué pour eux de faire les liens, on leur explique qu’ils doivent noter toutes les questions qu’ils se posent et ensuite aller faire des recherches. |
Echantillon « nouveau diplômé » CHA et CHB | |
Corpus « nouveau diplômé » (classe 1) - chi2 moyen = 11,31 | montrer : X2 = 13,56 expliquer : X2 = 27,68 suivi : X2 = 8,71 progression : X2 = 6,71 |
Propos il-lustratifs | Extrait 6 : Je montre, j’explique, je le mets à réfléchir sur le soin. C’est vrai que ce n’est pas lui qui décide au début, il s’exerce aux soins avant de pouvoir être seul. Il faut qu’il apprenne en étant sécurisé. Extrait 7 : Avec la même infirmière, on a un meilleur suivi et on peut voir sa progression. |
Tableau 2 : Comparatif de la notion de « poser des questions » Échantillons « CHA », « CHB » et « nouveau diplômé »
16Les propos illustratifs du corpus « infirmier » de l’échantillon « CHA » soulignent le constat des tuteurs selon lequel les étudiants manquent de connaissances théoriques sur les pathologies et les traitements, ce qui pose problème en terme de sécurité (extraits 1 et 2). Les tuteurs posent des questions aux étudiants pour que ces derniers comprennent mieux les situations de travail (extraits 1 et 3). Le savoir est ici construit antérieurement à l’action et est utilisé comme ressource. Ce besoin de contrôle des connaissances est lié également à la notion de sécurité des patients. Cet élément questionne la notion de socle de connaissances minimales pour alimenter la réflexion. Le changement de logique dans l’approche des cours théoriques en IFSI, avec moins de contenus et davantage de recherches à faire, limite le bagage de connaissances que peut avoir un étudiant arrivant en stage. Cela exige des tuteurs de savoir identifier les besoins des étudiants en termes d’apprentissages théoriques. Or, le discours du corpus « infirmier » de l’échantillon « CHA » situe la mise en questionnement comme une obligation pour les infirmières qui encadrent mais également comme une posture indispensable de l’étudiant. Il est demandé aux étudiants de s’impliquer dans cette démarche et d’avoir de la curiosité intellectuelle (extrait 3). Mais tous les étudiants ne sont pas en capacité d’en saisir l’intérêt (extrait 3), ce qui peut impacter la construction des savoirs.
17Dans les corpus « tuteur [8] » et « infirmier de proximité » de l’échantillon « CHB », les étudiants sont davantage aidés dans leur apprentissage. Les infirmières les encouragent à poser des questions et à faire des recherches pour approfondir leurs connaissances (extraits 4 et 5). Le savoir théorique a une place centrale dans la logique de questionnement. Les tuteurs obligent les étudiants à ne pas être « des exécutants ». Ils placent la théorie en amont de l’action, avec des savoirs théoriques qui sont considérés « comme des ressources pour agir plutôt que comme des outils pour penser, conceptualiser ou comprendre l’action » (Clerc et Martin, 2012, p. 55). Ainsi, les tuteurs amènent les étudiants à s’appuyer sur les savoirs théoriques pour argumenter leur pratique mais ne les aident pas à s’approprier réellement des savoirs et des raisonnements construits dans l’action elle-même.
18Dans le corpus « nouveau diplômé » émerge l’idée d’un suivi régulier de la progression de l’étudiant (extrait 7). Dans ce modèle de tutorat, nous voyons que la capacité du tuteur à aménager un espace de formation est propice au processus de professionnalisation et sert d’appui à l’étudiant pour construire les éléments de sa professionnalité (extraits 6 et 7). Le climat de confiance, au sein du binôme constitué, instaure une véritable communication et peut renforcer le sentiment d’efficacité de l’étudiant. (Bandura, 1980 ; Kunégel, 2011).
S’engager dans des recherches pour accroître ses connaissances pour agir
19Le sujet du corpus « infirmier » de l’échantillon « CHA » pose la professionnalisation des étudiants en termes d’objectifs. Les termes utilisés sont « acquérir » et « avoir des connaissances ». Cette notion d’objectifs à atteindre est également retrouvé dans l’échantillon « CHB », où le terme « connaissance » est associé à celui de « recherche ». Le tableau 3 ci-après met en évidence une forme de professionnalisation, sur un mode applicationniste, selon lequel il est nécessaire d’avoir un niveau de connaissances théoriques pour pouvoir agir en situation de travail. Cela conduit à la mise en place d’objectifs d’apprentissage que l’étudiant doit impérativement atteindre. Ces objectifs sont liés à l’acquisition de connaissances théoriques, spécifiques à la discipline du lieu de stage mais indépendantes du degré de maturation de l’étudiant et des connaissances qu’il a déjà développées.
Tableau 3 : Comparatif de la notion de « connaissance ». Échantillons « CHA », « CHB » et « nouveau diplômé »
Tableau 3 : Comparatif de la notion de « connaissance ». Échantillons « CHA », « CHB » et « nouveau diplômé »
20Nous soulignons une différence dans le soutien des étudiants à s’impliquer dans leur apprentissage. La posture d’étudiant-acteur est favorisée par les tuteurs de l’échantillon « CHB » qui guident les étudiants dans leurs recherches (extraits 3 et 4) alors que les tuteurs de l’échantillon « CHA » attendent d’eux qu’ils aient spontanément cette posture (extraits 1 et 2). Nous pensons que les étudiants non accompagnés peuvent difficilement s’engager dans des recherches dont ils n’identifient pas l’intérêt. Cela impacte le processus de professionnalisation.
21Dans le corpus « nouveau diplômé », la progression du parcours de professionnalisation est envisagée avec un encadrement rapproché pour mettre l’étudiant en confiance, l’idée étant de ne pas mettre la « pression » et de le « rassurer » (extrait 6). Une attention particulière est portée sur la reprise des erreurs et sur des temps de retour réflexif sur les expériences vécues (extrait 7). Ce sujet épistémique pointe la nécessité de compétences pédagogiques du tuteur qui doit être à l’aise dans le métier pour pouvoir proposer aux étudiants un parcours de professionnalisation adapté (extrait 7).
Aider à faire des liens et développer le raisonnement clinique
22L’étayage du raisonnement clinique, avec une aide dans la mise en lien des données théoriques, est suggéré par l’utilisation des termes « lien », « démarche » de soins et « analyse », comme le montre les éléments du tableau 4. Dans l’échantillon « CHA », le discours du corpus « infirmier » pointe une prise de conscience du manque de raisonnement clinique des étudiants (extrait 1 et 2). Les tuteurs ont des difficultés à exercer leur rôle pédagogique et à faire vivre l’alternance (extrait 1 et 3). Ainsi, ils ne se positionnent pas réellement dans ce rôle et demandent peu souvent aux étudiants de réaliser des recherches ou de faire des travaux d’analyse durant leur période de stage (extrait 1 et 3). Les étudiants ne considèrent pas non plus comme légitime de voir les tuteurs leur demander de réaliser un travail de réflexion supplémentaire sur le temps de stage (extrait 3). Ces travaux de démarches cliniques continuent d’être évalués par les formateurs d’IFSI. Les étudiants ne comprennent pas suffisamment le sens de cette mise en liens des données théoriques et cliniques.
Tableau 4: illustration de la notion « faire des liens » : échantillon « CHA »
Échantillon CHA | |
Corpus « infirmier » (classe 4) chi2 moyen = 19,03 | lien : X2 = 3 analyse : X2 32,6 7 démar che : X2 = 16 |
Propos illustratifs | Extrait 1 : Le plus difficile, c’est de les pousser à la réflexion, de les amener dans ce processus d’analyse, on a tendance à leur dire directement les choses. On ne leur demande pas nous-mêmes de faire des démarches de soins. Extrait 2 : On a l’impression qu’ils découvrent le raisonnement clinique alors qu’autrefois, nous étions habitués à nous poser des questions pour comprendre les pathologies, les traitements et à faire les liens. Extrait 3 : Il faut de la fermeté de la part de l’infirmière car on se rend compte que si on n’exige pas des démarches de soins, les étudiants ne les font pas. On n’a pas toujours le temps de les questionner. On voit bien qu’ils n’ont pas compris l’intérêt de travailler la réflexion et de faire les liens avec des démarches de soins. |
Tableau 4: illustration de la notion « faire des liens » : échantillon « CHA »
23Le programme théorique abordé en cours, scindé en domaines scientifiques spécifiques (biologie, pharmacologie, processus pathologiques) demande un effort de mise en lien des données théoriques entre elles, avant que ces dernières ne soient articulées avec des données cliniques. Les tuteurs de l’échantillon « CHA » attendent des étudiants qu’ils sachent mobiliser seuls ces savoirs théoriques, alors que cette démarche est très complexe à réaliser sans aide. Or, la décision de laisser un étudiant gérer en autonomie une situation de soins dépend des connaissances acquises. Cela montre combien il peut être difficile pour lui de pouvoir agir de manière adéquate en situation de travail.
24Le tableau 5 montre des éléments similaires dans l’échantillon « CHB », avec la préoccupation des tuteurs à amener les étudiants à développer le raisonnement clinique (extrait 1). Nous identifions cependant une aide plus soutenue des tuteurs apportée aux étudiants dans l’articulation des connaissances théoriques avec les situations pratiques (extrait 1 et 2). Ces sujets épistémiques parlent de « lien », de « démarche de soins » mais non d’analyse réflexive. Le sujet épistémique « tuteur » insiste sur l’esprit critique du professionnel et apporte un étayage pédagogique pour que les étudiants puissent développer cette réflexion (extrait 2 et 3). Il considère que ces derniers ont des difficultés à investir le raisonnement clinique alors qu’ils sont capables de proposer des analyses conceptuelles de situations de soins (extrait 4).
Tableau 5 : Illustration de la notion de « faire le lien » : échantillon « CHB »
Echantillon CHB | |
Corpus « tuteur» (classe 2) chi2 moyen = 19,58 | lien : X2 =16,02 |
Propos illustratifs | Extrait 1 : On dit aux étudiants que l’on ne doit pas appliquer bêtement la prescription. On doit former un professionnel qui réfléchit à ce qu’il fait et on les aide à être responsables. Extrait 2 : Je pousse l’étudiant à prendre en charge des patients pour qu’il comprenne qu’un patient, s’il a seize de tension, il faut qu’il s’inquiète, c’est le pousser à être réflexif. |
Corpus «infirmier de proximité » (classe 4) chi2 moyen = 18,24 | démarche : X2 = 23,69 |
Propos il-lustratifs | Extrait 3 : On va voir si l’étudiant a fait ses démarches de soins pour faire les liens, quel est son raisonnement clinique au lit du patient et on va l’aider à raisonner. Extrait 4 : Les étudiants analysent très bien mais ce n’est pas pour cela qu’ils font les liens. On dirait qu’ils ont sauté un niveau d’analyse car ils ne raisonnent pas sur des situations cliniques, ils ont une analyse conceptuelle abstraite mais pas pratique. |
Tableau 5 : Illustration de la notion de « faire le lien » : échantillon « CHB »
25La difficulté des tuteurs à investir leur rôle pédagogique a conduit les formateurs des IFSI à s’approprier l’accompagnement du travail réflexif des étudiants, lui conférant une dimension plus théorique qu’une aide à la construction de savoirs professionnels. Cette idée est confirmée par le sujet épistémique « nouveau diplômé » (tableau 6, extrait 2). Pour ce dernier, les analyses de pratiques sont considérées comme bénéfiques à la compréhension des situations cliniques (extrait 1) mais ne développent pas le raisonnement clinique nécessaire à la prise de décisions (extrait 3). Cette pratique est davantage vue comme un exercice d’école par le côté obligatoire qu’elle présente. Elle requiert un investissement intellectuel de l’étudiant sans lui conférer une valeur professionnalisante, ce qui peut conduire à son désintérêt.
Tableau 6 : Illustration de la notion « d’analyse réflexive » : échantillon « nouveau diplômé »
Tableau 6 : Illustration de la notion « d’analyse réflexive » : échantillon « nouveau diplômé »
Mettre en responsabilité : développer le pouvoir d’action de l’étudiant
26La notion de responsabilité est suggérée par les termes « autonomie » et « laisser seul » (tableau 7). Dans l’échantillon « CHA », l’autonomie de l’étudiant reste relative puisque ce dernier demeure sous la supervision de l’infirmière (extrait 1 et 2). La difficulté de savoir situer les capacités d’action de l’étudiant complexifie la mise en responsabilité, celle-ci étant basée sur la relation de confiance établie avec l’étudiant. La notion de binôme tuteur/tuteuré est mise en avant. Le fait de suivre l’étudiant permet plus facilement de lui confier des soins à réaliser seul (extrait 3).
27Les extraits de l’échantillon « CHB » montrent que les professionnels proposent aux étudiants de s’impliquer dans l’apprentissage en leur confiant des patients. La maturité des étudiants est prise en compte pour déterminer le niveau de complexité des situations confiées et diversifier les expériences (extraits 5 et 6). Les tuteurs amènent les étudiants à se positionner comme des professionnels, à « prendre place » (Leclercq, 2004) dans une équipe, à savoir faire des transmissions et à collaborer avec différents professionnels (extrait 4). Nous notons un changement important dans l’encadrement des étudiants avec un étayage des difficultés d’apprentissage et une progression dans le parcours de professionnalisation.
28Nous relevons plus distinctement dans l’échantillon « nouveau diplômé » une mise au travail assistée qui développe le pouvoir d’action de l’étudiant, avec une première phase de « familiarisation » (Kunégel, 2011), avec un étudiant qui suit le tuteur dans son travail (extraits 7 et 8). Cela fait entrer l’étudiant en douceur dans le monde du travail. Cet étayage de la prise de responsabilité permet à l’étudiant de faire des expériences en sécurité et de stabiliser ses savoirs (Mohib, 2011). Les expériences réussies vont accroître le sentiment d’efficacité de l’étudiant et lui permettre progressivement de ne pas avoir peur d’intervenir.
Tableau 7: Illustration de la notion de « mise en responsabilité » : échantillon « CHA » et « CHB »
Tableau 7: Illustration de la notion de « mise en responsabilité » : échantillon « CHA » et « CHB »
Discussion
29Comme le montrent nos résultats, les logiques de professionnalisation restent principalement centrées sur les ressources que constituent les savoirs théoriques. Les tuteurs des échantillons « CHA » et « CHB » attendent des étudiants qu’ils structurent leurs actions en s’appuyant sur des savoirs disciplinaires, en lien avec la clinique médicale. Cela rejoint l’idée de Vidal-Gomel et Rogalski [9] (2007) selon laquelle la manière dont les connaissances biomédicales sont mobilisées en situation dépend des connaissances cliniques. La confrontation répétée à des situations cliniques similaires permet aux connaissances de base sur les mécanismes physiopathologiques d’être « encapsulées » dans des concepts cliniques. Plus les étudiants acquièrent de l’expérience en situation clinique et plus cela permet « de réorganiser des connaissances et d’élaborer de nouvelles relations de significations » (p. 60).
La notion de sécurité guide la mise en responsabilité de l’étudiant
30Les tuteurs des échantillons « CHA » et « CHB » posent la notion de relation de confiance comme principe organisateur du tutorat pour que la mise en responsabilité se fasse en sécurité. Face au manque de savoirs théoriques et cliniques des étudiants, constaté de façon générale dans les deux échantillons, les tuteurs ont été amenés à leur poser davantage de questions de connaissances afin que ces derniers comprennent mieux les actions de soins et « encapsulent » les savoirs physiopathologiques. Cela renvoie à la notion de « faire sens », souligné par Fraysse (2006) pour favoriser l’articulation théorie/pratique. Les tuteurs de l’échantillon « CHB » soutiennent davantage la motivation des étudiants en tenant compte de la difficulté à saisir le sens des situations de travail complexes, source de découragement. Cela constitue un changement de pratiques tutorales dans le l’accompagnement des étudiants dans leur parcours d’apprentissage. Le discours du corpus « nouveau diplômé » confirme l’importance de l’étayage de la mise en responsabilité, reposant sur le principe du binôme tuteur/tuteuré, permettant de repérer le potentiel d’action de l’étudiant avant de le laisser agir seul. Cela passe par un temps de mise en responsabilité assistée (Kunégel, 2011).
Un défaut dans l’étayage de la prise de décision en situation professionnelle
31Le modèle d’application de savoirs reste très présent dans le dispositif de professionnalisation proposé par les tuteurs. La question de la sécurité des patients limite l’autonomie de décision, laissée aux étudiants. Ces derniers, bien qu’impliqués dans la prise en soins des patients qui leur sont confiés, ne sont pas suffisamment mis en situation de développer la capacité à raisonner face à des cas cliniques et à prendre des décisions professionnelles. Les tuteurs détiennent ce rôle décisionnaire. Les savoirs théoriques sont convoqués dans l’unique but de justifier les prescriptions de pratiques produites, sans faire l’objet d’une réelle appropriation par les étudiants (Clerc et Martin, 2012). Ils ne s’inscrivent pas dans une sémantique de l’action (Vidal-Gomel et Rogalski, 2007) et restent juxtaposés à celle-ci car les tuteurs n’amènent pas les étudiants à réfléchir à la relation dialectique entre ces connaissances et leur confrontation à la spécificité des situations dans lesquelles elles ont pu être mobilisées. Cela est confirmé par les demandes de démarches cliniques, faites aux étudiants, qui restent déconnectées de la pratique professionnelle. Les étudiants n’y adhèrent pas, considérant ces dernières comme des exercices d’école. Le temps nécessaire à la lecture des raisonnements des étudiants peut expliquer que cela ne soit pas systématiquement demandé par les tuteurs.
Evolution des pratiques de questionnement et de prise de décisions des étudiants
32Les approches constructiviste et socioconstructiviste émergent dans l’idée que les étudiants sont amenés par les tuteurs à se questionner pour comprendre les situations cliniques auxquelles ils sont confrontés et ainsi développer leur pouvoir d’action. Cela constitue un changement de type 2 avec de nouvelles logiques de professionnalisation. Cependant, ces logiques de questionnement restent centrées sur la réflexion clinique. Aucun des tuteurs ne s’est approprié la logique réflexive : les actes des étudiants ne sont pas analysés pour comprendre le cheminement de l’action ni les savoirs de référence mobilisés. À partir des résultats relevés lors des observations participantes et dans les deux échantillons « CHA » et « CHB », nous pouvons déduire une évolution dans l’appropriation des logiques de mise en questionnement des étudiants. Le profil des étudiants est différent, cela oblige à aborder l’apprentissage autrement et à les questionner différem-ment. La posture d’étudiant-acteur émergente dans l’échantillon « CHB », apporte une impulsion au processus d’appropriation des nouvelles logiques d’apprentissage. Cela suggère que la formation au tutorat, reçue par les tuteurs de cet échantillon, leur permet plus facilement de se décentrer du raisonnement antérieur, sans pour autant les amener à s’approprier la logique de la posture réflexive. Les résultats, issus du corpus « nouveau diplômé », montrent une pratique de l’analyse réflexive, liée à son apprentissage durant le cursus scolaire. Des interactions entre infirmiers nouvellement diplômés et tuteurs, peuvent faire évoluer les conceptions sur l’analyse réflexive, en suscitant de nouveaux questionnements pour comprendre cette démarche et la mettre en œuvre de manière adéquate. Il est cependant nécessaire d’accompagner les tuteurs, afin de co-construire les principes de cette réflexivité.
Conclusion
33Les difficultés récurrentes, observées chez les nouveaux diplômés dans le domaine du raisonnement clinique et dans la prise de décisions pointent l’importance d’une remise en question de l’efficacité du dispositif de professionnalisation proposé aux étudiants infirmiers durant leur cursus. Les résultats montrent peu d’évolution des pratiques tutorales pour amener les étudiants à prendre des décisions en autonomie. Cela n’est pas pensé comme un apprentissage. Un grand nombre d’étudiants arrivent en stage avec un socle de connaissances basiques peu élaboré. Cela complexifie le travail des professionnels pour amener les étudiants à modéliser leurs pratiques. La difficulté des tuteurs à s’approprier la pratique réflexive peut laisser certains étudiants dans l’ignorance du savoir qu’ils auraient pu construire dans l’action qu’ils ont conduite. Les résultats de cette recherche nous amènent à questionner les compétences pédagogiques des tuteurs. Leur pouvoir d’agir est lié en partie à la compréhension des nouvelles logiques mais également aux habitudes d’encadrement antérieures, difficiles à remettre en question sans accompagnement. Nous voyons ici l’importance de prendre en considération ces éléments pour proposer un dispositif d’accompagnement des tuteurs sur la base des principes d’un accompagnement-formation (Lafortune, 2015). L’expérience de la posture réflexive d’une part et la constitution d’un répertoire de situations professionnelles significatives d’autre part pourraient être une aide structurante des pratiques tutorales à venir. Cela pourrait permettre de mieux déterminer, pour les étudiants, le parcours d’apprentissage le plus pertinent, afin de permettre « la maîtrise d’un ensemble de situations professionnelles » (Fraysse, 2006, p. 236). Il serait intéressant également de développer des dispositifs de pratiques simulées, pour aider au maillage des savoirs (disciplinaires, procéduraux et pratiques), support des prises de décisions. Le principe de rétroaction encadrée vise à développer les compétences des personnes. Cette démarche de réflexivité permettrait de constituer une base d’expériences décisionnaires, susceptible de développer le sentiment d’efficacité personnelle des étudiants. La mise en responsabilité des étudiants en situations réelles pourrait en être facilitée. Cela permettrait de développer un niveau de professionnalité suffisant pour la prise de fonction des nouveaux diplômés.
Références bibliographiques
- ■ Alter, N. (2000). L’innovation ordinaire. Paris : Quadrige/PUF.
- ■ Astier, P. (2005). Apprendre le métier « dans », « par » et « hors » les situations de travail, Les cahiers d’études du CUEEP, 56, 129-149.
- ■ Baluteau, F. (2003). Ecole et changement, une sociologie constructiviste du changement ; Paris : L’Harmattan.
- ■ Bandura, A. (1980). L’apprentissage social. Bruxelles : Pierre Mardaga.
- ■ Barbier, J.-M. (dir.) (1996). Savoirs théoriques et savoirs d’action. Paris, France : Presses Universitaires de France.
- ■ Bourdoncle, R. (1994). L’université et les professions : un itinéraire de recherche sociologique. Paris, France : L’Harmattan.
- ■ Clénet, J. (2002). L’ingénierie des formations en alternance. Paris : L’Harmattan.
- ■ Clerc, A. et Martin, D. (2012). Evolution d’un module de formation sur les théories de l’apprentissage à l’intention des futurs enseignants du secondaire : vers une rupture assumée entre théorie et pratique. Formation et pratiques d’enseignement en questions, 15, 53-72.
- ■ Fraysse, B., et Becerril, R. (2011). Eléments de modélisation pour une ingénierie de la formation des enseignants des établissements d’enseignement agricole. Dans Y. Lenoir et P. Maubant (dir.). Quand la formation des adultes s’invite au débat sur la formation professionnelle des enseignants : entre complicité, distance et reconnaissance. (p. 89-106). Québec : Presses de l’Université du Québec.
- ■ Fillietaz, L. (2009). Les formes de didactisation des instruments de travail en formation professionnelle initiale : une approche comparatiste. Travail et apprentissages, 4, 26-56.
- ■ Jonnaert, P. (2002). Compétences et socio-constructivisme : un cadre théorique. Bruxelles : De Boeck.
- ■ Kunégel, P. (2011). Les maîtres d’apprentissage : Analyse des pratiques tutorales en situation de travail, Paris : L’Harmattan.
- ■ Lafortune, L. (2015). Des principes d’accompagnement-formation pour la mise en œuvre de changement dans le domaine de la santé. Dans M. Saint-Jean, N. Peoc’h et B. Bastiani (dir.). Accompagner le changement dans le champ de la santé (p.113-125). Paris : De Boeck-Estem,
- ■ Le Boterf, G. (2007). Professionnaliser, le modèle de la navigation professionnelle, Paris : Ed. D’Organisation.
- ■ Lejeune, M. (2012). Transmettre l’informel en milieu de travail : proximité, posture et modalités organisationnelles. in J. Clénet, P. Maubant et D. Poisson (dir.). Formations et professionnalisations : à l’épreuve de la complexité (p. 107-115). Paris, France : L’Harmatan.
- ■ Mayen, P. (2000). Interactions tutorales au travail et négociations formatives, Recherche et Formation, 35, 59-73.
- ■ Mohib, N. (2011). Développer des compétences ou comment s’engager dans l’agir professionnel. Formation emploi, 114, 55- 70. Récupéré du site : http://formationemploi.revue.org/3378.
- ■ Perrenoud, P. (2004). Adosser la pratique réflexive aux sciences sociales, condition de la professionnalisation. Education permanente, 160, 35-60.
- ■ Saint-Jean, M. (2002). Le bilan de compétences. Paris : L’Harmattan.
- ■ Saint-Jean, M. et Seddaoui, F. (2013). « Le développement : dimension ou processus de changement ? ». In : V. Bedin (dir.). Conduite et Accompagnement du Changement. Contribution des Sciences de l’Education (p. 181-194). Paris : L’Harmattan,
- ■ Vidal-Gomel, C. et Rogalski, J. (2007). La conceptualisation et la place des concepts pragmatiques dans l’activité professionnelle et le développement de compétences. @activités, 4, 49-84.
- ■ Watzlawick, P., Weakland, J et Fisch. R. (1975). Changements: Paradoxes et psychothérapie. Paris : Le Seuil.
- ■ Wittorski, R., (2007). Professionnalisation et développement professionnel. Paris : L’Harmattan.
- ■ Wittorski, R. et Ardouin, T. (2012). La professionnalisation : étudier la complexité des liens sujet-organisation. in J. Clénet, P. Maubant et D. Poisson (dir.). Formations et professionnalisation : à l’épreuve de la complexité (p. 91-106). Paris : L’Harmattan.
Mots-clés éditeurs : changement, réforme, étudiant-acteur, professionnalisation, tuteur-médiateur
Date de mise en ligne : 31/03/2021
https://doi.org/10.3917/ta.015.0030Notes
-
[1]
Le terme de professionnalité est entendu ici comme l’ensemble des compétences professionnelles d’une personne.
-
[2]
En référence à la théorie du risque développée par Mayen (2000)
-
[3]
T1 : 3 ans et demi après le début de la réforme et T1 : 4 ans et demi après le début de la réforme.
-
[4]
Il faut lire centre hospitalier A pour CHA et centre hospitalier B pour CHB
-
[5]
Le référentiel de formation infirmier désigne sous le nom de « professionnels de proximité », l’ensemble des personnes susceptibles d’encadrer un étudiant au quotidien dans les activités de travail.
-
[6]
Nous rappelons que dans l’échantillon « CHA », les infirmières n’ont pas été formées au tutorat mais assurent régulièrement le rôle de tuteur. Elles sont également désignées hiérarchiquement dans cette fonction.
-
[7]
Ces observations participantes ont été réalisées deux ans après la mise en oeuvre de la réforme.
-
[8]
Nous rappelons que dans cet échantillon « CHB », les tuteurs ont reçu une formation au tutorat et sont volontaires pour assumer cette fonction.
-
[9]
Ses auteurs s’appuient notamment sur les travaux de Schmidt et Boshuizen (1993) qui ont travaillé sur l’imbrication des connaissances biomédicales et cliniques en situation.