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Article de revue

Apprendre du travail collectif à partir de la théorie de l’élaboration de l’action chez Alain Savoyant

Pages 55 à 72

1Pour cet article, nous allons partir d’une proposition, sous forme de constat, énoncée par Savoyant dans le compte-rendu d’une recherche consacrée à la professionnalisation des personnels soignants infirmiers : « C’est beaucoup parce que le travail est collectif que l’on apprend en situation de travail. » (Savoyant, 2005, p. 16 et dans ce numéro de Travail & Apprentissages). Nous allons donc interroger quelques aspects ce que nous pourrions appeler le « potentiel d’apprentissage » de cette propriété du travail qui est d’être collectif en nous appuyant sur les travaux et réflexions de Savoyant et prolonger les discussions entamées avec lui. Nous souhaitons aussi inscrire cet article dans la suite des réflexions engagées, en didactique professionnelle, sur le rôle des situations et sur le rôle des autres dans l’apprentissage et le développement (cf. les numéro 139 et 151 de la revue Education Permanente intitulés respectivement « Apprendre des situations » et « Apprendre des autres », 1999 et 2002).

2Savoyant a beaucoup étudié les activités collectives : coordination des équipes de travail (1984, 1985), coordination et communications au cours de l’entraînement pour un sport collectif : le rugby (Bouthier & Savoyant, 1987) Il a aussi beaucoup étudié les situations d’apprentissage au travail, en portant son attention sur le rôle des encadrants dans le guidage de l’activité de professionnels débutants. Deux de ses derniers textes publiés fournissent des éléments théoriques pour contribuer à la compréhension des processus de formation de l’action (Savoyant, 2009) et à l’identification de certaines conditions d’apprentissage dans et par le travail collectif. Le texte consacré à la professionnalisation des personnels soignants infirmiers fait ainsi converger les deux grandes préoccupations de son œuvre : il examine les conditions et processus par lesquels des personnes, en formation professionnelle initiale, deviennent des professionnels ; ces professionnels étant engagés dans des tâches qui exigent et « entraînent » (Leplat, 1993) des activités collectives.

3L’idée selon laquelle le caractère collectif du travail joue un rôle important dans les apprentissages au travail revient à plusieurs reprises dans les textes de Savoyant, mais elle n’est, en fait, qu’assez peu développée systématiquement. Assez curieusement, s’il insiste sur le tutorat, comme nous allons le voir dans la section qui suit, il ne reprend jamais les résultats et modélisations issus de ses premiers travaux sur l’analyse du travail collectif et de la coordination dans les équipes de travail… ou de rugby. Pourtant, il nous semble que ses apports ne sont pas négligeables dans le domaine même s’ils demandent à être assemblés et finalisés pour contribuer à valider la proposition stimulante qu’il nous fait.

4Dans le cadre limité de cet article, nous choisissons d’approfondir les apports spécifiques de Savoyant. Nous ne traiterons donc pas certaines conditions susceptibles de participer au potentiel d’apprentissage et de développement du travail collectif laissées de côté par Savoyant et par la tradition de la psychologie russe sur laquelle il s’appuie représentée par Léontiev, Galpérine et Talyzina. Conditions abondamment traitées par Vygotski et nombre de ses successeurs, concernant notamment les médiations humaines, les relations et interactions sociales et les instruments sémiotiques. L’apport principal de Savoyant et de son cadre théorique tient, à notre sens, à deux choses : à ce qu’il apporte de concret à propos du contenu opérationnel de l’activité et des conditions concrètes de la tâche, d’une part, à son explicitation du processus d’élaboration de l’action, d’autre part, qui permet, là encore, de penser le contenu concret de ce qui s’apprend et se développe.

5Nous partirons d’abord de la manière dont Savoyant aborde la question du tutorat, et notamment ce qu’il appelle le tutorat non-didactique. Nous développerons ensuite l’idée selon laquelle dans ce deuxième type de tutorat, le déroulement de la tâche et le processus d’activité font émerger les interventions tutorales qui contribuent aux processus d’élaboration de l’action tels que les décrit Savoyant. Dans une troisième partie, nous mettrons en lumière un apport inattendu de Savoyant issu de sa dernière recherche sur la professionnalisation des personnels soignants infirmiers concernant le rôle de l’engagement de ceux qui apprennent dans leur propre apprentissage. Enfin, nous essaierons de tirer profit des réflexions théoriques issues de ses travaux sur la coordination dans les équipes de travail. Pour terminer, nous tracerons quelques perspectives à propos de la prise en compte du travail collectif en formation professionnelle.

1 - Le potentiel d’apprentissage du travail collectif : le tutorat et le guidage

1.1. Le tutorat « didactique »

6Lorsque la question du potentiel d’apprentissage et de développement du travail collectif est traitée chez Savoyant, c’est d’abord à peu près exclusivement comme « guidage » opéré par un plus expérimenté vers un plus novice (Savoyant, 1995, 1996, 2005). Savoyant distingue entre deux formes de tutorat. Le premier est supposé systématique et organisé et il l’appelle tutorat didactique (2005, p. 12). Le tutorat didactique consiste dans la présentation du travail, de l’organisation du travail et des fonctionnements institutionnels. Il consiste aussi en la mise en place et en la mise en œuvre d’un apprentissage organisé, intentionnel et planifié des tâches, selon une sorte de schéma qui inclut démonstration, explications, exécution, réflexion. On retrouve ici à peu près la définition, idéale, des fonctions tutorales telles que Boru & Leborgne (1992) l’avaient proposée et qui a servi de base à un grand nombre de formatons de tuteurs.

7Cependant, en se basant sur les propos des encadrants qui exercent la fonction de tuteur en milieu hospitalier, il note deux points, à propos de la formation des personnels soignants infirmiers : ce type de tutorat est très dépendant des conditions de travail du tuteur qui doit disposer du temps pour assurer toutes ces tâches ; il est plus dépendant encore de la motivation des tuteurs qui semblent avoir, dans un certain nombre de cas, du mal à être motivés et à se remotiver pour une telle activité qui exige une longue et intense présence à l’autre en train d’apprendre. Ce que Savoyant appelle « situation didactique de tutorat » (op. cit. p. 12) semble correspondre à une observation récurrente dans les études sur les dispositifs par alternance : c’est le caractère didactique et systématique qui est le plus difficile à tenir pour les tuteurs, d’abord parce que la réalisation de toutes les opérations qu’il suppose occuperait trop de temps, ensuite, parce que les professionnels expérimentés désignés pour être tuteurs ne sont pas motivés pour un investissement aussi grand dans ce type de tâches, enfin, parce que l’exercice de ces fonctions suppose des compétences spécifiques qui ne correspondent ni aux formes d’aide spontanée qu’on est prêt à apporter à un autre, ni à l’idée du métier qu’on exerce (on est professionnel pour un métier donné, pas enseignant). Les fonctions de tutorat systématisées sont assimilables à des fonctions qui les rapprochent du préceptorat. Il n’est pas sûr que beaucoup de professionnels soient prêts à adopter ce rôle, en tous les cas, dans le cadre professionnel lui-même..

8Ce genre de guidage, qu’il procède d’un encadrant, d’un tuteur ou d’un pair ne relève par ailleurs pas fondamentalement de la propriété du travail qui est d’être collectif. Il intervient, en quelque sorte, par surcroît, avec une intention délibérée d’apprentissage. Bien évidemment, apprendre à l’autre est une nécessité pour la réalisation du travail collectif dans de bonnes conditions, mais dans ce que Savoyant appelle le tutorat didactique, le but premier n’est pas de coopérer pour réaliser la tâche. On peut même dire que la réalisation de la tâche n’est plus le seul but prioritaire. Elle doit partager cette place avec le but d’apprentissage.

1.2. Le tutorat comme ajustement à la tâche en cours : une modalité du travail collectif

9Savoyant distingue ce tutorat d’un tutorat plus proche des conditions organisationnelles qu’il qualifie de non didactique : « le terme non didactique, précise-t-il, ne doit pas être compris ici au sens strict et il n’exclut pas qu’à certains moments, une infirmière, un médecin aussi, expliquent, montrent quelque chose à une autre infirmière ou à un élève ; ce terme vise d’abord à souligner le caractère non planifié de ces épisodes. Il y a bien ici un tutorat mais qui n’est pas systématique, ce sont les tâches qui se présentent qui peuvent le rendre momentanément et ponctuellement nécessaire. » (p. 16). Il nous semble important de préciser que si les tâches qui se présentent sont bien le facteur central de cette forme de tutorat, elles ne peuvent arriver comme opportunité d’apprentissage qu’à trois conditions non négligeables : qu’un autre professionnel plus expérimenté ou plus expert soit présent, en capacité d’intervenir et motivé pour le faire.

10Là encore il s’agit d’une aide, mais en quelque sorte, c’est l’horizon de la réalisation de la tâche qui est premier. Il s’agit d’assurer ou de rétablir la continuité du déroulement et de la réalisation de la tâche. A ce titre, les interventions peuvent aller de la prise en main par l’expérimenté qui peut provoquer l’exclusion de l’apprenti de la tâche, jusqu’à des médiations fines et prolongées. Dans tous les cas, l’intervention s’assimile davantage à une activité de coopération dans le travail et pour le travail. Les interventions des autres sont d’autant plus prévisibles qu’ils sont proches de la tâche et ont des enjeux dans la continuité de la réalisation du travail : encadrants, collègues en situation de dépendance vis-à-vis du travail de celui qui apprend – au sens où leur propre travail est subordonné à la qualité du travail de ce dernier (Savoyant, 1984).

11Ce phénomène de guidage ou de tutorat « au fil » des tâches qui se présentent est une caractéristique que l’on retrouve dans les observations faites dans des situations professionnelles différentes (Mayen, 2000, 2002). Mais on note que le potentiel dépend 1/ de l’apparition d’une configuration constituée d’une tâche qui contient une difficulté, un trouble, un problème pour celui qui apprend ou un risque de problème et de discontinuité pour le processus, ainsi que nous l’avons montré pour la traite des vaches laitières ou pour la délivrance du courrier, 2/ qui se situe au delà de ce qu’il fait ou sait faire sans aide, sinon, à quoi bon intervenir ?. Nos observations montrent en effet qu’un principe d’action générique organise l’activité de tous les tuteurs : il n’est pas utile d’intervenir tant que celui qui apprend n’est pas en difficulté ou ne risque pas de créer des difficultés. 3/ de la présence d’une personne plus expérimentée ou disposant de plus de compétences ou d’une compétence différente, ce qui suppose, soit que des personnes travaillent avec, ou à portée de celui qui apprend, 4/ comme c’est le cas dans le premier type de guidage, d’une motivation du plus expérimenté pour le faire, motivation qui peut être de deux natures : motivation tournée vers l’apprentissage de l’autre, motivation tournée vers la prévention ou la sauvegarde du processus, 5/ de la capacité du tuteur à identifier le besoin et la nature et les modalités de l’aide à apporter.

12Ce qui montre le caractère non systématique et opportuniste (opportuniste est à prendre ici dans un sens positif) de ce type de tutorat tient au fait que les interventions s’effectuent sur l’ici et maintenant du déroulement et de la réalisation de la tâche. Il s’agit de permettre à l’autre d’aller plus loin dans la tâche en cours en intervenant, autrement dit, d’assurer la continuité de son activité et celle du processus de réalisation de la tâche.

2. Déroulement de la tâche, interventions tutorales et élaboration de l’action

13Les interventions d’aide ou de tutelle se réalisent selon des modalités diversifiées et portent sur trois grandes catégories d’objets :

2.1. les modalités de médiation

14Les modalités de médiation « pratiques » et adaptées aux circonstances sont issues d’une gamme indéfinie de médiations, ou, plus exactement, d’arrangements médiateurs (Kozulin, 2009) : prise de contrôle, prise en charge de la tâche, questions, explications, évaluations, désignations, démonstrations, sollicitations, recours au langage ou au geste, modifications de la situation, etc. Les choix d’interventions des tuteurs dépendent à la fois de leur propre théorie à propos des manières d’apprendre et des manières d’apprendre la tâche concernée, des conditions dont ils disposent, de ce qu’ils savent ou croient sur ce qui convient à celui qu’ils cherchent à aider, de leur niveau de compétence pour la tâche et de l’estimation de leur niveau de compétence, notamment au regard de ce que celui qui est aidé est supposé savoir et savoir faire. Enfin, leur répertoire de modalités d’intervention peut être plus ou moins large et varié et plus ou moins efficient.

2.2. L’action sur les aspects motivationnels

15Les interventions peuvent porter sur l’activité dans ses aspects motivationnels, enrôlement et maintien dans la tâche et la motivation (Bruner, 1983), encouragements, marques de reconnaissance et de satisfaction, évaluations et validations, etc.

16Nous n’insisterons pas ici sur ces deux premières catégories d’aspects du guidage que Savoyant traite peu. On peut cependant noter que les modalités d’intervention sont toujours définies et redéfinies par ceux qui exercent une aide, en cours d’activité, en relation étroite avec les caractéristiques de la tâche et de l’activité en cours. En d’autres termes, il n’est guère possible, dans l’action, de distinguer, d’une part, de « pures formes » de médiation, de l’autre, la tâche et l’activité de celui qui est aidé.

2.3. L’intervention sur les constituants de l’organisation de l’action

17L’intervention peut porter sur différents composants de l’action concernés par l’avancée dans la tâche en cours. Le modèle de l’action proposé par Savoyant : opérations d’orientation, d’exécution ou de contrôle, en est un. Le modèle du schème et de ses différents éléments en constitue un autre (Vergnaud, 1995, Mayen, 2008) : buts, exécution de l’action, prises d’information, inférences, concepts, propositions tenues pour vraies. Ce qui peut créer de la discontinuité dans la réalisation de la tâche tient à ce qui n’est pas encore formé et assimilé par le moins expérimenté et chaque constituant de l’organisation de l’action est susceptible de faire défaut à un moment où à un autre du déroulement de l’action.

2.4. le contenu opérationnel de l’activité et les conditions concrètes de la tâche

18Les interventions portent aussi sur l’un ou l’autre aspect de ce que Savoyant (2009, p. 96) appelle 1/ « la situation concrète, objective, du travail » ou Leplat (2000) « les conditions externes de l’activité » et 2/ « le contenu opérationnel de l’activité » C’est ce que nous allons examiner plus longuement.

19Le souci de devoir se reporter sans cesse au contenu concret de l’activité est une constante dans les textes théoriques de Savoyant. Il revient ainsi sans cesse (op. cit., P. 96) « à la définition de la tâche que donne Leplat dans la lignée de celle de Léontiev : « un objectif à atteindre dans des conditions déterminées », ce qui est une façon de dire plus précisément que le contenu opérationnel de ces tâches (les procédures qui les réalisent) est déterminé par les conditions dans lesquelles le produit final doit être obtenu. » (op. cit. p. 95). « Ces conditions, écrit-il, recouvrent d’abord l’environnement de travail avec toutes ses dimensions, spatiales, temporelles, matérielles (en premier lieu les outils et moyens mis à disposition) et sociales. Elles recouvrent aussi les normes et les exigences auxquelles doivent satisfaire le produit (qualité, précision, etc.) et le mode de production (rapidité, sécurité, etc.) »

20Ce sont précisément ces conditions, dans leur spécificité et leur variabilité qui sont présentes et imposent leur présence, leur spécificité et leur variabilité dans le décours temporel de la situation et du déroulement de l’activité. La spécificité de l’apprentissage en situation et par les situations et de l’apprentissage par autrui et guidage dans le cours du travail, tient au caractère concret de ce que Savoyant désigne comme processus d’élaboration de l’action. « L’activité, écrit-il, c’est d’abord la séquence des opérations d’exécution qui transforment effectivement les objets de la tâche. Elles sont bien sûr essentielles dans le travail puisque ce sont elles qui produisent directement et pratiquement le résultat (…) Ces opérations sont toujours singulières et spécifiques, elles portent sur des objets spécifiques donnés, caractérisés par leur état à un moment donné, dans un contexte et des conditions concrètes données à ce moment. » (op. cit. p 96) On note l’importance que prennent ici les opérations d’exécution dans le processus d’élaboration de l’action en tant que leur découverte et leur propre élaboration est une condition de l’élaboration de l’action qui les inclue et de la base d’orientation qui en organisera, ensuite, la sélection, la mobilisation et la régulation. La place qu’il accorde aux opérations élémentaires dans les processus d’élaboration de l’action présente tout son intérêt pour rendre compte d’une certaine effectivité des apprentissages réalisés avec ce qu’on pourrait appeler une aide « sur le tas », c’est-à-dire étroitement articulée à la réalisation de la tâche.

21L’intervention d’un autre en cours d’action peut ainsi porter sur les conditions concrètes, sur les opérations à effectuer, ou sur ces deux aspects indissociables du contenu opérationnel de l’activité. Le modèle proposé par Savoyant du contenu opérationnel de l’activité est un modèle systémique et on peut comprendre que lorsqu’une intervention de tutelle ne porte explicitement que sur les conditions concrètes ou sur une opération à effectuer, ou encore sur un rappel au but, la coprésence de tous les éléments dans la situation en mouvement entraîne des effets de liaison puisqu’ils forment un système d’action.

22Savoyant ajoute un point important sur la place essentielle des buts : la relation entre les buts, l’action et les conditions s’effectue en cours d’action. Cela signifie que les buts comme produits et résultats à obtenir font à la fois l’objet d’une élaboration et participent à l’élaboration de l’action : « dans le cours de la formation de l’action, cette représentation des produits et résultats comme but de son action ne va pas de soi, elle émerge progressivement à travers la mise en œuvre répétée de l’activité, c’est-à-dire en même temps que le contenu opérationnel qui la réalise pratiquement et effectivement. » (op. cit. p 96). Ils sont à la fois initiaux et supports de l’élaboration de l’action et produits du processus d’élaboration.

23Savoyant met ainsi l’accent sur deux points : d’abord le caractère systémique et dynamique de l’élaboration, ensuite, le refus d’une prééminence d’un niveau de l’activité sur un autre : ni les buts, ni l’exécution, ni les opérations d’orientation, ni celles d’exécution, ni les niveaux des opérations de l’action ou de l’activité. Les uns et les autres se forment et se développent dans le cours de l’activité et se forment et se développent par les uns et par les autres, en relation avec les conditions concrètes avec lesquelles l’activité se fait.

24C’est précisément sur ces aspects du contenu opérationnel de l’activité, que portent le plus fréquemment les interventions de tutorat dans le décours du travail, au niveau le plus concret de l’action. Comme l’écrit encore Savoyant, « sans ce contenu opérationnel, l’action définie par son seul but resterait aussi abstraite que la prescription » ou que les pratiques généralisées enseignées en formation. Mais le concret, n’oublie jamais Savoyant, ce sont aussi les opérations d’orientation « qui sont celles à travers lesquelles le sujet va se représenter le résultat à atteindre comme but de son action et caractériser la tâche, c’est-à-dire identifier l’objet de l’action et ses propriétés pertinentes pour définir la séquence des opérations d’exécution qui lui permettra d’atteindre le but(…) C’est enfin des opérations de contrôle qui permettent d’évaluer les résultats produits à chaque itération et de modifier ainsi l’orientation de l’itération suivante. » (p. 96). Nous pourrions dire, avec d’autres références que les processus de conceptualisation sont en œuvre à ces niveaux de l’action car les différents constituants de l’activité proposés par Léontiev et repris par Savoyant (activité, action, opération) y sont engagés.

25Dans une recherche consacrée à l’analyse de l’activité et de la formation des agents circulation à la SNCF (Mayen, Savoyant et al., 1998), nous avions pu observer ainsi les conditions dans lesquelles les jeunes agents mouvements, au cours de leurs premières prises de poste, étaient insérés dans le déroulement de l’activité collective d’un poste de travail. Tâches opérationnelles, mais partielles, consignes de réalisation de chaque tâche proposée, contrôle, interventions de régulation de l’action, interventions de validation de l’intention d’action, corrections éventuelles des gestes, commentaires élargissant le contexte de la situation à d’autres contextes de travail, etc.

26Si cette proposition de ce qu’est le processus d’élaboration de l’action est exacte, alors, on peut mieux saisir le rôle du guidage (de la tutelle) en cours d’action, d’un guidage pourtant qualifié de « seulement » opportuniste comme condition potentielle d’apprentissage. « Seulement » parce qu’il est, dans le cadre des situations de formation par alternance, souvent évoqué comme étant insuffisant. L’apport de Savoyant lui redonne toute sa valeur et permet d’en expliquer le potentiel. Comme nous l’avons évoqué un peu plus haut : parce qu’il prend en compte les conditions concrètes et le contenu opérationnel. Probablement aussi parce qu’il est, dans la situation vécue par le moins expérimenté et les plus expérimentés qui l’entourent, porté par le déroulement de la tâche.

27On peut comprendre alors le caractère efficient du guidage, même opportuniste, même partiel et non systématique. Mais on peut en comprendre aussi les insuffisances lorsque les conditions minimales ne s’y prêtent pas. Sur un plan pratique se pose en effet la question des conditions générales du travail qui favorisent ou non une co-présence. Un grand nombre de situations de travail sont, dans une certaine mesure, des situations solitaires de ce point de vue. Si le cas des personnels soignants infirmiers montre des situations dans lesquelles d’autres sont présents en cours d’action, et si les agents d’un poste d’aiguillage sont effectivement insérés dans un environnement collectif, il n’en va pas de même pour d’autres domaines d’activité. On peut penser en priorité à la formation à l’enseignement et à toutes ces situations de travail de service dans lesquelles le professionnel est seul avec les usagers, clients ou bénéficiaires.

3 - Théories personnelles de l’apprentissage du travail et engagement conscient et volontaire dans l’apprentissage par le travail collectif

28A la lecture du texte consacré à la professionnalisation des personnels soignants infirmiers, nous avons été surpris par deux choses : sur un plan méthodologique, les observations du travail semblent occuper une place très limitée dans l’analyse et les interprétations que Savoyant nous propose. Elles reposent sur les propos que les personnes en formation et leur entourage professionnel tiennent sur leur expérience au cours de leurs stages en milieu hospitalier. Or, nous savons qu’il a passé un temps important sur le terrain. Deuxième surprise, l’importance qu’il accorde à la participation active et à la motivation de ceux qui apprennent dans leur formation ou encore de leur engagement conscient et volontaire dans celle-ci.

29Cela nous permet de disposer du point de vue des personnes en cours de formation sur le potentiel d’apprentissage du travail collectif. Cela présente l’intérêt de nous fournir des informations sur le rapport que les personnes entretiennent à leur propre situation d’apprentissage et à la nature des activités qu’ils déploient consciemment et volontairement dans le but d’apprendre des situations : en l’occurrence, d’apprendre des situations de travail collectif. Il nous informe aussi sur leur « théorie » personnelle à propos de ce qui est à apprendre, de ce qui peut être appris, comment et par qui.

30Les situations de travail collectif comportent les médecins, mais aussi les autres personnels infirmiers, les aides soignantes et les cadres. Il inclut aussi les patients. Les infirmiers en cours de formation sont ainsi susceptibles d’apprendre à l’occasion d’interactions avec n’importe quelle personne appartenant à ces catégories. Dans les entretiens rapportés par Savoyant, on relève que les personnels soignants en formation n’évoquent pas les patients ni les aides soignantes comme partenaires d’interactions porteuses d’apprentissages. Pourtant, les patients, de manière active et en fonction de leur propre expertise de la situation –et parfois de leur expérience développée de patient- participent aussi à la coordination interindividuelle de l’activité collective, non seulement entre les soignants qu’ils rencontrent, mais tout simplement entre eux-mêmes et le soignant qui intervient à un moment donné.

31Ce sont les cadres, collègues et médecins qui sont privilégiés comme sources et ressources d’apprentissages.

32Leur théorie de « comment on apprend et avec qui » repose sur trois bases : 1/ on apprend avec les acteurs que nous venons de citer, 2/ plutôt dans une approche intermédiaire entre non didactique et « didactique » c’est-à-dire avec une intention explicite de tutorat et d’apprentissage de la part de ceux avec qui on est en interaction, y compris lorsqu’ils répondent à des questions posées et dans des réunions d’analyse de cas et d’événements, 3/ enfin, seul, par découverte, pratique et répétition. La répétition englobant la répétition dans la variabilité. Plusieurs personnes évoquent, en effet, l’effet de découverte de la variabilité de chacune des tâches, due précisément à la variété des conditions concrètes de celles-ci. On peut noter que, même s’ils n’en parlent pas explicitement, le phénomène de « guidage » imposé par les tâches et le hasard des possibilités d’interaction avec les autres est constamment présent dans leurs propos. Les jeunes soignants ne font pas référence à des stratégies anticipatoires et systématiques portant sur l’ensemble de leur formation. Ils découvrent en fonction de ce qui se présente et de qui se présente.

33Dans ce qui est rapporté par Savoyant, on pourrait considérer que la relation aux médecins constitue, au moins en partie, une exception. Le potentiel d’apprentissage des interactions avec les médecins occupe une place importante dans les préoccupations des jeunes soignants. Certains d’entre eux expriment leurs regrets de ne pas pouvoir bénéficier des apports des médecins. Lorsqu’ils semblent avoir la possibilité de le faire (parce que les médecins veulent bien les accepter dans certaines réunions ou répondre à leurs questions et donner des explications), ils en font une des sources de leur apprentissage. Nous allons voir dans la partie suivante comment cela participe à un développement notable de leur base d’orientation.

34Sur un plan plus psychosocial, les propos retenus par Savoyant laissent penser que les jeunes infirmiers sont spontanément plus prêts à croire que les médecins peuvent leur apprendre plus de choses que les patients ou même que leurs encadrants et collègues. En examinant le contenu de ce qu’ils disent apprendre, on constate qu’il s’agit de connaissances différentes qui portent massivement sur la compréhension du processus de soin ; ce qui relève bien de problèmes de coordination du travail. Les personnels infirmiers sont sous la dépendance des médecins et ils ont à administrer ce que ces derniers prescrivent. Or, les préoccupations sont à la fois de compréhension et d’action. Il s’agit de comprendre le processus de soin pour ne pas être un exécutant ignorant mais un exécutant « en connaissance de cause » (comme nous l’avions mis en évidence dans la recherche sur l’activité des agents mouvements à la SNCF, Mayen & Savoyant, 1999) et il s’agit de comprendre suffisamment de choses pour pouvoir agir et contrôler son propre travail voire celui des médecins.

35Parallélement, on peut enfin penser l’attention que leur porte un médecin en leur apportant des explications constitue davantage qu’un apport de connaissances essentielles et qu’il touche certainement un point sensible dans l’hétérogénéité des rapports entre les différentes catégories d’acteurs qui composent le milieu médical.

36En revanche, peu de choses apparaissent dans le discours des personnels soignants qui sont en lien avec la participation à des tâches communes, des communications pour se coordonner avec d’autres, avant l’action ou en cours d’action, rien n’apparaît non plus qui porte sur la co-présence et les interventions en cours de tâche et d’activité dont nous avons vu le rôle dans les processus d’élaboration de l’action. Rien enfin sur le fait que la seule présence des autres constitue un point de référence pour évaluer la pertinence de son action et la qualité de ce qu’elle produit.

37Les théories que ceux qui apprennent énoncent semblent donc différentes des phénomènes par lesquels ils apprennent, au moins sur certains plans. Comme c’est le cas dans la plupart des dispositifs de formation professionnelle par alternance, ce que l’on peut apprendre des autres et des situations semble ainsi fonction du rapport personnel que chaque élève entretient avec les environnements qu’il fréquente et de ses théories de l’apprentissage. Cela ne fait pas l’objet d’une forme particulière de guidage de la part de l’institution formatrice. Or, comme nous venons de le voir, la question de l’engagement dans le travail collectif, de la participation consciente et volontaire aux tâches et des sollicitations à visées explicatives, semblent composer des aspects déterminants du potentiel d’apprentissage par le travail collectif. En d’autres termes, les opportunités d’apprentissage n’arrivent pas toujours spontanément « de l’extérieur », que cet extérieur prenne la forme du travail à faire et des situations qui se présentent ou qu’il prenne la forme des autres et des interactions et formes de coopération qui leur sont liées. Les stratégies des apprenants jouent aussi un grand rôle dans la construction des situations potentielles d’apprentissage.

4 - Le potentiel de la coordination de l’activité collective

38Venons en à présent au potentiel contenu dans les processus de coordination de l’activité collective elle-même. Ce qui rend difficile l’identification du potentiel d’apprentissage des situations, notamment des situations de travail collectives tient à plusieurs causes. Nous en retiendrons trois que nous avons abordées précédemment : 1/ le potentiel résulte toujours d’une combinaison de facteurs, 2/ les formes de la médiation humaine sont trop nombreuses et trop dépendantes du contexte pour être réduites à quelques formes générales (Kozulin, 2009). Cela est d’autant plus vrai que, dans l’acception du terme contexte tel qu’il est évoqué par Kozulin, nous devons inclure ce que nous venons d’identifier : les conditions concrètes du travail et les contenus opérationnels de l’activité, 3/ comme nous venons de le voir, 3) le rapport que chaque personne entretient avec l’environnement et avec ce qui est à apprendre et l’activité qu’elle déploie dans la situation, est toujours singulier.

39Nous allons cependant poursuivre notre intention et continuer de nous appuyer sur les travaux de Savoyant pour repérer certains invariants de l’apprentissage dans et par le travail collectif. Dans ce paragraphe, nous allons revenir sur ce que Savoyant a écrit, non plus sur le tutorat et les processus de formation de l’action, mais sur le travail collectif. Comme nous l’avons noté plus haut, dans l’ensemble de ses travaux, Savoyant n’a pas consacré de texte qui opère un pont entre ces deux catégories de préoccupations.

40Savoyant met en évidence plusieurs conditions de coordination interindividuelle de l’activité collective (1984, p. 210-211). Nous nous arrêterons seulement sur les deux premières qu’il examine. La plus cruciale, écrit Savoyant, concerne les buts (ce sur quoi Nosulenko revient également dans son article) : « Pour qu’il y ait activité collective, il faut que les sujets aient le même but, c’est-à-dire qu’ils visent le même état final de l’objet ; une autre condition minimale (…) : que chaque sujet se représente le produit final comme somme ou composition des produits partiels obtenus par sa propre action et les actions des autres sujets ». Or, parvenir à la construction de ces deux objectifs, nécessite également une forme de coordination qui passe à peu près toujours par une négociation collective. Ce qui est alors en jeu, soit pour l’ensemble des professionnels, soit pour celui qui cherche à s’insérer dans le collectif, c’est le caractère public de ce qui est représenté.

41La mise en contact avec les définitions des buts des autres et la construction et l’affinement des relations entre l’action propre et celle des autres ne correspond pas seulement à une information, mais à une mise en contact avec la perspective des autres. Elle correspond aussi à ce que Dewey (1968) désigne comme l’insertion du contexte dans la situation. Ce processus correspond à une redéfinition de la situation, élargie et recomposée autrement et dans laquelle le périmètre de l’action propre n’est plus qu’une partie d’un ensemble plus large.

42Le contact avec d’autres perspectives comporte non seulement les propriétés des objets et situations qui sont privilégiés par les autres (leurs propriétés opératives) mais aussi le rapport que ceux-ci entretiennent avec les objets, reliée à leur action propre et avec la situation plus globale et le processus collectif commun.

43Il faut insister sur un aspect porteur de modalités d’apprentissage : à savoir le fait que, contrairement aux situations scolaires qui peuvent présenter des perspectives multiples sur les objets, les actions et les situations, les activités de coordination sont finalisées, inscrites dans le travail et constituent des tâches en elles-mêmes. Autrement dit, les enjeux sont pragmatiques et immédiats, ce qui, en situation professionnelle, peut apparaître comme décisif pour ceux qui y sont engagés, et notamment pour ceux qui sont en cours d’apprentissage du travail. La motivation est ainsi très solidement ancrée dans la situation, contrairement à ce qui peut se passer dans certaines situations de formation et d’enseignement professionnel.

44La négociation des buts comme la négociation des phases critiques de la coordination, met en jeu tous les constituants du système d’activité. Discuter les buts, c’est discuter la redéfinition de la tâche de chacun et redéfinir la tâche ensemble, interpréter la prescription au regard des conditions concrètes du travail. C’est aussi, relier les buts aux finalités du processus de production global et donc aux buts de l’action des autres et aux relations que ces buts entretiennent avec les finalités plus globales. Comme l’écrit Savoyant (2009, p. 97) : « il faut rappeler que les tâches prescrites au sujet participent d’un processus de production global, et que leur réalisation contribuent à l’atteinte des finalités plus générales de ce processus de travail. Ces finalités sont porteuses de nouvelles exigences quant aux caractéristiques des résultats à obtenir (…) et de contraintes sur les modes opératoires à mettre en œuvre (…) ces finalités et les exigences qu’elles impliquent ne constituent pas des objectifs supplémentaires et distincts qui viendraient s’ajouter à ceux qui sont définis par les tâches élémentaires prescrites, elles viennent plutôt les moduler, les imprégner, les colorer. »

45L’obligation de devoir assurer collectivement la coordination des buts en participant à la construction d’un but suffisamment commun pour permettre l’action et à la compréhension suffisante des interrelations entre actions et entre actions et finalités plus globales représente ainsi probablement un potentiel d’apprentissage notable. La présence des autres et la responsabilité collective qu’elle entraîne constitue, non seulement une source de motivation mais aussi une source de contrôle et de régulation du processus individuel de construction et de redéfinition du système de représentation de la situation. La relation à la tâche n’est plus seulement, en quelque sorte, prise dans une situation de une relation homme-objet, mais dans une situation élargie à une part plus large du processus, et interreliée au travail des autres. Les propriétés fondamentales des objets et de l’action sont élargies mais elles sont aussi à la fois autrement contraintes. La négociation des buts et des interrelations entre actions constitue à nos yeux une catégorie de situation qui présente beaucoup des propriétés des situations dites de débriefing. Elles se font à distance de l’action, à propos des phénomènes et propriétés des objets et des conditions concrètes de la tâches. Elles amènent à exprimer ce que les personnes tiennent pour vraies, les indices qu’ils prennent, les effets qu’ils cherchent à obtenir, et à justifier de ces croyances. Elles conduisent aussi à évoquer les conséquences pratiques des décisions communes et, à ce titre, amènent à évoquer des scénarios, à expliciter des liens de cause à effet. Enfin, elles ont un destin ultérieur effectif et rapide puisque ce qui est adopté : buts, modes d’action, sont généralement immédiatement mis en œuvre et testés dans les pratiques concrètes.

46Pour les personnels soignants infirmiers en formation, ce qui semble si important dans le besoin de disposer d’explications de la part des médecins, en dehors de la reconnaissance professionnelle, relève de leur propre périmètre d’action, mais dépend du périmètre d’action des médecins. Les infirmiers ont, parmi leurs fonctions, celles d’exécuter les prescriptions médicales comme nous l’avons noté plus haut. Mais cette exécution ne peut simplement se limiter à des opérations dites techniques : faire une piqûre n’est ainsi pas injecter un produit, mais administrer une substance active supposée produire certains effet, choisie en fonction d’un diagnostic de l’état du patient, et ceci en fonction de connaissances médicales établies. Connaître les causes, les effets prévus, et les principes de fonctionnement forment trois catégories de connaissances que les personnels soignants infirmiers cherchent à obtenir. Ces connaissances ont des conséquences pratiques pour leur propre activité puisqu’elles permettent, dans une certaine mesure, de contrôler le bien fondé d’une prescription, d’anticiper et contrôler les effets attendus et donc d’intervenir en cas d’apparition d’effets non attendus. En termes de processus d’activité collective, c’est la continuité et la qualité du processus de travail collectif qui sont en cause.

Conclusions : Le travail collectif, un enjeu de formation professionnelle

47A partir des apports théoriques et des résultats des travaux empiriques de Savoyant, nous avons essayé de développer quelques aspects susceptibles de valider sa proposition : « c’est beaucoup parce que le travail est collectif que l’on apprend en situation de travail ». Beaucoup d’autres aspects ou phénomènes sont évidemment en jeu, mais il nous semble que Savoyant, notamment avec sa théorie du processus d’élaboration de l’action, propose des apports originaux pas toujours pris en compte dans l’analyse des phénomènes d’apprentissage et de médiation ou dans la conception de la formation.

48La proposition de Savoyant s’inscrit dans une des préoccupations de la formation professionnelle et de la didactique professionnelle. L’analyse du travail n’y a pas pour seul but d’analyser ce qu’on pourrait appeler le travail actuel, mais d’analyser son potentiel d’apprentissage (qui inclut ses limites, ses obstacles, ses empêchements). Ce but, assigné à l’analyse du travail en formation professionnelle, correspond à une orientation que nous résumerons ici en écrivant qu’elle répond à une perspective dynamique inaugurée par Vygotski : pour comprendre le développement, nous devons nous intéresser – rechercher ou créer – les conditions dans et par lesquelles du développement peut être généré et étayé (Mayen, 2001, 2007). L’assertion de Savoyant nous incite donc à interroger sérieusement le potentiel d’apprentissage – et de développement – de cette propriété du travail qui est d’être collectif.

49Par ailleurs, dans une finalité de formation professionnelle, se pose la question de l’apprentissage du travail collectif : relève-t-il de l’apprentissage collectif en situation de travail ou bien peut-il dépendre également de la formation organisée ? « Le travail en équipe devrait être amélioré par une formation elle-même en équipe, c’est-à-dire qui favorise les activités collectives », écrit Leplat (1993, p 22).

50Trois directions complémentaires peuvent être évoquées :

511/ Il s’agit de considérer sérieusement le travail comme travail collectif. Dans l’univers de la formation professionnelle, il n’est pas sûr que cette proposition soit souvent ni pleinement considérée : référentiels, définition des tâches et des compétences de l’emploi ou du métier, modes d’évaluation et de certification, modalités didactiques semblent encore très largement inspirés d’une conception du travail comme travail individuel. Ce qui est collectif dans le travail semble assez fréquemment apparaître comme l’entour du travail, comme son contexte, mais assez rarement comme dimension agissante, au cœur des situations elles-mêmes. Prendre en compte le travail comme travail collectif élargit d’emblée la part de l’environnement de travail considéré et redéfinit ainsi la situation. Ce qui est souvent considéré comme contexte appartient, en fait, pleinement à la situation.

52Comme nous l’avons observé (Savoyant, Mayen et alii, 1998, Mayen et Savoyant, 1999) même dans une organisation du travail aussi collectivement organisée que la circulation ferroviaire, la formation professionnelle des nouveaux agents n’explicite jamais complètement le fait que le travail est collectif, que le règlement a pour but d’organiser le travail collectif, d’en prendre en charge une partie, de le réguler. Pourtant, le système des procédures et l’obligation de leur application ne trouvent leur sens que dans les formes de coordination qu’ils imposent. Une procédure n’est pas seulement la bonne procédure en tant que mode d’action sur le système de circulation, mais elle l’est en tant que sa mise en œuvre correspond et s’articule à d’autres procédures, que d’autres appliquent. L’action conforme aux procédures est attendue par les autres. C’est ce que d’autres attendent et à quoi ils peuvent et doivent s’attendre, faute de quoi ils ne peuvent compter sur elle ni y articuler leur propre action.

532/ Il est possible de proposer aux professionnels et futurs professionnels en formation, de faire l’expérience des situations de travail collectif, en situation de travail effectif. Ce qui peut s’accompagner d’une plus ou moins grande intervention pour choisir, aménager et accompagner les expériences proposées. Savoyant montre ainsi que les personnels soignants infirmiers en cours de formation, ne sont pas logés à la même enseigne en ce qui concerne leurs possibilités d’échanges avec les médecins. Selon le service, les échanges sont courants, voire organisés à travers l’existence de séances d’échanges collectifs ou bien, sont presque inexistants. S’il n’est pas toujours facile et possible à un institut de formation des personnels infirmiers, d’intervenir directement sur les services d’un hôpital, il est cependant possible d’organiser les parcours de telle manière que les futurs professionnels en formation, puissent bénéficier de ces conditions.

543/ Enfin, nous pouvons revenir à la proposition de Leplat en mettant en place des situations de formation, hors du travail, pour apprendre le travail collectif, qui sont elles-mêmes des situations de travail collectif. On peut entendre cette proposition de deux manières. Chacune définit une certaine modalité de formation :

55La première est, en somme, découplée de la nature de la situation de travail collectif de référence. C’est la situation de formation qui propose des modalités collectives, mais celles-ci n’ont pas à correspondre nécessairement aux propriétés spécifiques de la situation de travail collectif « à apprendre ». La seconde est à envisager dans une perspective de didactique professionnelle. Il s’agit de transposer, plus strictement, certaines propriétés des situations de travail collectif de référence pour concevoir les situations didactiques.

56La notion de transposition distingue ici deux catégories de propriétés : d’une part, ce que nous pouvons appeler les invariants des situations et de l’activité et qui correspondent en partie aux conditions concrètes de la tâche et aux constituants de la base d’orientation, pour revenir au modèle de Savoyant, ou aux composantes du couple schème/situation pour reprendre le modèle de Vergnaud ou encore, ce que Pastré (1999) définit et désigne comme structure conceptuelle de la situation ; d’autre part, ce que nous pouvons appeler les invariants d’apprentissage (voire de développement). C’est-à-dire ce qui compose le potentiel d’apprentissage de la situation et dont nous avons esquissé quelques aspects à partir des travaux de Savoyant. Pour les situations de travail collectif, c’est, par conséquent, le potentiel d’apprentissage constitué des propriétés du travail propres au fait d’être collectif qui est en jeu : conditions concrètes de l’activité, contenu opérationnel, conditions de coordination, modalités de médiation.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : situations, apprentissage, Travail collectif

Date de mise en ligne : 21/04/2021.

https://doi.org/10.3917/ta.005.0055

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