Couverture de TA_005

Article de revue

Alain Savoyant saisi par le savoir

Pages 31 à 54

Notes

  • [1]
    Je ne ferai pas de différence dans mon texte entre action et activité : c’est une distinction qui n’entre pas dans mon cadre théorique. J’utilise indistinctement ‘action’, ‘activité’ et parfois ‘acte’. A. Savoyant tenait beaucoup à la distinction entre ‘action’ et ‘activité’, dans le prolongement des analyses de Léontiev, qu’il avait profondément intégrées et qui l’aidaient beaucoup à penser. Mais Savoyant ajoutait que le terme d’activité pouvait avoir une double signification : il pouvait désigner l’activité prise globalement. Il pouvait désigner l’activité (définie par son motif), par opposition et différence avec l’action (définie par son but) et les opérations (le contenu opérationnel de l’action). Je ferai une distinction entre action et activité quand je me référerai directement à un texte de Savoyant.
  • [2]
    Nous verrons un peu plus loin que le terme « théorie » est à prendre ici au sens très particulier que lui donne Savoyant.
  • [3]
    N’étant pas du tout un spécialiste du pilotage d’avion, je n’ai fait que résumer ce que j’ai compris de l’analyse d’Audin, en espérant que ma version n’est pas trop infidèle.
  • [4]
    « Il » représente lui et son avion, qui forment alors un tout organique.
  • [5]
    Je renvoie sur ce point à l’article de Jacques Leplat dans ce numéro.
  • [6]
    Au sens donné par Galpérine et Savoyant, c’est-à-dire permettant d’emblée une généralisation à d’autres situations.
  • [7]
    Dont moi-même : je me souviens de séances d’observation de l’activité des AMV que nous avons faites, Alain et moi, à Epinal et Pagny-sur Moselle. Il y a eu également un travail sur l’utilisation d’un simulateur pour les formations de perfectionnement des AMV. A ma connaissance, il n’y a pas de publication sur ce dernier point.
  • [8]
    De dessiner des flèches dans le schéma.
  • [9]
    Le règlement général de sécurité (RGS).
  • [10]
    Cette opposition entre savoir externe et savoir interne me paraît être inhérente au concept de savoir, ce qui en fait un concept paradoxal, qu’on peut utiliser en deux sens très différents. Voici les deux définitions qu’il m’est arrivé d’en donner : d’une part, on appelle savoir toute ressource cognitive dont dispose un sujet, qu’il la possède d’avance ou qu’il la construise. D’autre part, on appelle savoir un ensemble d’énoncés cohérents entre eux (non contradictoires)et reconnus valides par une communauté scientifique ou professionnelle. Dans le premier sens, on a affaire à ce que Savoyant appelle un savoir interne, subjectif ; dans le second sens, on a affaire à ce qu’il appelle un savoir externe, objectif. Pour éviter cette ambiguïté, qui peut aboutir à de sérieuses confusions, certains auteurs font la différence entre les connaissances (subjectives) et les savoirs (objectifs). Pour ma part, j’ai préféré ne pas utiliser le terme de ‘savoir’ dans ma problématique théorique. Mais on peut éviter le mot sans toutefois écarter la chose ! Beaucoup d’auteurs ont signalé l’ambiguïté du concept de ‘compétence’ ; il me semble qu’on pourrait en dire autant du concept de ‘savoir’.
  • [11]
    On pourrait aussi se référer à Anderson (1982) et à la transformation de connaissances déclaratives en connaissances procédurales.
  • [12]
    J’utilise le terme registre, qui est un terme neutre, pour ne pas rencontrer les difficultés que j’ai mentionnées à propos du terme de savoir.
  • [13]
    Une de ses interlocutrices, ingénieur agronome, disait : « C’est mon grand-père qui m’a appris à tailler ».

1J’aurais voulu faire un article sur le dualisme dans la pensée d’Alain Savoyant. J’entends par dualisme le conflit dialectique dont je trouve qu’il parcourt l’ensemble de son œuvre lorsqu’il parle de la construction de l’action [1]. Il distingue en effet « l’élaboration de l’action » et « l’assimilation de l’action ». L’élaboration de l’action permet de savoir « ce qu’il faut faire » ; l’assimilation de l’action permet de « savoir le faire ». Cette distinction est présente chez lui dès son premier grand texte théorique, « Eléments d’un cadre d’analyse de l’activité : quelques conceptions essentielles de la psychologie soviétique » (1979). Elle occupe une place importante dans un de ses derniers articles théoriques, celui qu’il a donné à la revue Education Permanente, « Tâche, activité et formation des actions de travail » (2006). Cette distinction a été souvent au cœur de nos échanges. Nous organisions de façon assez régulière des entretiens sur des points théoriques, que nous préparions en nous appuyant sur l’un ou l’autre de nos textes. La dernière fois que je l’ai eu au téléphone, Alain me disait qu’il s’était mis à rédiger un texte important pour la revue « Travail et apprentissage », qu’il était assez satisfait de ce qu’il écrivait (chose infiniment rare chez lui) et qu’il souhaitait que nous organisions bientôt un nouvel entretien théorique pour en discuter entre nous. Je m’en réjouissais. Sa maladie et sa mort ont apporté à la place une réponse brutale. Nicole, sa femme, m’a confié une chemise, faite des notes et des feuillets sur lesquels il travaillait. Hélas ! Jusqu’au bout Alain est resté fidèle à lui-même : il ne rédigeait de façon définitive que lorsqu’il était sûr de sa pensée et de son expression. C’est pourquoi j’ai eu en ma possession un grand nombre de notes éparses, réflexions personnelles hors de tout contexte, notes de lecture, notes de préparation d’un futur article, et seulement 3 ou 4 pages suffisamment rédigées pour qu’elles soient publiables, bien que non encore définitives. On les trouvera en annexe. Deuxième déception pour moi : Alain n’abordait pas dans ces notes (ou si peu) le thème qui m’était cher : comment articuler, dans l’organisation de l’action, ce qui relève de son élaboration et ce qui relève de son assimilation ? Je ne ferai donc pas d’article sur le dualisme dialectique dans la pensée de Savoyant : il ressemblerait trop à un pâté d’alouette, le cheval étant du côté de l’élaboration de l’action, l’alouette du côté de son assimilation. Et pourtant je voudrais persister à utiliser cette opposition comme fil conducteur de ma réflexion, d’une part parce que nous en avons beaucoup parlé au cours de nos entretiens ; d’autre part parce que la manière dont on peut articuler ce qui dans l’activité (ou l’action) relève de son élaboration et de son assimilation représente un enjeu majeur pour comprendre aujourd’hui ce qu’est l’activité et son organisation et que la pensée de Savoyant, avec sa précision et sa rigueur, peut nous aider grandement à bien poser ce problème.

Que signifie atterrir sur un avion de tourisme ?

2L’élaboration de l’action et l’assimilation de l’action sont les deux faces indissociables de ce qui constitue l’organisation de l’activité. Je vais commencer par un exemple pour bien me faire comprendre. Comment fait-on pour atterrir avec un avion de tourisme ? Question complémentaire : comment fait-on pour apprendre à atterrir sur un avion de tourisme ? Il se trouve que j’ai eu dernièrement à connaître de deux thèses sur le sujet : la première thèse, soutenue par Jean-Claude Audin en juin 2007, porte sur les différentes modalités d’atterrissage de pilotes plus ou moins expérimentés. La seconde thèse, de Gérard Delacour, a été soutenue le 1er juillet 2010 : elle s’intitule « Apprendre comme inventer » et porte notamment sur l’apprentissage de l’atterrissage. Les deux auteurs ont une longue expérience du pilotage, même s’ils n’en ont jamais fait leur profession. Commençons par la thèse d’Audin. Je rappelle qu’elle porte sur la pratique de l’atterrissage dans plusieurs conditions et selon plusieurs modalités. Audin a constaté que l’atterrissage est un moment crucial dans la pratique du pilotage et que dans des cas assez fréquents les pilotes se voient obligés de « remettre les gaz » pour ne pas terminer leur course au-delà du terrain d’aviation. Il a constaté que certains pilotes arrivent à faire de bons atterrissages dans à peu près toutes les conditions, même les plus difficiles : ce sont des pilotes qui ne respectent pas complètement la procédure, qui veut qu’on ne descende pas en-dessous de 1,3 la vitesse de décrochage au moment où l’avion va toucher le sol. Ces pilotes parviennent à descendre à 1,1 la vitesse de décrochage, ce qui leur permet de s’arrêter sur une distance beaucoup plus courte que les autres. Ce sont la plupart du temps des pilotes expérimentés, mais tous les expérimentés n’utilisent pas cette démarche, beaucoup en restant à une stricte application de la procédure. Inutile de dire que l’atterrissage est une activité à forte composante motrice, requérant une grande habileté. Mais, d’un autre côté, les spécialistes de l’aviation ont beaucoup « théorisé » [2] cette pratique, qu’ils ont formalisée de façon très élaborée. On a donc d’un côté le volet de l’élaboration de l’action, « savoir ce qu’il faut faire » ; de l’autre côté le volet de l’assimilation de l’action, « savoir le faire ». Je vais essayer d’analyser la situation en termes de structure conceptuelle de la situation, en pointant les concepts organisateurs qui vont guider l’action. Il y en a 4 : la vitesse de l’appareil ; l’incidence, c’est-à-dire l’angle existant entre la trajectoire du vol et l’assiette de l’avion ; la portance, dont la valeur permet habituellement d’évaluer le risque de décrochage ; la traînée, qui correspond à la pénétration de l’avion dans l’air. Ces 4 variables sont représentées sur une courbe, dite « courbe de la polaire », qui permet de mettre en évidence deux classes de situations : tant que la vitesse de l’appareil est égale ou supérieure à 1,3 vitesse de décrochage, on est en vol normal : la traînée est négligeable et la portance est la principale variable à surveiller. Quant on est en-dessous de 1,3 vitesse de décrochage, la principale variable à surveiller devient la traînée : on est en « pilotage en second régime » [3]. Les pilotes qui réussissent à atterrir dans toutes les conditions, ceux qui parviennent à descendre en-dessous de 1,3 vitesse de décrochage, sont très sensibles à la traînée. Pour atterrir, tous s’appuient sur des indicateurs, qui sont de deux sortes : des indicateurs instrumentés, indiquant notamment la vitesse de l’avion ; et des indicateurs visuels, qui permettent notamment d’évaluer l’assiette de l’appareil. Voici la structure conceptuelle de la situation, du moins telle que j’ai cru pouvoir la reconstituer à partir de l’analyse d’Audin.

3On peut dire que jusque là nous nous sommes situés dans le registre de l’élaboration de l’action, c’est-à-dire dans une perspective de conceptua-lisation. Mais peut-on encore parler de conceptualisation dans l’action dans une activité où les habiletés perceptivo-gestuelles occupent une place aussi grande ? Car il est évident qu’un pilote qui atterrit ne raisonne pas, ne calcule pas. Le tempo de l’action est beaucoup trop rapide. S’il se mettait à raisonner, à calculer, à se représenter à quel endroit de la courbe de la polaire il se trouve, il n’aurait que deux solutions à sa disposition : ou se crasher ou remettre les gaz. S’il reste quelque chose de conceptuel dans cette activité, c’est dans la manière dont les pilotes prélèvent l’information pertinente : qu’est-ce qu’ils regardent ? A quoi sont-ils attentifs ? Autrement dit, ils ne sont attentifs qu’aux indicateurs pertinents, au point que les concepts auxquels ces indicateurs renvoient sont complètement invisibles. On est en plein dans une perspective d’assimilation de l’action : quand le pilote perçoit dans son corps qu’il [4] « s’enfonce », il remet de la puissance. On pourrait dire que l’atterrissage est comme la guerre selon Napoléon : « un art simple et tout d’exécution ». Est-ce à dire qu’il faut jeter aux orties toutes les théories de la conceptualisation dans l’action ? Evidemment, non. Mais cela nous amène à distinguer deux points de vue : il y a le point de vue de l’acteur, pour lequel il n’y a ni raisonnement, ni calcul, ni plan prévu à l’avance. Pour l’acteur, l’atterrissage est une habileté, un point c’est tout. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il relève de la Métis, cette intelligence rusée qu’ont analysée Détienne et Vernant (1974). Et il y a le point de vue de l’analyste, qui peut être chercheur, mais aussi bien formateur ou concepteur. C’est l’analyste qui réussit à identifier des variables dans cette action, c’est lui qui propose la courbe de la polaire, pour construire une « théorie », selon l’expression « savoyenne » du terme, qui va rendre intelligible les différentes classes de situations. Autrement dit, dans l’action les concepts sont invisibles ; c’est dans l’analyse de l’action, faite généralement après coup, qu’on va les convoquer. Il y a bien deux faces articulées dans l’organisation de l’action : la face ‘élaboration’ et la face ‘assimilation’.

4J’en arrive maintenant à la thèse de Gérard Delacour. Je serai plus bref à son sujet, car elle porte sur l’apprentissage d’une activité, alors que j’ai voulu centrer mon article sur l’activité elle-même, en débat avec le cadre théorique d’Alain Savoyant. Mais elle nous apprend des choses importantes, tant il est vrai qu’observer l’apprentissage est très éclairant pour comprendre l’organisation de l’activité. Delacour a conduit des entretiens avec des pilotes d’avions de tourisme. Il leur a posé une question simple et ouverte : « Qu’est-ce qui vous a, vous personnellement, amené à savoir atterrir ? ». Les réponses des personnes interrogées sont bien évidemment marquées par la singularité de leur vécu. Mais, au-delà de ces singularités, tous les témoignages convergent sur les points suivants : l’apprentissage de l’atterrissage ne se fait pas à la suite d’une transmission ; c’est un apprentissage « en première personne ». Voici un extrait très significatif d’un des entretiens : « Ah ! à savoir atterrir ?… Ah, je ne sais pas… Je crois que c’est un peu comme le vélo… Il y a un moment, tu le comprends, tu le sais… Moi je vois ça comme une histoire de sens… A un moment, tu as le sens de faire du vélo… A un moment donné, là, l’avion devient… ton extension, là, voilà…Voilà. Oui, parce que c’est un sens… à la première personne ! Tu l’as fait forcément un peu tout seul » (Delacour, 2010). Par conséquent, au moment de l’apprentissage de l’atterrissage, le sujet est seul dans son appropriation. Les autres apprentissages, techniques notamment, sont le résultat d’une transmission, qui repose sur la décomposition d’opérations successives. Avec l’atterrissage, le sujet est seul avec son acte. C’est vrai au moment du « lâcher », quand, à l’initiative du formateur, le sujet se retrouve seul en l’air dans son avion. Mais c’est déjà vrai quand le formateur est resté à côté de l’élève-pilote. La preuve : au moment de l’atterrissage, tout le monde fait silence. Autre caractéristique partagée : l’atterrissage est un apprentissage par appropriation, il faudrait dire par incorporation, « embodiement », dit Delacour. C’est probablement la raison pour laquelle le sujet perçoit son avion comme le prolongement de lui-même : tous deux font corps. C’est, de plus, un apprentissage irréversible, comme l’apprentissage de la marche chez le jeune enfant : impossible de revenir en arrière. A la différence de nombreux apprentissages, celui-ci ne peut pas s’oublier. Mais, en même temps, le premier atterrissage est loin d’être un atterrissage parfait. « Catastrophique ! », dit un des interviewés. C’est pourquoi les apprenants vont reproduire encore et encore leur geste pour l’améliorer. Il n’empêche, le premier atterrissage rompt avec tout ce qu’on croit savoir des apprentissages habituels : cet apprentissage est « en acte », pour paraphraser les propos de Vergnaud (1996) ou de Mendel (1998). Les analyses que tire Delacour de ses entretiens me paraissent très importantes pour approfondir ce que Savoyant appelait l’assimilation de l’action. J’y reviendrai un peu plus loin.

5Le fait de concevoir l’organisation de l’activité comme une articulation très profonde entre l’élaboration de l’action et l’assimilation de l’action nous place devant un des problèmes les plus importants pour concevoir une théorie de l’activité humaine en psychologie, particulièrement en psychologie du travail. L’élaboration de l’action nous entraine du côté des théories de la conceptualisation dans l’action et peut-être bien plus loin encore : du côté d’une approche cognitiviste de l’activité humaine. On va mettre l’accent sur l’importance des représentations, notamment bien sûr des « Représentations pour l’action » (Weill-Fassina, Rabardel, Dubois, 1993). Pour « savoir quoi faire », il faut bien que l’action repose sur des concepts, des « théories », des savoirs, ou des « bases d’orientation », comme dit Savoyant. Mais l’assimilation de l’action nous entraîne dans une tout autre direction : on va se retrouver du côté des théories de l’énaction, où il faut remplacer la question de « savoir ce qu’il faut faire » par la question, apparemment toute simple, de « savoir le faire ». Les sujets dans l’action ne sont généralement pas des calculateurs : ils n’en ont ni le temps, ni l’envie, ni les moyens. Ils s’engagent dans un corps-à-corps avec le réel, comme les pilotes d’avions à leur premier atterrissage. On pourrait dire que sans élaboration l’action est aveugle ; mais sans assimilation elle est irréelle et inefficiente. Comment concevoir une théorie de l’activité humaine qui respecte de façon équivalente ces deux réquisits que sont l’élaboration de l’action et l’assimilation de l’action, qui, même, parvienne à les articuler ? Quand je relis aujourd’hui les textes d’Alain Savoyant, je ne peux pas m’empêcher d’y rechercher les traces des débats que nous avons eus sur cette question. Et à cette relecture, je ne suis pas sûr d’y trouver la tension dialectique que j’aurais spontanément tendance à y voir. En d’autres termes, Savoyant a développé et approfondi jusqu’à la fin de sa vie le thème de l’élaboration de l’action. A l’inverse, il n’a abordé le thème de l’assimilation de l’action que de façon épisodique, en ayant d’ailleurs beaucoup de mal à se distinguer de la position de Galpérine, qui est restée pendant longtemps son horizon sur ce point. Je ne voudrais donc pas projeter sur la pensée d’Alain une problématique qui au fond est simplement la mienne. Je vais donc en rester là avec la dialectique et, en hommage à cet auteur extrêmement rigoureux que fut Savoyant, présenter successivement ce qu’il dit de l’élaboration de l’action, puis de l’assimilation de l’action.

L’élaboration de l’action selon Savoyant

6J’ai toujours pensé que l’élaboration de l’action avait été la grande affaire de la réflexion théorique de Savoyant. On sait qu’il a emprunté à Galpérine (1966) la distinction entre opérations d’orientation, d’exécution et de contrôle. Et il a toujours souligné que le plus important, c’était les opérations d’orientation, alors même que ce sont elles qui sont le moins visibles : pas d’action efficace et adaptée sans orientation bien faite, sans diagnostic (souvent implicite) pertinent. C’est probablement sur ce point que nous nous sommes rencontrés : lui s’inspirait de Léontiev et Galpérine ; moi de Piaget et Vergnaud. La conceptualisation dans l’action fut notre partage. Je pense qu’en lisant les écrits de Savoyant dans leur décours historique on peut repérer un développement, assez subtil il est vrai, de cette thématique. Je voudrais, à mes risques et périls, en esquisser les contours. Je distinguerai trois étapes, autour de trois concepts : ‘base d’orientation’, ‘théorie’, ‘savoir’. La première étape est organisée autour du concept, dû à Galpérine, de « base d’orientation ». Elle a été magistralement présentée dans l’article de 1979 sur l’apport de la psychologie soviétique. Elle est suffisamment connue pour que je me dispense de la présenter en détail [5]. Je me contenterai de rappeler la définition, due à Galpérine, et reprise à intervalles réguliers, du concept de base d’orientation et de l’assortir d’une remarque. Voici la définition : « Un système ramifié de représentation de l’action et de son produit, des propriétés du matériel de départ et de ses transformations successives, plus toutes les indications dont se sert pratiquement le sujet pour exécuter l’action » (Galpérine, 1966). On voit donc que la base d’orientation relève de ce que Savoyant appellera plus tard les savoirs de l’activité, qu’il distingue soigneusement des savoirs de la tâche. La base d’orientation appartient à la représentation du sujet en référence à la tâche à accomplir. On voit donc que Savoyant intègre le concept galpérinien dans le cadre plus général, inspiré de Faverge et Leplat, qui distingue et oppose tâche et activité, le « quoi » de l’action, et son « comment ». Pour appuyer sur cette opposition fondatrice, Savoyant utilise un de mes concepts, dont il modifie légèrement le sens, le concept de « structure conceptuelle d’une situation ». Voici la citation de l’auteur : «J’ai repris ce concept de structure conceptuelle à Pastré, mais je mets beaucoup plus l’accent que lui sur sa dimension objective et quasiment pas sur son appartenance au monde de la représentation du sujet » (Savoyant, 2006). Ainsi les choses sont claires : du point de vue objectif de la tâche (ou, plus largement, de la situation), il y a la structure conceptuelle ; du point de vue subjectif de l’activité du sujet, il y a la base d’orientation qui guide et dirige l’action. Ajoutons d’ailleurs que, pour Savoyant, dans toute activité, même chez un débutant ou un apprenti, il y a une base d’orientation, ce qui ne veut pas dire que celle-ci est adaptée, complète et, plus encore, rationnelle [6]. J’ai toujours trouvé cette distinction entre ce qui est de l’ordre de l’objectif et ce qui est de l’ordre du subjectif trop tranchée et trop simple pour être complètement convaincante. Car enfin, s’il existe des concepts pragmatiques, construits ou sélectionnés par un acteur pour orienter l’action, si la structure conceptuelle d’une situation est l’ensemble de ces concepts pragmatiques, ou de concepts pragmatisés, dont la fonction est d’orienter l’action, cette structure conceptuelle a nécessairement deux faces, l’une qui est tournée vers la situation, l’autre qui regarde le sujet, ou le collectif de sujets, car il ne faut pas confondre les dimensions du réel sélectionnés en vue d’une action efficace et cette sélection elle-même, qui relève d’un processus de conceptualisation, lequel est impensable sans des sujets qui l’effectuent. Néanmoins je reconnais à la position de Savoyant deux mérites : d’une part, elle a l’avantage de la clarté, alors que ma propre position en rajoute dans la complexité. D’autre part et surtout, et sur ce point nous étions parfaitement d’accord, elle permet de faire la différence entre la compétence requise et la compétence mobilisée. La structure conceptuelle est du côté de la compétence requise, et souvent elle traduit le modèle opératif des experts du domaine. La base d’orientation, que j’appelle pour ma part le « modèle opératif » du sujet (Pastré, 2005), est du côté de la compétence mobilisée. C’est pourquoi pour une même structure conceptuelle il peut exister un très grand nombre de bases d’orientation, autant en fait qu’il y a de sujets.

7La deuxième étape de l’élaboration « savoyenne » de la théorie de l’élaboration de l’action s’articule autour du concept de « théorie ». Mais attention ! il ne s’agit pas du tout de la théorie telle qu’on l’entend habituellement, quand de façon souvent inconsidérée on oppose la théorie et la pratique. Par rapport au concept de base d’orientation, le concept de « théorie » effectue un pas de plus dans la réflexion sur l’élaboration de l’action. Je crois qu’il vaut la peine de commencer par présenter l’exemple qui, à ma connaissance, a amené Savoyant à préciser ce qu’il entend par théorie. Cet exemple est tiré d’une recherche qui a impliqué de nombreux chercheurs  [7]et qu’il a dirigée lui-même. Elle a donné lieu à un article important de P.Mayen et A.Savoyant, paru dans Formation et emploi : « Application de procédures et compétences » (1999). L’essentiel de l’article défend la thèse que l’application d’une procédure n’est pas forcément contradictoire avec l’intelligence de la tâche, puisque si on peut appliquer une procédure « par absence de doute », on peut aussi l’appliquer par « connaissance des causes ». Mais ce n’est pas sur ce point que je voudrais m’arrêter. Pour analyser l’activité des aiguilleurs et agents-circulation de la SNCF, Savoyant ne s’est pas seulement contenté d’observer leur pratique, il a lu le RGS (règlement général de sécurité) et les textes justificatifs de ceux qui l’ont rédigé et il en a extrait ce qu’il appelle une « théorie de la circulation ferroviaire ». Cette théorie se trouve résumée dans un schéma qu’on trouvera à la page 82 de l’article. Ce schéma est structuré autour de deux concepts organisateurs, le concept de « protection » en cas d’incident, qui permet de savoir dans quels cas il faut ralentir ou arrêter un train pour éviter une collision ; et le concept d’ « assurance voie libre », qui permet de savoir dans quelles conditions il est possible de rétablir totalement ou partiellement la circulation. Mais ce n’est pas tout : ces deux concepts sont associés à des classes de situations qui représentent tous les états possibles de la circulation ferroviaire. Ainsi un train peut être en marche normale d’un côté, à l’arrêt de l’autre ; mais il peut aussi occuper toute une série d’états intermédiaires : marche restreinte, marche avertie, marche prudente, marche à vue… Enfin les flèches du schéma permettent de préciser les conditions à remplir pour passer d’un état à un autre, soit en descendant vers l’arrêt du trafic, soit en montant vers la reprise de la circulation, en fonction de la valeur prise par les concepts organisateurs.

8Qu’on me permette de faire une comparaison avec les concepts que moi-même j’utilise. Les deux concepts de ‘protection’ et d’’assurance voie libre’ correspondent à ce que j’appelle des concepts pragmatiques, qui sont des concepts organisateurs de l’action. Mais un ensemble de concepts ne constitue pas à lui seul une théorie. J’emprunte à Vergnaud la distinction qu’il fait entre « concepts en acte » et « théorèmes en acte ». En lui-même, un concept n’est ni vrai ni faux ; il est simplement pertinent ou non pertinent par rapport à une situation. Il faut passer à des jugements pour accéder à la propriété de vériconditionnalité. C’est pourquoi, quand on veut préciser un modèle opératif, ou une base d’orientation dans le cadre de Savoyant, l’identification des concepts ne suffit pas. Encore faut-il repérer quels sont les jugements, implicites ou explicites, dans lesquels ces concepts sont mobilisés ; autrement dit, il faut identifier les « propositions tenues pour vraies » (Vergnaud, 1996) par le sujet sur la situation. C’est la raison pour laquelle je m’efforce aujourd’hui, en faisant une analyse de l’activité, de voir ce qui dans le modèle opératif d’un sujet relève des concepts organisateurs qu’il mobilise, mais aussi ce qui relève des jugements pragmatiques qu’il utilise. Et pourtant, cela ne suffit pas encore à constituer une « théorie », au sens de Savoyant. Qu’est-ce qui lui manque ? Il lui manque ce qu’on pourrait appeler la logique de fonctionnement. Admettons que les opérations de la pensée soient articulées autour de trois pôles : le concept, le jugement et le raisonnement. Ce que j’appelle la logique de fonctionnement, qui n’a rien à voir avec la logique formelle, est ce qui permet, dans un système, de faire des inférences, d’établir des articulations [8], en sorte que l’ensemble forme un tout qui permet de comprendre comment ça fonctionne. C’est à mon avis cela qu’a apporté l’analyse de Savoyant. Je ne m’attarderai pas sur la méthodologie probablement peu orthodoxe qui lui a permis d’élaborer son analyse. Il n’en demeure pas moins qu’un modèle opératif ou une base d’orientation seraient terriblement incomplets s’ils ne reposaient pas sur une « théorie ». De ce point de vue, je trouve que l’analyse de Savoyant vient compléter et prolonger la mienne : la « théorie » permet de comprendre les éléments conceptuels en jeu, concepts et jugements pragmatiques, mais elle les resitue dans leur cohérence et dans leur dynamique. Elle a surtout le mérite d’aller à l’essentiel, c’est-à-dire de schématiser de façon simple et unitaire la manière dont le couplage sujet – situation fonctionne. Quand Alain Savoyant a présenté son analyse aux responsables de la SNCF qui avaient commandité ou qui suivaient sa recherche, il a rencontré deux réactions très contrastées. Pour les uns, c’était trop simple pour être vrai, ou disons simplement véritablement crédible. Pour les autres, c’était enfin une manière de donner du sens à tout un ensemble, touffus et souvent indigeste, de procédures. L’analyse de Savoyant ne donnait pas du « mou » aux procédures, elle leur donnait du sens. C’est ce qui a amené l’auteur à bien préciser ce qu’il entendait par théorie. Habituellement, on oppose la théorie à la pratique, en ce sens que la théorie dirait ce qu’il faut faire, alors que la pratique désignerait ce que les acteurs font réellement. Autrement dit, la théorie serait du côté de la prescription, des procédures à respecter. Or, note Savoyant, cette conception courante repose sur un grave contresens : « Une confusion est assez communément commise dans l’entreprise quand ces textes réglementaires[9] sont assimilés à la « théorie » que les agents seraient chargés de mettre en œuvre dans leur « pratique » quotidienne dans les postes d’aiguillage. En fait, en tant que recueil de descriptions d’installations de sécurité et de procédures d’utilisation de ces installations, ces textes réglementaires constitueraient bien d’abord plutôt une « pratique ». Il y manque précisément la théorie, c’est-à-dire tous les éléments qui permettent de comprendre que les installations de sécurité et leurs procédures d’utilisation… sont d’abord des réponses pour assurer une circulation ferroviaire en sécurité » (Mayen, Savoyant, 1999, p.79). Ainsi la théorie est ce qui fonde les pratiques, pratiques de prescription, pratiques de réalisation. Il faut bien noter que la théorie en ce sens-là ne relève pas forcément d’un savoir disciplinaire : il y a une théorie de la circulation ferroviaire comme il y a une théorie de l’atterrissage sur un avion de tourisme. La théorie, c’est ce qui fonde une activité en lui donnant son sens.

9La troisième étape dans l’élaboration de l’action s’organise autour du concept de ‘savoir’. Elle débute avec le texte sur les savoirs implicites, paru dans Travail et apprentissage (Savoyant, 2008) ; elle se termine avec les notes inachevées qu’il a écrites juste avant sa maladie et sa mort. Le texte sur les savoirs implicites part d’un constat : « Il y a des savoirs implicites dans les activités de travail ». En plaçant d’emblée sous le signe des ‘savoirs’ l’analyse de l’implicite dans les activités de travail, ce que Leplat (1995) a appelé les « compétences incorporées », Savoyant précise quelque chose de très important concernant sa distinction entre élaboration et assimilation de l’action. On s’attendrait en effet à trouver l’implicite dans l’activité du côté de l’assimilation (une action qui s’automatise), et l’explicite, ou plutôt l’explicitation de l’action, du côté de son élaboration. Ce n’est pas du tout son point de vue. Au fond la thèse que défend cet article est qu’il y a aussi de l’implicite dans l’élaboration de l’action. En cela la position de Savoyant se distingue très nettement de toute position cognitiviste. Ceci étant posé, Savoyant ajoute qu’ « Il faut formaliser ces savoirs implicites », car ils sont devenus de plus en plus déterminants dans le travail moderne. On arrive alors à un très sérieux paradoxe, « sinon une contradiction, puisqu’il s’agit de formaliser et donc d’expliciter des savoirs dont on a dit qu’ils étaient issus d’abord de l’activité elle-même, et qu’il était difficile, sinon impossible, de les expliciter, de les énoncer. Pour résoudre ce paradoxe, il faut envisager l’idée que la transmission de ces savoirs n’implique pas obligatoirement leur formalisation, que les savoirs implicites se transmettent implicitement » (Savoyant, 2008, p.93). On touche là un des nœuds qu’on essaie, sinon de dénouer, du moins d’assouplir en didactique professionnelle : l’explicitation des savoirs implicites est une obligation ardente ; d’abord pour les chercheurs, afin de pouvoir analyser au plus près les activités de travail ; mais aussi pour la formation, car un savoir explicité (dont on a mis à jour la « théorie », comme Savoyant l’a fait pour la circulation ferroviaire) est plus facile à partager ; mais cela ne signifie pas que toute transmission de ces savoirs repose nécessairement sur un préalable d’explicitation : il y a aussi de la transmission implicite de savoirs implicites. Pour aller plus loin dans l’analyse, Savoyant propose alors de distinguer les « savoirs de la tâche » et les « savoirs de l’activité ». Voici le texte : « On vient de faire ici une distinction fondamentale entre d’une part les savoirs théoriques qui fondent les tâches (nous les appellerons savoirs de la tâche), généralement bien répertoriés, constitués en disciplines académiques et technologiques, d’autre part les savoirs qui orientent la réalisation effective des activités de travail (nous les appellerons savoirs de l’activité), plus directement liés au contexte et aux conditions spécifiques de mise en œuvre de l’activité et peu (sinon pas du tout) systématiquement organisés et énoncés » (p.94). L’auteur s’appuie bien sûr sur la distinction tâche/activité, empruntée à Leplat. Pourtant la distinction savoirs de la tâche/savoirs de l’activité ne sera pas reprise explicitement dans la dernière version de son analyse. Mais le texte de 2008 fournit une précision importante : c’est la différenciation entre des savoirs (théoriques) qui fondent (la tâche) et des savoirs qui orientent l’activité. On en arrive à l’idée d’une double fonction des savoirs, une fonction de fondation, qui correspond à ce que Savoyant disait de la théorie ; et une fonction d’orientation de l’action, correspondant à ce qui me paraît être la fonction des concepts pragmatiques.

10Alain Savoyant était rarement totalement satisfait des textes théoriques qu’il rédigeait. Il les reprenait sans cesse pour les approfondir, certes dans une grande continuité de pensée, mais avec le souci d’un incessant approfondissement. C’est ce dont témoigne son dernier texte, qui nous est parvenu à l’état de brouillon. On pourra le lire en annexe 1. La distinction entre savoirs de la tâche et savoirs de l’activité n’est plus mentionnée et, sans être formellement abandonnée, elle passe à l’arrière-plan. Mais on est toujours dans la même problématique : la question de « La transmission des savoirs professionnels en entreprise » et son extrême importance pour le travail aujourd’hui. Par ailleurs, la distinction précédente est en quelque sorte durcie : il y a un savoir qui se présente sous une forme externe, objective et un savoir qui se présente sous une forme interne, subjective[10]. Essayons d’entrer dans la problématique de Savoyant : tous les auteurs qui ont voulu analyser l’activité en termes de savoirs ont été amenés à multiplier les types de savoirs : savoirs théoriques, savoirs procéduraux, savoirs pratiques, savoir-faire, savoir-y-faire… Comment conserver au savoir une unité suffisante ? C’est là la préoccupation majeure de Savoyant. Pour ce faire, il articule son analyse autour de deux divisions binaires. D’une part, il évoque les savoirs académiques et les savoirs professionnels. Mais on en reste ici à un niveau de description empirique, qui permet simplement d’effectuer une comparaison entre ces deux modalités, pour montrer que, dans leur structure, ils ne sont pas fondamentalement différents. Certes, les savoirs académiques sont plus facilement objectivables, énonçables, justifiables que les savoirs professionnels. Mais, ajoute Savoyant, « il peut y avoir des pratiques académiques, disciplinaires, comme il y a des pratiques professionnelles ». La véritable différence, qui elle est de structure, est entre savoir théorique ou épistémique, qui est objectif, externe ; et savoir pragmatique, qui est subjectif, interne. Les savoirs professionnels, comme les savoirs académiques, comportent à la fois des savoirs épistémiques et des savoirs pragmatiques. Comment vont s’articuler, dans un savoir professionnel, les savoirs épistémiques et les savoirs pragmatiques ? Ici je suis obligé de présenter deux interprétations du texte rédigé par Savoyant, sans être à même de préciser laquelle est la plus fidèle à la pensée de l’auteur. La première interprétation est dans le droit fil du texte sur les savoirs implicites : les savoirs épistémiques sont des savoirs théoriques, qui permettent de « fonder » une pratique, et qui sont à la fois externes aux acteurs et présentés sous une forme objective. On retrouve ici la notion de ‘théorie’, « rassemblant l’ensemble des savoirs académiques et technologiques utilisés dans la conception du système et du processus de production » (Savoyant, 2008). Les savoirs pragmatiques représentent la transformation des savoirs épistémiques quand ils sont appliqués à un problème inhérent à la tâche. On pourrait donc dire, dans cette première interprétation, que ce qui est premier c’est le savoir épistémique (la théorie) et que celui-ci devient savoir pragmatique quand il est appliqué à un problème. La deuxième interprétation introduit une distinction fort intéressante entre deux manières de concevoir un problème : il y a ce que l’auteur appelle « les problèmes du milieu », qui sont des problèmes objectifs liés à la situation ; et il y a « les problèmes pour le sujet », qui ne se manifestent que dans l’activité de l’acteur. Le problème du milieu est caractérisé par sa complexité (plus ou moins grande) ; le problème pour le sujet est caractérisé par sa difficulté (fonction de la compétence du sujet). La conséquence est la suivante : dans les savoirs professionnels, les savoirs épistémiques incluent les problèmes du milieu. Ce ne sont pas seulement ce qu’on appelle habituellement des savoirs théoriques, au sens où ils resteraient généraux, décontextualisés, indépendants des problèmes qu’ils permettraient de résoudre. Les savoirs épistémiques sont destinés à résoudre des problèmes, mais des problèmes reconnus comme objectivement complexes par une communauté de professionnels. Quand ces savoirs épistémiques deviennent pragmatiques, c’est qu’on pénètre dans l’activité des sujets ; et alors il n’y a plus de problèmes en soi, mais des problèmes pour un sujet et ses compétences à un moment donné. Le lecteur comprendra aisément vers quel type d’interprétation va ma préférence. Mais il me semble que Savoyant n’a pas véritablement tranché entre les deux. Un indice m’amène à le penser : il a laissé un schéma (annexe 2) qui visualise cette réflexion. Or en fait il s’agit de deux schémas mis l’un à côté de l’autre. A charge au lecteur de choisir celui qui lui paraît le plus pertinent. Mais quelle que soit l’interprétation qu’on retient, les savoirs épistémiques précèdent toujours logiquement les savoirs pragmatiques.

L’assimilation de l’action

11Les textes portant sur l’assimilation de l’action sont un peu, chez Savoyant, la partie pauvre de sa problématique. Il s’est beaucoup appuyé sur Galpérine et il n’est pas sûr que, mises à part certaines réflexions incidentes, il l’ait beaucoup réaménagé. La thèse centrale que Savoyant reprend à Galpérine (1966) est que l’assimilation de l’action représente son automatisation : à force de répéter une action, celle-ci s’automatise : les gestes deviennent plus lisses, la conscience et la vigilance sont de moins en moins nécessaires ; les opérations de contrôle diminuent ; la référence à des savoirs explicites n’est plus nécessaire, ce qui ne veut pas dire que les opérations d’orientation, autrement dit la conceptualisation, ont disparu : elles sont devenues invisibles, parce qu’intégrées à l’action, comme on l’a vu avec l’exemple de l’atterrissage d’un avion. Savoyant décrit ainsi l’activité d’un débutant et d’un expérimenté : chez le débutant, le déroulement de l’action est lent ; le décours de l’action se fait avec beaucoup de références au savoir externe ; les opérations de contrôle sont très nombreuses. A l’inverse, chez un professionnel expérimenté, les opérations d’exécution de l’action s’enchaînent d’une façon de plus en plus fluide et rapide, l’action est réduite, au sens où certaines opérations sont court-circuitées ; cette même action subit une intériorisation mentale. Et, chose remarquable, l’action se fait dans une quasi-immédiateté, en ce sens que le professionnel voit immédiatement le problème et sa solution. Savoyant s’appuie sur Galpérine pour montrer que cette transformation peut s’analyser comme la transformation de certaines actions en opérations, si on admet qu’une action suppose un but conscient, alors qu’une opération n’est plus qu’un élément, non conscient, intégré dans une action. Ainsi l’automatisation consiste à transformer en opérations ce qui à l’origine avait le statut d’une action. D’ailleurs, il y a une réciproque : en cas de problème ou de difficulté, la prise de conscience se manifeste, qui retransforme une opération en action. Savoyant ajoute une remarque précieuse : l’assimilation de l’action « est bien un processus d’intériorisation. Ce qui est essentiel à comprendre est que cette intériorisation concerne les opérations et non les connaissances » (Savoyant, 2006). Savoyant emprunte à Galpérine une autre idée, notamment dans son texte princeps de 1979 : c’est que l’assimilation est une étape qui succède à l’élaboration. Autrement dit, l’assimilation ne se produit que lorsque l’élaboration est déjà en place. En ce sens, on peut vraiment parler d’une automatisation : quand on sait ce qu’il faut faire, à force de répétition, on finit par savoir le faire. Nous verrons que c’est probablement la partie la plus contestable de son analyse. De plus, il faut bien dire que Savoyant, surtout dans son texte de 1979, ne fait que répéter les étapes progressives de l’assimilation de l’action telles que les a détaillées Galpérine : l’étape de l’action matérielle, l’étape de l’action verbale extérieure, l’étape du langage extérieur pour soi, l’étape de l’action intellectuelle. Il semblerait qu’on retrouve, appliquée à l’assimilation de l’action, une partie de l’analyse que fait Vygotski sur l’intériorisation progressive du langage en pensée. On pourrait aussi évoquer un exemple de Iancu (cité par Faverge, 1972), celui de l’acquisition de la pratique du nœud de tisserand, qui comporterait trois étapes : à l’étape 1, les apprenties suivent les instructions verbales qu’on leur donne, en les répétant d’abord à haute voix, puis mentalement. Mais si on les interroge, elles arrêtent la fabrication du nœud. A l’étape 2, elles peuvent continuer à confectionner le nœud quand on les interroge (double tâche), mais à la condition de pouvoir voir ce qu’elles font. A l’étape 3, elles peuvent confectionner le nœud tout en parlant et sans regarder ce qu’elles font [11]. Je ne m’arrêterai pas plus longtemps sur ces étapes : Savoyant n’en parle pratiquement plus dans ses textes suivants, sauf une mention très rapide dans son texte de 2006.

12Par contre, dans son texte de 2008, il aborde la question de l’assimilation de l’action dans une perspective assez sensiblement différente. Il s’interroge alors sur l’organisation de l’activité selon la nature de cette activité. Et il distingue trois types d’activités : techniques, sensori-motrices et relationnelles. Pour les activités de nature technique, l’enchaînement élaboration assimilation est conforme à son schéma général. Mais il n’en va plus de même pour les deux autres types d’activités, les activités sensori-motrices et les activités relationnelles. L’atterrissage sur un avion de tourisme est typiquement une activité de type sensori-moteur ; et là on ne peut déceler un ordre chronologique entre élaboration et assimilation. Quant aux activités relationnelles, elles impliquent toutes celles où un humain agit sur et avec d’autres humains. Elles couvrent ainsi toutes les activités qu’on peut qualifier ‘de service’, depuis la vente jusqu’à l’enseignement, en passant par les services aux personnes et les activités liées à la santé. Dans tous ces cas, il n’est plus possible de penser que l’assimilation de l’action succède à son élaboration. « Dit en d’autres termes, il n’y a pas de séparation claire et tranchée entre les phases d’orientation, d’exécution et de contrôle qui se succéderaient dans la réalisation de l’action. Ces trois phases sont étroitement imbriquées, et plus précisément c’est l’exécution même de l’action qui constitue l’un des matériaux essentiels pour les opérations d’orientation et de contrôle ».(Savoyant, 2008). C’est une modification importante de la pensée de Savoyant. C’est surtout une prise de distance par rapport à Galpérine. Pourtant il reste de l’influence de Galpérine une thèse importante : l’assimilation de l’action est conçue comme une automatisation. C’est un point que je suis bien décidé à discuter.

13Je voudrais ajouter une dernière remarque sur l’assimilation de l’action. Je la tire d’un exposé fait par Alain Savoyant en 2002 dans une séance de notre séminaire doctoral. En parlant du geste, il se réfère à Leroy-Gourhan (1965), qui parle à son propos de « pénombre psychique ». On n’est plus ni totalement dans l’élaboration de l’action, ni non plus dans son assimilation. Alain Savoyant, toujours fidèle à son cadre théorique, note qu’il y a des opérations qui s’apprennent sans passer par le statut d’actions : par exemple, les opérations de préhension chez les bébés avant qu’ils aient acquis le langage. Mais c’est aussi, plus généralement, tout ce qui est appris par l’expérience : certaines choses sont apprises sans passer par la conscience, ce qui expliquerait qu’ensuite elles sont si difficiles à verbaliser. A ce moment de son exposé, Savoyant prend l’exemple du ‘nez’ chez les parfumeurs. Ceux-ci n’ont pas stocké en mémoire un répertoire d’odeurs. Ils reconnaissent un parfum immédiatement, comme on reconnaît un visage. Il fait alors l’hypothèse que leur système biologique olfactif s’est transformé sous l’effet de la pratique. On n’est plus alors dans un simple processus d’automatisation. Si l’apprentissage est une transformation de soi, on pourrait dire qu’il y a ici un apprentissage à la frontière du biologique, puisqu’il y a eu transformation de certains organes fonctionnels. Savoyant en concluait qu’il en va de même pour notre système cognitif : quand on sait, on est sensible aux propriétés pertinentes. Tout se passe par une aperception, qui ne relève pas d’un traitement de l’information. Je ne voudrais pas accorder une importance démesurée à cette remarque, faite au cours d’un exposé oral. Elle montre néanmoins que Savoyant était capable d’interroger et de mettre en question les bases mêmes de son cadre théorique. J’aurais souhaité pour ma part qu’il prolonge cette réflexion, mais il faut bien reconnaître que le thème de l’assimilation de l’action est resté chez lui un thème mineur, au point que lorsqu’il aborde cette question dans ses textes, il s’empresse assez vite de revenir à son thème favori, celui de l’élaboration de l’action.

Poursuivre un dialogue interrompu ?

14Le fait d’avoir repris un bon nombre des textes d’Alain Savoyant m’amène à l’envie de lui poser beaucoup de questions, qui me brûlent les lèvres, questions dont nous faisions la matière de nos dialogues quand nous nous rencontrions. Ainsi, je m’imagine en face de mon ami Alain, en train de lui poser, pour commencer (!) les trois questions suivantes, comme autant d’objections à son travail d’analyse.

15

  1. Il me paraît essentiel, dans l’assimilation de l’action, de faire une différence très nette entre automatisation et incorporation. Reprenons la question à sa racine : il s’agit de comprendre ce qui se passe quand on apprend non pas à savoir quoi faire, mais à savoir le faire. Or si l’assimilation se réduisait à de l’automatisation, elle serait en quelque sorte de l’anti-apprentissage. Car on automatise son action quand on n’a plus rien à apprendre d’elle. Je veux bien admettre qu’une action qui se répète s’automatise. Mais cette automatisation n’est jamais complète, puisque Savoyant lui-même signale qu’au moindre problème la prise de conscience réapparaît. Sans doute l’automatisation est en quelque sorte le destin de toute action réussie qui se répète. C’est d’ailleurs pourquoi l’auteur conseille de la retarder le plus possible. Mais l’assimilation de l’action, c’est autre chose : un sportif qui répète ses gestes, soit à l’entraînement soit dans l’activité elle-même, un pilote d’avion qui multiplie les atterrissages, un psychologue ou un conseiller qui enchaînent les entretiens, tous ces gens-là continuent à apprendre de leur action. Et le concept qui correspond à cet apprentissage incident, ou sur le tas, est le concept d’incorporation, comme Delacour (2010) le montre très bien en identifiant les caractéristiques de l’apprentissage de l’atterrissage. Le concept d’automatisation centre trop le problème sur la question de la conscience dans l’organisation de l’activité. Or beaucoup de nos actions se déroulent dans ce que Leroy-Gourhan appelle une « pénombre psychique », qui nous rappelle l’importance du corps propre dans l’apprentissage de l’activité. Tout se passe comme si la compétence pénétrait progressivement dans le corps, en sorte que, comme le dit A. Savoyant lui-même, les savoirs implicites s’apprennent et se transmettent de façon implicite. Préférer le concept d’automatisation, c’est admettre au fond qu’il n’y a pas d’apprentissage dans l’assimilation de l’action, qu’il n’y a que la mise en place de routines. Préférer le concept d’incorporation, c’est mettre en avant le fait que l’assimilation est un apprentissage, un apprentissage qui se poursuit et qui s’approfondit, même quand l’action se répète.
  2. Ceci m’amène à une deuxième question qui, en un sens, est plus radicale : peut-on vraiment dissocier dans l’action ce qui relève de l’élaboration et ce qui relève de l’assimilation. Je sais bien que d’un point de vue intellectuel il est opportun de distinguer les deux faces de l’action, celle qui relève de la conceptualisation et celle qui relève de l’investissement dans le réel, ce que j’ai appelé l’incorporation. Mais cette distinction toute intellectuelle risque de se transformer en une distinction de fait. Et on en arrive alors à la position de Galpérine qui distingue deux étapes chronologiquement séparées, l’élaboration d’abord, l’assimilation ensuite. Savoyant n’a pas toujours échappé à ce danger. Cette position, qui transforme deux aspects indissociables de l’action en deux étapes distinctes, entraîne deux conséquences redoutables : d’une part, l’assimilation est réduite à une automatisation. Je n’y reviens pas. D’autre part, cela conduit à aborder la question de la conceptualisation dans l’action sous la forme d’une construction et d’une mobilisation de ‘savoirs’, ce qui risque toujours de donner la priorité aux savoirs épistémiques, objectifs et externes, au détriment des ‘savoirs’ pragmatiques qui orientent l’action. Car comment parler de savoirs sans risquer d’objectiver l’activité de conceptualisation ? Au fond, ce qui manque au cadre théorique de Savoyant, c’est le concept de schème. Car c’est ce concept qui permet d’éviter de dissocier dans l’action sa face de conceptualisation et sa face d’incorporation. Il y a une dimension conceptuelle dans tous nos schèmes, y compris les plus sensori-moteurs ; mais cette dimension conceptuelle est complètement incorporée dans l’action. La part du corps propre dans un schème est essentielle. Cette articulation très étroite entre conceptualisation et incorporation n’est probablement pas très facile à comprendre. Mais il me semble que c’est à ce prix qu’on peut maintenir vivante et unitaire l’organisation de l’action.
  3. Ceci conduit à un ensemble de conséquences importantes. La première peut se formuler ainsi : si on veut pénétrer dans cet objet particulièrement complexe qu’est l’organisation de l’activité, il est sans doute préférable d’y entrer, non par l’analyse des activités à dominante technique, mais par l’analyse des activités motrices ou des activités relationnelles. Car c’est dans ce cas-là qu’on sera assuré de ne pas être amené à dissocier l’élaboration et l’assimilation. Toute activité mobilise un registre pragmatique et un registre épistémique [12]. Mais deux cas sont possibles quand il s’agit d’apprentissage : ou bien registres pragmatiques et épistémiques sont aisés à distinguer. Dans ce cas, l’apprentissage suit la progression suivante : on apprend d’abord le registre épistémique, puis on passe au registre pragmatique. C’est le cas des apprentissages d’activités techniques d’une certaine complexité, comme l’apprentissage de la conduite d’une centrale nucléaire. J’ai montré en son temps que quand ils passent à la « pratique », les apprenants sont obligés de réorganiser leurs connaissances pour les « pragmatiser », c’est-à-dire les faire servir aux diagnostics de situations. Cela veut dire, non pas qu’on apprend d’abord la théorie et ensuite la pratique, mais qu’on apprend deux fois la « théorie » (au sens de Savoyant), une première fois de façon générale et décontextualisée, une deuxième fois dans l’exercice de la pratique elle-même. Mais il existe un autre cas d’apprentissage qui est beaucoup plus fréquent que le précédent : c’est le cas où registre épistémique et registre pragmatique ne peuvent pas être dissociés et demandent à être appris en même temps. C’est typiquement le cas de l’atterrissage d’un avion, par quoi j’ai commencé cet article. Mais c’est aussi le cas de la taille de la vigne, analysé par Sylvie Caens [13]. Dans ces cas-là, il y a bien un registre épistémique sur lequel s’appuie le registre pragmatique, mais il n’est pas forcément nécessaire d’expliciter ce registre épistémique pour que l’apprentissage ait lieu. D’ailleurs, A. Savoyant l’a souvent souligné, il y a des cas où ce registre épistémique est loin d’être entièrement explicitable. Il arrive aussi que le registre épistémique soit trop éloigné de l’action pour pouvoir lui servir de guide. « Sont concernées… les activités dans lesquelles les variables de la situation sont multiples, avec des évolutions peu prévisibles, des indicateurs peu différenciés, etc. tous éléments qui concourent à fonder le diagnostic de la situation plus sur une expérience concrète et diversifiée des situations que sur la connaissance de principes plus abstraits » (Savoyant, 2008).

16Je mentionnerai simplement pour terminer quelques autres conséquences quand on met au centre de l’analyse de l’activité le concept de schème. Si, à la suite de Savoyant, on identifie des savoirs épistémiques et des savoirs pragmatiques, il faut, pour entrer dans l’analyse de l’activité, non pas commencer par les premiers, mais par les seconds, car c’est dans les savoirs pragmatiques que s’articule vraiment la double dimension des concepts pragmatiques : une dimension objective qui renvoie à la situation ; une dimension subjective qui inscrit ces concepts dans la représentation des acteurs, que ceux-ci soient des experts qui pourront dire ce qu’il faut faire, ou qu’ils soient des apprenants, qui vont chercher à les construire. C’est pourquoi il me semble qu’il ne faut pas trop durcir l’opposition entre les savoirs externes, objectifs et les savoirs internes, subjectifs. Cette opposition, qui repose sur la distinction fondamentale sujet / objet, est incontournable dans une théorie de la connaissance ; elle est beaucoup plus discutable dans une théorie de l’action. Car dans l’action, la relation de base n’est pas une relation sujet / objet, mais celle d’un acteur qui s’investit dans le réel pour le transformer. C’est la raison pour laquelle, dans les deux interprétations du schéma de l’annexe 2 que j’ai présentées, ma préférence va à la seconde : en couplant savoirs et problèmes, on traite le savoir, y compris épistémique, comme une ressource qui s’investit dans l’action.

17En développant mes questions et objections que j’aurais voulu adresser à Alain Savoyant, je me surprends en flagrant délit de dialogue imaginaire. Un pas de plus et j’aurais envie de formuler les réponses qu’Alain n’aurait pas manqué de me fournir ! Il est temps d’arrêter de prolonger l’illusion. Ecrire un article d’hommage à un ami cher, c’est prendre acte de quelque chose d’irrémédiable : je n’aurai plus avec Alain que des dialogues imaginaires. Mais je voudrais terminer sur une réflexion : cette expérience que nous avons vécue l’un et l’autre, celle d’un dialogue, principalement théorique, qui s’est prolongé durant des années, est une chose suffisamment rare pour qu’il soit important d’en identifier les conditions. Il faut deux personnes qui soient à la fois suffisamment proches d’un point de vue théorique, tout en étant suffisamment différentes. Il faut surtout beaucoup de confiance entre les deux interlocuteurs, car il faut que le dialogue soit sans concessions, sinon il n’avance pas ; mais il faut aussi que les critiques qu’on s’adresse mutuellement ne se transforment pas en blessures. Il faut enfin partager un profond sentiment d’égalité : il est difficile de développer un dialogue dans une relation de maîtres à disciples. Il faut vraiment se sentir égaux. Certains écrivains ont su dire cela, bien mieux que je ne saurais le faire : dont l’un, dont j’ai oublié le nom, mais dont j’ai conservé le texte en mémoire : « Ah ! le salut d’un homme qui s’avance… Rien à vendre, rien à donner, rien à recevoir. Ni supérieur ni inférieur. Il s’avance, son regard entre dans votre regard : salut ! Quelle splendeur ! Et nous voici ensemble… ».


Annexe 1. Notes manuscrites rédigées par Alain Savoyant peu de temps avant sa mort

La transmission des savoirs professionnels en entreprise

18La question de la transmission des savoirs en entreprise émerge aujourd’hui dans le monde du travail comme un élément-clé, susceptible d’assurer le maintien et le renouvellement des compétences dans l’entreprise dans un contexte d’évolutions technologiques et démographiques importantes. Cette transmission ne se réduit pas à la mise en place de situations didactiques de tutorat dans lesquelles un « transmetteur » (un tuteur) apprend à un « receveur » (un apprenti ou un débutant) un savoir professionnel plus ou moins bien énonçable et formalisable. Elle renvoie plus largement à tout ce qui dans l’organisation des activités de travail va permettre de mettre les débutants en situation d’apprentissage informel, dans laquelle deux dimensions paraissent essentielles : la confrontation à des tâches-problèmes dont la solution nécessite la réorganisation et le développement des compétences disponibles d’une part ; l’engagement dans une véritable activité collecive dans laquelle la coordination interindividuelle des activités se fonde sur l’élaboration, dans le cours même de l’activité, d’un référentiel cognitif et opératoire commun.

1/ Les savoirs professionnels

19Pour parler des savoirs professionnels, il est bon de commencer par éviter une fausse acception de la distinction théorie / pratique, à savoir celle qui a tendance à assimiler le théorique au prescrit et la pratique au ‘réel’, à la mise en œuvre effective du prescrit.

20Cf les expressions « c’est plus facile à dire qu’à faire », « C’est une chose de savoir ce qu’il faut faire, c’est une autre chose de (savoir) le faire effectivement ».

21La confusion saute aux yeux : la prescription, en tant que liste des buts à atteindre et des opérations à réaliser pour cela, renvoie d’abord à une pratique. Ex : le RGS de la SNCF.

22La question est alors de repérer la théorie qui fonde cette pratique -> on le fait en analysant les situations de référence, en identifiant les variables qui les caractérisent, leurs propriétés, leurs relations. Ex : la théorie de la circulation ferroviaire.

23Ce que l’on définit ainsi, c’est un savoir théorique, au vrai sens du terme, que je préfèrerais qualifier de savoir épistémique (cela pourrait être cognitif). En tant que savoir qui fonde une pratique, ce savoir épistémique peut être aussi bien académique et disciplinaire que professionnel.

24Ceci veut bien dire aussi qu’il peut y avoir des pratiques académiques, disciplinaires, comme il y a des pratiques professionnelles. Dit plus généralement, cela veut dire que toute activité est pratique. (L’originalité du savoir professionnel n’est pas qu’il n’y aurait pas de théorie). Ce n’est donc pas le caractère épistémique du savoir qui permet de le qualifier comme professionnel, et a contrario comme académique ou disciplinaire. (Théorique épistémique ne veut pas dire scientifique ou objectivement exact).

25Ce qui va être essentiel pour cela (pour avoir un savoir professionnel), c’est la tâche à réaliser, ou le problème. C’est qu’un savoir épistémique tout seul, ça n’a pas beaucoup de sens.

26Comment se présente ce savoir ? C’est un savoir formalisé, énonçable, organisé et présenté sous forme externe dans des supports divers (livres, manuels, plans, schémas…). Ceci est moins le cas pour les savoirs épistémiques professionnels que pour les savoirs épistémiques académiques ou disciplinaires (je reviendrai sur cela plus loin). Ce qui est important, c’est que ce savoir épistémique va être sollicité par et dans des problèmes, dans des tâches à réaliser. Et dans ce cadre, il va entraîner le développement d’un savoir pragmatique.

27Ce savoir est un savoir pour l’action, c’est le savoir nécessaire pour réussir l’action. Un point qui est un peu en débat pour moi : c’est de savoir si j’ai un savoir pragmatique distinct du savoir épistémique ou plutôt si tout savoir est épistémique et pragmatique en même temps.

28C’est là qu’il est important de garder la distinction externe / interne, objectif / subjectif, plus ou moins formalisable, énonçable…

Comment se présentent ces savoirs ?

29Le savoir épistémique existe bien sous une forme externe, objective (livres, manuels…). Il peut exister sous une forme interne, comme image de sa forme externe -> cela a peu de sens, dans ce cas il reste très formel, cela renvoie à une caricature de ce qu’est l’enseignement scolaire et académique. On n’intériorise que des objets, non des actions.

30Les tâches, les problèmes, plus largement les situations peuvent aussi être définies et caractérisées objectivement. Ce sont des problèmes de la situation, du milieu, caractérisables indépendamment des sujets qui auront à les traiter, c’est la question à résoudre. A ce niveau, le problème est caractérisé en termes de complexité, pas en termes de difficulté pour un individu donné.

31Tout aussi objectivement, on devrait pouvoir définir objectivement les solutions pour résoudre le problème, pour réaliser la tâche, puisque cette solution, les actions qu’elle implique et les opérations pour les réaliser, est fondée sur le savoir épistémique objectif. C’est bien dans ce cadre que l’on élabore des procédures prescrites, externes, que l’on demandera au sujet d’exécuter.

32C’est bien à ce niveau que l’on peut distinguer des problèmes du milieu dont la solution est connue (par les experts de la situation, les concepteurs, …), dont la solution est énonçable, explicitable et surtout justifiable en termes de relations entre les propriétés de la situation, le problème posé et les actions et opérations qui permettent de le résoudre.

33Ce dernier ensemble constitue bien le savoir pragmatique, puisqu’il comporte :

34

  • Un but, une tâche, un problème à résoudre
  • Des éléments pertinents du savoir épistémique pour cela (et non pas tout le savoir épistémique. (C’est là qu’il faut distinguer les domaines académiques et disciplinaires et les domaines professionnels).

35C’est ici qu’émerge, dans leur dimension pragmatique, l’originalité des savoirs professionnels -> ils sont plus difficilement explicitables, formalisables que les savoirs académiques.

36

  • Parce que le savoir épistémique est peu constitué (ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas)
  • Parce que le savoir épistémique formalisé est peu nécessaire pour l’action -> les actions motrices
  • Parce que les problèmes du milieu sont très spécifiques et sollicitent un savoir épistémique dont la mobilisation pour chaque cas est difficile (cf le relationnel. Ex : infirmières).

37Le savoir pragmatique ainsi élaboré va être à la fois externe et interne. Sa part interne est ce qui est propre à l’individu. C’est son expérience

2/ Les modalités de transmission

38

  • Transmettre le savoir
  • Transmettre son savoir

39L’expérience ne se transmet pas, elle se fait seul, dans un collectif. Qu’est-ce qu’on peut organiser dans cette transmission ?

40

  • Mettre l’individu en situation de résoudre des problèmes, et le guider plus ou moins dans ses procédures de résolution. Une question importante ici est liée à l’automatisation de l’action, au caractère incorporé du savoir de celui qui transmet.
  • S’engager dans une activité collective. Attention à la répartition des tâches. Les sujets sont dans la même activité, obligés à l’élaboration d’une référence commune.
  • Le rôle essentiel du debriefing.

41Les trois situations de transmission (c’est la dimension plus ou moins consciente, formelle, intentionnelle de la transmission) :

42

  • Didactiques
  • Adidactiques
  • Non didactiques : j’ai l’impression que c’est de cette dernière que l’on veut parler quand on dit transmission des savoirs en entreprise.

43On en arrive à l’idée d’une transmission de l’expérience. C’est là une idée assez contradictoire, au moins si l’on en reste au niveau de l’individu.

44L’expérience ne peut pas se capitaliser en termes de savoirs, plutôt en termes d’activité. Mais ça veut dire quoi ? Est-ce que l’expérience est dissociable de l’individu qui la vit ?

45Le lieu de transmission des savoirs / les lieux d’élaboration des savoirs.

46Comment traiter la question de ce qui est transmis, et celle des modalités de transmission ? – en même temps ? – parallèlement ? – successivement ?

Annexe 2

47Deux schémas juxtaposés portant sur l’articulation entre savoirs épistémiques, savoirs pragmatiques et activité.

figure im1

Bibliographie

Bibliographie

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  • Caens-Martin S. (1999), Une approche de la structure conceptuelle d’une activité agricole : la taille de la vigne, Education Permanente, 139, 99-114.
  • Delacour G. (2010), Apprendre comme inventer, thèse de doctorat en Sciences de l’Education, CNAM.
  • Detienne M., Vernant J-P. (1974), Les ruses de l’intelligence. La métis des Grecs, Paris, Flammarion.
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  • Leplat J. (1995), A propos des compétences incorporées, Education Permanente, 123, 101-114.
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  • Mendel G. (1998), L’acte est une aventure, Paris : La Découverte.
  • Pastré P. (2008), La didactique professionnelle : origines, fondements, perspectives, Travail et apprentissage, 1, 9-21.
  • Savoyant A. (1979), Eléments d’un cadre d’analyse de l’activité : quelques conceptions essentielles de la psychologie soviétique, Cahiers de psychologie cognitive, 22, 17-28.
  • Savoyant A. (2006), Tâche, activité et formation dans les actions de travail, Education Permanente, 166, 127-136.
  • Savoyant A. (2008), Quelques réflexions sur les savoirs implicites, Travail et apprentissage, 1, 92-100.
  • Vergnaud G. (1996), Au fond de l’action, la conceptualisation, in Barbier J-M. (dir), Savoirs théoriques et savoirs d’action, Paris, PUF.
  • Weill-Fassina A., Rabardel P., Dubois D. (1993), Représentations pour l’action, Toulouse : Octares.

Notes

  • [1]
    Je ne ferai pas de différence dans mon texte entre action et activité : c’est une distinction qui n’entre pas dans mon cadre théorique. J’utilise indistinctement ‘action’, ‘activité’ et parfois ‘acte’. A. Savoyant tenait beaucoup à la distinction entre ‘action’ et ‘activité’, dans le prolongement des analyses de Léontiev, qu’il avait profondément intégrées et qui l’aidaient beaucoup à penser. Mais Savoyant ajoutait que le terme d’activité pouvait avoir une double signification : il pouvait désigner l’activité prise globalement. Il pouvait désigner l’activité (définie par son motif), par opposition et différence avec l’action (définie par son but) et les opérations (le contenu opérationnel de l’action). Je ferai une distinction entre action et activité quand je me référerai directement à un texte de Savoyant.
  • [2]
    Nous verrons un peu plus loin que le terme « théorie » est à prendre ici au sens très particulier que lui donne Savoyant.
  • [3]
    N’étant pas du tout un spécialiste du pilotage d’avion, je n’ai fait que résumer ce que j’ai compris de l’analyse d’Audin, en espérant que ma version n’est pas trop infidèle.
  • [4]
    « Il » représente lui et son avion, qui forment alors un tout organique.
  • [5]
    Je renvoie sur ce point à l’article de Jacques Leplat dans ce numéro.
  • [6]
    Au sens donné par Galpérine et Savoyant, c’est-à-dire permettant d’emblée une généralisation à d’autres situations.
  • [7]
    Dont moi-même : je me souviens de séances d’observation de l’activité des AMV que nous avons faites, Alain et moi, à Epinal et Pagny-sur Moselle. Il y a eu également un travail sur l’utilisation d’un simulateur pour les formations de perfectionnement des AMV. A ma connaissance, il n’y a pas de publication sur ce dernier point.
  • [8]
    De dessiner des flèches dans le schéma.
  • [9]
    Le règlement général de sécurité (RGS).
  • [10]
    Cette opposition entre savoir externe et savoir interne me paraît être inhérente au concept de savoir, ce qui en fait un concept paradoxal, qu’on peut utiliser en deux sens très différents. Voici les deux définitions qu’il m’est arrivé d’en donner : d’une part, on appelle savoir toute ressource cognitive dont dispose un sujet, qu’il la possède d’avance ou qu’il la construise. D’autre part, on appelle savoir un ensemble d’énoncés cohérents entre eux (non contradictoires)et reconnus valides par une communauté scientifique ou professionnelle. Dans le premier sens, on a affaire à ce que Savoyant appelle un savoir interne, subjectif ; dans le second sens, on a affaire à ce qu’il appelle un savoir externe, objectif. Pour éviter cette ambiguïté, qui peut aboutir à de sérieuses confusions, certains auteurs font la différence entre les connaissances (subjectives) et les savoirs (objectifs). Pour ma part, j’ai préféré ne pas utiliser le terme de ‘savoir’ dans ma problématique théorique. Mais on peut éviter le mot sans toutefois écarter la chose ! Beaucoup d’auteurs ont signalé l’ambiguïté du concept de ‘compétence’ ; il me semble qu’on pourrait en dire autant du concept de ‘savoir’.
  • [11]
    On pourrait aussi se référer à Anderson (1982) et à la transformation de connaissances déclaratives en connaissances procédurales.
  • [12]
    J’utilise le terme registre, qui est un terme neutre, pour ne pas rencontrer les difficultés que j’ai mentionnées à propos du terme de savoir.
  • [13]
    Une de ses interlocutrices, ingénieur agronome, disait : « C’est mon grand-père qui m’a appris à tailler ».
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