1A l’école, de nombreux objets - en tant qu’artefacts fabriqués ou transformés par l’homme (Blandin, 2002) - sont utilisés comme allant de soi par les enseignants et les élèves. En classe ce sont par exemple le tableau noir, les cahiers ou les documents manipulés. En Education Physique et Sportive (EPS), les objets (i.e., des plots, ballons, cerceaux…) sont souvent agencés spatialement pour construire un espace de travail (Durand, 2001). Les objets sont donc omniprésents dans les situations d’enseignement. Différentes études ont déjà mis en avant le rôle des objets dans la structuration de l’activité et leur participation (a) à la construction du savoir chez les élèves (Ourahay, 1991), (b) à la définition des modalités d’intervention des enseignants (Gal-Petitfaux, 2004), (c) à l’orientation de l’interaction en classe (Veyrunes, Durny, Flavier, & Durand, 2005 ; Rothier-Bautzer, 1998), et (d) au développement professionnel des enseignants stagiaires (Adé, Sève, & Ria, 2006). Cependant, ces études sur les situations d’enseignement ne se sont pas intéressées au rôle des objets dans la construction de l’activité interindividuelle (Veyrunes, Gal-Petitfaux & Durand, 2007). Ce rôle a toutefois été pointé par des études empiriques portant sur des situations de travail caractérisées entre autre par une forte dimension artefactuelle (Engestöm, 1991 ; Rabardel, 1995). Suite à ces travaux, Folcher et Rabardel (2004) ont proposé de rendre compte du rôle des artefacts dans l’activité humaine sous la forme de médiations dans trois orientations différentes : (a) vers l’objet de l’activité (c’est-à-dire vers tel ou tel élément du monde), (b) vers soi-même et (c) vers autrui. Partageant avec ces travaux l’idée de l’importance du rôle des objets dans la structuration de l’activité collective, et du fait de la forte présence des objets à l’école, les situations d’enseignement nous semblent être un terrain d’étude intéressant pour y questionner la notion de médiation vers autrui par les objets. Cette question est selon nous de nature à enrichir la compréhension des situations d’enseignement. Nous inscrivant dans une approche enactive de l’activité humaine (Maturana et Varela, 1994), nous avançons l’hypothèse que les objets participent au couplage acteur/environnement et constituent des médiateurs dans le sens où ils modifient ou augmentent le répertoire des actions possibles et la gamme des perceptions. Les objets se dévoilent alors dans ce couplage comme des potentiels qui structurent des formes d’articulation des préoccupations et des actions des acteurs. Aussi, notre contribution vise à répondre à la question suivante : dans quelle mesure les objets contribuent-ils, à l’école, à l’articulation de l’activité individuelle par les possibles qu’ils offrent pour l’activité de l’enseignant et des élèves ? Pour cela, nous nous sommes attachés à analyser, dans des situations contrastées entre par les disciplines d’enseignement (géographie et EPS), et l’expérience plus ou moins importante des enseignants, la dynamique de l’activité interindividuelle dans laquelle interviennent les objets. A partir de cette analyse, nous pointons l’existence de régularités de formes de participation des objets dans la construction de l’activité interindividuelle qui nous amènent à proposer des dispositifs de conception d’aide à la formation initiale des enseignants.
Cadre théorique
2Notre étude a été menée en référence au cadre du cours d’action (Theureau, 2004, 2006) qui permet d’accéder aux significations construites par les acteurs au cours de leur activité. Ce cadre théorique s’appuie sur trois présupposés relatifs à l’activité humaine. En premier lieu, l’activité est autonome : elle consiste en une dynamique de couplages structurels (Varela, 1989), c’est-à-dire d’interactions asymétriques entre un acteur et son environnement (y compris les autres acteurs et les objets). Les interactions sont asymétriques au sens où elles concernent, dans cet environnement, ce qui est sélectionné comme pertinent, à chaque instant, pour l’organisation interne de l’acteur considéré. Cela signifie que dans la classe tous les acteurs n’interagissent pas de la même façon avec les objets présents. En deuxième lieu, l’activité est située dynamiquement. Elle est indissociable de la situation dans laquelle elle prend forme et l’acteur participe à la construction de cette situation. Le couplage structurel entre l’acteur et la situation se transforme en permanence au cours de l’activité, qui émerge d’un effort d’adaptation à un contexte dont les éléments significatifs pour l’acteur constituent des ressources pour agir (Lave, 1988). Cela signifie que les objets influent sur la structuration de l’activité des acteurs. Enfin en troisième lieu, l’activité humaine est vécue en ce sens qu’elle donne lieu à une expérience pour l’acteur. Cette expérience renvoie à la notion de conscience préréflexive héritée de la phénoménologie (Merleau-Ponty, 1945). Cela signifie que les acteurs de la leçon peuvent rendre compte de ce qu’ils vivent lorsqu’ils interagissent avec des objets.
3Ces présupposés ont deux conséquences sur la manière dont nous analysons empiriquement l’activité avec des objets : (a) nous les considérons comme indissociables de l’activité et de l’environnement de l’acteur, et (b) nous considérons qu’ils se dévoilent dans l’activité et dans la situation dans laquelle cette activité s’actualise ; en conséquence ils ne sont pas « catégorisés » en « objets matériels », « scripturaux », ou « symboliques ». Ce parti-pris n’implique pas que tous les objets doivent être considérés comme équivalents, mais que leur spécificité se construit au fil de l’histoire du couplage acteur/situation.
4Ce cadre d’analyse propose plusieurs notions pour appréhender l’activité humaine. La notion de « cours d’action » est une réduction de l’activité à sa partie significative pour l’acteur : c’est la part de l’activité qui est « montrable, racontable et commentable par lui » (Theureau 2006, p.46). Cette définition renvoie au présupposé de conscience préréflexive selon lequel cette part de l’activité peut donner lieu à des observations, descriptions et explications valides et utiles. La conscience préréflexive permet de rendre compte de la dynamique du couplage structurel d’un acteur avec sa situation. Traduisant la nature sémiologique de l’activité, le cours d’action est constitué d’un enchaînement d’unités significatives émergeant de l’interaction de l’acteur avec son environnement (Theureau, 2006). La restitution de cet enchaînement permet de reconstruire la dynamique de la construction de significations en action. La notion d’« articulation collective des cours d’action » permet d’étudier l’activité de plusieurs acteurs. Dans le cadre de notre étude cette notion nous a permis d’analyser les processus de construction de l’activité interindividuelle en classe.
Méthode
Situations étudiées
5Cette étude présente les résultats de deux recherches : l’une en école primaire (CM2 [1]), et l’autre au collège (sixième). En école primaire, l’étude porte sur 6 leçons de géographie conduites par une enseignante très expérimentée [2], en ZEP [3]. La deuxième concerne l’enseignement de l’EPS par quatre enseignants stagiaires en deuxième année de formation initiale lauréats du concours du Professorat d’EPS, observés lors de 8 leçons en situation ordinaire d’enseignement.
Recueil des données
6Deux catégories de données ont été recueillies : (a) des données d’enregistrement en classe, (b) des données de verbalisation lors d’entretiens d’autoconfrontation réalisés avec les enseignants et des élèves. Le cadre d’analyse du cours d’action accorde un primat aux données de verbalisation, sans cependant leur accorder un monopole et en les étudiant conjointement avec les données d’enregistrement du comportement, de la situation, ou de la culture. Est recherchée l’articulation d’une description intrinsèque (c’est-à-dire ce qui est significatif pour l’acteur et qui est montré, raconté, ou commenté lors des entretiens d’autoconfrontation) et d’une description extrinsèque (c’est-à-dire une description de l’état de l’acteur, de la situation, et de sa culture). L’objectif est de reconstruire l’activité en croisant les points de vue de l’acteur et de l’observateur.
7Les données d’enregistrement ont été recueillies grâce une caméra disposée sur un pied, en plan large, permettant de voir en permanence l’enseignant et les élèves. Les données de verbalisation des enseignants et de certains élèves ont été recueillies au cours d’entretiens d’autoconfrontation individuels. Cette procédure vise à recueillir des données permettant de documenter la conscience préréflexive de l’acteur au cours de la période d’activité étudiée (Theureau, 2006). Il s’agit de confronter l’acteur à l’enregistrement de son activité et de l’inviter à montrer, commenter et raconter les éléments significatifs pour lui de cette activité (Theureau, 2004). Il s’agit de placer l’acteur dans une posture et un état mental favorables à cette démarche grâce à des relances portant sur les sensations (comment te sens-tu à ce moment ?), les perceptions (qu’est-ce que tu perçois ?), les focalisations (à quoi fais-tu attention ?), les préoccupations (qu’est-ce que tu cherches à faire ?), les émotions (qu’est-ce que tu ressens ?), et les pensées et interprétations (qu’est-ce que tu penses ?). Ces relances visent à limiter toute reconstruction, justification ou explication et à maintenir l’acteur en contact avec la situation analysée. Dans le même but, les entretiens se déroulent dans une grande proximité spatiotemporelle par rapport à la situation analysée.
Traitement des données
8Le traitement des données a été réalisé en deux étapes : (a) la reconstruction des cours d’action de l’enseignant et de certains élèves pour l’ensemble des leçons étudiées, et (b) la reconstruction de l’articulation collective des cours d’action dans les situations où les objets de la classe étaient significatifs pour les acteurs.
Reconstruction des cours d’action
9Lorsqu’un acteur est invité à raconter son activité, il la découpe spontanément en unités, significatives de son point de vue. Inspirée des travaux de Peirce (1978), la théorie sémiologique du cours d’action pose par hypothèse que ces unités sont la manifestation d’un signe dont les composantes, renseignées à partir des enregistrements vidéo des leçons, des retranscriptions verbatim des verbalisations issues des entretiens d’autoconfrontation, et d’un questionnement spécifique, permettent de reconstituer le cours d’action (Theureau, 2004). Les trois composantes utiles pour l’étude sont ici présentées.
10L’Unité d’action (U) est la réalisation d’une action pratique ou d’une communication, une interprétation, un sentiment, montré, raconté et commenté par l’acteur. Elle a été identifiée par un questionnement du type : « Que font l’enseignant et/ou les élèves ? Que pensent-ils ? Que ressentent-ils ? ».
11Le Représentamen (R) correspond à ce qui, dans la situation est pris en compte par l’acteur. Il a été identifié par un questionnement du type : « Quel est l’élément significatif pour l’enseignant et/ou les élèves dans la situation ? ».
12Les préoccupations (P) correspondent aux intérêts immanents à l’activité présente de l’acteur au regard de ce qui fait signe pour lui (c’est-à-dire du Représentamen) et de ses actions passées. Elles ont été identifiées par un questionnement du type : « Quelles sont les préoccupations de l’enseignant et/ou les élèves lorsqu’ils interagissent avec cet objet ? ».
13Ainsi, pour décrire et analyser les possibles ouverts par les objets dans la dynamique de construction de l’activité interindividuelle, nous avons renseigné les unités d’action (U), dans la mesure où leur enchainement permet de rendre compte de l’organisation dynamique de l’activité avec des objets ; les Représentamen (R), dans la mesure où ils permettent d’identifier les objets faisant signe pour l’acteur ; et les Préoccupations (P), permettant de rendre compte des possibles ouverts par les objets (Tableau 1).
Tableau 1. Illustration de la documentation des composantes des unités d’activité significatives 71 et 72 du cours d’action d’un enseignant d’EPS lors d’une leçon de cirque.
Unité d’action (U) 71 : | Sort du local avec des plots et s’approche des élèves |
Préoccupations (P) | - Installer le matériel rapidement |
Representamen (R) | - Tous les élèves sont sortis du vestiaire et regardent le tableau |
Unité d’action (U) 72 : | Donne les plots à Sophie |
Préoccupations (P) | - Installer le matériel rapidement |
Representamen (R) | - Sophie lui demande des plots |
Tableau 1. Illustration de la documentation des composantes des unités d’activité significatives 71 et 72 du cours d’action d’un enseignant d’EPS lors d’une leçon de cirque.
Reconstruction de l’articulation collective des cours d’action.
14Les cours d’action ont été considérés comme articulés dans la mesure où l’activité d’un acteur est liée à celle d’un autre acteur par des phénomènes d’interdépendance (Theureau, 2002) participant à la construction de sens commun entre les acteurs et à la coordination des actions des acteurs. Dans le cadre de cette étude, l’articulation collective des cours d’action a été décrite à partir de (a) la convergence ou divergence des préoccupations, (b) la convergence ou divergence des unités d’action, et (c) l’existence ou non d’une relation de cohérence ou d’un enchaînement entre les unités d’action et préoccupations de l’enseignant et des élèves. Nous nous sommes intéressés à l’articulation des préoccupations et des unités d’action dans la mesure où elles permettent de rendre compte des deux dimensions essentielles de l’activité interindividuelle : (a) la construction de sens commun entre les acteurs étant renseignée par l’articulation des préoccupations, et (b) la coordination des actions des acteurs étant renseignée par l’articulation des unités d’action (i.e., c’est-à-dire que l’activité d’un acteur est significative pour l’autre et participe au déclenchement de son action). Pour décrire ces phénomènes de convergence/divergence, l’étude a privilégié le point de vue de l’enseignant. Nous avons qualifié les préoccupations et les unités d’action de l’enseignant et des élèves comme convergentes lorsque les préoccupations des élèves correspondaient aux attentes de l’enseignant. Les préoccupations et les unités d’action ont été qualifiées de divergentes lorsque les préoccupations et les unités d’action des élèves ne correspondaient pas ou peu aux attentes de l’enseignant. Plus précisément, notre étude étant focalisée sur le rôle des objets dans la construction de l’activité collective, les préoccupations et unités d’action ont été considérées comme convergentes lorsque l’enseignant et les élèves étaient en harmonie sur les modalités d’utilisation des objets (i.e., l’enseignant et les élèves considéraient les plots comme des obstacles à contourner avec le ballon). Nous avons considéré qu’elles étaient divergentes lorsque les élèves déployaient des modalités d’utilisation non souhaitées par l’enseignant (i.e., les élèves utilisaient les plots comme projectiles et se faisaient réprimander par l’enseignant).
Résultats
15Sur la base de la reconstruction de l’articulation collective des cours d’actions des enseignants et des élèves dans les situations où les objets de la classe étaient significatifs pour eux, nous avons pointé les objets comme (a) sources de divergences dans l’articulation collective des cours d’action, et (b) sources de conservation et de ritualisation de l’articulation collective des cours d’action. Nous présentons les résultats en les illustrant à partir d’exemples extraits de nos corpus étayés de verbatim.
Les objets sources de divergences dans l’articulation collective des cours d’action
16Nos résultats montrent que les objets, au cours des leçons étudiées, sont sources de divergences et entravent le déroulement prévu de la leçon, entre les formes d’utilisation mises en œuvre par les élèves et celles attendues par les enseignants. Nous illustrons ces résultats à partir d’un épisode d’une leçon d’EPS ayant pour support la discipline artistique « cirque ».
17Un enseignant avait organisé une leçon de cirque sous la forme d’ateliers répartis à divers endroits du gymnase. Il avait laissé à proximité des élèves une caisse de rangement qui renfermait des objets. Ils ne pouvaient pas tous les utiliser : « Là je leur laisse prendre le matériel tout seul. Je leur ai dit de prendre les foulards, les anneaux et les balles. Ils travaillent avec ça en jonglage. Le reste, ils n’ont pas à y toucher ». Au cours de la leçon l’enseignant a surpris à plusieurs reprises des élèves qui s’emparaient des objets dans la caisse : « Je le vois bien, il y a les bâtons du diable et un bâton d’assiettes chinoises [4] qu’ils ont sortis de la caisse ». Il a interrompu son activité d’aide à la réalisation d’un exercice pour interpeller les élèves qui ne respectaient pas les consignes données : « A chaque coup ils sont capables de me les [les différents objets] ressortir et faire n’importe quoi. Alors je vais les voir pour les remettre au travail dans leur atelier ». Bien qu’ayant éloigné des élèves la caisse de rangement et pris soin de la refermer, l’enseignant a surpris des élèves qui lançaient des balles sur leurs camarades dans l’atelier de jonglage ou qui couraient avec les foulards en les transformant en étendards : «Je pensais que le fait de l’avoir fermée [la caisse de rangement], ça suffisait… qu’ils n’allaient pas y toucher. J’ai eu tort ». Il a interrompu son activité d’évaluation pour préciser quels étaient les objets autorisés et le travail demandé : «Je veux leur faire apprendre. Mon but, c’est qu’ils construisent un numéro, donc j’ai réduit le nombre d’engins. Ils n’ont pas à faire n’importe quoi avec n’importe quel engin ». Dans ce cas, les préoccupations et les actions de l’enseignant et des élèves étaient divergentes et non conciliables. Celles de l’enseignant étaient relatives au maintien de l’ordre, à l’implication des élèves et à la réalisation du travail demandé. Celles des élèves étaient tournées vers la distraction et le jeu (Tableau 2).
Tableau 2. Extrait d’articulation des préoccupations et des unités d’action de l’enseignant et des élèves dans la leçon de cirque.
Tableau 2. Extrait d’articulation des préoccupations et des unités d’action de l’enseignant et des élèves dans la leçon de cirque.
18L’organisation de la leçon sous la forme d’ateliers de travail permettait aux élèves d’échapper à la surveillance de l’enseignant. En outre, les objets offraient aux élèves des occasions de distraction. Ainsi, soit les élèves abandonnaient leur travail et se dirigeaient vers la caisse de rangement pour se distraire, soit ils actualisaient des modalités d’utilisation des objets non conformes aux consignes données. Les objets de la leçon de cirque ont contribué à perturber la dynamique de l’activité interindividuelle en classe et à altérer le déroulement de la leçon.
Les objets sources de conservation et de ritualisation de l’articulation collective des cours d’action
19Lors des leçons analysées, les enseignants ont utilisé de façon récurrente des objets identiques dans des situations similaires pour stimuler la « participation des élèves » et maintenir l’ordre dans la classe. Nous illustrons ces résultats à partir de deux séquences : une en géographie et l’autre en EPS (dans la discipline sportive handball).
20Au cours de leçons de géographie, une enseignante très expérimentée a régulièrement utilisé des objets comme supports de questionnement. Ainsi, une planche de six photographies représentant des sites touristiques, a été distribuée aux élèves au cours d’une leçon portant sur l’étude des paysages touristiques en France. L’enseignante a interrogé une élève timide et maîtrisant mal le français. Elle voulait la conduire à prendre la parole et à expliquer ce qu’elle avait retenu de son observation : «je suis sûre qu’Houria, elle a quelque chose qui a retenu son attention parmi ces photographies ». Cette élève a indiqué quelle avait été intéressée par la photographie de la Cité de Carcassonne. Sa réponse a satisfait l’enseignante qui considérait qu’Houria faisait des efforts méritoires : « ça m’a pas déçu ce qu’elle a dit, parce que, je trouve qu’Houria est vraiment dans les apprentissages, malgré toutes les difficultés qu’il faut qu’elle surmonte ». L’activité de trois autres élèves a été plus particulièrement étudiée lors de cette séquence. Lorsque l’enseignante a distribué la planche de photographies, ces élèves ont été immédiatement attirés par certaines vues qui évoquaient des moments agréables (une piscine, une station de sports d’hiver). Sans que l’enseignante ne remarque leur manège, ils ont échangé leurs impressions : «Moi, j’ai pensé à ça, directement ! (désigne du doigt la photo de la piscine) […] j’avais posé comme question : combien de mètres elle faisait, à ton avis, la piscine et il m’a répondu 40 ! ». Les préoccupations et les actions de l’enseignante et des élèves étaient tantôt divergentes tantôt convergentes, lors de cet épisode (Tableau 3).
Tableau 3. Extrait d’articulation des préoccupations et des unités d’action de l’enseignante et des élèves dans la leçon de géographie.
Tableau 3. Extrait d’articulation des préoccupations et des unités d’action de l’enseignante et des élèves dans la leçon de géographie.
21Lors de cet épisode, les photographies étaient des supports pour obtenir la participation des élèves. Mais pour certains des élèves qui n’étaient pas interrogés, les photographies évoquaient plutôt d’emblée le plaisir de la baignade et les réminiscences agréables du séjour en classe de neige. En dépit de la divergence de nombreuses préoccupations (qui restaient cependant masquées) et actions, l’enseignante a pu conduire le questionnement, obtenir la participation d’une élève timide et maîtrisant mal le français et les réponses qu’elle souhaitait. De leur côté, les élèves qui n’étaient pas interrogés ont pu développer des préoccupations relatives à la distraction et cela sans perturber l’activité de l’enseignante qui n’a pas remarqué leurs échanges. Enfin, Houria a pu répondre à la question posée et obtenir des encouragements. Le document était un relais des préoccupations de l’enseignante qui acceptait que les élèves développent parallèlement des préoccupations et actions divergentes tant que celles-ci ne perturbaient pas le travail collectif. En cela il contribuait à la conservation de l’activité interindividuelle.
22Au cours d’une leçon d’EPS, un enseignant a sanctionné à plusieurs reprises et de manière individuelle des élèves jouant au pied avec un ballon de handball ou dribblant sur place pendant que l’enseignant s’adressait à la classe : « Là j’ai appelé Thomas. Il joue au foot avec le ballon. Il sait très bien que c’est interdit. Je leur ai toujours dit : quand je parle, c’est silence ! Quand je demande le calme, c’est que je vais parler tout simplement ». Pour punir l’élève, l’enseignant lui demandait de s’asseoir sur un banc situé à l’écart de l’espace de travail. Il lui suffisait de désigner le banc du doigt pour signifier la sanction : « Quand je leur montre le banc, ils comprennent. Donc c’est pour les punir. C’est une punition et ils savent qu’ils vont y rester au moins un quart d’heure. C’est toujours comme ça ! ». L’élève allait alors s’asseoir sur le banc. Les préoccupations et les actions de l’enseignant et de l’élève étaient dans ce cas convergentes. Pour l’enseignant elles étaient relatives à la sanction de l’élève en le maintenant assis à l’écart, pour l’élève elles étaient relatives au respect de la sanction. Mais les élèves tentaient parfois de demander à l’enseignant d’écourter la sanction pour quitter le banc : « Il me dit qu’il s’est calmé mais je ne le sens pas. De toute façon ça faisait 5 minutes qu’il était puni, donc non. Pour moi ce n’était pas le bon temps encore ». L’enseignant jugeait important de ne pas céder à la demande : « Pour moi, si je cédais ce n’était pas bon, parce que s’il était revenu il n’aurait pas fait ce qu’il fallait. Le connaissant il est un peu fou fou, et il lui faut une bonne punition pour que ça se sente passer ». Les préoccupations des élèves sanctionnés étaient alors divergentes de celles de l’enseignant : elles étaient de réduire la durée de la sanction et de reprendre l’activité sportive, alors que celles de l’enseignant étaient relatives à la réalisation effective de la sanction. Les actions de l’enseignant et des élèves restaient convergentes dans la mesure où la sanction était effectivement réalisée (Tableau 4).
23L’enseignant tentait par des utilisations stables et répétitives du banc de maintenir l’ordre dans la classe. La récurrence des modalités d’utilisation du banc facilitait la reconnaissance par les élèves de situations qui devenaient routinières. Ainsi dès l’annonce de la sanction, les préoccupations et les actions de l’enseignant et des élèves étaient convergentes : sanctionner un élève pour l’enseignant, respecter la décision de l’enseignant pour l’élève. Mais le banc n’était pas toujours perçu de la même façon par l’enseignant et les élèves. Pour l’enseignant il était une aide au contrôle des élèves, pour l’élève sanctionné, il était source d’immobilité, d’isolement et de rupture de l’activité sportive. L’utilisation routinière du banc était alors remise en question. Cette utilisation dévoile un processus continu qui nécessite des efforts constants de la part de l’enseignant pour garantir la « bonne utilisation » de l’objet par les élèves.
Tableau 4. Extrait d’articulation des préoccupations et des unités d’action de l’enseignant et des élèves dans la leçon de handball.
Tableau 4. Extrait d’articulation des préoccupations et des unités d’action de l’enseignant et des élèves dans la leçon de handball.
Discussion
Les possibles ouverts par les objets dans le processus de construction de l’activité interindividuelle en classe
24Notre étude pointe l’existence d’invariants dans le rôle que les objets jouent dans la dynamique de l’activité interindividuelle en classe, en ouvrant des possibles qui entravent ou facilitent la coordination entre les activités individuelles.
25Les objets contribuent à la divergence des préoccupations lorsque ces possibles ne sont ni attendus ni anticipés par les enseignants, ou que l’action des enseignants pour faire respecter les modalités d’usage prescrites aux élèves reste inefficace. Ils sont alors sources de perturbation au décours prévu de la leçon et à l’ordre dans la classe. Les possibles sont liés au couplage entre d’une part l’activité des acteurs et d’autre part entre les objets et les autres éléments de la situation. Ce couplage offre des possibilités d’action renvoyées par les objets en lien avec l’action déployée dans une situation donnée. En d’autres termes, les objets constituent dans ce couplage un potentiel qui se charge de significations particulières au cours des interactions entre l’enseignant et les élèves et entre les élèves. Ce « potentiel sémiotique » varie en fonction de la dynamique de la situation, des caractéristiques propres de l’objet, des préoccupations et des émotions des acteurs. A titre d’illustration, la propagation au cours d’une leçon d’un mode d’usage peut découler de l’actualisation de l’engagement d’un élève dans une situation singulière : il suffit qu’un élève lance des balles de jonglages sur ses camarades pour déclencher un effet de contamination chez les élèves. Toutefois, cette divergence des préoccupations nous semble pouvoir devenir dans certains cas une opportunité d’aide pour l’enseignant. En s’appuyant sur les modes d’engagement suscités spontanément par les objets chez les élèves, l’enseignant peut soit « légitimer » des modalités d’usages déviants (par exemple en jouant sur l’imaginaire des élèves et en leur proposant d’intégrer dans leur jonglage des lancers de balles), soit trouver l’occasion d’asseoir son autorité en réaffirmant les conditions d’utilisation des objets ou en réprimandant un élève.
26Le potentiel sémiotique des objets contribue aussi à préserver la convergence des préoccupations et des actions. Bien que les élèves n’utilisent pas toujours les objets conformément aux consignes de l’enseignant, les usages qu’ils en font peuvent contribuer à préserver la continuité du travail et l’implication des élèves. Sur la base des expériences passées, les enseignants parviennent parfois à tirer profit du potentiel sémiotique des objets. Ils convoquent les possibles qu’ouvrent les objets pour les élèves afin de les conduire à en faire autre chose que ce qui était initialement prévu : ainsi les photographies permettant d’étudier les paysages touristiques deviennent prétexte pour faire parler une élève timide et peu francophone. Dans d’autres cas, la ritualisation à partir d’associations routinières entre certains objets et événements de la classe peut aussi soutenir la convergence des préoccupations et des actions et faciliter le déroulement des leçons en leur conférant un caractère fluide. Par ce processus, le champ des possibles des objets peut se restreindre au fil du temps et devenir plus prévisible. Le potentiel sémiotique des objets conserve les traces des interactions passées entre l’enseignant et les élèves. Il cristallise et véhicule des significations négociées et partagées entre les acteurs dans l’histoire de la classe. Pour autant, les propriétés des objets ne sont ni prédéterminées ni invariables dans le temps : les objets n’ont pas toujours permis la convergence des préoccupations et des actions de l’enseignant et des élèves qui se construit au fil des interactions. Par exemple, la ritualisation par les objets de l’activité interindividuelle n’est jamais acquise par avance ; elle nécessite de la part de l’enseignant des efforts constants pour faire accepter et « intégrer » ces usages par les élèves. Nous souhaitons montrer que ce ne sont pas les objets en tant que tels qui actualisent ou pas un potentiel sémiotique : le potentiel sémiotique des objets émerge du couplage acteur/environnement. De plus, nous pensons que si les objets sont bien des médiateurs de la construction de l’activité interindividuelle, ils ne doivent pas avoir un statut particulier d’intermédiaire entre l’acteur et la situation (comprenant d’autres acteurs). Dans les situations d’enseignement, lorsqu’ils constituent dans le couplage acteur/environnement des éléments significatifs pour l’acteur, les objets perturbent potentiellement l’activité de cet acteur et transforment son environnement. Nous entendons par là que dans la dynamique de ce couplage, les objets participent à la définition du corps propre ou au monde propre de l’acteur (Theureau, 2002).
Prendre en compte les objets dans la formation des enseignants
27Nos résultats montrent que les objets sont au cœur de l’activité professionnelle des enseignants. Généralement, ils sont considérés dans la formation comme ayant des propriétés objectives, favorisant la réalisation des tâches prévues par leur concepteur et entraînant les apprentissages visés chez les élèves. En définissant les objets comme des médiateurs du couplage acteur/environnement, nous nous démarquons quelque peu d’autres approches (i.e., la didactique professionnelle) qui les envisagent comme pouvant être dissociés de ce couplage (Cerrato Pargman, 2005). Les implications de cette idée sont fortes. Durand (2008) a proposé récemment un « programme de recherche technologique » en relation organique avec les programmes de recherches empiriques eux-mêmes fondés sur le présupposé d’enaction dans lequel s’inscrit notre conception des objets. Ce programme de recherche accorde une place centrale à la conception des situations de formation dans lesquelles les objets sont envisagés par l’auteur comme des « offres », « des possibles » ou encore des « appels » pour les formés. En ce qui concerne cette étude, nous en retirons deux perspectives pour la formation des enseignants : a) la formation devrait tendre à aider les enseignants à anticiper les possibles pouvant découler de l’introduction d’objets dans les situations de classe ; b) la formation devrait concevoir des dispositifs pour susciter des usages imprévus des objets afin d’ouvrir des possibles pour les apprentissages des formés. Cependant, nos résultats pointant que le potentiel sémiotique des objets émerge du couplage acteur/environnement, il nous semble utile de les prendre en compte dans le cadre de la formation des enseignants, en lien avec les autres composants de la situation d’enseignement.
28En premier lieu, il nous parait nécessaire de proposer, à partir d’une analyse de l’activité, des contenus de formation indexés aux situations professionnelles typiques, telles qu’elles ont pu être modélisées par des programmes de recherche empirique (Leblanc, Ria, Dieumegard, Serres, Durand, 2008). Ces programmes s’attachent à développer, entre autre, des projets de formation disciplinaire (Serres, Ria, Adé & Sève, 2006), sur la base de situations d’enseignement « problématiques » caractéristiques d’une discipline car typiques des difficultés couramment rencontrées par les enseignants comme celles présentées dans cette étude. A titre d’illustration, nous proposons sur la base d’extraits vidéo et dans le cadre d’ateliers d’analyse de pratiques, l’étude de situations d’enseignement conduites par des enseignants débutants anonymes et mettant au premier plan des interactions avec un ou des objets de la leçon. Ces situations typiques, peuvent favoriser chez les formés une réflexion sur les fonctions des objets et les évolutions possibles de ces fonctions dans ces situations et les aider à anticiper les possibles que les objets ouvrent pour l’activité individuelle-collective en classe. En deuxième lieu, nous souhaitons inviter les enseignants à envisager différemment leur activité de conception des dispositifs d’enseignement. Nous pointons ici l’importance de la préparation des enseignants à la rencontre entre la conception « pour » et « dans » l’usage. Plus précisément il s’agit de présenter aux enseignants les dispositifs d’enseignement non pas comme découlant uniquement de leurs propres décisions, mais impliquant inévitablement l’activité des élèves. A titre d’illustration, nous proposons en formation des ateliers de « simulation professionnelle » à partir d’extraits vidéo de situation d’enseignement. Après avoir stoppé la vidéo, nous invitons les enseignants en formation à prendre la place de leur pair (l’enseignant sur la vidéo) et à « faire comme si » ils interagissaient avec les objets présents dans le dispositif. Au cours de ces situations, les enseignants sont amenés à envisager la conception des dispositifs d’enseignement non pas comme un « prêt à enseigner » mais comme un processus dynamique de co-construction entre l’enseignant et les élèves.
Conclusion
29Si dans une classe, une forme d’activité collective a priori stable peut-être aisément identifiable pour un observateur extérieur, elle dissimule un flux d’articulations des cours d’action individuels auquel participent les objets. C’est pourquoi, en encourageant une entrée-objet pour l’étude des situations d’enseignement, nous voulons souligner à la fois leur importance et la nécessité de les prendre en compte dans le cadre de la formation des enseignants.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : activité interindividuelle, enseignement, Objets, cours d’action
Date de mise en ligne : 31/03/2021.
https://doi.org/10.3917/ta.003.0124