Couverture de TA_001

Article de revue

L’expérience dans les activités de Validation des Acquis de l’Expérience

Pages 58 à 75

1« Faire l’expérience de l’expérience », c’est une manière, somme toute assez fidèle, d’exprimer les difficultés effectivement éprouvées par tous ceux qui sont engagés dans la Validation des Acquis de l’Expérience :

2

  • les candidats cherchent à comprendre de quelle expérience il est question dans cette mesure qui leur est proposée, de quelle expérience ils vont pouvoir et devoir faire état, de quels acquis il s’agit ;
  • les conseillers chargés d’informer et d’orienter les futurs candidats cherchent à comprendre de quoi est faite l’expérience de leur interlocuteur, quel en est le potentiel, pour co-construire la « bonne » décision : s’engager ou non dans un processus de Validation des Acquis de l’Expérience, et pour quelle certification ;
  • les accompagnateurs cherchent à aider des candidats à élaborer leur expérience pour la mettre en forme dans un dossier ; mise en forme contrainte par le jeu social du passage en jury et par les référentiels ;
  • les jurys à qui est attribuée la tâche d’examiner une certaine mise en forme de l’expérience, écrite et orale, cherchent à y reconnaître et valider des acquis ;
  • les chercheurs enfin, sont sollicités pour contribuer à la mise en place et à la « professionnalisation » du travail en VAE.

3Ainsi, si l’expérience est « le fait d’éprouver quelque chose, en tant que ce fait est considéré non seulement comme un phénomène transitoire, mais comme élargissant ou enrichissant la pensée » (Lalande, 1996, p. 321), alors, quelle expérience avons-nous eu l’occasion de faire de l’expérience au cours de la mise en place de la Validation des Acquis de l’Expérience ?

L’expérience, objet de l’activité et concept pour l’activité

4L’expérience est objet effectif de l’activité et objet de préoccupation pour chacun des protagonistes de la situation sociale que constitue le processus de VAE. Objet d’un travail de « service » au sein des transactions d’information, d’orientation, de conseil, d’accompagnement, objet d’un travail évaluatif et certificatif pour les jurys, enfin objet d’une activité inédite pour les candidats confrontés à une succession de situations sociales nouvelles instaurées par le parcours de VAE.

5L’expérience est aussi une notion qui occupe une place et exerce une fonction active dans les systèmes de représentation, de positionnement, de pensée et d’action de tous les acteurs. Les significations individuelles et les significations collectives et sociales portées par la notion d’expérience orientent l’appréhension et les modes de raisonner et d’agir à propos de l’expérience comme objet de l’activité. Elles colorent les significations attribuées aux objets et aux notions qui lui sont associées en VAE : l’activité, la valeur de l’activité, les situations vécues, les liens entre acquis de la formation et acquis de l’expérience, la place et le rôle de la certification, les objets et les formes de l’accompagnement et de l’évaluation.

6Sur un plan théorique, la notion d’expérience revêt des significations multiples qui tentent de rendre compte de ce qu’est l’expérience. Dans un précédent article de synthèse (Mayen & Mayeux 2003) nous avions pu conclure que ces significations dessinent des configurations conceptuelles différentes. Elles sont parfois exposées comme si elles devaient être en tension voire en opposition. Or, au sein des activités de la VAE, ces configurations conceptuelles cohabitent.

7Les recherches que nous avons conduites depuis la mise en place de la VAE (Mayen, 2004, 2005 ; Mayen, Mayeux & Savoyant 2006 ; Mayen & Perrier, 2006 ; Mayen & Daoulas, 2006 ; Mayen, 2007 ; Métral & Mayen, 2007), montrent que les significations de l’expérience cohabitent et contribuent à organiser l’activité des acteurs engagés en VAE. Bien qu’ils utilisent relativement peu le terme d’expérience et ne cherchent jamais à définir ce qu’elle est, ils échangent à propos de l’expérience et agissent avec et sur elle. Une certaine cohérence et une certaine continuité entre les acceptions de l’expérience émergent donc des activités et dans les activités des acteurs des différentes catégories de « professionnels » de la VAE comme dans celles des candidats. Sous cet angle, elles nous semblent porteuses d’une opérativité qui semble satisfaisante pour les professionnels comme pour les bénéficiaires, même si, d’un énoncé à l’autre, on peut observer le passage d’une référence à l’expérience comme acquis, à une référence à l’expérience comme durée, comme processus ou comme parcours, à l’expérience vécue comme à l’expérience entendue, à l’expérience du travail ou à l’expérience de formation, à l’expérience ressentie et à l’expérience agie et réfléchie.

8Dans les documents institués dans les dispositifs de VAE, dans les dossiers, les guides ou les procédures, l’expérience comme notion est souvent mise au second plan, derrière celles d’activités, de compétences, de capacités. Dans les articles scientifiques ou professionnels consacrés à la VAE, la part consacrée à interroger, examiner l’expérience en tant que notion et en tant qu’objet d’activité reste réduite. Sans doute parce que le mot est courant, la chose familière, chacun croit savoir ce qu’elle est, comment elle agit, et comment on agit avec elle. Il est moins sûr que l’on se représente à quel point la notion est agissante dans les manières de se représenter les phénomènes et les actions, autrement dit, à quel point ses significations constituent des objets organisateurs des manières de penser, de se positionner et d’agir. Or, nos investigations montrent que l’expérience et ses significations sont actives en VAE :

9Premièrement, l’expérience de chaque personne s’actualise dans son activité de candidat à la VAE et devient ce avec quoi elle-même et les professionnels avec qui elle est engagée ont affaire au sein des transactions de conseil, de jury, d’accompagnement.

10Deuxièmement, les idées que les personnes se font de ce qu’est l’expérience, de ce qu’est leur expérience, de quoi elle est composée, de ce qu’elle vaut, de ce qu’on peut en faire, de comment on en parle, orientent les positions, les raisonnements, les actions tout au long du parcours de VAE. A ce titre, ces significations culturelles et personnelles de l’expérience forment un objet d’activité conjoint au sein des transactions entre les personnes et les professionnels du conseil et de l’accompagnement. Ces derniers sont amenés à agir pour faire évoluer les configurations de pensée et les rapports que les personnes, futurs candidats ou non, entretiennent à propos de leur expérience. Ces significations sont donc soumises à une dynamique de transformation.

11Troisièmement, l’expérience est objet d’activité car même là où c’est l’analyse des activités de travail qui est première (dans le dispositif de l’Education Nationale notamment), celles-ci sont prises dans l’expérience et leur remémoration, leur remobilisation, leur description, leur réélaboration, pour en faire l’objet d’une évaluation.

12Nos investigations avec les différentes catégories d’acteurs engagés dans la VAE nous ont permis d’identifier des convergences entre définitions savantes et usages pratiques de l’expérience. Cet article a donc pour intention de montrer comment les acteurs pensent et agissent avec l’expérience, d’une part, de mettre à l’épreuve la notion d’expérience et ses acceptions savantes au regard des activités générées par l’existence des dispositifs socioprofessionnels de la VAE, d’autre part.

L’expérience c’est la vie elle-même (Dewey, 1968)

L’expérience mise à distance et objectivée

13L’expérience est la vie même et ce qu’elle a produit est incorporé au point de composer notre personnalité, nos conceptions et nos capacités. L’expérience compose nos comportements, nos connaissances et nos compétences, nos manières de faire et de penser, nos schèmes ou nos habitus, pour employer des notions issues de disciplines différentes mais qui toutes deux soulignent le fait que cette expérience est une expérience incorporée, structurante et organisatrice.

14Bien qu’elle soit agissante et puisse nous apparaître efficace et efficiente il est fréquent de souligner qu’elle reste « implicite, diffuse, à peine consciente, peu formulée, en sorte que l’élaboration du parcours, des situations, de l’action, des savoirs et savoir-faire, requière le plus souvent l’intervention d’un tiers. » (Laîné, 2000). Pourtant on peut aussi constater que certains pans de l’expérience sont très présents à la conscience et peuvent se révéler très explicitables et explicités. Il peut y avoir, en VAE, trop à dire ou bien trop de détails ou bien encore trop d’aspects critiques ou brûlants. Ce qui induit aussi un besoin d’intervention d’un tiers, d’une autre nature que celui d’aide à l’explicitation.

15Tout d’abord, l’intervention ne peut être assimilée à la maïeutique pourtant souvent évoquée pour décrire le travail des professionnels. Elle ne peut pas se réduire non plus à des opérations d’explicitation strictes. L’assimilation à un accouchement, même intellectuel, repose sur la conception d’une substance pré-formée, d’un objet social déjà-là tout construit prêt à être exprimé dans les formes attendues de la certification et dont l’habileté de l’accompagnateur consisterait à faire accoucher. On peut affirmer que l’usage de l’expérience en VAE relève d’une activité originale de création finalisée et contrainte dont le matériau est l’expérience. Le dossier est ainsi considéré par certains candidats comme une sorte de chef-d’œuvre.

16Ensuite, ce qui est exigé des personnes dans la transaction qu’elles ont à opérer avec leur expérience comme objet, c’est avant tout un acte de prise de distance. Honneth (2007) reprend ainsi un texte de Dewey (1984) : « Dewey entend montrer que nous ne pouvons parvenir à une appréhension différenciée et rationnelle d’une situation vécue qu’après nous être séparés de son unité qualitative par un acte de prise de distance. Les éléments analytiques dont nous avons besoin pour traiter intellectuellement un problème pratique proviennent de la tentative réflexive de séparer les uns des autres des éléments dont nous avons auparavant fait l’expérience dans l’unité indifférenciée d’une tonalité affective unique ». Il poursuit en soulignant que « c’est seulement à ce moment que, dans l’élaboration secondaire d’une situation, se détache l’objet de la connaissance auquel l’individu agissant, devenu affectivement neutre, peut s’opposer en tant que sujet ».

17Enfin, ni l’analyse, ni l’explicitation ne sont synonymes d’une décomposition des actions ni ne visent un approfondissement de l’action qui ne serait que l’expression de plus en plus détaillée de celle-ci. Même pour les titres ou diplômes de niveau V (CAP, BEP, par exemple), il est attendu une mise en relation des moyens et des fins, une mise en relation de la situation et du contexte, une activité de diagnostic avant ou en cours d’action, le recours à des raisonnements et à des principes organisateurs (d’origine scientifique, technique ou construite par expérience collective ou personnelle).

L’expérience transformée et reconstruite

18L’expérience, le plus souvent, on la vit, elle se déroule et se continue, mais on n’y pense pas tous les matins. Or, pour un candidat, sa rencontre avec la VAE a plusieurs conséquences puisqu’elle devient objet de son activité. Elle en vient à occuper un premier plan de préoccupations, brusquement ou plus progressivement au fil de son parcours vers ou dans la VAE. Elle se met à exister et la personne la fait exister comme objet de conscience et objet de préoccupation. Elle acquière une signification nouvelle parce qu’elle est susceptible d’avoir une valeur pour obtenir un diplôme et réaliser certaines fins.

19Les candidats sont ainsi amenés à se confronter à la définition et aux acceptions différentes de la notion d’expérience en usage dans les cadres réglementaires et dans le cadre des transactions avec les professionnels de la VAE pour pouvoir orienter l’usage de leur propre expérience. On observe tensions et incompréhensions, voire contre-sens engendrant des actions inadéquates aux exigences des dispositifs parce que les significations de l’expérience dans les mondes professionnels, familiaux, diffèrent des significations des mondes de l’emploi, de la formation, de la certification. Ainsi, dans sa définition la plus courante (une certaine durée d’emploi ou d’exercice d’un métier ou d’une fonction), l’expérience donne droit à prétendre entrer dans le dispositif. Mais elle ne suffit pas à faire valider ses acquis comme le croient encore certains candidats bien (ou plutôt, mal) orientés en cela par un discours simplificateur sur le droit à la VAE. Un travail d’élaboration est à faire. Il ne se réduit pas à la mise en mots d’un objet déjà-là tout construit, prêt à être exprimé.

20Que l’expérience accède au statut d’objet de valorisation et d’activité va de pair avec la nécessité de déployer beaucoup d’activité pour en faire, effectivement, quelque chose :

21

  • pour en faire un objet d’activités « sous contrôle » (pour ne pas laisser l’expérience guider l’expression de l’expérience ; autrement dit, engager une réflexion sur l’expérience et les conditions de sa transformation en un produit social « acceptable ») ;
  • et « sous contraintes » (parce que le cadre réglementaire et institutionnel de l’accession à une certification par la voie de la VAE oriente fortement les modalités de réalisation des activités d’élaboration de l’expérience).

Un processus d’élaboration de l’expérience en VAE

22Nous proposons de décrire le processus d’élaboration de l’expérience en activités : de mobilisation : prendre l’expérience comme objet d’activité ;

23

  • de remémoration : toute l’expérience n’est pas immédiatement disponible. Ce qu’on dit moins souvent, c’est que, dans le même mouvement, trop d’expériences et trop d’aspects de l’expérience peuvent émerger à la conscience dont on ne sait que faire. Ce qui suscite, pour une personne, une remémoration orientée tient à deux éléments : a) la compréhension du jeu que la situation – par l’intermédiaire de l’accompagnateur - leur demande de jouer et notamment la compréhension de qui sont les destinataires, leurs attentes et leurs référents ; b) l’usage des documents de référence comme instruments pour diriger la remémoration, pour réduire le champ de ce qui peut et doit être pris en compte et exploré, pour stimuler, élargir et approfondir l’exploration. On observe, in vivo, le rôle des outils sémiotiques dans le développement des possibilités d’agir mis en évidence par Vygotski (1985) : outils pour le contrôle et la direction de l’activité psychologique, en l’occurrence la réalisation des opérations que nous sommes en train de présenter ;
  • de finalisation et d’adressage : l’élaboration suppose de diriger l’activité vers des buts et des formes. Comprendre quelles fins sont visées – la certification - et pour répondre à quelles attentes des jurys, en fonction de quels référents, selon quelles modalités. L’identification et l’appropriation de l’usage des référentiels ainsi que l’identification des modalités d’expression sont des points primordiaux dans la construction des capacités à agir avec et sur son expérience en VAE. Quelles formes d’expression mettre en œuvre ? Reproduire, dans les cas de mises en situation ou bien reproduire et s’expliquer ? Elaborer un document à fonction argumentative, dans les cas de production de dossiers ? ;
  • de sélection, d’élargissement ou d’approfondissement : tout d’abord, il faut noter que l’analyse de situations d’accompagnement montre que, contrairement à une certaine vulgate concernant la méconnaissance par celui qui travaille de sa propre action, les personnes savent et peuvent spontanément assez souvent dire avec une certaine facilité ce qu’elles font et comment elles le font. Elles ont parfois trop à dire ou trop à en dire pour savoir quoi dire. Il s’agit donc de sélectionner. Pour cela, anticiper l’activité des destinataires que sont les jurys et leurs cadres de référence constitue le tamis le plus opératoire souvent utilisé par les accompagnateurs. Il s’agit parfois d’approfondir, et c’est là que l’expérience se révèle difficile à exprimer car trop évidente ou trop implicite. Il s’agit aussi d’élargir ; ce qui semble constituer une activité contradictoire avec l’approfondissement. Car si l’approfondissement concerne surtout le comment du travail, l’élargissement concerne la réintégration du contexte dans la situation et contraint la personne à ouvrir, à penser et à exprimer d’autres perspectives, à replacer la situation, l’action, l’expérience dans un ensemble plus vaste qui l’englobe et lui donne un autre sens. C’est ce qui est demandé pour les diplômes des niveaux III et supérieurs, mais c’est aussi ce qui est attendu et demandé pour les diplômes de niveaux IV et V des spécialités de soin et de service aux personnes ;
  • de hiérarchisation et d’organisation (que faut-il retenir et éliminer ? développer ou simplement évoquer ? décrire ou analyser ? quel ordre, quelles stratégies de formalisation privilégier pour convaincre ?) ;
  • d’expression. Il faut trouver les mots pour dire le parcours, les activités et les acquis, recourir à l’usage de jeux de langage plus ou moins induits par les dossiers ou les épreuves à passer et qui sont supposés permettre de se faire comprendre et de faire valoir et reconnaître ses arguments pour faire reconnaître et valider ses acquis : décrire et situer, comparer et expliquer, analyser et justifier, utiliser le genre du mémoire, du compte-rendu, du rapport ou du récit ou bien inventer un style compatible avec le genre « dossier de VAE ».

L’expérience et la continuité

24Le principe de continuité est défini de la manière suivante : « l’expérience emprunte aux expériences antérieures et modifie la qualité des expériences ultérieures » (Dewey, 1968, p 46). Le principe de continuité vise à rendre compte du caractère dynamique et ouvert de l’expérience : « chaque expérience devrait pouvoir contribuer à préparer une personne à des expériences futures plus poussées et plus profitables. C’est là la signification de la croissance et du renouveau de l’expérience » (ibid. p 46). La notion de qualité de l’expérience s’accorde avec le principe de continuité. Pour qu’il y ait continuité dans l’expérience, il faut que celle-ci ne soit pas simplement une succession d’événements vécus épars, sans liaisons : « il se peut que les expériences soient sporadiques et sans lien, de sorte que, même si chacune d’elles, prise à part, est agréable ou stimulante, elles n’en sont pas moins isolées les unes des autres. L’énergie alors se dissipe et le sujet n’est qu’un dispersé de l’attention. Chaque expérience peut être en soi vivante et intéressante, et cependant le manque de liaison de l’ensemble engendre des habitudes centrifuges, sans force d’intégration, d’où résulte une inaptitude à contrôler les expériences ultérieures » (ibid. p 46).

25L’expérience n’est donc créatrice que si elle porte déjà en germe le développement des expériences à venir, autrement dit si elle ouvre des voies à « la croissance et au renouveau » de l’expérience. Assurer les conditions de la continuité de l’expérience, c’est contribuer à la continuité « psychique et vivante » (op. cit. p 39) à travers les interactions d’une personne avec et sur l’environnement.

26Dans la VAE comme épreuve sociale vécue par des individus, la question de la continuité est primordiale. Comment la transaction avec le dispositif, les acteurs et les tâches, exigées par la VAE débouche-t-elle sur la construction de nouvelles continuités ? La construction du dossier de VAE semble correspondre à ce que nous pourrions appeler une situation potentielle de développement, au sens où de nouvelles continuités de l’expérience pourraient émerger et se développer. On peut en identifier de trois natures différentes :

27

  • continuité parce que l’expérience validée pourrait permettre de réaliser des envies, désirs, projets ;
  • continuité parce que le travail d’élaboration de l’expérience et de production d’un dossier peut être, pour certains candidats, une recomposition qualitative et plus unifiée d’expériences éparses ;
  • continuité encore entre expérience individuelle spécifique vécue et critères et formes sociales reconnus. Ces continuités nouvelles sont engendrées dans le cadre d’un dispositif, finalisé par un motif socialement reconnu. Elles sont étayées par une aide instituée, outillées et référées à des contenus et des constructions sémiotiques sociales : dossier, référentiels.

28Mais les risques sont nombreux puisque l’expérience de la VAE, à tout moment du parcours peut briser des continuités vécues, limiter ou empêcher des continuités imaginées et espérées. Le risque est accru par la nature des expériences vécues par chacun. D’un côté, les expériences peuvent ne pas avoir été de qualité suffisante pour correspondre au niveau attendu pour la validation. D’un autre, il peut arriver qu’aucun titre ou diplôme ne corresponde à un type d’expérience ou à une somme d’expériences diversifiées. L’expérience peut encore ne pas pouvoir être reconnue à un certain niveau ou bien être jugée obsolète.

29Le principe de continuité comporte l’idée qu’une expérience antérieure peut être « relancée », même si elle n’a pas été « de qualité ». Elle peut être relancée parce qu’inachevée et elle peut trouver à se développer dans des expériences données à vivre actuellement et retrouver une place dans la continuité en se reliant à d’autres et en prenant une autre direction. De ce point de vue, on observe des cas relativement nombreux dans lesquels des expériences changent de qualité en s’insérant dans le système et la succession d’autres expériences. On observe aussi comment l’analyse rétrospective transforme la connaissance que les personnes ont de cette expérience et transforme la nature même de cette expérience parce qu’elle est, par exemple, réinterprétée en comparaison à d’autres ou interprétée à l’aide d’un cadre scientifique ou technique de référence.

L’expérience : processus et produit

30Revenons à notre cheminement à travers deux acceptions de la notion d’expérience qui recouvrent à la fois des significations courantes et des significations plus scientifiques (Grasser et Roze, 2000). Tout d’abord, l’expérience comme ensemble de conditions, de situations, d’événements se succédant dans un certain ordre, correspond à un processus, susceptible de construire « l’expérience comme produit ». Demailly (2001) le décrit comme : « ensemble de manière d’être, de penser et de faire, propriétés sociales construites dans le feu de l’action, dans l’épreuve de nombreux événements de la vie professionnelle ». Clot, Ballouard, Werthe (2002) le résument ainsi : « Formes d’exister, de sentir, de penser et d’agir, mais aussi voies inexplorées, potentiels inactivés, empêchés ou qui n’ont pas trouvé de quoi s’investir et se développer ».

31Si la distinction est claire, la mise en relation entre processus et produit est plus difficile. En cause, la nature même du processus de construction et de développement de l’expérience, ni linéaire dans sa progression, ni bi-univoque au sens où un événement ou une configuration donnés engendreraient nécessairement la même création chez une même catégorie de personnes. Les théories qui s’intéressent au développement nous apprennent plutôt que le développement se produit selon une logique temporelle qu’on anticipe mal. Il peut procéder par à-coups ou régulièrement, rester latent puis ressurgir à un moment donné, demander beaucoup de temps ou bien se réaliser instantanément. Il est également indissociable de l’engagement subjectif, des configurations émotionnelles qui accompagnent chaque situation.

32Malgré cette difficulté, la distinction semble mise en œuvre de manière assez opératoire par les jurys, voire par les candidats, sans que, toutefois, on puisse dire avec certitude qu’elle leur est clairement consciente. En témoigne cette forme de raisonnement non contradictoire récurrente dans les délibérations :

33

  • si un candidat s’est trouvé dans telle situation -a occupé tel emploi, pour telle durée, en tenant telle position et en réalisant telles actions- il sait faire, donc il détient les connaissances, aptitudes, compétences. Deux sous-systèmes de conceptions de l’expérience et de ses liens avec les capacités d’action semblent ici à l’œuvre dans l’esprit des jurys : a) si une personne fait quelque chose, elle sait le faire ; b) si elle le fait dans un certain milieu et si le milieu accepte cette action –un employeur conserve le salarié dans ses effectifs ou à son poste, un chef d’entreprise ne fait pas faillite– alors, cela valide la qualité de ce que la personne fait, donc valide son action et ses connaissances, aptitudes et compétences. C’est ce que nous pouvons appeler la validation académique de la validation pragmatique des événements socioprofessionnels et de l’action réalisée. Le produit n’est ici ni assimilable à des capacités ou connaissances, mais à de l’action réalisée en situation ;
  • si un candidat s’est trouvé dans telle situation à devoir réaliser certaines tâches, alors, il a appris donc il a acquis connaissances, aptitudes, compétences. Les conceptions sous-jacentes semblent être alors : on peut apprendre de l’action et par l’action en situation.

L’expérience : produit de l’interaction des conditions objectives de l’environnement et des états subjectifs de la personne

34Dewey (1958) définit encore l’expérience comme « événement social dans lequel les conditions objectives de l’environnement et les états subjectifs de la personne sont en interaction ». La notion de transaction qu’il utilise dans la dernière partie de son œuvre, cherche à rendre compte, comme le souligne Deledalle (1995) du fait que l’homme est en continuité avec son milieu, qu’il n’y a pas d’un côté, l’homme ou un organisme et de l’autre, le milieu ou un environnement. Des discontinuités apparaissent et de nouvelles continuités se créent spontanément ou volontairement. La transaction correspond à une restructuration continue de l’expérience par la participation aux situations. Dewey ne veut pas dire que les continuités sont faciles à établir, ou que celles qui s’établissent sont de qualité, notamment, pour vivre de nouvelles expériences. Pour lui, l’expérience comme l’éducation peuvent plus ou moins bien préparer à construire des continuités. Expérience et éducation peuvent aussi bien être conditions de développement et de création que de limitation et d’inhibition… Elles peuvent encore être conditions de développement du pouvoir de participation active aux situations et assurer une continuité de l’expérience ou engendrer réductions et empêchements de le faire d’une manière engagée et affectivement colorée (Honneth, 2007).

35La proposition de Dewey souligne la place qu’occupent les conditions de l’expérience comme potentiel de formation d’expérience. Dans quelle mesure certaines conditions composent-elles des configurations au potentiel créateur riche ? Dans quelle mesure permettent-elles de vivre une expérience de qualité ? L’examen d’un parcours ou d’une situation comme conditions de production d’expérience est susceptible de constituer un indicateur pertinent en V.A.E. Deux personnes partant d’un même point peuvent ainsi avoir eu des chances très différentes de vivre, de construire et de développer des expériences selon les conditions rencontrées. Cela confirme que l’expérience est une forme très inéquitable de construction et de développement des acquis.

36En même temps, la qualité de l’expérience est fonction des états subjectifs de la personne, de ses investissements, de ses motifs et mobiles, de sa personnalité et de ses capacités, bref, aussi de son expérience. Le point de vue autorisé par le concept de transaction permet de nuancer des positions trop tranchées en faveur du rôle des situations ou de l’activité individuelle. Elle relativise notamment la part occupée par les conditions « objectives » (les situations vécues tout au long de la vie). On ne peut pas considérer qu’elles déterminent strictement la formation de l’expérience. Cela implique alors pour les professionnels, accompagnateurs et jurys en particulier, de concevoir que des conditions relativement identiques n’engendrent pas obligatoirement les mêmes expériences ni les mêmes « produits » de l’expérience. Cela implique aussi qu’on ne confonde pas situations vécues, activités exercées et expérience.

37La vigilance sur ce point peut s’avérer particulièrement importante pour les diplômes pour lesquels la demande de validation est fréquente, pour les candidats aux profils prototypiques, pour les dispositifs « collectifs » de V.A.E. à l’intérieur d’une même structure professionnelle. La vigilance s’étend aussi aux « outils » constitués pour « accueillir » l’expérience des candidats (dossiers en particulier) mais surtout à des grilles de lecture et des critères (formalisés ou inscrits dans les systèmes de représentations des professionnels de la V.A.E.) qui pourraient accorder une place trop grande aux conditions objectives de l’expérience au détriment des engagements et investissements subjectifs des personnes dans celles-ci.

38On peut ainsi observer comment des personnes s’emparent de situations à faibles potentiels de développement pour les transformer et, ce faisant, se transformer ou révéler leurs propres capacités. D’autres, à l’inverse, paraissent avoir manqué ou ignoré des opportunités, réduit l’horizon des actions possibles, reproduit des manières de penser et d’agir inadaptées dans des situations à fort potentiel a priori. En outre, la tâche particulière constituée par l’exigence d’analyse de l’expérience peut amener certains candidats à analyser avec qualité des expériences de moindre qualité et à construire et manifester ainsi des capacités construites à propos de l’expérience mais en dehors d’elle. Le dispositif de VAE devient alors expérimentation au sens où l’expérience initiale est expérimentée dans une autre expérience et devient ainsi une expérience renouvelée et plus riche.

L’expérience, des éléments et un ensemble, un parcours et la dynamique d’une trajectoire

39Les formes de raisonnement évaluatifs et les conceptions organisatrices qui sous-tendent le travail des jurys ne concernent pas seulement l’examen de situations spécifiques de l’expérience, mais s’étendent à l’ensemble du parcours de vie et de travail. Autrement dit, les jurys que nous avons observés ne limitent pas leur activité évaluative à l’examen des éléments (activités ou connaissances, aptitudes compétences qu’ils recherchent dans les dossiers ou les entretiens et qui correspondent aux éléments attendus dans les référentiels). Ils s’intéressent à l’expérience dans sa globalité, mais aussi dans sa dynamique. C’est là qu’on peut distinguer l’expérience comme parcours, de l’expérience comme trajectoire. Le parcours serait la succession objective des situations et des événements, avec, par exemple, une temporalité sociale d’agenda. C’est ce que les dossiers de validation proposent le plus souvent dans leur partie biographique ou de curriculum vitae. La trajectoire serait, elle, l’histoire de la personne, celle qu’elle raconte pour argumenter, pour montrer qu’elle correspond au modèle du titulaire du diplôme. Celle qu’elle redessine en fonction du système de contraintes propres à un dispositif de V.A.E. (dossier, référentiels, etc.), histoire qui s’incarne dans le dossier présenté au jury, histoire cependant toujours susceptible de se redessiner au cours de l’entretien quand celui-ci est prévu. Les candidats cherchent à dessiner une bonne forme, celle qu’ils imaginent correspondre au modèle du titulaire du diplôme et les jurys cherchent à retrouver la bonne forme qu’ils conçoivent à partir de leur propre système de références. Il faut noter que, malgré l’objectivation produite par l’élaboration de l’expérience, la trajectoire individuelle, personnelle insiste toujours, chez un grand nombre de candidats, pour se manifester derrière la mise en ordre de la trajectoire attendue. Certains, plus rares, construisent des dossiers dont presque toute trace personnelle est absente. Parcours, tâches, sont comme réduits à leur prescription et privés de l’activité d’une personne vivante.

40Les jurys tentent également de dessiner une trajectoire à partir du parcours « objectif » et à partir de la trajectoire donnée à lire par le candidat. Sur ce plan, ils cherchent « la personne derrière le candidat ». « C’est la vie à quoi on s’intéresse », « c’est un témoignage de vie », « on juge l’expérience ». La dialectique entre globalité du dossier, de la trajectoire, de l’expérience et éléments détaillés de celle-ci (conditions comme produits) n’est cependant pas toujours mise en œuvre spontanément par les jurys. Les jugements d’ensemble qui apparaissent souvent assez rapidement dans les délibérations, relèvent, au moins dans un premier temps, d’impressions globales laissées par l’examen de l’ensemble du dossier.

41L’examen des éléments de l’ensemble intervient alors dans un second temps pour fonder les impressions ou bien les invalider. L’activité évaluative des jurys ne se limite ainsi pas à une évaluation analytique qui privilégierait les éléments de l’expérience au crible des critères de situations vécues et de tâches à accomplir dans les emplois occupés, d’activités réalisées, ou de connaissances, aptitudes, compétences. Lorsque les jurys commencent par une évaluation critère par critère, ils expriment leur insatisfaction en constatant que l’évaluation analytique ne leur permet pas de rendre compte de la valeur des acquis du candidat. Ils cherchent alors à trouver des critères rendant compte de l’ensemble afin de pouvoir se prononcer à propos d’un ensemble. En fait, subtilement dans de nombreux cas, l’adoption d’une vision d’ensemble et d’une vision de la dynamique de l’expérience correspond à une recherche d’insertion des éléments de détail de l’expérience dans une forme plus globale qui leur donne une signification et les rend évaluables. A l’inverse, les jugements plus généraux cherchent à s’appuyer sur des événements précis, situations ou actions, qui leur donnent une assise concrète et fournissent des indicateurs plus palpables. Ces processus constituent, à nos yeux, une des modalités du processus de référentialisation décrit par Figari (1994). Les référents à partir desquels peuvent être interprétés ce qui est donné pour évaluer sont définis par les rapports qu’entretiennent les éléments entre eux, entre chacun d’entre eux et la configuration qu’ils constituent.

42Enfin, une dernière distinction entre parcours et trajectoire doit être discutée. Elle pourrait partir de la représentation du temps comme agenda, succession ordonnée et datée des événements, représentation attendue dans les dossiers sous la forme du curriculum vitae plus ou moins exigeants demandant aux candidats de décrire leur parcours. Si l’ordre des événements (des expériences) peut être décisif, les raccourcis temporels, la présence d’événements fondateurs, de tournants relèvent de l’univers de la trajectoire. De même, les conditions dans lesquelles les événements apparaissent et se réalisent, sont investis et pris en main par les candidats. Cela conduit à relativiser le poids accordé à la seule analyse d’un curriculum vitae ou à la dernière expérience professionnelle par certains valideurs, accompagnateurs ou jury mais aussi par les premières personnes qui entrent en contact avec les éventuels candidats. La dernière expérience peut ne pas être la plus significative, ne pas être la seule opportunité de démontrer la maîtrise des acquis attendus pour l’obtention du diplôme, mais encore ne pas trouver sa place, hors des autres expériences et au sein du parcours.

L’expérience, émotions et cognitions

43Si l’expérience est émotion, c’est à la fois dans le processus, autrement dit le temps de la construction de l’expérience et dans le produit. On retrouve ce constat dans les activités qui composent le travail d’élaboration du candidat. Evénements marqués par des affects négatifs et résultant de souffrances professionnelles ou personnelles, déceptions et frustrations, empêchements d’agir, fatigue, ennui, stress, jugements professionnels explicites ou non portés sur la personne ou sur son action. Evénements marqués par des affects positifs et résultant de réussites et promotions, marques de reconnaissance, sentiment du travail bien fait, d’efficacité, problèmes délicats résolus, jugements d’utilité et de beauté (Dejours, 1995) exprimés par l’entourage. La construction du sens attribué à l’expérience en est fortement marquée. La valeur des éléments de l’expérience ou de sa totalité en dépendent.

44C’est à cela aussi que se heurtent les professionnels chargés de l’orientation et de l’accompagnement. Se souvenir ou pas, accepter ou non d’en parler, développer ou minimiser, réorganiser une hiérarchie des expériences du point de vue de leur valeur pour le référentiel de diplôme et non pour le référentiel du milieu professionnel ou pour le référentiel personnel construit tout au long de la vie ne sont que quelques-unes des difficultés engendrées par l’indissociabilité de l’émotion et de la cognition. Un candidat « expédie » ainsi huit années d’expérience professionnelle, parce qu’il les considère comme un simple moyen sans véritable intérêt ni valeur pour accumuler le capital lui permettant de réaliser le projet professionnel qui lui tenait à cœur. Un autre refuse de parler d’une période douloureuse. Un autre encore réussit, malgré les conseils de son accompagnatrice, à faire savoir combien sa valeur est reconnue dans son milieu, au cours de l’entretien avec le jury, même si cette valeur ne correspond pas à ce qui est attendu pour ce diplôme. Les impasses faites sur certaines activités, les développements trop importants, les preuves décalées ne sont pas le seul fait d’une incompréhension des exigences du jeu social de la V.A.E.

45L’émotion et les affects insistent pour s’exprimer. Ils sont aussi le crible par lequel les candidats estiment la validité de l’évaluation, une fois celle-ci notifiée par le jury. De nombreux jurys refusent d’annoncer les résultats de leurs délibérations directement aux candidats car ils craignent des réactions négatives et agressives. Sentiments de justice ou d’injustice, d’avoir ou non été entendus, compris et reconnus, d’avoir enfin réussi ou d’avoir encore échoué nourrissent les réactions après-coup des candidats.

46Cela ne peut se comprendre que parce que l’expérience est composée d’une succession d’attributions de valeur. Au cours de l’expérience, les événements, les situations, les positions, ont été l’objet d’attributions de valeur, d’abord par les autres, personnes ou institutions, par les événements tels qu’ils ont été interprétés, ensuite par chacun, mais toujours référencée, en quelque sorte aux yeux, aux mots, aux jugements des autres. Tel ou tel pan de l’expérience a ainsi acquis une valeur, plus ou moins positive pour l’individu et cette valeur agit et influence le comportement de chacun lorsqu’il élabore son expérience : passer sous silence ce qui paraît sans valeur ou privilégier ce qui paraît en avoir beaucoup, revendiquer la reconnaissance de compétences parce que les résultats de l’action, du traitement d’un événement ont été estimés réussis, parce que l’on exerce son travail avec des collègues au statut reconnu et au diplôme obtenu, parce que les clients ou les hiérarchiques ont souhaité vous conserver à leur service. Autant de validations sociales de l’expérience qui peuvent tout à fait entrer en conflit avec les critères de validation d’un diplôme.

47Car il se trouve que les situations sont trompeuses. Tel résultat peut être obtenu en déployant une activité de type procédural, sans que des activités plus complexes de diagnostic, de compréhension des phénomènes ait pu être mobilisée. On a pu agir dans un empan temporel où les conditions n’ont pas évolué vers des situations à risque ou très dégradées exigeant un plus haut niveau de raisonnement ou une plus grande variété des modes de traitement. Mais il se peut tout simplement que les critères de reconnaissance, d’attribution de valeur soient différents d’un univers à l’autre.

48On conçoit alors à quel point l’explication et la justification des décisions des jurys, la mise en évidence de ce qui est acquis et de la valeur de l’expérience, même si celle-ci ne donne pas lieu à toute la reconnaissance et toute la validation attendues, sont nécessaires. De même, l’intérêt de relativiser en situant le candidat parmi les autres candidats, l’intérêt de restreindre la portée de l’évaluation au cadre de l’obtention du diplôme visé et aux exigences, nécessairement limitées, d’un référentiel qui ne dit pas tout de la valeur professionnelle ou humaine. Enfin, l’intérêt de souligner la spécificité de la forme d’évaluation et la part d’inadéquation entre celle-ci (dossier, entretien ou même mise en situation professionnelle) et l’expérience, qui n’a pas peut-être pas permis au candidat de faire valoir tout ce qu’il a effectivement acquis, préciser que ce sont ces traces, ce donné reconstitué qui sont évalués et non la totalité de l’expérience ou des capacités ou de la personne elle-même.

49L’émotion et la subjectivité ne sont donc pas des restes de l’élaboration de l’expérience. Pour leur part, les accompagnateurs sont placés en situation d’avoir à étayer une sorte de désubjectivation pour que le candidat réélabore l’expérience et la reconstruise pour des fins certificatives avec son cortège d’attentes, mais ils sont placés en même temps en position de laisser, voire de faire, s’exprimer la subjectivité et les émotions pour les aborder et agir dessus avec les candidats.

L’expérience, une combinaison de confrontation à l’action, de formation formelle et informelle

50La littérature sur l’expérience oppose volontiers expérience et enseignement ou formation instituée, savoirs d’expérience à savoirs académiques ou scientifiques ou encore, théorie et pratique. Projetés sur la VAE et ses dispositifs, les référentiels sont ainsi rangés du côté de l’académique, l’expérience exclusivement du côté de l’action, au pire, du côté de l’exécution de l’action. Cette dichotomie s’exprime parfois sous des aspects inattendus. Un des constats les plus précoces de nos observations porte sur la difficulté des jurys et des candidats à intégrer la formation dans l’expérience et à envisager la formation comme expérience. Une preuve en est fournie lorsque des jurys oublient ou refusent de prendre en compte les formations suivies, y compris celles qui ont donné lieu à délivrance d’un titre ou diplôme : « On n’a pas à en tenir compte puisqu’on évalue l’expérience ». Certains membres de jurys évoquent même le souhait de voir le candidat apporter des preuves du fait que cette formation a bien été réinjectée dans l’expérience. Sur ce plan tout se passerait alors comme si un candidat avait à prouver deux fois ses acquis. De notre point de vue, de telles conceptions traduisent une assez grande ignorance de ce qu’est l’expérience, comme processus et comme produit, une grande ignorance de ce qu’est l’action et de la manière dont elle est organisée et, au fond, une piètre idée du rôle que la formation et ses apports peuvent jouer dans la construction et le développement des capacités à agir et à vivre les situations de travail et de la vie.

L’expérience, produit de l’action et des interactions avec les autres et la culture

51L’expérience n’est pas seulement le produit de la confrontation aux objets matériels, aux problèmes du monde. L’action et les capacités d’action s’ajustant progressivement en fonction du constat des effets de l’action. Le monde expérientiel est aussi un monde socialement saturé de ressources pour apprendre. Tout d’abord l’action et les expériences se vivent dans un monde social réglé, où les autres agissent. Leur action peut être imitée ou rejetée, mais elle influe sur la construction des manières d’agir individuelles. Des manières d’agir se transmettent, s’échangent. Des approbations et des réprobations s’expriment, des explications justifications, précisions s’échangent qui contribuent à affiner les modes d’action, à opérer des choix. Ceci peut se faire dans des situations ordinaires sans intention d’apprentissage ou bien à travers des situations plus formalisées, tutorat, aide, réunions, séances d’information, recours à des ressources documentaires, ou tout simplement suivi des procédures, des protocoles écrits qui orientent, cadrent les actions possibles et impossibles, définissent des résultats à atteindre et des opérations à respecter ou à éviter. Dans les propos des autres, dans les documents et les procédures, des concepts sont présents, des systèmes explicatifs, des théories, des règles, des buts, tout ce qui compose l’action humaine. Dans un établissement hospitalier, par exemple comme dans un atelier agro-alimentaire, des concepts scientifiques circulent en permanence et contribuent à la construction et à l’évolution du système de connaissances de chacun… pour le meilleur ou pour le pire, car, nous l’avons déjà noté, l’expérience ne peut pas être considérée comme une production idéale et le vécu d’expérience comme une certitude de développement vers le plus ou le mieux.

L’expérience, une construction qui reflète le cours de la vie et l’activité en situation et non l’organisation académique ou scientifique des connaissances

52Dernier point, et pas de moindre importance pour l’évaluation des acquis, mais aussi pour les questions de formation par alternance et de construction des capacités d’action professionnelles : l’expérience comme produit, c’est-à-dire de manières d’être, de penser et d’agir, s’inscrit dans l’organisation de l’action et de la pensée humaine, conserve des traces des situations dans lesquelles elle s’est construite. L’expérience et les manières d’être, de penser et d’agir qu’elle construit suit sa propre dynamique et ses propres principes qui ne sont pas ceux de la production, de l’organisation et de l’enseignement des savoirs académiques, même dans une formation professionnelle. Les manières de penser et d’agir gardent, entre autres, la trace des situations dans lesquelles elles se sont constituées. Elles se sont aussi développées pour répondre à des problèmes et des tâches temporellement et institutionnellement situées. Elles ont pu se développer jusqu’au point où elles se sont avérées suffisantes pour agir ou comprendre. Elles ont pu se développer de manière hypertrophiée dans une certaine direction et ignorer des pans entiers des objets des phénomènes et des modes d’action. Enfin, elles n’ont pas toujours eu besoin de conscience ni de validation autre que la réussite ou la reconnaissance immédiate des autres, ni non plus des mots pour se dire. Si le processus d’élaboration est si long et difficile, c’est aussi du fait de cet écart avec les formes académiques et scientifiques des connaissances et des jeux de langage admis pour les exprimer. Ainsi les formes conceptuelles pragmatiques, c’est-à-dire pour l’action en situation, ne recouvrent jamais les organisations conceptuelles disciplinaires. Elles sont en outre finalisées et étroitement reliées à des formes d’action possibles, à des classes de situations qu’elles permettent de traiter. Enfin, une partie de ce qui organise l’action, règles, concepts et cet ensemble de connaissances plus ou moins implicites que nous avons sur le monde, ne font pas l’objet d’une correspondance en termes de savoirs identifiés, formalisés. La mise en mots, la démonstration de la logique de l’action et de l’expérience suppose donc simplification, déformation, imprécisions.

53Pourtant, et il est nécessaire de le souligner, les formes attendues de l’univers de la formation ne sont pas non plus complètement hétérogènes à l’expérience. Les référentiels accordent une grande place aux parcours, emplois tenus, activités exercées, voire problèmes et situations critiques du métier. Les formations elles-mêmes comportent des apprentissages de toutes natures : procéduraux, conceptuels, utilisent mises en situation, exercices d’application, simulations et tentent de créer les conditions d’une intégration des connaissances en pouvoir d’agir sur et dans les situations. Enfin, les formes d’évaluation des acquis de la formation sont également diversifiées et nombre d’entre elles, non seulement réfèrent aux situations professionnelles, mais cherchent à en reproduire certains aspects. Enfin, certaines apparaissent proches de l’épreuve de VAE (mémoires, compte rendus de stages, séquences de retour sur l’expérience, épreuves pratiques). Les jury, notamment lorsqu’ils sont préparés à le faire, réfèrent alors leur examen des dossiers et l’évaluation de l’expérience et des activités des candidats à ces formes connues de l’univers de la formation et de l’évaluation.

L’expérience : un système de ressources pour les situations à venir

54L’expérience n’appartient pas seulement au passé de la personne. Elle n’est pas seulement ce qu’il est et ce qu’il a été capable de faire mais aussi ce qu’il pourra faire de cette expérience et de ce qu’elle a construit dans des situations à venir. La préoccupation de transférabilité des acquis dans d’autres situations de référence du diplôme est une préoccupation constante des jurys. Elle s’exprime parfois dans les termes de « potentiel ». Le candidat sera-t-il capable d’affronter d’autres situations ? Comme pour Vygotski (op. cit.), ce qui compte n’est pas de mesurer les capacités actuelles, mais le développement potentiel. La notion de zone de proche développement permet de comprendre ce qui est en jeu. Quelles possibilités d’action et de mobilisation l’expérience a-t-elle construites ? Quelles situations, même celles qui n’ont jamais été rencontrées permet-elle d’affronter avec des chances de succès ? Bref, quelles expériences une expérience permet-elle de faire ? Quelles sont les conditions pour qu’une expérience trouve un développement possible ?

55Dewey (1968) insiste sur la notion de qualité de l’expérience. Si toute expérience influe sur la qualité des expériences ultérieures, il est nécessaire de rechercher en quoi l’expérience passée ou actuelle entretient des relations avec les expériences futures. Plus précisément quel effet peut avoir sur l’expérience ultérieure ce qui a été vécu et ce qui a été acquis mais aussi ce qui est là à titre de potentiel mais n’a pas encore été exprimé. Dewey (1958) insiste sur le fait que des expériences peuvent « fourvoyer, arrêter, fausser, rétrécir », le développement de l’expérience ultérieure ou bien l’élargir et le favoriser. Pour Dewey l’expérience a aussi une direction et le développement de l’expérience est amené à suivre cette direction. Les expériences à vivre ultérieurement doivent être examinées aussi en fonction de la direction actuelle de l’expérience car si l’expérience continue à se développer dans une direction qui est sans lien avec les expériences probables ou souhaitées à venir, l’expérience peut alors s’avérer négative et entravante. Un tel constat effectué par les candidats est souvent douloureux. Il sonne, pour eux, comme une réduction de la valeur des expériences passées. Le rôle de l’accompagnement peut être décisif pour, en quelque sorte, aider à donner une autre direction à l’expérience et pour la réélaborer au regard des expériences à venir, au moins celles qui correspondraient aux situations, activités formulées dans les référentiels de certification et correspondant au profil du titulaire du diplôme. Car la représentation du profil du titulaire du diplôme déployée par les jurys dans leur activité d’évaluation est fortement tournée vers le devenir professionnel. Ils insistent pour répéter que, comme pour les étudiants, élèves ou personnes en formation, c’est en fonction de l’exercice futur de l’activité que l’évaluation doit se penser.

56La question se pose alors du rôle que peuvent jouer les contenus de référentiels et l’obligation d’élaboration de dossiers dans ce qu’on pourrait appeler « la redirection » de l’expérience et dans la transformation de sa qualité passée en qualité pour l’avenir.

57On peut mettre ces réflexions au regard de l’activité de certains accompagnateurs et de certains jurys. Ces derniers raisonnent parfois d’une manière proche de Dewey. Ce ne sont pas les résultats obtenus en situation passée, ni les modes d’action efficients manifestés mais leurs liens avec des situations à venir ou jamais rencontrées qui sont interrogés. Au cours de l’accompagnement, le travail de réélaboration de l’expérience est parfois conduit en projetant le candidat dans des situations inédites pour lui et des situations d’avenir, au sens propre. Le rafraîchissement de ce qui a été vécu et construit, plus ou moins pensé et conceptualisé, par la confrontation à l’obligation de réorganiser, de trouver les mots, de s’inscrire dans des jeux de langage et des modes de pensée académiques ou scientifiques peut sans doute jouer un rôle décisif de transformation de l’expérience, au moins pour qu’elles deviennent la base d’une reconnaissance et d’une validation. Son destin dans et pour les expériences futures restant à s’accomplir.

Conclusion

58L’expérience dans sa signification de condition de construction de manières d’être, de faire et de penser constitue donc une sorte d’espace potentiel de développement. Mais, nous l’avons évoqué à plusieurs reprises, cet espace peut aussi être espace de construction de capacités d’action limitées à la seule réussite immédiate exigée, de routines, d’involutions du fait de l’empêchement d’agir, d’exprimer ce que l’on souhaite faire et ce que l’on est capable de faire, d’acquérir les capacités de faire face aux situations ou à leurs évolutions. Elle peut créer la démotivation, construire des manières de faire ou de penser opérationnelles pour une classe de situations mais inefficaces pour d’autres, restreindre l’horizon. L’expérience construit aussi des possibilités qui pourront ou non, au cours des expériences ultérieures, se réaliser ou se développer.

59Qu’en est-il alors de l’expérience de la VAE ? Comme parcours elle semble d’abord conduire à développer des compétences pour réaliser le parcours de VAE, ce qui est déjà beaucoup au vu des enjeux que l’obtention d’un diplôme représente pour les personnes qui s’y engagent et au vu de l’épreuve que cela représente.

60Au-delà, le parcours de VAE semble permettre de construire une certaine familiarité et certaines habiletés pour s’orienter et utiliser à ses propres fins les dispositifs de VAE, de formation et de certification. On observe ainsi des candidats devenir très habiles pour se construire des plans de formation, enchaîner des VAE ou encore faire valoir leur expérience pour évoluer dans leur carrière.

61Il reste, en revanche, beaucoup plus de doutes sur la qualité de l’expérience VAE pour les expériences à venir contrairement aux hypothèses énoncées fréquemment au début de la mise en place des dispositifs. Beaucoup prédisaient un effet de développement dû au cadre d’analyse rétrospective constitué. Ce qui interroge assez profondément un vaste ensemble de dispositifs et/ou de méthodes privilégiant l’analyse de l’expérience, aussi bien dans les domaines de la formation professionnelle que de la psychologie : expérience comme objet à analyser, analyse de l’expérience supposée engendrer des effets de développement d’un degré élevé de généralité et de transférabilité.

62Nous ne disposons pas, à l’heure actuelle, de résultats qui pourraient nous en dire plus. Mais nous devons insister sur un point : le parcours de VAE, parcours difficile et exigeant suppose, répétons-le une activité complexe et souvent douloureuse, de reconstruction de l’expérience. C’est une tâche à part entière et une situation sociale inédite pour toute personne. Dans cette perspective, le développement de l’expérience pour une réussite à la VAE est un développement situé, circonscrit, spécifique. Mais il est aussi un développement notable que le conseil en VAE, l’accompagnement, et parfois l’épreuve de l’entretien avec le jury contribuent effectivement à rendre possible.

Bibliographie

Bibliographie

  • Clot, Y., Ballouard, C., Werthe, C. (2002). La validation des acquis professionnels : nature des connaissances et développement. CPC Documents, 99, 4.
  • Deledalle, G. (1995). John Dewey. Paris : P.U.F. Coll. Pédagogues et pédagogies.
  • Demailly, L. (2001). La rationalisation du traitement social de l’expérience professionnelle. Revue des sciences de l’éducation. 2, 3, 523-543..
  • Dewey, J. (1968). Expérience et éducation. Paris : Armand Colin.
  • Dewey, J. (1958). Experience and Nature. New-York : Dover.
  • Dewey, J. (1984). Affective Thought. Later Works. vol. 2. Carbondale and Edwards-ville : Illinois University Press, 104-110.
  • Dewey, J. (1984). Qualitative Thought. Later works. Vol. 5. Carbondale and Edwards-ville : Illinois University Press, 243-252.
  • Figari, G. (1994). Evaluer, quel référentiel ? Bruxelles : De Boeck Université.
  • Grasser et Roze J. (2000). L’expérience professionnelle, son acquisition et ses liens à la formation. Formation emploi, 71, 5-20.
  • Honneth, A. (2007). La réification. Paris : Gallimard.
  • Laîné, A. (2000). L’histoire de vie, un processus de métaformation. Education Permanente, 142, 29-44.
  • Lalande, A. (1996). Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris : PUF.
  • Mayen, P. ; Daoulas, C.(2006). L’accompagnement en VAE. Dijon : Editions Raison et Passions.
  • Mayen, P. ; Mayeux, C. (2003). Expérience et formation. Savoir 1, 15-56.
  • Mayen, P. ; Perrier, D. (2006). Pratiques d’information conseil en VAE. Dijon : Editions Raison et Passions.
  • Mayen, P. (2004). Caractériser l’accompagnement en VAE, une contribution de didactique professionnelle. Education Permanente, 159, pp 7-22.
  • Mayen, P. (2005). Culture et formes d’action dans l’activité d’évaluation des jurys de Validation d’Acquis de l’Expérience. Les Dossiers des Sciences de l’Education, 13.
  • Mayen, P. (2006). Evaluer avec l’expérience. In Figari, G. & Mottier-Lopez, L. (eds). Recherches sur l’évaluation en éducation. (25-33). Paris : L’Harmattan.
  • Mayen, P. (2007). Le conseil en VAE, entre préoccupations des personnes et confusion des systèmes de certification. Actes du Congrès de l’AREF AECSE, 30 aout-1 septembre 2007, Strasbourg.
  • Mayeux, C., Mayen, P., Savoyant, A. (2006) Le travail des jurys VAE une double activité pour réaliser une nouvelle tâche. In : Estrella, A. ; Alves, P. ; Figari, G. ; Valois, P. A avaliaçao de competencias. Lisboa : Universidade de Lisboa, pp 77-88.
  • Métral, J.-F. ; Mayen, P. (2007). La science dans les dossiers de Validation des Acquis de l’Expérience. Aster n°4, 135-158.
  • Vygotski, LV. (1985). Pensée et langage. Paris : Editions sociales.

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.170

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions