1Située au cœur de l’Eurasie, l’Asie centrale a toujours constitué un carrefour des civilisations. On la réduit souvent à cinq républiques issues de l’Union soviétique, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan, mais il est aussi possible d’élargir l’appellation à une réalité historique et culturelle incluant l’Afghanistan, le Nord-Est de l’Iran et du Pakistan, le Nord de l’Inde, l’Ouest de la Chine et de la Mongolie. C’était entre autres la perspective du général Snesarev (1865-1937), géographe mais aussi directeur de l’École de Guerre soviétique, dont les travaux semblent avoir influencé les vues géopolitiques de l’URSS puis de la Russie. Cette vision élargie est plus à même de rendre compte des dynamiques qui animent actuellement l’Asie centrale.
Un espace difficile à l’histoire complexe
2Par définition soumise au climat continental, l’Asie centrale connaît des écarts de température extrêmes. Si la steppe et les déserts y prédominent, on peut y trouver des oasis luxuriantes. Son relief est tout aussi contrasté, avec des dépressions profondes, comme au Nord-Est de la Caspienne, mais aussi les plus hautes montagnes du monde, le Pamir, l’Hindū-Kūsh, le Tian Shan et l’Himalaya, dont de multiples sommets dépassent les 7 000 mètres. Dans une région où les conditions de vie sont très rudes, ces montagnes offrent d’abondantes ressources hydrauliques permettant l’agriculture irriguée et la fourniture d’électricité. Nulle surprise que la répartition et l’utilisation de l’eau soit un constant sujet de tensions interétatiques.
3Habitée au premier millénaire avant J.-C. par des peuples indo-européens venus de l’Ouest (Iraniens notamment), l’Asie centrale a ensuite connu l’avancée de nomades turco-mongols venus de l’Est, qui assimilèrent ou refoulèrent peu à peu les premiers occupants. Le viiie siècle de notre ère vit l’islamisation de l’Ouest de la région par les Arabes, qui convertirent leurs mercenaires turcs. Au xiiie siècle, Gengis Khan unifia les Mongols : son empire s’étendit du Nord de la Chine à la Caspienne, unifiant les routes de la soie qui, depuis l’Antiquité, relient l’Extrême-Orient à l’Europe. Aussi laissa-t-il dans la région une trace mémorielle profonde.
4Mais l’empire mongol ne survécut pas longtemps à son fondateur et c’est la langue turque qui s’imposa durablement dans la majeure partie de l’Asie centrale. Les principaux groupes ethniques d’Asie centrale (Ouzbeks, Kazakhs, Kirghizes, Turkmènes et Ouïgours) sont en effet turcophones. Les Tadjiks, en revanche, sont iranophones, et une autre langue iranienne, le pachto, est parlée dans une partie de l’Afghanistan et du Pakistan. La religion principale est l’islam sunnite, avec des pratiques plus ou moins affirmées.
5La prédominance des turcophones explique que la région ait été connue sous le nom de Turkestan au xixe siècle. Sa partie orientale, l’actuel Xinjiang, fut incorporée à la Chine en 1759 et sa partie occidentale annexée par la Russie en 1865. La motivation des Russes était à la fois économique et géopolitique : ils voulaient développer la culture du coton et accroître leur commerce, mais aussi prévenir toute pénétration britannique depuis le sous-continent indien et menacer ce sous-continent pour dissuader Londres de renouveler l’opération menée en Crimée en 1853-1856. Le « Grand jeu » de la rivalité anglo-russe dura un demi-siècle mais ne dégénéra jamais en conflit ouvert. Il prit fin en 1907 avec une convention définissant les zones d’influence des deux puissances en Perse, en Afghanistan et au Tibet.
6En 1916, le Turkestan russe se souleva contre l’enrôlement de musulmans dans l’armée impériale ; la répression fut particulièrement brutale au Kirghizstan. Les conséquences de la guerre civile russe, notamment la famine, emportèrent deux millions de personnes entre 1919 et 1923. Le pouvoir soviétique chercha initialement à respecter les aspirations nationales des élites modernistes, mais dut affronter pendant une dizaine d’années des révoltes dont le foyer principal se trouvait dans la vallée ouzbèke de la Ferghana. La résistance à la collectivisation lancée par Staline en 1928 fut encore plus forte : on estime qu’environ la moitié de la population kazakhe disparut à cause de la répression et surtout de la famine.
7Pour conjurer toute velléité d’union grand-turque, le pouvoir soviétique morcela le Turkestan en créant les républiques d’Ouzbékistan, du Turkménistan, du Tadjikistan, du Kazakhstan et du Kirghizstan. Le découpage territorial fut conçu pour ériger l’administration soviétique en arbitre des conflits entre ces républiques. L’objectif ultime était que les nations de la région se dissolvent dans une union socialiste des peuples dénationalisés.
8L’Asie centrale intégra alors le giron soviétique sans murmure apparent, la deuxième guerre mondiale faisant notamment office de creuset. Certes, durant la guerre soviétique en Afghanistan (1979-1989), les recrues centrasiatiques montrèrent souvent leur répugnance à servir contre leurs coreligionnaires afghans. Mais l’accession de l’Asie centrale à l’indépendance, en 1991, résulta de l’effondrement du pouvoir central soviétique et non d’une volonté indépendantiste des périphéries.
La transition post-soviétique
9En organisant l’Asie centrale de telle sorte qu’aucune de ses républiques ne soit viable en dehors du système soviétique, le Kremlin a assuré la pérennité de son influence. Elle fut avérée dès 1991 par la mise en place de la Communauté des États indépendants (CEI), au travers de laquelle la Russie tente de garder le contrôle de ses anciennes dépendances.
10En effet, le puzzle ethnique mis en place par les Soviétiques reste une source de tensions. Le cas de la Ferghana en est la meilleure illustration : malgré son unité géographique et historique, cet espace ouzbek a été partagé entre l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan. Si l’on ajoute la force des logiques locales ou claniques et la présence de populations européennes ou caucasiennes, on mesure la fragilité de ces États, qui permet à Moscou de conserver son rôle de gendarme.
11Dès lors, la transition post-soviétique a moins constitué une rupture qu’un passage du totalitarisme à un autoritarisme modéré, appuyé sur une construction nationale qui permit aux dirigeants de faire l’impasse sur la démocratisation. Mais cette transition s’établit dans un contexte de menaces insurrectionnelles. En effet, la radicalisation islamiste qui suivit le retrait soviétique d’Afghanistan plongea durablement l’Asie centrale dans l’instabilité.
12De 1992 à 1997, la guerre civile au Tadjikistan vit s’affronter le pouvoir communiste et les islamistes, soutenus par l’État islamique d’Afghanistan et les Talibans. L’extrême violence du conflit amena une intervention de l’ONU en 1994 tout en permettant le maintien d’une force russe conséquente. Cette dernière appuya l’Alliance du Nord du commandant tadjik Massoud et de l’ouzbek Dostum contre les Talibans, à dominante pachtoune.
13La guerre fit tache d’huile dans les pays voisins via le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), qui multiplia les raids vers la Ferghana depuis les pays limitrophes. En 1999, le MIO infiltra le sud du Kirghizstan. S’étant allié aux Talibans et à Ben Laden la même année, il en reçut d’importants subsides, mais se heurta à l’armée ouzbèke et dut se réfugier au Tadjikistan, où il entretint une durable instabilité. Des négociations l’amenèrent cependant à évacuer ce pays avec le soutien des hélicoptères russes.
L’impact du 11 septembre
14L’intérêt pour l’Asie centrale s’est considérablement renforcé après les attentats du 11 septembre 2001, organisés depuis l’Afghanistan. La riposte occidentale, appuyée par l’Alliance du Nord, a chassé les Talibans de Kaboul et durablement affaibli leurs alliés du MIO. Tout ceci a pu jouer un effet stabilisateur en Afghanistan et favoriser un certain développement de la région.
15Restait à approvisionner les troupes occidentales opérant en Afghanistan. Un ravitaillement maritime suivi d’un transit par le Pakistan était sur le papier la solution la plus commode, mais elle se heurtait aux ambiguïtés du pouvoir pakistanais : allié traditionnel des États-Unis, il n’en était pas moins lié aux Talibans. Dans ce contexte, la neutralité du Turkménistan et la prudence du Kazakhstan n’ont pas empêché les occidentaux de mettre en place des axes logistiques aéroterrestres comme le Northern Distribution Network. La Russie a soutenu l’implantation de quelques bases occidentales en Ouzbékistan, au Kirghizstan et au Tadjikistan tout en y réaffirmant fermement sa présence ; le Kremlin veut en effet contribuer à la lutte contre l’islamisme, mais n’entend pas perdre son rôle traditionnel dans la région.
16Cependant, les difficultés rencontrées par l’OTAN en Afghanistan ont entraîné un regain d’agitation. En 2010-2012, le Tadjikistan a de nouveau été secoué par des attaques de l’opposition alliée au MIO ; ce pays peut toujours être considéré comme le maillon faible de l’Asie centrale. Un autre mouvement islamiste, le Hizb ut Tahir, a bénéficié de l’effacement du MIO après 2001. Il semble progresser au sein de certaines élites dans tous les pays d’Asie centrale, sauf au Turkménistan.
17La montée en puissance de l’État islamique a encore aggravé les choses : ce qui reste du MIO lui a fait allégeance en 2015, cependant qu’en 2019, le groupe terroriste Katibat Tawhid wal Jihad a renouvelé son allégeance à al Qaïda. Même le Kazakhstan, considéré comme un îlot de stabilité et de tolérance religieuse, a vu apparaître des mouvements islamistes. Beaucoup de combattants centrasiatiques ont participé à la guerre civile syrienne ; leur retour constitue une menace pour la région, dont la déstabilisation est l’un des objectifs avoués de l’État islamique. Cependant, nombre de prédictions alarmistes ne se sont pas concrétisées dans les années 1990, ce qui permet de rester relativement optimiste sur les capacités des États centrasiatiques à contrôler ce phénomène.
Vers un nouveau « grand jeu »
18Par-delà ces soubresauts, l’Asie centrale redevient un carrefour convoité entre l’Europe et l’Asie. Depuis les années 1990 et a fortiori depuis 2001, les grandes puissances cherchent à la désenclaver, à l’ouvrir aux flux mondiaux et à exporter ses abondantes richesses pétrolières et gazières. C’est ainsi que le terme mythique de « routes de la soie » fut repris par l’Union européenne et par les États-Unis pour créer un axe allant de la Chine au Sud-Caucase en contournant la Russie.
19Impulsée dès 2005 et relancée en 2011 par Hillary Clinton, la New Silk Road Initiative aurait permis la transformation de l’Afghanistan en zone de transit. Mais la violence récurrente de ce pays constitue un obstacle rédhibitoire. D’autre part, si l’Iran reste la voie d’accès la plus simple au golfe Persique, Téhéran ne se prête guère aux coopérations bilatérales. Bien plus raisonnable est le projet chinois de nouvelle route de la soie, qui s’appuie sur deux partenaires fiables, le Kazakhstan et la Russie, en évitant les autres pays d’Asie centrale et le Caucase.
20Ces perspectives sont prometteuses, mais elles supposent que la région parvienne à conjurer la menace islamiste. Pour ce faire, les cinq républiques d’Asie centrale ont adhéré à des structures internationales comme l’Organisation de coopération de Shanghai et l’Organisation du traité de sécurité collective. Si la première est par définition liée à la Chine, la seconde est établie autour de la Russie sur la base de la CEI. Elle peine à éviter le départ de membres comme l’Ouzbékistan ou l’Azerbaïdjan, mais organise des exercices militaires à grand spectacle qui transmettent un fort message politique. La Fédération de Russie conserve d’ailleurs des bases au Tadjikistan et au Kirghizstan et préserve son influence par une diplomatie prudente : ainsi n’a-t-elle pas voulu intervenir dans les troubles intérieurs du Kirghizstan malgré des demandes officielles.
21L’Europe est elle aussi présente en Asie centrale via différents accords, comme le traité de partenariat stratégique de la France avec le Kazakhstan signé en 2008. En somme, l’Asie centrale est plus que jamais l’enjeu de rivalités géopolitiques majeures.
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Bibliographie
Bibliographie succincte
- Lise Barcellini, Kazakhstan - Jeune nation entre Chine, Russie et Europe, Ateliers Henry Dougier, 2017.
- Hervé Beaumont, Asie centrale : la Route de la soie, Marcus, 2006.
- Jean Lévy, « Le Kazakhstan est un discret géant de la diplomatie mondiale, https://www.causeur.fr/le-kazakhstan-est-un-discret-geant-de-la-diplomatie-mondiale-164892
- Sébastien Peyrouse et Marlène Laruelle (dir.), Éclats d’empires : Asie centrale, Caucase, Afghanistan, Fayard, 2013.
- Catherine Poujol (dir.), Le Kazakhstan en mutation - Les steppes kazakhes entre colonisation et soviétisation (1800-1920), Éditions Petra, 2014.