1La Méditerranée, qui fut pendant si longtemps le cœur des empires phénicien, grec, romain, ottoman et européens, n’est plus au centre du monde. Comme les trois continents qui la bordent (Europe, Afrique et Asie), elle est frappée par le déplacement du centre de gravité géopolitique et géoéconomique mondial vers l’Asie du Sud et de l’Est. Cette marginalisation stratégique pourrait signifier l’aube d’une ère pacifiée, les tensions liées à la concentration des enjeux globaux s’éloignant progressivement vers l’Orient. Il n’en est rien. Au contraire, le bassin méditerranéen concentre dans son espace restreint tous les enjeux et les défis de la mondialisation ; il est confronté à l’ensemble des risques qui en découlent. Il est donc en quelque sorte un laboratoire de cette mondialisation qui impose aux quelque vingt-trois États riverains de trouver des solutions pour répondre à ces défis.
Un concentré des effets de la mondialisation
2La première caractéristique de la mondialisation est la perception d’un rétrécissement de la planète sous l’effet de la technologie. Ainsi, bien que la Méditerranée reste une petite mer presque fermée d’environ 3 800 km d’Est en Ouest et 800 km du Nord au Sud (14 km à Gibraltar), bien que les vitesses de transport n’aient pas fondamentalement changé depuis un demi-siècle (de l’ordre de 30 km/h sur mer, 100 km/h sur terre, 900 km/h dans les airs), leur démocratisation et surtout la perception de proximité liée aux moyens d’information et de communication ont tout modifié : désormais les populations se connaissent, s’évaluent, se jugent et se déplacent. Cette rupture anthropologique, qui crée une proximité intellectuelle déconnectée de la proximité géographique, est particulièrement sensible dans cette région où se côtoient des mondes structurellement différents.
3La deuxième caractéristique de la mondialisation est l’explosion de l’économie marchande, portée par la technologie. D’après la Banque Mondiale (The Changing Wealth of Nations 2018), la richesse mondiale a progressé de 66 % entre 1995 et 2014. Cette explosion de la croissance s’appuie sur trois supports physiques : les câbles sous-marins, qui sont la couche matérielle du cyberespace ; le transport maritime, qui assure 90 % du commerce mondial ; la production d’énergie, véritable hémoglobine qui alimente la croissance.
4Or, la Méditerranée concentre ces trois vecteurs de l’économie mondialisée. Ainsi la plupart des données internet entre l’Europe et l’Orient et une grande partie de celles échangées entre celui-ci et les États-Unis transitent-elles par les câbles courant au fond de cette mer. D’autre part, 25 % du commerce mondial et 70 % du commerce français sont assurés par des navires transitant entre Gibraltar et Suez, car la Méditerranée est le cordon ombilical énergétique et économique reliant l’Orient et l’Occident. Enfin, aux gisements historiques d’hydrocarbures terrestres (Algérie, Libye) s’ajoutent désormais les capacités de forage offshore à grande profondeur : les premières découvertes au large de l’Égypte et de Chypre donnent une idée de l’étendue des gisements méditerranéens. Les projets éoliens visant notamment à exploiter les forts vents qui soufflent au large des côtes françaises participent aussi à cette recherche effrénée d’énergie.
5La dernière grande caractéristique de la mondialisation est liée aux déséquilibres qu’elle porte : si depuis trente ans les inégalités ont reculé dans le monde, elles se sont creusées à l’intérieur des pays, les tensions environnementales se sont accrues et les réactions identitaires se sont exacerbées. Là aussi, le bassin méditerranéen est une illustration exemplaire, car il voit diverger deux mondes séparés approximativement par les Dardanelles.
6Sur le plan économique d’abord, ces deux rives ne profitent pas de la même façon de la croissance économique mondiale : au Nord, l’indice de développement humain est très élevé (supérieur à 0,8), à l’exception des Balkans ; à l’inverse, seul Israël se trouve dans une situation comparable sur la rive Sud. Facteur aggravant, l’Afrique du Nord jouxte la zone la plus pauvre du monde et qui s’appauvrit encore, à savoir l’Afrique subsaharienne : le nombre d’habitants vivant dans l’extrême pauvreté y a augmenté de 278 millions en 1990 à 413 millions en 2015.
7Sur le plan environnemental ensuite, si tous les riverains sont confrontés aux mêmes enjeux d’une mer vulnérable qui se dégrade rapidement et dont l’eau met cent ans à se renouveler, leur capacité à les gérer est fondamentalement différente. La carte des stress hydriques recoupe largement celle du développement.
8Sur le plan culturel enfin, les déséquilibres ne sont pas moins perceptibles : à la coupure millénaire entre l’Occident et l’Islam, ravivée par les fondamentalismes qui traversent le monde musulman, s’ajoutent des différences sociétales importantes dont le rapport à la maternité est une illustration (les derniers taux de fécondité nationaux supérieurs à 5 enfants par femme dans le monde sont enregistrés en Afrique subsaharienne).
9Ainsi la mondialisation, loin d’homogénéiser les rives du bassin méditerranéen, a eu tendance au contraire à en renforcer les déséquilibres. Associés à une connaissance mutuelle plus forte des sociétés, ces déséquilibres engendrent des tensions croissantes. Elles sont d’abord internes aux États, qui sont confrontés aux frustrations, aux inquiétudes et aux fragilisations du tissu social, comme l’ont montré les « printemps arabes ». Elles sont également interétatiques, les gouvernements cherchant à détourner les mécontentements vers l’extérieur, à s’approprier des ressources ou à s’attacher le soutien d’une puissance étrangère au risque de se faire instrumentaliser. Car une autre déclinaison locale de la mondialisation est que la coopération et le multilatéralisme ne sont plus à l’ordre du jour dans le bassin méditerranéen.
Des acteurs en ordre dispersé et en opposition
10Un des paradoxes de la mondialisation, qui par l’effet du « doux commerce » et de la communication globale aurait pu unifier les acteurs indépendamment de leur positionnement politique, culturel ou géographique, est qu’elle aboutit au contraire à fracturer l’édifice mis en place depuis trois quarts de siècle dans le but de promouvoir progressivement une gouvernance globale. La Méditerranée, théâtre millénaire de mouvements de convergence et de rupture au fil des développements et des chutes des empires, n’échappe pas au nouveau paradigme. Elle n’est plus une mare nostrum.
11Sur la rive Sud, chacun est dans son silo, en compétition avec ses voisins riverains, et recherche plutôt des coopérations avec des voisins « de l’intérieur » : le Maroc avec la Mauritanie, la Guinée et le Sénégal ; l’Algérie avec le Mali, le Niger et le Burkina Faso ; la Libye (devenue un trou noir géopolitique) avec le Niger et le Tchad ; l’Égypte avec le Soudan ; Israël avec la Jordanie et l’Arabie saoudite ; le Liban avec la Syrie et l’Iran ; la Turquie avec le Qatar et l’Iran ; quant à la Tunisie, elle reste isolée. Malgré les enjeux communs (développement économique, environnement, migrations, terrorisme, bande sahélo-saharienne, États faillis…) le « chacun pour soi » est de rigueur et les puissances régionales jouent des tensions pour accroître leur influence. Parmi elles, la guerre souterraine entre l’Arabie Saoudite et ses alliés émiriens et égyptien d’une part, de l’autre la Turquie et le Qatar associés parfois à l’Iran, est une force de clivage qui structure la rive Sud de la Méditerranée. Quels que soient les vainqueurs, ses effets seront négatifs pour l’Europe.
12Sur la rive européenne, les États oscillent entre un désintérêt pour la Méditerranée lié à la construction européenne (plus tournée vers les Anglo-Saxons, les Scandinaves et l’Europe centrale), une inquiétude vis-à-vis d’un monde si différent et si proche et une compétition stérile entre pays riverains, notamment la France et l’Italie. Les tentatives désordonnées pour élaborer une politique méditerranéenne et l’importance croissante de leur volet sécuritaire en sont l’illustration : opérations au Liban depuis 1982, dialogue méditerranéen en 1994, partenariat de Barcelone en 1995, opération anti-terroriste Active Endeavour en 2001, politique de voisinage en 2004, initiative de coopération d’Istanbul en 2004, union pour la Méditerranée en 2008, opération en Libye en 2011, en Syrie depuis 2014, opérations de contrôle de l’immigration Triton, Thémis, Poséidon et Sophia depuis 2014, opération de sûreté Sea Guardian depuis 2016. Grande absente du jeu des puissances, l’Europe ne s’intéresse à la rive Sud que lorsque celle-ci lui pose un problème.
13Les puissances globales, bien qu’elles n’aient pas d’intérêt vital dans ce bassin, jouent leur partie en instrumentalisant si nécessaire les tensions locales. Après une période de flou stratégique liée à la fin de la Guerre froide, la Méditerranée est redevenue un lieu de concurrence entre les États-Unis, la Russie et bientôt la Chine qui l’intègre dans sa vision de long terme.
14Pour les États-Unis la Méditerranée, au-delà des voies maritimes de communication – moins importantes depuis la rupture stratégique qu’a représenté l’exploitation de leurs gisements de gaz de schiste – et de la protection d’Israël, est surtout la première barrière d’endiguement face à l’expansionnisme russe, iranien et chinois et un avant-poste pour le contrôle de l’islam radical.
15La Russie a retrouvé son accès aux mers chaudes en Méditerranée grâce à son implication dans le conflit syrien, sa posture de grande puissance militaire et sa capacité de nuisance et donc d’influence sur les affaires européennes. L’enjeu gazier en Méditerranée orientale est pour elle essentiel.
16La Chine est éloignée de la Méditerranée, qui n’appartient pas a priori à ses enjeux vitaux. Mais cette mer est une région de premier plan dans le cadre des nouvelles routes de la soie, qui doivent permettre d’écouler les productions chinoises sur le marché européen. Or, ces routes traversent les zones les plus conflictuelles du moment. Leur protection est donc un enjeu incontournable pour Pékin, comme l’atteste le volet sécuritaire qui accompagne en filigrane ses projets portuaires en Méditerranée.
Relancer un multilatéralisme régional
17Ainsi, le bassin méditerranéen entre dans une phase de tensions structurelles car il concentre dans un espace restreint les défis majeurs de la mondialisation : organisation d’un développement équitable, gestion des ressources énergétiques, contrôle de la dégradation environnementale, régulation des flux migratoires, maîtrise de l’islamisme radical, maintien des cohésions sociétales, ouverture et stabilité politique …
18Il est de l’intérêt collectif des riverains, notamment de l’Europe et de la France, de se réapproprier la gestion des défis et des crises, en refusant la dépossession et l’instrumentalisation par des enjeux et des acteurs externes. Il est donc impératif de relancer des coopérations qui permettent progressivement de tisser des liens de confiance, non seulement Nord-Sud mais également Sud-Sud, pour aboutir à une gestion multilatérale des défis qui nous font face et pour profiter des opportunités qu’offre une région dont les différences pourraient créer de la complémentarité au lieu de tensions.
19Cette coopération régionale, voire subrégionale tant les bassins orientaux et occidentaux de la Méditerranée sont différents, permettra de renforcer les liens entre États de la rive Sud, de concrétiser les partenariats locaux et d’échapper à l’instrumentalisation par des acteurs extérieurs. La nouvelle génération qui aspire aux responsabilités doit se saisir de ces enjeux.
20La Méditerranée est une zone cruciale qui mérite notre attention : d’abord parce que son évolution impactera directement nos sociétés, notre prospérité et notre sécurité, ensuite parce que les solutions que nous mettrons en œuvre dans ce laboratoire nous donneront les clés pour résoudre les défis globaux de la mondialisation.
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Bibliographie
Bibliographie succincte
- Pierre Razoux et Pascal Ausseur (dir.), dossier « La Méditerranée stratégique, laboratoire de la mondialisation », Revue Défense nationale n° 822, été 2019.
- Livres de la collection Les Mélanges stratégiques de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques.
- Articles en ligne sur le site de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques