Notes
-
[1]
Guy Vidal, Jean-Michel Charlier : un réacteur sous la plume, Paris, Dargaud, 1995.
-
[2]
Jack Samson, The Flying Tiger. The True Story of general Lee Claire Chenault and the 14th air force in China, Washington, Lyons Press, 2011, p. 101.
-
[3]
John Slessor, Strategy for the West, Londres, Morrow, 1954, p. 75.
-
[4]
Emmanuel Chadeau, Le Rêve et la puissance. L’avion et son siècle, Paris, Fayard, 1996, p. 126.
-
[5]
Ibid., p. 9.
-
[6]
François Le Roy, « Un marché inespéré : la vente de Mirage III à l’Australie », Histoire, économie & société, 2010/4, p. 75-83.
-
[7]
Claude d’Abzac-Epezy, « Avions ou missiles ? L’armée de l’air face au développement des engins spéciaux après 1945 », Revue historique des armées, n°1/90 p. 94-101.
-
[8]
Elmer F. Clark, Camp Century. Evolution of concept and History of Design Construction and Performance, US Army Materiel Command, Hanover, octobre 1965.
-
[9]
John T. Farquhar, « Artic Linchpin : The Polar Concept in American Air Atomic Strategy 1946-1948 », Airpower History, winter 2014, p. 36.
-
[10]
Harry R. Fletcher, Air Force Bases, vol II, « Air Bases outside the United States of America, USAF Historical Research Agency, Washington DC, 1993, p. 184.
-
[11]
Jérôme de Lespinois (dir.), La Doctrine des forces aériennes françaises 1912-1976, Paris, collection « Stratégie aérospatiale », La Documentation française, 2010, p. 279.
-
[12]
Jérôme de Lespinois, « Le bombardier et le partisan », in Hervé Coutau-Bégarie (dir.), Stratégies irrégulières, Paris, Economica, 2010, p. 627-637.
-
[13]
Walter Bruyère-Ostels, Histoire des Mercenaires de 1789 à nos jours, Paris, Tallandier, 2013.
-
[14]
« Le Japon dévoile son chasseur X-2 », Defense News, 29 janvier 2016.
1 Buck Danny est une série de bande dessinée belge issue de l’imagination de Jean-Michel Charlier (1924-1989) en ce qui concerne les scenarios et de Victor Hubinon (1924-1979) pour les dessins. Le premier album paraît en 1947 et la série se poursuit encore malgré la mort de Hubinon en 1979 à qui succède Francis Bergèse puis la disparition de Charlier en 1989 à qui succède brièvement Jacques de Douhet. Elle continue à paraître aujourd’hui avec principalement Fred Zumbiehl comme scénariste. En tout, 55 albums sont parus jusqu’en 2016 dans la série Les aventures de Buck Danny.
2 Jean-Michel Charlier avait été pilote d’avion à la Sabena et a donc donné ce réalisme aéronautique aux scénarios de même qu’à ceux de Tanguy et Laverdure dont il démarre la série plus tardivement, en 1959, avec un autre dessinateur : Albert Uderzo [1]. Les deux séries ont d’ailleurs de nombreux points similaires. Elles appartiennent à un genre très couru celui de la bande dessinée aéronautique qui compte d’autres séries très célèbres comme Les Aventures de Dan Cooper, et plus récemment Team Rafale ou Le Pilote à l’Edelweiss. Un ancien chef d’état-major de l’armée de l’air, le général Denis Mercier, lui-même dessinateur de talent, disait assez souvent qu’il était venu à l’armée de l’air par quelques lectures : Le Grand cirque et les albums de Tanguy et Laverdure. Mais, il nous a semblé que les aventures de Buck Danny étaient plus riches au point de vue des scénarios aéronautiques du fait de leur ancienneté et du fait de la variété des situations rencontrées par les héros.
3 Même s’il ne s’agit pas de raconter par le menu les aventures de Buck Danny, il convient de donner quelques éléments biographiques sur le héros éponyme de la série. Fraichement diplômé d’une école d’ingénieur, Buck Danny est employé sur les chantiers navals de Pearl Harbor lorsqu’ils sont attaqués par Japonais en décembre 1941. Il s’engage alors dans l’US Army Air Force mais est, ensuite, détaché dans l’aéronavale et participe à plusieurs batailles de la guerre du Pacifique (Mer de Corail, Midway) avant de combattre au sein de l’escadrille des Tigres volants de Lee Claire Chennault. Dans le troisième épisode de la série, La Revanche des fils du ciel (1950), lorsqu’il part rejoindre les Tigres volants, Buck Danny rencontre ses deux coéquipiers, Sony Tuckson et Jerry Tumbler. Après un court essai de réinsertion dans la vie civile, Buck Danny réintègre US Air Force qu’il ne quitte plus, sauf parfois pour des missions clandestines, mais il sert régulièrement au sein de l’aéronavale, détaché sur des porte-avions et des bases de la Navy pour remplir des missions particulières.
4 Buck Danny est d’abord le reflet de la représentation que se font de l’avion plusieurs générations depuis les années 1950. Ensuite deux caractéristiques principales peuvent être distinguées à propos de la série Buck Danny et de la représentation par les auteurs de la stratégie aérienne :
- une assez conventionnelle qui tourne autour de l’importance de la technique et plus particulièrement de la supériorité technique dans le domaine du combat aérien ;
- une moins conventionnelle qui est l’idée de l’utilisation de l’avion comme un outil de guérilla ou tout au moins pour une forme de guerre non conventionnelle.
Les représentations de l’aéronautique militaire à travers Buck Danny
6 Les aventures de Buck Danny forment une gigantesque fresque aéronautique. Les auteurs ne mettent pas seulement en scène l’aéronavale américaine ou l’aviation de chasse même si celle-ci fournit l’essentiel des aéronefs utilisés. L’aviation de transport est aussi présente dans les premiers numéros car Buck Danny participe au Hump, cet époustouflant pont aérien au-dessus de l’Himalaya, qui permet de ravitailler les troupes de Tchang Kaï tchek à partir des Indes britanniques à compter d’avril 1945 et qui se termine en novembre 1945. C’est le pont aérien réussi le plus meurtrier de l’histoire avec près de 1 500 aviateurs et morts ou disparus et plus de 500 avions détruits. On note à cette occasion quelques erreurs de jeunesse comme cette coquille dans le texte qui qualifie de C-47 ce magnifique Douglas C-54 quadrimoteur de l’Air Transport Command qui participe au Hump.
7Les auteurs prennent également un peu de liberté avec l’histoire car les C-54 sont notoirement sous-motorisés. C’est un C-54 qui est utilisé dans cette aventure car il dispose d’appareils respiratoires individuels. Mais, à pleine charge, son plafond est de l’ordre de 12 000 pieds et donc ne lui permet pas de franchir la barrière de l’Himalaya. La route plus à l’est qui contourne les sommets les plus élevés est interdite par la chasse nippone. En réalité, les C-54 qui arrivent sur le théâtre en février 1944 ne font que du transport en Inde ou des liaisons intercontinentales avec les États-Unis. Le survol par Buck Danny des hauts sommets himalayens à bord d’un C-54 reste donc peu probable. Mais, comme de plus, il y a une erreur dans la légende avec une confusion entre un C-47 et un C-54. Il s’agit peut-être d’une erreur de documentation. D’autres petites coquilles se retrouvent dans les aventures de Buck Danny. Elles vont d’ailleurs en se raréfiant au fur et à mesure que la documentation des auteurs s’accroît.
8 L’aviation de transport est encore présente dans de nombreuses aventures par exemple dans les albums 7 à 9 lorsque les héros essaient de se reconvertir dans le civil et se retrouvent enrôlés au profit d’un trafiquant dans le désert d’Arabie. Les difficultés de l’aviation de transport et le caractère héroïque de certaines de ses missions ne sont pas oubliées. Dans Mission vers la vallée perdue (1960), Buck Danny se crashe dans le massif de l’Himalaya et doit marcher plusieurs jours avant de retrouver un lieu habité. Il est vraisemblable qu’en représentant cette péripétie, Jean-Michel Charlier ait voulu faire un clin d’œil à Guillaumet crashé dans la cordillère des Andes et qui grâce à sa volonté avait marché cinq jours durant sans s’arrêter pour que l’on puisse retrouver son corps et que sa femme puisse toucher la prime d’assurance. « Ce que j’ai fait, je te le jure, jamais aucune bête au monde ne l’aurait fait » déclara-t-il à Saint-Exupéry.
9Les évolutions récentes de la série n’oublient pas cette composante essentielle de la puissance aérienne puisque dans Porté disparu (2008), Buck Danny devient pilote de C-130 Hercule pour une organisation humanitaire en Afghanistan.
10 De très nombreux hélicoptères apparaissent également et jouent un rôle essentiel comme par exemple des Sikorsky S-55 dans Patrouille à l’aube (1955) ou des Sikorsky Ch-124 Sea King dans Le Feu du Ciel (1986). Les drones figurent pour la première fois dans Avions sans pilote (1954) au cours de la guerre de Corée. Ils apparaissent de nouveau dans La Nuit du spectre (2015). Mais si les premiers drones, les Ivan, sont opérés par des adversaires qui les utilisent pour décimer la flotte de Sabre, le X-47B de Northrop-Grumann qui apparaît dans l’avant dernier épisode de la série est piloté par Tuckson. Certes, ce dernier en étant assigné au pilotage du drone a été puni par l’amiral mais le X-47 B montre son utilité opérationnelle en jouant un rôle déterminant dans l’aventure.
11 En somme, il serait sans doute difficile de trouver un avion de l’inventaire de l’USN ou de l’USAF qui n’apparaîtrait pas dans l’une ou l’autre des aventures de Buck Danny. Néanmoins, l’aviation de chasse fournit l’essentiel de la trame de la série.
12Engagé dans l’US Army Air Force, Buck Danny est d’abord affecté sur un porte-avions. Puis, il retourne au sein de l’USAAF et sert dans la célèbre escadrille des Tigres volants de Lee Claire Chenault mais qui n’apparaît pas dans les trois albums consacrés à cet épisode de la guerre. Il vole sur P-40 B Tomahawk une version obsolète pour le théâtre européen ou pacifique et qui sert comme avion d’entraînement aux États-Unis mais assez bien adaptée au théâtre chinois et qui, en particulier, dispose d’un réservoir supplémentaire et d’une puissance de feu très supérieure aux avions japonais avec ses six mitrailleuses : deux de .50 montés sur le moteur et quatre de .30 dans les ailes [2]. Les Tigres volants volent ensuite sur P-40E Kittyhawk une version plus rapide et mieux armée avec six mitrailleuses de .50 dans les ailes. D’autres avions apparaissent dans ces quatre albums : des Mustang, des Lightning, des Airacobra mais ceux-ci ne semblent pas avoir été en service à l’American Volunteer Group de 1941 à 1942. Contrairement, à ce que Charlier écrit les adversaires des P-40 ne sont pas les Zero de l’aviation navale japonaise mais des avions beaucoup plus anciens, des chasseurs Nakajima Ki-27 Nate de l’armée de l’air, qui ont encore des roues non rétractables, sont beaucoup plus lents et armés seulement de deux mitrailleuses. Les Ki-27 sont ensuite remplacés par des chasseurs Nakajima Ki-43 Hayabusa plus modernes, aussi rapides que les Zero mais encore plus lents que les P-40 et seulement encore armés de deux mitrailleuses. Comme pour l’aviation de transport des albums initiaux, de nombreuses incohérences peuvent être trouvées dans les premiers épisodes de la série. Elle les perd par la suite.
13 Malgré quelques inexactitudes, Les aventures de Buck Danny donnent un panorama presque complet de la puissance aérienne. Il faut noter, en effet, que si les bombardiers stratégiques apparaissent de temps en temps dans la série – un B-52 dans Mission apocalypse (1983) ou un B-1 dans Les secrets de la mer Noire (1994) – la série s’intéresse peu au bombardement stratégique sous sa forme conventionnelle ou nucléaire. Buck Danny contre Lady X (1958) se termine par une explosion nucléaire expérimentale, mais celle-ci n’est pas au centre de l’intrigue. Dans Alerte atomique (1967) et L’Escadrille de la mort (1967), le scénario est bâti autour du vol d’une bombe atomique américaine comme d’ailleurs dans la trilogie Mission apocalypse (1983), Les Pilotes de l’enfer (1984) et Le Feu du ciel (1986). Nulle part, on ne trouve un scénario avec pour trame de fond la dissuasion nucléaire et le Strategic Air Command. Pourtant, de nombreux épisodes tirés de la deuxième guerre mondiale, de la guerre de Corée ou de la guerre du Vietnam auraient pu inspirer les auteurs.
14 Hormis cette omission, l’aviation de Buck Danny, sous sa forme terrestre ou aéronavale, est réellement cet « outil de puissance » décrit par Emmanuel Chadeau. Elle apparaît toute puissante en étant capable de résoudre des situations désespérées, de sauver le monde des guerres et des complots et de constituer, sous sa forme la plus perfectionnée, un atout imparable dans la main de celui qui la maîtrise. Dans Sabre sur la Corée (2014), un général de l’USAF reprend à son compte une des grandes antiennes des aviateurs qui fait écho à une célèbre affirmation de Churchill : « Pour le meilleur et pour le pire, la maîtrise de l’air est aujourd’hui l’expression suprême de la puissance militaire et les flottes et les armées quelles que soit leur nécessité et leur importance doivent accepter un rang subordonné » [3].
15L’avion tel qu’il apparaît dans Les aventures de Buck Danny et le même que celui décrit par Emmanuel Chadeau dans Le Rêve et la puissance. Il est à la fois l’outil militaire le plus performant mais aussi un objet de compétition technologique et commerciale. Il est capable de porter les arguments – pacifiques mais le plus souvent guerriers – plus loin que n’importe quel autre moyen [4]. En faisant de l’aviation américaine le cœur des péripéties de Buck Danny, les auteurs ont donné à leur série une force exceptionnelle qui leur permet de placer le lecteur au cœur d’aventures d’ampleur inédite [5].
Le rôle de la supériorité technique
16 Les aventures de Buck Danny pendant la deuxième guerre mondiale s’arrêtent en Chine. C’est au cours de l’épisode Attaque en Birmanie (1952) qu’il apprend la capitulation du Japon. Lors de la parution de cet album, nous sommes en pleine guerre de Corée. Les auteurs choisissent ensuite de quitter l’univers militaire. Les trois héros sont confrontés aux difficultés de la réinsertion dans la vie civile comme des centaines de milliers de soldats démobilisés. Leurs aventures contre des trafiquants dans le désert d’Arabie sont contées durant trois albums. Puis, ils rejoignent définitivement l’US Air Force et deviennent pilotes d’essai dans Pilotes d’essai (1953) quelques années après que Chuck Yeager a passé le mur du son sur un Bell X-1 et à un moment où en France l’actualité de l’aéronautique est constituée par les performances des pilotes d’essai aux commandes des derniers prototypes sortis des cartons des bureaux d’études après-guerre : 30 nouveaux avions font leur premier vol en 1951. Dassault expérimente, à partir de février 1951, le Mystère II qui est le premier avion français à passer le mur du son en octobre 1952. En mars 1953, la SNCASO fait voler un intercepteur biréacteur, le SO-9000 Trident, qui est le premier appareil français à atteindre Mach 2. Il faut encore citer le N-1402 Gerfaut (premier avion à aile delta qui a ensuite servi de cible à Cazaux, ce qui fait qu’il n’en reste plus d’exemplaire), le N-1500 Griffon pilotés par André Turcat ou le SE-212 Durandal, qui laisseront la place au Mirage III jugé plus polyvalent. Après les épisodes militaires des guerres mondiale et de Corée, les héros ne sont plus les As mais les pilotes d’essai qui repoussent les limites des capacités humaines grâce à de formidables objets véritables condensés technologiques.
17 Dans cette atmosphère dominée par la recherche de la supériorité technique, les prototypes constituent un des thèmes préférés utilisés par Charlier dans les aventures de Buck Danny. Outre ce premier épisode, ils apparaissent dans Ciel de Corée (1954) et Avions sans pilotes (1954) sous la forme de drones employés par les Soviétique pour venir à bout de la supériorité des Sabre. Dans SOS Soucoupes volantes (1959) et Un prototype a disparu (1960), Charlier fait voler un prototype à décollage vertical qui fait penser aux « tuyaux de poêle volants » fabriqués par René Leduc et propulsés grâce à un statoréacteur. Ici, ils ne sont dotés que d’un turboréacteur mais ils représentent un atout vital pour ceux qui les possèdent.
18Dans Prototype FX-13 (1961) et Escadrille ZZ (1961), les héros doivent tester deux appareils en compétition pour l’équipement de l’US Navy alors qu’une grande firme aéronautique, alliée à la presse, fait tout pour faire éliminer le prototype adverse. Le caractère déterminant des enjeux industriels des marchés aéronautiques sont fidèlement représentés dans ces deux albums quelques années après la défaite du Mirage III de Dassault face au F-104 Starfighter pour l’équipement de l’armée de l’air allemande [6]. D’autres prototypes aériens exceptionnels apparaissent. Un album porte sur le X-15 – X-15 (1965) – cet avion réel qui remporta plusieurs records d’altitude en volant à plus de 100 km par rapport à la surface des mers afin de permettre aux Américains d’expérimenter le vol dans l’espace. Le SR-71 Blackbird apparaît furtivement dans Le Mystère des avions fantômes (1966) et plus longuement dans Les Oiseaux noirs (2017), album commencé par Jean-Michel Charlier et achevé récemment.
19L’idée que le prototype en introduisant une amélioration technique est capable de procurer un avantage stratégique déterminant se retrouve dans les albums dont le scénario tourne autour de l’emploi des missiles qui sont décrits comme des armes suprêmes et imparables. Cette conception est typique des années 1950. Il suffit de citer par exemple le White Paper britannique de 1957 qui prône l’abandon des intercepteurs pilotés au profit des missiles sol-air [7].
20 Dans un album publié en 1957, mais paru en épisodes dans le magazine Spirou en 1955-1956, Menace au Nord, les auteurs donnent un rôle central à une base secrète américaine située en plein cœur de l’Alaska et qui abrite des missiles balistiques « dérivés de la fusée Viking » porteurs d’une bombe H. Néanmoins, ce missile balistique secret a beaucoup de points communs avec le V2 allemand et les fusées sondes Viking développées par la Navy et tirées au tout début des années 1950 en particulier elles sont propulsées par un moteur à propergols liquides. Par contre, la fusée de Target Zero a deux étages comme la fusée Vanguard tirée à partir de 1957 ou la R-7 qui servit à mettre en orbite le satellite Spoutnik.
21Cette idée de base de missiles dans le Grand-Nord est aussi typique de cette période de la guerre froide. Sans le savoir Charlier et Hubinon annoncent le projet américain ultra-secret Iceworm qui consistait à établir une base de missiles stratégiques sous la calotte glaciaire. La faisabilité de ce programme est étudiée avec la construction d’une base ultra-secrète au Groenland, baptisée Camp Century, à 250 km au nord de Thulé. Sa construction débuta en juin 1959. Mais ce projet pharaonique qui prévoie des milliers de kilomètres de galerie pour enterrer environ 600 missiles nucléaires sol-sol est abandonné en 1966 [8].
22 Jean-Michel Charlier perçoit bien le rôle essentiel du grand Nord dans l’affrontement militaire entre les deux superpuissances qui est popularisé à l’époque sous le nom de « Polar Concept ». Formulé pour la première fois, en février 1946, par le général Arnold, ancien chef d’état-major de l’US Army Air Force pendant la deuxième guerre mondiale, dans la revue National Geographic, il réside dans l’idée que la route la plus directe et la moins défendue entre le territoire des États-Unis et celui de l’URSS passe par l’Arctique et le pôle Nord. Le général Arnold justifie l’implantation de bases dans le Grand-Nord en écrivant : « une attaque surprise pourrait facilement venir par le toit du monde à moins que nous soyons en possession de bases aériennes placées de manière à flanquer de telles voies d’attaque » [9].
23 Le « Polar Concept » conduit à la construction de la base aérienne de Thulé qui est mentionnée dans un autre épisode des aventures de Buck Danny : NC-22654 ne répond plus (1957). Dans cet album, Charlier compte l’histoire d’un invraisemblable transport d’or par un DC-6 entre les États-Unis et la Suède par la voie polaire. Le vol doit être intercepté par des pirates qui utilisent un P-51 Mustang pour abattre l’appareil. Mais celui-ci est secouru par des avions qui décollent de la base de Thulé. Cela fait relativement peu de temps que l’existence de cette base stratégique américaine est connue du grand public. Les Derniers rois de Thulé de Jean Malaurie a été publié en 1955. Construite à partir de 1951, elle joue un rôle essentiel au cours de la guerre froide en appartenant aux réseaux de bases du Strategic Air Command et du North American Air Defense Command et en servant périodiquement au desserrement des bombardiers stratégiques de l’Air Force [10]. Au cours de cette aventure, Buck Danny et ses deux compagnons participent d’ailleurs bien involontairement comme cobayes à un des nombreux essais nucléaires qui furent organisés par les Américains pour tester les effets des différentes armes. La mise en scène de cette péripétie montre une grande analogie avec les expériences réelles qui sont menées dans le désert du Nevada à la même époque.
24Les aventures de Buck Danny reprennent ainsi quelques-uns des principaux concepts qui fondent l’affrontement des grandes puissances au temps de la Guerre froide. Ceux-ci font la part belle aux implantations sur des points stratégiques sensées procurer un avantage déterminant ou aux armes secrètes. Dans la série Buck Danny, l’arme secrète est un avion aux performances exceptionnelles en vitesse, en manœuvrabilité, en plafond, en furtivité ou en armement. Il peut par ses caractéristiques exceptionnelles transformer un rapport de force en permettant d’obtenir sans coup férir l’ascendant sur un adversaire. Pour Buck Danny, la guerre aérienne se gagne grâce à la supériorité technique. L’instruction provisoire sur l’emploi des forces aériennes d’août 1954 ne dit pas autre chose : « À technique égale, la supériorité numérique, l’habileté manœuvrière et l’ardeur au combat permettent de surclasser l’adversaire, mais l’élément déterminant de la puissance aérienne reste la supériorité technique. La rapidité de progression de la technique aéronautique lui donne un caractère éphémère : la surprise technique peut avoir des effets au moins aussi importants que la surprise tactique. En outre, l’apparition d’un matériel nouveau ou l’application de nouvelles inventions dans le domaine aérien peut entraîner le déclassement rapide du matériel en service » [11].
25 Mais, si Charlier et Hubinon savent rendre parfaitement l’ambiance de la guerre froide et le rôle de la technique dans cet affrontement symétrique, ils excellent particulièrement dans la description d’une guerre aérienne irrégulière.
L’irrégularité aérienne à travers les aventures de Buck Danny
26 La guerre aérienne irrégulière peut sembler une notion un peu inattendue. La petite guerre est avant tout une des formes terrestres de la guerre qui s’est étendue à la mer avec la piraterie par exemple, mais elle n’a jamais été conceptualisée ou employée à propos de la guerre aérienne qui reste très marquée par les formes conventionnelles d’affrontement. Pourtant, on a quelques exemples historiques avec les Rifains qui avaient récupéré des avions espagnols ou avec les Tigres tamouls qui avaient développé une petite force aérienne ou encore récemment avec les islamistes de Daesh qui ont saisi des avions d’entraînement tchèques L-39 Albatros en s’emparant de bases aériennes syriennes.
27 La guerre aérienne irrégulière peut être définie comme une forme de lutte qui cherche à éviter la bataille décisive pour la suprématie aérienne et vise à épuiser l’ennemi par des attaques sur ses lignes de communications ou sur les points faibles de son dispositif. Celle-ci peut prendre deux formes principales : tout d’abord l’utilisation aérienne de moyens non conventionnels comme l’utilisation par exemple d’avions de ligne pour opérer des frappes aériennes ou de drones aériens piégés et ensuite l’emploi de moyens conventionnels mais selon des tactiques irrégulières, c’est-à-dire pour mener une sorte de guérilla aérienne [12]. L’irrégularité aérienne est très présente dans les aventures de Buck Danny sous sa deuxième forme. L’emploi de techniques de guérilla dans les airs fournit la trame de plusieurs épisodes de la série avec, par exemple, des embuscades aériennes, l’attaque par surprise de bases aériennes ou l’attaque d’avions isolés par d’autres avions appartenant à des organisations criminelles.
28Le personnage qui incarne cette guérilla aérienne est celui de Lady X. Elle apparaît pour la première fois dans le 16e album : Menace au Nord (1957). Initialement, Charlier s’inspire d’Anna Reitsch, pilote d’essai dans les années 1930 dans l’Allemagne nazie, détentrice de plusieurs dizaines de records aéronautiques et qui est une des seules femmes à recevoir la croix de fer. Elle se risque même à atterrir près de la porte de Brandebourg fin avril 1945 avec son avion Fieseler Fi-156 Storch afin de convaincre Hitler d’évacuer la ville. En tout, Lady X donne la réplique à Buck Danny et à ses ailiers dans 16 albums sur 55. Ses formes évoluent au cours des aventures. Elles sont très sensiblement modernisées pour correspondre aux canons actuels de la beauté féminine dans les deux derniers épisodes.
29Dans le premier épisode dans lequel elle apparaît, Menace au Nord (1957), Lady X dirige une entreprise mondiale d’espionnage aérien en photographiant des installations militaires et en vendant les clichés au plus offrant. Dans Le pilote au masque de cuir (1971), elle cherche à saboter la présentation des Blue Angels pour le compte d’industriels. Dans les deux derniers épisodes de la série, La Nuit du spectre (2015) et Defcon one (2016), elle sert encore des industriels dévoyés qui désirent prendre leur revanche en déclenchant une guerre entre la Chine et les États-Unis. Lady X est donc tout simplement le chef d’une société militaire privée (SMP) spécialisée dans l’aéronautique tout comme Black Water Air ou EP Aviation qui offre, de nos jours, les services d’une force aérienne composée Super Tucano spécialisés dans la contre-insurrection ou d’hélicoptères armés [13].
30 Jean-Michel Charlier et Victor Hubinon se sont peut-être inspirés de la CAT Air contrôlée par la CIA dans les années 1950. Cependant, les moyens offerts par les SMP aujourd’hui n’atteignent pas encore ceux que propose Lady X. Dans Menace au Nord (1957), elle dispose de Saab J-29 Tunnan, un avion des années 1950. Dans la nouvelle trilogie des Tigres volants – Le Retour des Tigres volants (1962), Les Tigres Volants à la rescousse ! (1962) et Tigres Volants contre Pirates (1962) – la compagnie aérienne dirigée par Lady X offre les services d’une quarantaine de jet pilotés par des mercenaires occidentaux au prince Prahabang auteur d’un coup d’État dans un petit pays d’Asie du Sud-Est baptisé Vien-Tam. Les moyens se perfectionnent encore avec la fin de la guerre froide et dans Tonnerre sur la cordillère (1999), Lady X met au service d’un cartel de la drogue une escadrille de MiG-23 et des hélicoptères d’attaque Mi-24. Enfin, dans La Nuit du spectre (2015) et Defcon one (2016), elle pilote un chasseur furtif japonais. Ce dernier apparaît d’ailleurs directement inspiré de la réalité puisque le ministère de la Défense japonais a rendu public l’existence et le vol du chasseur furtif X-2 développé par Mitsubishi Heavy Industries [14].
31Le second acteur de cette guerre aérienne irrégulière est formé par les mouvements de guérilla ou des mafias qui ont réussi à rassembler de véritables flottes aériennes. Dans Alerte en Malaisie (1958) et Le Tigre de Malaisie (1959), un réseau de criminels se livrant à divers trafics illégaux et à la piraterie à partir de la côte des Célèbes utilise les nombreuses pistes d’aviation laissées par les Japonais et dispose d’une escadrille de bombardiers moyens de type B-25 Mitchell. Mais, ces organisations criminelles disposent parfois de jets. Dans l’épisode de La vallée de la mort verte (1973), des trafiquants de drogue disposent de plusieurs Saab J-35 Draken, avion construit dans les années 1960.
32Les deux types d’acteurs se livrent à des actions comparables. Parfois, leurs forces aériennes ont pour mission d’interdire une zone comme dans La vallée de la mort verte (1973) où il s’agit de protéger des champs de pavot de regards indiscrets ou comme dans Zone interdite (1997) où les MiG-23 de Lady X contrôlent l’espace aérien d’une région occupée par la guérilla. Le sabotage est également monnaie courante et apparaît par exemple dans : Prototype FX-13 (1961), Les Anges bleus (1970), Sabotage au Texas (2002). Le vol ou le détournement d’avions constitue un ressort fréquemment employé : des F-14 Tomcat dans Mission Apocalypse (1983), une capsule spatiale dans Les Voleurs de satellites (1986).
33D’une manière générale, les modes d’action sont essentiellement dérivés de la guérilla terrestre. Des jets sans immatriculation se livrent à des embuscades aériennes contre des avions civils comme dans Top secret (1960) lorsque Buck Danny et ses ailiers recherchent un savant allemand retenu dans une lamaserie. Dans Mission Apocalypse (1983), une embuscade aérienne est même tendue à un B-52 à l’aide de missiles sol-air à très courte portée SA-7 Strella afin de s’emparer de ses bombes nucléaires.
34Les aventures de Buck Danny constituent donc une magnifique fresque de l’aviation militaire de la seconde guerre mondiale jusqu’à nos jours. Les passionnés d’aéronautique y retrouvent tous les grands avions des principales forces aériennes du monde. Les principes de la guerre aérienne et les grandes notions relatives aux opérations aériennes servent couramment de ressort dans le scénario. Mais, au-delà du plaisir pour les passionnés de retrouver sous le crayon de dessinateurs talentueux l’univers aéronautique, les aventures de Buck Danny sont une formidable école de créativité stratégique. En effet, de même que la guerre aérienne a été imaginée dans des romans d’anticipation comme ceux d’Albert Robida, de Jules Verne, d’Ivan S. Bloch ou de H.G. Wells, Jean-Michel Charlier, Victor Hubinon et leurs successeurs ont avec les aventures de Buck Danny imaginé graphiquement la guerre aérienne irrégulière.
Mots-clés éditeurs : guerre irrégulière, bande dessinée, guerre aérienne, Buck Danny
Mise en ligne 12/09/2017
https://doi.org/10.3917/strat.115.0079Notes
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[1]
Guy Vidal, Jean-Michel Charlier : un réacteur sous la plume, Paris, Dargaud, 1995.
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[2]
Jack Samson, The Flying Tiger. The True Story of general Lee Claire Chenault and the 14th air force in China, Washington, Lyons Press, 2011, p. 101.
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[3]
John Slessor, Strategy for the West, Londres, Morrow, 1954, p. 75.
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[4]
Emmanuel Chadeau, Le Rêve et la puissance. L’avion et son siècle, Paris, Fayard, 1996, p. 126.
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[5]
Ibid., p. 9.
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[6]
François Le Roy, « Un marché inespéré : la vente de Mirage III à l’Australie », Histoire, économie & société, 2010/4, p. 75-83.
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[7]
Claude d’Abzac-Epezy, « Avions ou missiles ? L’armée de l’air face au développement des engins spéciaux après 1945 », Revue historique des armées, n°1/90 p. 94-101.
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[8]
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