Couverture de STRAT_114

Article de revue

Conclusions

Pages 179 à 187

Notes

  • [1]
    Pseudo-Xénophon, Gouvernement des Athéniens, in OEuvres complètes de Xénophon, traduction d‟Eugène Talbot, Paris, Hachette, 1859 (consultable en ligne sur remacle.org).
  • [2]
    Sir Walter Raleigh, The History of the World (1614), rééd. in The Works of Sir Walter Raleigh, vol. VI, Oxford University Press, 1829, p. 98, 101 et 104 (trad. Martin Motte).
  • [3]
    Napoléon, lettre du 4 septembre 1809 au général Lacuée, reproduite in Napoléon Bonaparte, Correspondance générale, t. 9, Paris, Fayard, 2013.
  • [4]
    Je me permets de renvoyer à Anne et Martin Motte, « Géopolitique du chemin de fer », in Hervé Coutau-Bégarie et Martin Motte, Approches de la géopolitique, de l’Antiquité au xxie siècle, 2e édition augmentée, Paris, Economica-ISC, 2015.
  • [5]
    Raoul Castex, « Encore la géographie », texte des années 1950 repris dans l‟édition définitive de ses Théories stratégiques, Paris, Economica, 1997, t. VI, p. 65, note 27.
  • [6]
    Lieutenant-colonel Guillaume Garnier, Le Pari de l’amphibie Ŕ Risque tactique, influence stratégique, IFRI, Focus stratégique n° 46, septembre 2013, p. 40.
  • [7]
    Voir à ce sujet Georges-Henri Soutou, L’Europe de 1815 à nos jours, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 5.
  • [8]
    Voir Jean Peter, « Une stratégie de la terreur sous Louis XIV : les galiotes à bombes », Revue internationale d’histoire militaire n°81, 2001 (repris en ligne sur stratisc.org, le site de l‟Institut de stratégie comparée).
  • [9]
    J'ai publié cette lettre dans Les Larmes de nos Souverains, anthologie de la pensée navale française établie sous ma direction, Études marines n° 6, Paris, Centre d‟études stratégiques de la Marine, 2014.
  • [10]
    Je me permets de renvoyer à mon livre Une Éducation géostratégique - La pensée navale française de la Jeune École à 1914, Paris, Economica-Institut de stratégie comparée, 2004, chap. III et Conclusion, ainsi qu‟à mon article « La Jeune École et la généalogie de la guerre totale », in Hervé Coutau-Bégarie (dir.), L’Évolution de la pensée navale, vol. VIII, Paris, Economica-ISC-EPHE, 2007.
  • [11]
    Carl Schmitt, Le Nomos de la Terre (1950), trad. fr. Paris, Presses universitaires de France, 2008, notamment les p. 315-316. Schmitt y traite du blocus, du bombar-dement naval et de son extension aérienne, mais ses remarques s‟appliquent parfai-tement aux raids côtiers. Je me permets aussi de renvoyer à mon article « L‟occupation des espaces maritimes et littoraux : portée et limites d‟une analogie à la lumière de Carl Schmitt », dans Jean de Préneuf, Eric Grove et Andrew Lambert (dir.), Entre Terre et Mer - L’occupation militaire des espaces maritimes et littoraux, Paris, Economica-Institut de stratégie comparée, 2014.
  • [12]
    C. Schmitt, op. cit., p. 315.
  • [13]
    Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, in Hérodote, Thucydide, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1964, p. 695.
  • [14]
    Ghassan Salamé, Appels d’empire, ingérences et résistances à l’ère de la mondialisation, Paris, Fayard, 1996.

1 « Les souverains de la mer […] ont la facilité d’aborder sur des côtes où il n’y ait que peu ou point d’ennemis, et, si l’ennemi paraît, de se rembarquer et de prendre le large », notait vers 430 avant Jésus-Christ le Pseudo-Xénophon. Remontant des effets aux causes, il rappelait que « les marches [d'une armée de terre] sont lentes et [qu'elle] ne peut avoir des provisions pour longtemps », contraire-ment à une flotte [1]. En d'autres termes, la redoutable efficacité de la projection maritime est avant tout le dividende de la mobilité supérieure qui caractérise les navires, gage d'une plus grande liberté d'action. Elle permet d'attaquer localement du fort au faible quand bien même on serait globalement inférieur à l'adversaire, ce qui en fait un extraordinaire multiplicateur de puissance.

2 L'illustre marin élisabéthain Walter Raleigh formulait le même constat au début du XVIIe siècle : « Le maître de la mer peut transférer son armée d’un point à un autre sans la fatiguer ni la fragmenter, avec tout son équipement et son artillerie, en un dixième du temps que cela prendrait à son adversaire terrestre » ; il s'ensuit que « le point de débarquement est laissé au choix de l’envahisseur », de sorte qu'« il est toujours plus difficile de défendre une côte que d’y débarquer » [2]. L'initiative maximale de l'attaquant plonge en effet le défenseur dans la plus grande incertitude ; ne sachant pas sur quelle plage va tomber la foudre, il est tenté de les protéger toutes, en violation flagrante du principe de concentration. Ce fut le cauchemar de Napoléon : « Avec 300 bâtiments de transport et 30 000 hommes embarqués aux Dunes », écrivait-il en 1809, « les Anglais paralyseraient 300 000 hommes de nos troupes » [3] (proposition au conditionnel que l'Empereur aurait presque pu rédiger à l'indicatif…).

3 Liberté d'action, initiative, surprise, ces ressorts de la projection de forces valent aussi de la projection de puissance par canons, avions ou missiles frappant depuis la mer. Mais si l'équation de la projection maritime est identifiée depuis l'Antiquité, sa mise en oeuvre a connu des fortunes très diverses selon les époques. Quels en furent les facteurs et quelles leçons en tirer aujourd'hui ?

Les données matérielles

4 À l'âge des galères, soit pendant les 2 800 ans séparant la guerre de Troie du XVIe siècle, les débarquements étaient comparativement faciles, car c'étaient les mêmes bâtiments qui acheminaient les troupes sur le théâtre des opérations et les mettaient à terre ; la totale mobilité tactique des galères et leur faible tirant d'eau en faisaient en effet d'excellentes barges de débarquement. En contrepartie, elles étaient terriblement vulnérables aux tempêtes : par exemple, pendant la première guerre punique (264-241 av. J.-C.), le gros temps coûta aux Romains plusieurs centaines d'unités et plusieurs dizaines de milliers d'hommes, diminuant d'autant leur capacité de projection. De plus, même si certaines galères étaient dotées d'une artillerie névrobalistique, leur capacité de tir contre la terre – de projection de puissance, dirions-nous aujourd'hui – était infinitésimale. Enfin, les galères manquaient d'autonomie : ce n'était rédhibitoire ni dans l'espace confiné et par définition amphibie de la Méditerranée, où elles continuèrent d'ailleurs d'être utilisées jusque vers le milieu du XVIIIe siècle, ni en Baltique, cette Méditerranée septentrionale où elles survécurent jusqu'au début du XIXe, mais cela explique leur déclassement par le vaisseau à voiles en milieu océanique.

5 Comme le montre Michèle Battesti, ce bâtiment apportait à la projection des atouts inédits : sa robustesse et son rayon d'action lui permettaient d'agir à très grande distance, son artillerie pouvait frapper durement la terre et fournir un appui-feu aux débarquements. Mais les contreparties n'étaient pas minces. Tout d'abord, le fort tirant d'eau du vaisseau l'empêchait de venir s'échouer sur le littoral, d'où nécessité d'une batellerie spécifique pour débarquer les troupes. Ensuite, sa dépendance au vent impliquait une grande incertitude stratégique. Sa mobilité tactique ne s'en ressentait pas moins, au risque de le voir tomber en panne sous le feu de batteries côtières dont le nombre et le calibre des canons pouvait s'accroître bien au-delà des siens. Cette vulnérabilité ne fut surmontée que grâce à la vapeur et à la cuirasse.

6 Encore l'ère industrielle, reprenant d'une main à la puissance maritime ce qu'elle lui avait donné de l'autre, munit-elle les défenses littorales de canons plus précis et plus puissants, puis de mines, de torpilleurs et de sous-marins. À cette stratégie d'Anti-Access/Area Denial avant la lettre, dont la Jeune École française des années 1880 se fit une spécialité, les marines hauturières répliquèrent par des dragueurs de mines, des contre-torpilleurs et des bâtiments anti-sous-marins.

7 La mobilité supérieure des forces maritimes fut d'autre part remise en cause par l'avènement du chemin de fer [4], puis par l'automobile et l'aviation. Dès lors, le défenseur terrestre pouvait contrer la projection en dirigeant rapidement vers le point menacé plus de forces que n'en pouvait déployer l'assaillant maritime. L'aviation fournit cependant l'antidote, puisqu'elle permettait de disloquer le réseau des chemins de fer, routes et aérodromes ennemis avant de frapper le littoral. L'Air devenait ainsi l'arbitre de la lutte entre la Terre et la Mer, d'où le fameux théorème de Castex : « L’influence de la puissance de mer dans les grandes crises de ce monde est fonction de la force aéro-terrestre qu’elle est capable de déployer et l’influence de la puissance de terre se mesure aux mêmes moments à la force aéronavale qu’elle peut jeter dans la balance »[5].

8 Cette lutte de l'épée navale et du bouclier terrestre connut de surprenantes péripéties, dont rendent ici compte la contribution d'Antoine Schwerer, la mienne et celle de Jean Pérez. Que moins de trente ans séparent le désastre subi par les Franco-Britanniques aux Dardanelles de la victoire alliée sur les plages normandes est déjà un motif d'étonnement, mais la suite ne l'est pas moins : dès 1946 en effet, un éminent vétéran de la campagne de Normandie, le général Bradley, jugeait close l'ère des grands débarquements, à ses yeux condamnés par l'arme atomique [6]. Quatre ans plus tard, c'est pourtant par le débarquement d'Inchon que son compatriote MacArthur renversait la situation en Corée…

Les données immatérielles

9 Du Capitole à la Roche Tarpéienne et vice-versa, tel apparaît en somme le destin de la projection – comme d'ailleurs de toute autre forme d'action militaire, puisque la guerre est par essence dialectique.

10 Le matériel joue un rôle très important dans ces allers et retours, mais on se tromperait grandement en oubliant les facteurs immatériels, à commencer par la doctrine. Pour en mesurer l'impact, il n'est que de comparer les échecs subis par les Anglais sur les littoraux français dans les années 1750 à leur succès d'Aboukir, en 1801. Ce dernier ne fut pas l'effet d'une révolution technologique : tout au plus la batellerie avait-elle évolué, intégrant désormais des embarcations capables de débarquer une section au complet et des canonnières fournissant un appui-feu rapproché. Le débarquement d'Aboukir se caractérisa aussi par un tempo rigoureux, atout qui avait manqué aux brouillonnes descentes des années 1750. Il traduisait en somme l'émergence d'une véritable doctrine amphibie, attestée dès 1759 par le livre du colonel Thomas More Molyneux.

11 La même histoire se répéta partiellement entre la catastrophe des Dardanelles et le succès des débarquements américains en 1943-1944. Ces derniers bénéficièrent certes de deux révolutions technologiques – l'aviation et des bâtiments amphibies aux capacités inédites –, mais aussi d'une percée doctrinale, le rôle de Molyneux ayant en l'occurrence été joué par Earl Hancock Ellis. Mutatis mutandis, l'officier américain arrivait aux mêmes conclusions que son prédécesseur britannique, manifestant ainsi la pérennité des principes par-delà l'évolution des procédés. Cette pérennité tient à la nature même des choses : avec des chaloupes comme avec des chalands automoteurs, un débarquement est toujours une opération à changement de milieu et demande par conséquent des compétences duales ; c'est aussi une affaire très risquée, dont la réussite exige la maîtrise de la mer et de l'air, l'effet de surprise, un appui-feu massif, une coordination sans faille et une exploitation immédiate.

12 Importance de la doctrine, donc. Mais les doctrines sont mises en oeuvre par des hommes et des institutions, en quoi leur succès dépend largement de leur substrat sociologique. Or, rappelle Michèle Battesti, la guerre des côtes a souvent été regardée comme une forme d'action inférieure, tant par les marins redoutant d'être ravalés au rang de voituriers des terriens que par les terriens rechignant à se subordonner aux marins le temps d'une traversée. Le seul point commun aux uns et aux autres était leur culte de la bataille décisive, à ceci près qu'ils ne l'envisageaient pas dans le même milieu ! D'où une mauvaise volonté réciproque à laquelle Molyneux imputait la plupart des échecs amphibies. C'est tout l'enjeu d'une culture interarmées que les Grecs pratiquaient d'instinct, mais que les peuples de l'Europe moderne et contemporaine ont eu beaucoup de peine à retrouver, si tant est qu'elle le soit pleinement aujourd'hui.

13 Le succès d'une action militaire dépend enfin du système international dans lequel elle se déploie. Un tel système ne repose pas seulement sur les rapports de forces, mais encore sur un ensemble de don nées culturelles, idéologiques, économiques, sociales, juridiques et diplomatiques [7]. L'ensemble définit explicitement ou implicitement le champ des possibles stratégiques. À cet égard, montre Jean Pérez, les années 1970 constituent un cas d'école : alors même que l'aéromobilité offerte par les hélicoptères venait d'apporter une nouvelle dimension à la projection, celle-ci tomba en léthargie, victime de ses liens historiques avec un impérialisme devenu politiquement incorrect.

Les données éthiques

14 Ce discrédit de la projection au lendemain de la guerre du Vietnam invite à examiner les aspects éthiques du problème. Il faut ici distinguer la projection de puissance, la projection de forces et la projection d'influence. La première a souvent revêtu un caractère clairement terroriste : autant les bombardements des ports barbaresques par la marine de Louis XIV ne posèrent pas de cas de conscience aux Européens – il s'agissait après tout de punir des actes de piraterie –, autant les frappes sur Gênes (1684), puis Nice, Oneille, Barcelone et Alicante (1691) suscitèrent une indignation qui obligea le Roi-Soleil à renoncer à ce type d'action [8]. Les Anglais en usèrent à leur tour contre leurs adversaires européens jusqu'en 1815, après quoi la « politique de la canonnière » fut pour l'essentiel cantonnée aux opérations coloniales. Mais elle finit par revenir en Europe avec la Jeune École, qui assura le passage de relais entre le bombardement naval et le bombardement aérien. Ce dernier fut prophétisé par l'amiral Aube dans une lettre de 1884 à son disciple Gabriel Charmes, fervent partisan des frappes terroristes depuis la mer [9]. Par la suite, les écrits de Charmes inspirèrent directement Giulio Douhet, théoricien de l'aviation stratégique [10]. Un fil rouge court donc des galiotes à bombes d'antan aux carnages de Londres, Dresde, Hambourg, Hiroshima et Nagasaki.

15 La projection de forces présente un cas plus complexe, car elle se subdivise en raids ponctuels et en grands débarquements. Les raids ont souvent revêtu le même caractère terroriste que les bombardements navals – qu'on songe aux Vikings, aux Barbaresques ou aux « descentes » anglaises – pour une raison bien mise en lumière par Carl Schmitt : quand les forces débarquées n'ont pas vocation à occuper le terrain, elles ne contractent aucun lien juridique avec ses habitants. En d'autres termes, la logique du raid n'est pas celle de l'Occupatio bellica qui, dans le système westphalien, transfère à l'occupant les droits et devoirs de l'autorité politique dont dépendait jusque-là le territoire occupé [11]. Le raid vise à faire le maximum de dévastations en un minimum de temps ; quand bien même la population civile n'en serait pas l'objectif premier, elle est beaucoup plus vulnérable que si l'assaillant s'installait assez longtemps pour devoir lui rendre des comptes. À l'inverse, la réussite d'un grand débarquement débouche en principe sur la mise en place d'un régime d'occupation protégeant les civils pour autant qu'ils ne prennent pas les armes contre l'occupant.

16 Quant à la projection d'influence humanitaire, elle se situe en apparence aux antipodes de la projection de puissance ou de forces. Mais la contribution de Patrick Louvier met à jour une réalité plus ambiguë, car le Soft Power reste par définition une manifestation de puissance répondant à l'intérêt de l'État qui le met en oeuvre. Ici encore, Carl Schmitt est éclairant : reprenant la formule de Hobbes, il place au coeur du politique « l’éternelle corrélation entre protection et obéissance »[12]. Appliquée au sujet qui nous occupe, elle signifie que le maître de la mer doit légitimer son hégémonie en fournissant un certain nombre de prestations sécuritaires, médicales ou autres aux populations situées dans sa zone d'influence. La chose était déjà perçue par Thucy-dide, qui créditait le roi Minos, premier thalassocrate mentionné par la tradition grecque, d'avoir débarrassé la mer des pirates afin d'assurer ses rentrées fiscales [13]. De même la Royal Navy de l'ère victorienne consacra-t-elle une bonne partie de son activité opérationnelle à lutter contre la piraterie et la traite des Noirs. Patrick Louvier démontre que la marine française ne fut pas en reste sur le front humanitaire et qu'elle dut parfois y faire parler la poudre, notamment lorsqu'il s'agissait de protéger des minorités contre des populations animées d'intentions génocidaires. Dans de tels cas, la projection d'influence ne se conçoit pas sans projection de forces.

La projection aujourd'hui

17 Tout ce qui précède permet de mieux situer la place de la projec-tion dans les stratégies contemporaines. Soulignons d'emblée les analo-gies entre l'ère victorienne évoquée à l'instant et notre temps. Depuis l'effondrement de l'URSS en effet, les marines occidentales sont de facto maîtresses des mers, comme le fut la Royal Navy après la chute de Napoléon. Leur horizon stratégique s'est donc déplacé de la maîtrise du large à son exploitation en direction de la terre, ou si l'on préfère des « eaux bleues » aux « eaux vertes ». Attesté dès 1992 par la nouvelle doctrine navale américaine, From the Sea (affinée en 1994 sous le label Forward… from the Sea), ce glissement marque le grand retour de la projection, en lien avec l'émergence d'un système unipolaire ou néo-impérial.

18 Aujourd'hui comme hier, il s'agit de défendre ou d'étendre les intérêts des puissances maritimes ; mais l'ère des conquêtes coloniales, condamnées par le droit international, est désormais révolue. Les projections actuelles relèvent majoritairement de la gestion des crises affectant de très nombreuses zones côtières. La maritimisation de l'économie mondiale entraîne en effet une littoralisation galopante : montagnes et campagnes se vident de leurs habitants au profit de villes implantées sur ou à proximité de la mer, avec tous les risques de déstabilisation inhérents au bouleversement trop rapide des cadres géographiques, politiques, économiques, sociaux et culturels. D'où l'apparition de trous noirs géopolitiques provoquant ce que Ghassan Salamé nommait en 1996 des « appels d’empire »[14].

19 Ce nouveau contexte confirme si besoin était que la projection humanitaire passe souvent par l'emploi de la force, ainsi lors de l'opé-ration Restore Hope en Somalie (1992). Il se traduit également par un renouveau de la « politique de la canonnière » dont l'opération Harmattan contre Kadhafi, neuf ans plus tard, constitua l'un des exemples les plus achevés. Dans les deux cas, la projection elle-même a été menée de main de maître, mais n'a pas mis fin au chaos, voire même l'a aggravé. Tout s'est passé comme si les dirigeants occidentaux, pressés par un devoir d'ingérence érigé en impératif catégorique et encouragés à l'action par le potentiel expéditionnaire de leurs armées, avaient oublié la vertu de prudence sans laquelle il n'est pas de politique digne de ce nom.

20 Les frappes contre Al-Qaida après les attentats du 11 septembre 2001, et plus généralement contre la nébuleuse islamiste, relèvent pour leur part d'une logique beaucoup plus classique, celle de la rétorsion. Elles ne heurtent pas plus les opinions publiques occidentales que ne le faisait autrefois le bombardement des ports d'Afrique du Nord en représailles à la piraterie barbaresque. Leur légitimité apparaît beaucoup plus forte que celles d'un devoir d'ingérence dont l'application nécessairement sélective jure avec les prétentions absolues, sans parler des redoutables problèmes de philosophie politique qu'il soulève.

21 En somme, pour le meilleur et pour le pire, la projection est aujourd'hui sortie du discrédit qui l'avait frappée dans les années 1970 : elle représente une part très importante – et médiatiquement la plus visible – de l'activité des forces occidentales. Or, ce regain se trouve paradoxalement correspondre à une forte prolifération horizontale et verticale du déni d'accès.

L'avenir de la projection

22 Le paradoxe en question n'est bien sûr qu'apparent, car les dissidents du « Nouvel ordre mondial » ont parfaitement compris que cet ordre repose entre autres sur les capacités de projection de ses promoteurs : le déni d'accès apparaît dès lors comme une riposte adéquate. Renouant avec les formules de la Jeune École, nombre de puissances régionales misent sur les mines, les sous-marins ou ces versions modernes du torpilleur que sont les vedettes lance-missiles, mais aussi sur l'aviation et sur des missiles lancés depuis la terre. La Chine, pour sa part, ne se contente plus d'une défense rapprochée : elle combine les moyens précédemment cités avec ceux de sa flotte hauturière et bétonne les îlots de mer de Chine méridionale pour les transformer en points d'appui. Cela n'est pas sans rappeler la stratégie mise en oeuvre par l'Allemagne wilhelmienne entre 1890 et 1914, qui reposait sur le bétonnage d'Heligoland comme vigie avancée de la « baie allemande », la sanctuarisation de cette baie par les flottilles de défense et une capacité de contre-offensive incarnée par les escadres cuirassées.

23 La contribution de Joseph Henrotin montre l'ampleur de la menace, mais elle indique aussi les pistes qui pourraient permettre de l'annuler. Il faut ici encore garder en tête le précédent des années 1915-1945, car il montre que rien n'est jamais définitif en matière militaire, la technologie du lendemain défaisant généralement ce qu'avait fait la technologie de la veille. Reste que l'attaque d'un littoral bien défendu pose aujourd'hui de très grosses difficultés, en quoi les stratégies anti-accès contribuent au basculement en cours d'un monde unipolaire à un monde multipolaire.

24 Faut-il en conclure que la projection est entrée en crise pour une période indéterminée ? Ce serait aller trop vite en besogne. Tout dépend des enjeux, qui déterminent le niveau des pertes admissibles, et des théâtres, qui ne présentent pas tous le même degré de dangerosité. Du reste, il en va de la projection en général comme du porte-avions en particulier : nombreuses sont les voix qui le proclament dépassé, mais nombreux aussi sont les pays qui veulent s'en doter, parce qu'il représente un atout politico-stratégique dont les contributions des amiraux Magne et Crignola prouvent éloquemment la valeur. À supposer même qu'il ne soit plus le Capital Ship d'une éventuelle guerre entre escadres modernes, ce qui reste à démontrer, il conserve toute sa pertinence dans la gestion de crise ou dans les conflits de basse et moyenne intensité. C'est en tout cas l'avis dominant à Pékin et Delhi, comme le montre Alexandre Sheldon-Duplaix.

25 Il faut enfin évaluer les implications éthiques des moyens envisagés pour contrer les stratégies anti-accès. Face à la menace des missiles chinois, certains stratégistes d'outre-Atlantique préconisent l'évacuation des bases américaines de Corée du Sud et du Japon au profit de bases flottantes (Sea Basing) d'où partiraient des offensives ponctuelles. Cette formule pourrait avoir sa cohérence dans une guerre de haute intensité au large de l'Asie, mais son extrapolation urbi et orbi, quel que soit l'enjeu, l'ennemi et le théâtre considéré, marquerait le triomphe d'une logique de raid dont l'histoire a montré les connotations terroristes. L'emploi de drones pour forcer les défenses littorales pose des problèmes analogues, souligne l'amiral Magne. Si par malheur les États-Unis, l'Occident ou tout autre acteur stratégique s'habituaient à n'avoir d'autre rapport avec l'ennemi que des frappes de type « hit and run » conduites par des robots, la guerre cesserait d'être la continuation de la politique par d'autres moyens : elle ne serait plus une forme de négociation entre des protagonistes idéalement appelés à se reconnaître l'un l'autre en fin de partie, mais un pur processus d'anéantissement.


Date de mise en ligne : 14/06/2017.

https://doi.org/10.3917/strat.114.0179

Notes

  • [1]
    Pseudo-Xénophon, Gouvernement des Athéniens, in OEuvres complètes de Xénophon, traduction d‟Eugène Talbot, Paris, Hachette, 1859 (consultable en ligne sur remacle.org).
  • [2]
    Sir Walter Raleigh, The History of the World (1614), rééd. in The Works of Sir Walter Raleigh, vol. VI, Oxford University Press, 1829, p. 98, 101 et 104 (trad. Martin Motte).
  • [3]
    Napoléon, lettre du 4 septembre 1809 au général Lacuée, reproduite in Napoléon Bonaparte, Correspondance générale, t. 9, Paris, Fayard, 2013.
  • [4]
    Je me permets de renvoyer à Anne et Martin Motte, « Géopolitique du chemin de fer », in Hervé Coutau-Bégarie et Martin Motte, Approches de la géopolitique, de l’Antiquité au xxie siècle, 2e édition augmentée, Paris, Economica-ISC, 2015.
  • [5]
    Raoul Castex, « Encore la géographie », texte des années 1950 repris dans l‟édition définitive de ses Théories stratégiques, Paris, Economica, 1997, t. VI, p. 65, note 27.
  • [6]
    Lieutenant-colonel Guillaume Garnier, Le Pari de l’amphibie Ŕ Risque tactique, influence stratégique, IFRI, Focus stratégique n° 46, septembre 2013, p. 40.
  • [7]
    Voir à ce sujet Georges-Henri Soutou, L’Europe de 1815 à nos jours, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 5.
  • [8]
    Voir Jean Peter, « Une stratégie de la terreur sous Louis XIV : les galiotes à bombes », Revue internationale d’histoire militaire n°81, 2001 (repris en ligne sur stratisc.org, le site de l‟Institut de stratégie comparée).
  • [9]
    J'ai publié cette lettre dans Les Larmes de nos Souverains, anthologie de la pensée navale française établie sous ma direction, Études marines n° 6, Paris, Centre d‟études stratégiques de la Marine, 2014.
  • [10]
    Je me permets de renvoyer à mon livre Une Éducation géostratégique - La pensée navale française de la Jeune École à 1914, Paris, Economica-Institut de stratégie comparée, 2004, chap. III et Conclusion, ainsi qu‟à mon article « La Jeune École et la généalogie de la guerre totale », in Hervé Coutau-Bégarie (dir.), L’Évolution de la pensée navale, vol. VIII, Paris, Economica-ISC-EPHE, 2007.
  • [11]
    Carl Schmitt, Le Nomos de la Terre (1950), trad. fr. Paris, Presses universitaires de France, 2008, notamment les p. 315-316. Schmitt y traite du blocus, du bombar-dement naval et de son extension aérienne, mais ses remarques s‟appliquent parfai-tement aux raids côtiers. Je me permets aussi de renvoyer à mon article « L‟occupation des espaces maritimes et littoraux : portée et limites d‟une analogie à la lumière de Carl Schmitt », dans Jean de Préneuf, Eric Grove et Andrew Lambert (dir.), Entre Terre et Mer - L’occupation militaire des espaces maritimes et littoraux, Paris, Economica-Institut de stratégie comparée, 2014.
  • [12]
    C. Schmitt, op. cit., p. 315.
  • [13]
    Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, in Hérodote, Thucydide, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1964, p. 695.
  • [14]
    Ghassan Salamé, Appels d’empire, ingérences et résistances à l’ère de la mondialisation, Paris, Fayard, 1996.
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