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Article de revue

Est-ce que l’officier du xxie siècle est réellement en mesure de pouvoir penser autrement ?

Pages 21 à 34

Notes

  • [1]
    Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, Paris, Félix Bonnaire, 1835.
  • [2]
    Charles Loyseau, Traité des ordres et simples dignitez, Paris, L’Angelier, 1610.
  • [3]
    L’article L4121-2 du Code de la défense garantit la liberté d’opinion et la liberté de religion des militaires français. Ces libertés connaissent néanmoins des restrictions liées au devoir de réserve : « Les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres. Elles ne peuvent cependant être exprimées qu’en dehors du service et avec la réserve exigée par l’état militaire. Cette règle s’applique à tous les moyens d’expression. Elle ne fait pas obstacle au libre exercice des cultes dans les enceintes militaires et à bord des bâtiments de la flotte. »
  • [4]
    Étienne de La Boétie, De la servitude volontaire, ou Le contr’un, Paris, 1836.
  • [5]
    A. de Vigny, Servitude et grandeur militaires, op. cit.
  • [6]
    Joseph de Maistre, Étude sur la souveraineté [1794], 1884.
  • [7]
    Il est intéressant de noter au passage que le mot ordre signifie également (depuis la Rome antique) un groupe d’individus ayant un statut social déterminé et règlementé.
  • [8]
    Si l’ordre est à l’origine l’arrangement des troupes sur le terrain, c’est aussi, en général de façon verbale ou par un document, une organisation, présentation des idées ou des faits de façon logique ou rationnelle (notamment dans le domaine du raisonnement, de l’argumentation). L’ordre donné par le chef militaire en est l’exemple parfait.
  • [9]
    Article D.4122-3 3e alinéa du code de la défense. « En tant que subordonné, le militaire […] 3° Ne doit pas exécuter un ordre prescrivant d’accomplir un acte manifestement illégal ou contraire aux règles du droit international applicable dans les conflits armés et aux conventions internationales en vigueur. »
  • [10]
    Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée, Paris, Plon, 1932.
  • [11]
    Michel de Montaigne, Essais, 3 tomes, Bordeaux, P. Villey et Saulnier, 1595.
  • [12]
    Marily Oppezo et Daniel L. Schwartz « Give your ideas some legs » in Journal of Experimental Psychology : Learning, Memory, and Cognition © 2014 American Psychological Association, Stanford University, 2014.
  • [13]
    Cette façon de découvrir, soit disant par hasard, quelque chose se nomme sérendipité.
  • [14]
    « À quoi sert d’avoir étudié quand on n’étudie plus ! », Alain, Propos sur le bonheur, Paris, Gallimard, 1925.

1 Derrière cette question le lecteur comprendra bien sûr l’ambiguïté du positionnement de l’officier dans son univers traditionnel de rigueur organisationnelle, devenu ces dernières décennies hyper technicisé, numérisé et médiatisé.

2 Comment en effet, « penser autrement » comme le sollicitent les grands chefs militaires, et dans le même temps se mouvoir dans un monde dont l’ordre et la discipline sont les principales forces, dont la technique et les systèmes d’informations constituent des mécanismes de contrôle quasi immédiats de son action.

3 Ce débat ne touche pas que l’officier, il touche les militaires en général, mais également toute une frange de la population active, notamment celle devant assurer ce que l’on nomme un service public, que l’opérateur soit du reste public ou privé.

4 Ce parallèle peut être proposé car il exprime assez bien la difficulté pour le monde du régalien, et du service public, de sortir du cadre établi pour trouver des solutions innovantes, contrainte d’autant plus criante que l’entreprise a produit depuis quelques années ce qu’il est convenu de nommer les « start-ups », structures où l’innovation continue et la créativité profuse permettent des avancées technologiques marquées et des gains de productivité considérables.

5 Il serait tentant dès lors de vouloir intégrer à la formation des futurs dirigeants militaires les bonnes pratiques innovantes de ces entreprises dynamiques pour résoudre notamment les enjeux complexes du monde de la défense. Cette tentation doit bien sûr être écartée, mais il n’en demeure pas moins qu’il convient de proposer aujourd’hui des pistes pour sortir de l’injonction paradoxale qui s’impose à l’officier : penser autrement, créer, innover tout en demeurant dans le cadre !

6 Affirmons-le donc tout de go, même si de nombreux freins existent, le militaire porte bien à la fois le devoir et les capacités de développer une pensée autonome, créatrice et innovante.

L’officier évolue dans un monde de contraintes qui empêchent l’émergence d’une pensée créatrice

7

On m’apprit à l’école du soldat et à l’école de peloton de manière à exécuter les charges en douze temps, les charges précipitées et les charges à volonté, en comptant ou sans compter les mouvements... [1]
Réfléchir, c’est commencer à désobéir ! Anonyme. Aphorisme très célèbre…

8 L’institution militaire partage avec l’école la charge de la mise en place d’ossatures sociales extrêmement fermes et structurantes. L’école a la charge d’instruire donc de construire le jeune citoyen. Elle se doit de l’amener au statut d’acteur civique tel que compris dans un système démocratique. L’armée, si elle a perdu une partie de ce rôle avec la suspension de la conscription, n’en demeure pas moins un vecteur de sens social majeur. La défense, la protection du territoire et des populations font partie des fonctions régaliennes décrites par Charles Loyseau. [2] Reprises dans la constitution de la république de 1958, elles sous-tendent la compréhension de la militarité, exprimée par la célèbre formule explicitant la disponibilité « en tous temps, tous lieux et toutes circonstances. »

9 Cette disponibilité absolue, allant jusqu’au sacrifice de soi est propre au militaire. Elle s’exprime différemment dans d’autres corps sociaux – forces de police ou de sécurité, services d’incendie et de secours, personnel de la fonction publique hospitalière, eaux et forêts, etc. – certes en charge de fonctions de protection et de sécurité mais non assujetties au statut militaire qui prévoit expressément, une disponibilité absolue, mais aussi et surtout une liberté d’expression encadrée. C’est ainsi que depuis le tout début de son incorporation dans l’institution, le jeune militaire sait qu’il ne doit pas exprimer sur la place publique des pensées ou opinions qui pourraient nuire à l’organisation à laquelle il appartient. [3]

10 De même, il apprend immédiatement que l’ordre et la discipline sont la force principale des armées.

11 Le sociologue décrirait volontiers cette société humaine en uniforme comme une organisation holiste où seul l’intérêt général compte, où l’intérêt individuel n’existe que pour servir le groupe. Se pose dès lors bien évidemment la question de l’autonomie de l’individu dans un groupe si cohérent.

12 Etienne de la Boétie [4] avait vitupéré sur ce qu’il qualifiait de tyrannie provoquant une réelle soumission des individus. Si son pamphlet visait l’absolutisme, il demeure aujourd’hui un des substrats philosophiques les plus intéressants pour décrire la légitimité de l’autorité et en miroir la « vraie » mise au service de soi au profit du groupe, de l’institution, de l’État. Cette approche permet de comprendre la « soumission volontaire », celle-là même que pratiquent tous les militaires. Elle s’impose comme socle de ce qui fait la force du groupe, sa cohésion, son unité. Elle se matérialise très simplement par l’uniforme (et ses attributs symboliques) qui n’a pas qu’une vocation technique ou opérationnelle. L’uniforme efface l’individualité et sert les fondements des valeurs militaires : la camaraderie, l’esprit de corps, d’équipage, la solidarité dans l’épreuve, le sacrifice, etc.

13 Plus tard, Vigny [5] s’attachera à montrer que le militaire est avant tout un être empli d’humanité et non le guerrier fanatique et aveugle décrit par Joseph de Maistre. [6] Vigny affirme que la grandeur du militaire tient justement dans l’abnégation, donc l’acceptation voulue de la noble servitude. Le soldat, l’officier ne sont pas des esclaves. Ils ne doivent pas une obéissance passive. Au contraire, ils pratiquent une forme rare de renoncement à Soi, bâtie sur d’immenses sacrifices. Là se situe tout le sens et toute la dignité du métier des armes.

14 Dès lors revient au chef cette responsabilité si particulière, celle de la vie de ses hommes. Ne pas les emmener n’importe où, ne pas faire faire n’importe quoi, ne pas sacrifier inutilement, principe selon lequel chaque subordonné reconnaît en son chef celui qui défendra le mieux le groupe et ses valeurs. L’histoire militaire est emplie de ces chefs charismatiques qui ont porté l’ordre et la discipline autour de leur fonction, afin de gagner les batailles qu’ils conduisaient, et devant lesquels les hommes n’étaient plus qu’un pour réussir la mission.

15 Ainsi naît l’ordre [7], concept quasi mystique, injonction qui ne supporte aucune discussion. [8] Comme le dit si bien la langue française, l’ordre est donné. Don du chef à ses hommes pour qu’ils puissent s’exprimer chacun à leur place, dans le tout victorieux que le chef ambitionne dans sa vision opérationnelle.

16 Je me soumets à l’ordre reçu, nous nous soumettons, nous allons ensemble, en ordre, avancer et vaincre. Syllogisme simpliste mais expression de la réalité bien connue, que sa propre survie passe par la survie du groupe, et que toute déviance, tout manquement, met en péril, non pas moi, non pas soi, mais nous tous, le groupe entier.

17 Dès lors, penser autrement, aller jusqu’à désobéir, braver un interdit, revient à mette en péril le groupe, à prendre le risque de faire échouer la mission, risque de perdre, d’être vaincu.

18 La guerre est terrible, cruelle, violente, floutée par le brouillard impénétrable de la bataille. Seuls ceux qui l’ont connue savent que l’ordre et la discipline, librement consentis, permettent la survie et la victoire derrière le chef qui n’a d’autre fonction finalement que de porter l’intérêt général.

19 Ces prolégomènes un peu longs pour rappeler qu’au plus profond du soldat se situe cet ancrage majeur à quelques principes militaires fondamentaux structurant sa liberté de pensée.

20 Il convient également de bien dégager ce qui relève de l’obéissance et de la servitude volontaire (donc de la responsabilité) de ce que d’aucuns qualifieraient hâtivement de conformisme.

21 Le conformisme est une attitude passive, c’est une tendance à suivre en toutes circonstances les idées, les modes, les mœurs, le langage du milieu dans lequel on vit, du groupe auquel on appartient. C’est une forme de paresse, en jouant sur les mots, de « confort », la fausse assurance d’une pensée toute faite, externe à ses propres idéations.

22 C’est l’antinomie totale de l’obéissance militaire qui prône au contraire une attitude active du subordonné. [9]

23 La hiérarchie, et ses strates successives, portent donc à la fois l’impérieuse nécessité de garantir ordre et discipline, mais également la garantie pour l’exécutant de pouvoir imaginer, aménager, améliorer l’ordre reçu, le cas échéant désobéir en cas de situation exceptionnelle l’exigeant – en principe situation de nature morale ou éthique contraire aux valeurs des armées. Cet extrême sous-entend une gradation évidente entre le refus d’obéir et la possibilité d’un dialogue constructif avec le chef.

24 La hiérarchie opérationnelle est cadrée et encadrée. La hiérarchie est posée et chacun sait se positionner dans cette suite ininterrompue de responsables. Chacun a un chef, chacun a des subordonnés.

25 La difficulté semble se situer au niveau de la perception de la réalité. En effet, le militaire affectionne tout particulièrement de construire la réalité opérationnelle selon un mode et des procédures empreints de la plus grande rigueur. Le point de situation en est l’exemple parfait. Son ordre est précis, l’entrée des différents acteurs est cadencée, l’espace de délibération est contenu. La méthode de raisonnement tactique est une autre forme assez caricaturale de l’encadrement théorique et pratique de la pensée militaire afin qu’elle ne dérive pas, et que le groupe, l’acteur, restent focalisés sur la vision du chef, son intention, la mission à accomplir pour réussir.

26 Dans tous les cas, on se méfie de la pensée individuelle, et c’est le groupe, qui construit l’image de la réalité. Le central opérations d’un sous-marin en est une illustration caractéristique. Chaque marin, à son poste, disposant de capteurs particuliers, contribue à construire une image de la réalité de l’environnement du bateau, image que devra intégrer le commandant pour pouvoir élaborer les ordres qu’il va donner pour la réussite de la mission.

27 Cette volonté de « collectiviser » la pensée n’est pas un fruit du hasard. Elle s’appuie sur le constat que le groupe procure une meilleure sécurité que l’individu pris séparément. L’individu est influençable et influencé ; il peut souffrir de travers intellectuels très gênants comme la simplification ou l’utopie ; il est parfois trompé par ses perceptions, par tous ces biais intellectuels (dont le conformisme) qui peuvent mettre en péril l’intérêt général par une vision trop personnelle, déconnectée de la réalité et non contrôlée.

28 Un dernier aspect demeure à évoquer ici, c’est celui de la sécurité. On vient de le voir, la sécurité du groupe, sa cohésion repose au sens social sur l’effacement de Soi devant l’intérêt général. Or le militaire manipule des armes, côtoie le danger, la mort. Ce cadre si particulier impose des mesures de sécurité qui ne souffrent aucune exception. Dès lors s’est constitué de tout temps un cadre très rigide permettant la sécurité du groupe. Les formations géométriques des légions romaines, ou celles plus mobiles des hoplites étaient déjà un « ordre » de sécurité assurant la force du groupe, sa cohérence, sa puissance, mais également la protection des individus en son sein. De nos jours, les systèmes d’information (montante et descendante – le compte-rendu et l’ordre) autorisent la quasi immédiateté du suivi de l’action en cours. Nul doute que ces technologies visent plus à la sécurité de l’action qu’au contrôle des individus.

29 Aujourd’hui, d’aucuns diraient que la sécurité est devenue un quasi carcan. Or, depuis la checklist du pilote, les tables de plongée, jusqu’aux redondances des systèmes de tir, ces mesures dites de sécurité ne sont en fait que des procédures décisionnelles destinées à juguler d’hypothétiques débordements ou erreurs individuelles. Tout est fait non pour contraindre, mais bel et bien pour permettre un espace de liberté sans mettre en péril la sécurité. Bien évidemment ce cadre rigide est éprouvé, et toute volonté de s’en écarter est fautif. Encore une mécanique mentale apprise par le militaire depuis la première séance au champ de tir, posture qui l’écarte d’une pensée autonome : la règle est là, elle est admise par tous. La norme, le règlement, sont nécessaires, absolus. « Je m’y soumets et respecte. Loin de moi, l’idée de vouloir faire autrement, ma sécurité est en jeu ». Le psychologue dirait qu’il s’agit d’un ancrage mental extrêmement puissant.

30 Le militaire, l’officier, est donc un acteur social particulier. Il vit par et pour le groupe. Ses velléités personnelles sont encadrées par les valeurs militaires, sa liberté d’expression contrôlée, sa disponibilité totale, sa volonté de servir intangible, son obéissance constructive et active, son sens de l’intérêt général bien compris et sa soumission absolue aux nécessaires normes de sécurité. Il s’efface et se soumet volontairement à cet ensemble de normes positives désignées usuellement sous l’expression « ordre et discipline ». Voilà le cadre dans lequel il lui est demandé de penser autrement, de s’écarter de la routine, de l’usage, parfois de la règle, afin de laisser s’exprimer une marge de créativité personnelle qu’il puisse utiliser judicieusement pour servir l’intérêt général.

L’officier possède en réalité toutes les capacités et la possibilité, sinon le devoir, de développer une pensée autonome et créative pour être un bon chef

31

Parfois les militaires s’exagérant l’impuissance relative de l’intelligence, négligent de s’en servir. [10]

32 Sans tomber dans le travers d’un Rabelais et des pires scenarii de science-fiction, les militaires ne peuvent être considérés comme des moutons de Panurge ou des quasi robots suivant aveuglement et sans discernement tout mouvement de groupe ou tout ordre reçu.

33 Au-delà de l’ordre à visée opérationnelle, le chef militaire s’impose également, quel que soit son niveau hiérarchique, comme acteur et manager de son organisation. Au niveau le plus bas de la hiérarchie, le chef doit être en mesure très vite d’appréhender une situation opérationnelle, de mobiliser toutes ses capacités pour exercer son autorité au mieux. Au sommet de la hiérarchie, il doit s’adapter aux mouvements de la géopolitique, aux soubresauts provoqués par les surprises stratégiques, ou au contraire être capable de détecter les lames de fonds des grands changements politiques, sociétaux ou militaires à peine visibles dissimulés par des micro-signaux émergeant ici et là, sous des formes très variées.

34 Cette adaptation constante à l’environnement, cette souplesse face aux diverses contraintes, cette agilité (intellectuelle), dirait le tacticien, ne s’improvisent pas. Elles exigent de l’officier la mobilisation de nombreuses qualités. Elles exigent surtout de lui la pleine conscience que ce mouvement, cette dynamique voulue d’adaptation à l’environnement, suppose également, le cas échéant, la remise en cause de l’ordre établi. Cette faculté, tout autant qu’ordre et discipline, paraît essentielle pour la survie opérationnelle du groupe, de l’institution, et de manière plus large, indispensable pour dégager des gains opérationnels, des avantages tactiques, ou tout simplement les bonnes solutions aux problèmes qui se posent à lui.

35 Le chef militaire est tout d’abord un homme instruit et doué d’une raison et d’une intelligence. Si cette tautologie peut paraître inepte, les gorges chaudes des plus fervents antimilitaristes prétendent le contraire. Pour eux, quand bien même une certaine intelligence serait reconnue au militaire, elle ne serait envisagée qu’au service de volontés individuelles répréhensibles, comme si seuls le putschiste sanguinaire ou le tyran dictateur en uniformes n’étaient doués de cette intelligence diabolique servant des intérêts inavouables, les autres militaires n’étant que les serviteurs décérébrés et serviles de l’amoralité.

36 Le chef militaire est, comme tout un chacun, doué d’une vraie intelligence, même si souvent il faut constater chez les plus grands chefs ce que le commun nomme « intelligence supérieure ». Tout militaire sait qu’il doit contenir son intellect, sa pensée autonome, dans le cadre hiérarchique, pour ne pas perturber l’ordre établi. Pour autant, il ne doit pas négliger de s’en servir. L’intelligence est indispensable à son action, elle est indispensable à l’exercice de son commandement, elle est indispensable pour conseiller et proposer des avancées, des idées nouvelles à ses propres chefs. Mais attention cependant, l’intelligence n’est rien sans le substrat de connaissances sur lequel elle peut faire germer les idées nouvelles. Le vocabulaire contemporain utilise fort à propos le terme d’incubateur pour les entreprises émergentes.

37 L’intelligence s’appuie en effet sur le savoir. Celui reçu de l’instruction, à l’école, celui acquit par soi-même, celui reçu plus tard pour l’officier en écoles d’armées, à l’École de Guerre ou à l’université. Pour simplifier, nous dirons que ces connaissances-là sont consubstantielles du métier et s’inscrivent dans le cadre professionnel.

38 Celles qui permettent l’idée nouvelle, la créativité, l’innovation viennent d’ailleurs. Elles proviennent de cette sorte de magma, de conglomérat, de terreau fertile, qu’est notre culture générale personnelle dont on sait à la fois la variété et la complexité. On l’apprécie plus facilement du reste en termes de quantité : il sait beaucoup de choses sur tout, elle a une très vaste culture générale, etc.

39 Au-delà de l’intelligence et du savoir, le militaire doit disposer d’une faculté que d’autres n’ont pas à ce degré. Il doit en effet, par nature, s’adapter à tous types d’environnements (opérationnels notamment) sollicitant ses capacités y compris dans des situations extrêmes ou de crise. Il doit également savoir intégrer la responsabilité singulière confiée par l’arme et la possibilité d’aller jusqu’à devoir donner la mort. Débat bien connu, fondement de l’éthique des forces armées et de la déontologie du combattant.

40 Cette adaptabilité, en tous temps, toutes circonstances, est une des vertus majeures reconnues au militaire. Il est patent que celle-ci est soutenue par une vraie intelligence. Mais chez le militaire, de quelle nature est-elle ? Il est commun aujourd’hui de décrire l’intelligence humaine selon neuf formes.

41 La première essentielle au militaire est l’intelligence cinesthésique ou corporelle. Une évidence pour le fantassin, le plongeur démineur ou le pilote de chasse : le corps est en tant que tel système d’armes. Savoir se mouvoir, se repérer, utiliser son corps est une intelligence basique chez le militaire. Intelligences visuelle (spatiale), linguistique (verbale) et rythmique (musicale) apparaissent comme l’expression du pouvoir des sens humains dans la prise de décision tactique et l’action de combat. Le militaire doit utiliser tous ses capteurs physiologiques (vue, ouïe, toucher, odorat, etc.) pour analyser très vite la situation dans laquelle il se trouve et s’adapter.

42 Enfin, quatre modes d’intelligence font référence à des fonctions psychologiques et sociales plus élaborées : l’intelligence sociétale (Moi et les autres..) ; l’intelligence intra personnelle (Moi et moi) ; l’intelligence existentielle (Moi et la vie et la mort) ; l’intelligence naturaliste (Moi et le monde (naturel) qui m’entoure). En d’autres termes, le chef militaire doit mobiliser, notamment dans l’action opérationnelle, toutes ces capacités intellectuelles, sans exception aucune, ce qui fait sans doute une de ses particularités. Il n’est pas lieu ici d’exposer dans le détail des exemples mais, juste à titre de démonstration sommaire, celui d’un chef militaire dirigeant et guidant ses hommes pour un combat en zone montagneuse. Voir le terrain, exprimer clairement les ordres, entendre les bruits naturels, les distinguer des bruits techniques, avancer selon un rythme de progression mesuré, ménager son corps, le positionner correctement, se positionner soi par rapport à son groupe, soi par rapport à soi-même (« C’est ma première mission, mon premier commandement »), Soi par rapport au danger (« Je peux mourir, je peux les faire mourir »), Soi par rapport au cadre de l’action (« La nature est si belle, la montagne est splendide, je me sens en harmonie avec cette beauté qui pourtant dans le cadre de ma mission va être déchirée par une possible embuscade ennemie. Je sais donner à mes hommes le cadre et le sens de ce que nous faisons ici, dans cette nature à la fois si bienveillante – ce qui ne doit pas m’écarter de la mission par des rêveries ou souvenirs –, mais aussi terriblement dangereuse »).

43 L’exercice du commandement enseigné aux jeunes élèves officiers et sous-officiers, c’est justement l’école de l’apprentissage de la mobilisation de toutes ces intelligences pour le bien du Service, pour la réussite de la mission.

44 La finalité est connue. Elle est double : préparer l’action (l’ordre) et dans l’action (conduite) savoir immédiatement s’adapter et agir en conséquence.

45 La Nature apparaît hélas injuste : nous, humains, ne sommes pas égaux mais pourvus d’intelligences variées dans leur profondeur et leur étendue. Les théoriciens de l’inné pensent que tout est joué avant trois ans. Ceux de l’acquis pensent au contraire, que chaque jour, jusqu’à sa mort, on peut améliorer son intelligence. Sans entrer dans ce débat, disons simplement que les neurosciences ont prouvé que le cerveau pouvait effectivement augmenter ses capacités tout au long de la vie, et que la figure du sage, si chère aux anciens, repose aussi sur l’âge et l’expérience, donc sur l’accumulation de savoirs, le militaire dirait : « sur le retour d’expérience », substrats connus d’une intelligence acérée.

46 L’histoire militaire a permis ainsi de dégager la figure traditionnelle du chef militaire, vieil officier cultivé, expérimenté, « qui en a vu », chef respecté tout autant pour son intellect, son savoir, que par son grade et ses états de service. Chef présent sur le terrain avec ses hommes, il peut commander « en direct » l’action opérationnelle car il bénéficie sur place de l’ensemble des informations nécessaires à la conduite. Ce chef militaire-là a disparu quasi définitivement au xxe siècle. Il a eu son heure de gloire dans l’Antiquité, et l’épopée napoléonienne a sans doute été son point d’orgue.

47 Dans l’immense majorité des cas, le chef d’aujourd’hui est placé dans une situation où il doit déléguer son appréciation de la situation à un certain nombre de capteurs (humains ou techniques) qui lui fournissent l’information, la somme d’informations, là où il se trouve. Il est très rarement à conduire directement les opérations sur le terrain avec ses hommes (quelques exceptions notables existent, elles se concentrent au niveau tactique).

48 Dès lors, à proximité des « grands chefs », se créent un certain nombre de mécanismes d’analyse de ces informations qui ne reposent plus uniquement sur les seules capacités intellectuelles du chef, mais sur des processus humains (analogiques) et surtout techniques (numériques). Par des systèmes de filtres logiques et d’algorithmes lui est délivrée une vision déjà « raffinée » de la situation, et du reste également les limites internes (capacités, ressources, modes d’action possibles) et externes (sécurités, légales, politiques, médiatiques, etc.) dans lesquelles il pourra inscrire ses choix. L’espace manque ici pour évoquer la question cruciale de l’intelligence artificielle basée sur l’algorithme décisionnel.

49 C’est en fait, décrit ici de façon très synthétique, tout le travail de l’état-major que de préparer la décision du chef, et le mode qui vient d’être exposé est celui de la conduite des opérations (de la réaction, à la crise éventuellement).

50 Mais chacun sait depuis les plus anciens stratèges, que la bonne stratégie n’est pas dans la réaction mais bien dans la pro-action. Se préparer, anticiper, planifier, voici les ingrédients indispensables au décideur qui veut gagner.

51 Le moment où tout se joue serait donc « l’avant » de l’action, c’est-à-dire dans l’anticipation intellectuelle de ce qu’il conviendra de mettre en œuvre.

52 Le travail de planification apparaît assurément comme le lieu où pourra s’exprimer toute l’intelligence analytique du subordonné pour proposer au chef des modes d’action vainqueurs. Cette façon d’éclairer le chef sur le champ des possibles, prend une acuité toute autre quand émerge une idée nouvelle, une proposition innovante, une solution originale.

53 Ce n’est certes pas que la nouveauté qui crée l’attrait pour l’innovation. Il s’agit en fait d’un gain possible, d’une ouverture réalisable, d’un avantage par rapport à l’autre, d’une solution.

54 N’importe quel grand manager d’entreprise revendiquera avec force que l’innovation est le moteur absolument indispensable de sa croissance. Sans innover, on finit par ne plus avancer, stagner, se faire distancer enfin par la concurrence et finir par disparaître.

55 Le chef militaire pourrait appliquer cela en matière notamment d’innovation technologique. Perdre son avance sur les autres en matière d’armes ou de systèmes, débouche, comme pour l’entreprise sur un déclassement et à terme la faillite, pour le militaire sur l’abandon capacitaire et à terme l’impossibilité d’assurer la mission.

56 Il faut tout de même mentionner que l’innovation, si attractive soit-elle, porte également une prise de risque, une déstabilisation « de l’ordre établi » et peut provoquer un rejet violent de la part des autorités en place. L’idée nouvelle dérange, dans tous les sens du terme.

57 En réalité l’innovation tactique ou opérationnelle se présente comme un champ à part, passionnant, trop long pour trouver place ici. Les plus grands stratèges militaires ont toujours su mettre à profit leur prodigieuse intelligence pour innover et créer ainsi la différence leur donnant la victoire.

58 Le propos ici se veut plus général, et montrer comment le chef militaire d’aujourd’hui peut (et doit) mobiliser son intelligence propre et l’augmenter. Les lignes qui vont suivre ne sont certainement pas à considérer comme des recettes pour s’améliorer, sous un habit de comportementalisme de très mauvais aloi. Non, les quelques idées ici exposées sont simplement la reprise des connaissances actuelles de ce qui permet d’augmenter ses capacités créatives, et de « muscler » son intellect.

59 Le premier principe, simple, est celui d’un nécessaire décalage, d’une mise en déséquilibre de ce qui est considéré comme avéré, pour le remettre en question et aller explorer d’autres possibles.

60 C’est le fameux doute de Michel de Montaigne. [11] Que sais-je en fait ?

61 Socrate avant lui portait la sagesse au niveau de « l’ignorance savante », c’est-à-dire ne jamais se satisfaire de la réponse donnée. Principe fondateur de la dialectique philosophique. Toujours remettre en question ce qui est considéré comme établi.

62 Cette mise en déséquilibre ne s’exerce que par une oscillation entre raison et passion. La passion emporte la réflexion vers des extrêmes parfois, la raison ramène le débat dans le champ du réel et du concret. S’il s’agit de dépasser les lignes oui, mais pas trop loin quand même. Pour le militaire cette dialectique singulière trouve toute son acuité dans la mise en symétrie de ses sentiments (courage, engagement, esprit de sacrifice, don de soi) avec sa raison (le devoir, la mission, l’éthique, le commandement…).

63 L’officier intelligent et créatif est donc un homme qui doute, cherche, s’interroge. Il prend le risque de décaler son cadre de pensée, raisonnablement, pour laisser ses passions et émotions lui suggérer des pistes à explorer ; la raison servant de garde-fou à d’hypothétiques utopies ou simplifications.

64 Mais là ne s’arrête pas son travail de mise en œuvre de ses capacités intellectuelles. Il doit, pardon pour le caractère trivial de l’expression, faire fonctionner aussi sa matière grise.

65 Nous avons vu que le cadre de son action tendait à l’enfermer dans un cadre de pensée assez contraint. Il n’en demeure pas moins qu’il doit impérativement développer une pensée autonome pour trouver des solutions créatives et innovantes aux problèmes de son niveau, et les proposer à ses supérieurs.

66 Notre monde contemporain est saturé d’informations et de technologies qui tendent à annihiler tout espace de réflexion pour le remplacer par du prêt à penser tout fait, disponible en abondance sur les portails de recherche informatique. Il incite à se méfier des « moteurs » logiques de la technologie numérique, de l’intelligence artificielle et de ses algorithmes qui désormais président à nos choix, guident, canalisent notre pensée.

67 Si l’officier veut penser, donc réfléchir, se créer une pensée autonome, il a d’abord besoin de s’isoler de tout le brouhaha ambiant. L’isolement est idéal pour se retrouver face à soi et se concentrer. L’exercice physique, et notamment la marche, a de très nombreuses vertus. [12] Il permet certes d’oxygéner le cerveau, donc d’améliorer ses capacités immédiates, mais il permet aussi et surtout de se retrouver dans un cadre changeant, où l’observation de l’environnement (et non d’un écran… l’écran stérilise la pensée…) suscite des observations, des questionnements, débouche sur une recherche, l’envie d’aller explorer quelque inconnu. Cet isolement peut être aussi un isolement cognitif. Se priver de toute influence externe, de toute « pollution » par un savoir antérieur, imposé par une machine ou sorti de l’imaginaire d’un autre, et réellement essayer de partir de la feuille blanche.

68 L’observation est une qualité fondamentale. Observer de tous ses sens, est le primum movens de toute démarche créative. Un certain Archimède de Syracuse, découvrit un principe de physique dit-on en observant sa savonnette. [13] Un autre physicien la gravitation universelle en observant la chute des pommes… Les grands chefs militaires, innovants, ont également été des observateurs. Voir ce qui se passe, le décortiquer, l’interroger, voilà le chemin pour dégager d’autres possibles.

69 Naturellement l’intellect a besoin d’outils pour figurer ces possibles. Ces outils sont essentiellement le savoir, le socle de culture générale personnelle et l’aiguillon de la curiosité.

70 Être enfermé dans un faisceau de connaissances tubulaires, propres à son exercice professionnel, ne débouche que rarement sur des pensées innovantes. En revanche, appuyer ses réflexions sur les domaines du savoir aussi vastes que les champs des neuf intelligences va permettre de mobiliser nombre d’images permettant de construire d’autres réalités. Un exemple : la résilience est un concept emprunté par les sociologues aux physiciens, (tout comme l’entropie) ; la voilure des premiers aéroplanes a été inspirée des ailes d’oiseaux, le vol des drones de celui de la libellule, etc.

71 Un des fondements de la créativité est donc la connaissance, la culture générale, le savoir.

72 Les étendre n’est pas seulement indispensable, c’est une absolue nécessité. [14] À défaut, le risque est bien connu : tourner en boucle sur quelques connaissances lointaines et vite obsolètes. Le meilleur moyen de régresser. La lecture (la vraie) quotidienne est à cet effet un outil indispensable.

73 Ce pourrait être la conclusion simple de ce propos.

74 Pour avancer, créer, il convient de douter, de questionner, se questionner, de chercher, d’explorer, d’augmenter ses connaissances, dans tous les domaines (méthode heuristique) et ainsi de se rendre capable de proposer une forme de jugement (au sens de sagesse) à la fois raisonnable et créatif.

75 Ce n’est peut-être que la seule chose qu’attend le chef de ses collaborateurs. Un « jugement » loyal et honnête. En tout état de cause, pour l’acteur, les voies sûres d’améliorer sa perception et ses possibilités de compréhension de notre monde, donc au-delà de mieux remplir sa mission. Pas rien, non ?

Notes

  • [1]
    Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, Paris, Félix Bonnaire, 1835.
  • [2]
    Charles Loyseau, Traité des ordres et simples dignitez, Paris, L’Angelier, 1610.
  • [3]
    L’article L4121-2 du Code de la défense garantit la liberté d’opinion et la liberté de religion des militaires français. Ces libertés connaissent néanmoins des restrictions liées au devoir de réserve : « Les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres. Elles ne peuvent cependant être exprimées qu’en dehors du service et avec la réserve exigée par l’état militaire. Cette règle s’applique à tous les moyens d’expression. Elle ne fait pas obstacle au libre exercice des cultes dans les enceintes militaires et à bord des bâtiments de la flotte. »
  • [4]
    Étienne de La Boétie, De la servitude volontaire, ou Le contr’un, Paris, 1836.
  • [5]
    A. de Vigny, Servitude et grandeur militaires, op. cit.
  • [6]
    Joseph de Maistre, Étude sur la souveraineté [1794], 1884.
  • [7]
    Il est intéressant de noter au passage que le mot ordre signifie également (depuis la Rome antique) un groupe d’individus ayant un statut social déterminé et règlementé.
  • [8]
    Si l’ordre est à l’origine l’arrangement des troupes sur le terrain, c’est aussi, en général de façon verbale ou par un document, une organisation, présentation des idées ou des faits de façon logique ou rationnelle (notamment dans le domaine du raisonnement, de l’argumentation). L’ordre donné par le chef militaire en est l’exemple parfait.
  • [9]
    Article D.4122-3 3e alinéa du code de la défense. « En tant que subordonné, le militaire […] 3° Ne doit pas exécuter un ordre prescrivant d’accomplir un acte manifestement illégal ou contraire aux règles du droit international applicable dans les conflits armés et aux conventions internationales en vigueur. »
  • [10]
    Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée, Paris, Plon, 1932.
  • [11]
    Michel de Montaigne, Essais, 3 tomes, Bordeaux, P. Villey et Saulnier, 1595.
  • [12]
    Marily Oppezo et Daniel L. Schwartz « Give your ideas some legs » in Journal of Experimental Psychology : Learning, Memory, and Cognition © 2014 American Psychological Association, Stanford University, 2014.
  • [13]
    Cette façon de découvrir, soit disant par hasard, quelque chose se nomme sérendipité.
  • [14]
    « À quoi sert d’avoir étudié quand on n’étudie plus ! », Alain, Propos sur le bonheur, Paris, Gallimard, 1925.
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