Couverture de STRAT_109

Article de revue

La nouvelle puissance maritime de la Chine et ses conséquences

Pages 169 à 196

Notes

  • [1]
    Selon Clausewitz, « les exemples historiques éclairent tout ; de plus ils ont un pouvoir démonstratif de premier ordre en matière de science empirique » (De la Guerre, Paris, éditions de Minuit, 1955, p. 171).
  • [2]
    Selon l’expression de Kishore Mahbubani, doyen à la Lee Kwan Yew School de Singapour et grand théoricien du déclin de l’Occident.
  • [3]
    Martin Motte (dir.), Les Larmes de nos souverains, Études marines n° 6, Paris, Centre d’études stratégiques de la Marine, 2014, pp. 69-76.
  • [4]
    http://www.janes.com/article/49879/china-working-on-second-carrier
  • [5]
    Les réserves de pétrole seraient de 28 à 213 milliards de barils (US EIA, mars 2008), ce qui correspondrait à 60 ans de la demande chinoise la plus optimiste. Les réserves de gaz naturel seraient de 3,79 .1012 m3 de gaz naturel (U.S. Geological Survey, juin 2010), soit plus de 30 années de consommation chinoise.
  • [6]
    C’est le titre du livre écrit par le principal architecte de la remarquable réussite de Singapour en quelques décennies, Lee Kuan Yew, le premier Premier ministre de la République de Singapour : From Third World to First : The Singapore Story, 1965-2000.
  • [7]
    Ce terme est utilisé ici dans son acception nucléaire. S’agissant de personnel, il s’agit d’avoir un volume suffisant d’hommes formés pour en permettre une gestion saine et durable avec des conditions d’entraînement telles qu’elles leur permettent de progresser, par analogie à une réaction nucléaire qui peut s’initier et s’entretenir quand la masse est critique.
  • [8]
    Le premier du type, rebaptisé Challenger, est en service depuis 1969 dans la Marine suédoise.
  • [9]
    Rajat Pandit, « Tangled in red tape, India’s submarine fleet sinking », Times of India, 9 juin 2013.
  • [10]
    Un exemple récent illustre cela. Le 26 mars 2010, la corvette sud-coréenne PCC 772 Cheonan est torpillée, probablement par un petit sous-marin nord-coréen, alors qu’elle patrouille dans une zone revendiquée par les deux pays qui sont toujours techniquement en état de guerre. Quarante-huit membres d’équipages sont tués. Si les présomptions concernant l’État responsable de l’attaque sont fortes, elles n’ont jamais été prouvées bien que l’épave ait été renflouée.

1Après avoir été du XIIe au XVe siècle la première puissance maritime mondiale, rayonnant sur le Pacifique ouest et l’océan Indien, l’Empire du Milieu a abdiqué toute ambition maritime forte. Pendant un demi-millénaire, il n’en a pas ressenti l’utilité économique et a redouté les échanges avec d’autres civilisations. Après la victoire des troupes communistes le 1er octobre 1949, la Chine va mener une stratégie prioritaire d’expansion terrestre au Tibet et de soutien des partis communistes voisins en Indochine et en Corée. Il est ensuite trop tard pour reprendre Taiwan et les îles encore sous domination nationaliste : elles sont protégées par les forces navales américaines, qui sont rapidement montées en puissance pour faire face au conflit coréen. En 1978, date du début de son ouverture économique, la Chine se développe grâce aux flux maritimes qui irriguent ses ports et les bassins d’activité qui en dépendent. Désireuse de retrouver une place de premier plan dans le concert des nations, retenant les leçons de sa très longue histoire [1] et ayant conduit une analyse rigoureuse de sa situation géopolitique actuelle, ses dirigeants font le constat que pour atteindre les objectifs politiques qu’ils lui ont fixés, elle doit devenir une grande puissance maritime. L’accession à ce statut lui impose de développer son industrie maritime, d’accroître les espaces maritimes qu’elle contrôle et de disposer de forces navales de premier rang, capables d’assurer sur tous les océans la protection de ses intérêts ainsi que son rayonnement. Elles doivent être suffisamment puissantes pour faire plier ses opposants sans qu’il soit nécessaire de les utiliser.

2La Chine prétend ne pas avoir de visées expansionnistes, mais ne vouloir que le juste retour sous son autorité de terres et de mers qui lui reviennent historiquement. Elle refuse de soumettre à une juridiction internationale les différends maritimes que sa conception territoriale d’une grande partie de la mer de Chine méridionale a générés avec les autres États riverains et préfère les traiter au cas par cas, de façon bilatérale. S’appuyant avant tout sur sa puissance maritime, elle s’emploie méthodiquement, avec ténacité et efficacité, à imposer une forme moderne et totale de Mare Nostrum asiatique, au risque de déstabiliser la région et de bouleverser l’équilibre mondial.

L’environnement maritime

3La façade maritime de la Chine est baignée du nord au sud par la mer Jaune qui sépare le pays de la Corée, par la mer de Chine orientale qui est délimitée à l’ouest par les îles Riu-Kyu et au sud par Taiwan et enfin par la mer de Chine méridionale. Elle n’est riveraine de celle-ci que dans sa partie nord. L’extrémité sud de cette mer aboutit aux détroits donnant accès à l’océan Indien et en particulier au détroit de Malacca, par lequel transitent chaque année plus de 70 000 navires transportant la plus grande partie des échanges des quatre grandes puissances économiques que sont le Japon, la Corée du Sud, la République populaire de Chine et la République de Chine (Taiwan).

Déclin et redressement de la Chine

4Les XIXe et XXe siècles ont marqué le déclin historique de l’économie chinoise qui, selon l’économiste anglais Angus Maddison, aurait représenté 32,9 % du PIB mondial en 1820, plaçant alors la Chine au premier rang mondial. Miné par de violentes luttes intestines et en butte aux interventions occidentales et japonaises de 1839 à 1911, l’Empire du Milieu va connaître un véritable démembrement sous l’effet des « traités inégaux » qui lui sont imposés. La Seconde Guerre mondiale et la prise de pouvoir communiste en 1949 aggravent encore la situation économique de la Chine. En 1952 son PIB n’est plus que de 5,2 % du PIB mondial. En 1978, année marquant l’ouverture économique du pays, il atteint son niveau le plus bas : 4,9 %.

5À partir de cette date, le redressement est spectaculaire. La Chine est devenue en 2012 le premier partenaire commercial, la deuxième destination des investissements étrangers, le premier pays manufacturier, le plus grand détenteur de réserves de change, la plus grande nation créancière et la deuxième économie mondiale. Ce dernier titre doit cependant être relativisé si l’on considère le PIB per capita, qui place la Chine au 87e rang mondial en raison de la taille de sa population.

6En octobre 2014, la Chine devient la première économie mondiale mesurée en termes de PIB de pouvoir d’achat ajusté. À la fin de la même année, avec 17 600 milliards de dollars, elle représente 16,5 % du PIB mondial, devançant les États-Unis d’Amérique dont la part s’élève à 16,3 %. Cependant, en termes relatifs, cette richesse ne représente que la moitié de ce qu’elle était en 1820. La Chine, qui aspire à reprendre non seulement son rang, mais aussi « la place au centre du jeu » qui était autrefois la sienne [2], entend poursuivre sa progression.

7Pourtant, le taux de croissance du PIB, qui a longtemps été à deux chiffres, est en baisse continue. De 2008 à 2012, il était en moyenne de 9,2 % par an. Il est passé successivement à 7,8 % en 2012 ; 7,5 % 2013 ; 7,4 % 2014 et devrait être de 7 % seulement en 2015. Cette diminution devrait se poursuivre inéluctablement pour n’être plus que de 6,8 % en 2016 et 6,3 % en 2019. Pire encore, dans un récent rapport, le Conference Board, un organisme d’études de l’entreprise, prévoit une baisse de la croissance à 4 % par an après 2020. Ces chiffres, qui feraient rêver les citoyens de toutes les nations ayant imposé les « traités inégaux » à l’Empire du Milieu, sont particulièrement alarmants pour les dirigeants chinois. Ils peuvent en effet remettre en question le modèle qui a permis le rétablissement de ce pays.

8Le 6 septembre 2011, le gouvernement chinois a publié un livre blanc intitulé Développement pacifique de la Chine. Rédigé en mandarin et en anglais, il définit les intérêts fondamentaux de la Chine (core interests) comme étant :

  • la souveraineté ;
  • la sécurité nationale ;
  • l’intégrité territoriale et la réunification du pays ;
  • le système politique de la Chine établi par la constitution ;
  • la stabilité sociale globale ;
  • les garanties fondamentales pour assurer un développement économique et social durable.

9Ce texte doit être lu à la lumière de l’histoire douloureuse d’un pays qui a toujours dû lutter contre des insurrections. Pendant le seul xixe siècle, elles ont fait des millions de victimes, un bilan largement supérieur aux pertes subies du fait des envahisseurs étrangers. Se conjuguaient alors rébellions sécessionnistes et révoltes contre la dynastie mandchoue des Qing. Parmi les premières, il faut citer, de 1855 à 1873, la révolte du peuple Miao dans le sud du Hunan et Guizhou ; de 1856 à 1873, la révolte des musulmans Panthay dans le Yunnan ; de 1862 à 1878, les grandes révoltes musulmanes du Xinjiang et des trois provinces occidentales bordant la Mongolie. Les secondes comprennent entre autres le soulèvement en 1813 de la société secrète des Huit Trigrammes ; au début du siècle, celui de la confrérie des Triades qui veulent restaurer la dynastie Han des Ming ; de 1854 à 1856, la révolte des Turbans rouges dans le Guandong ; de 1851 à 1864, la révolte des Nian dans le nord Shandong et enfin, de 1851 à 1864, la révolte des Taiping dans le sud puis le centre du pays qui a ravagé cette province et dévastée plus de 600 villes.

10Le xxe siècle fut tout aussi violent, sinon plus encore ; la prise de pouvoir communiste et le règne de Mao seraient responsables de la mort de 60 millions de Chinois. Ces violences internes ont entraîné en grande partie la déchéance du pays, un fait parfaitement intégré par les dirigeants chinois actuels. Ils ont compris que seule la croissance économique peut garantir la stabilité sociale, préalable indispensable à la non-remise en cause d’un système politique fort, lui-même considéré comme nécessaire pour mener à bien des projets de grande envergure nécessitant un soutien politique continu sur de longues périodes. Il existe donc un pacte tacite en Chine entre le peuple et le pouvoir, système qui permet au premier de s’enrichir à condition de ne pas remettre en cause le second. Ce pacte est susceptible d’être rompu au cas où la prospérité économique ne serait plus assurée avec une vigueur suffisante.

11Au xviiie siècle, époque où l’empire Qing atteint son apogée, les limites du pays incluent la Mandchourie, la Mongolie extérieure, le Tibet et Taiwan. Sa suzeraineté s’étend sur la Corée, les îles Ryu Kyu (aujourd’hui japonaises), la mer de Chine orientale et la mer de Chine méridionale, le Sabah (aujourd’hui malaisien), toute la péninsule indochinoise, la Malaisie, la Birmanie, le Bhoutan et le Népal ainsi qu’une part importante de l’Afghanistan. Ce sont principalement les échanges au sein de cette sphère d’influence – auxquels il faut ajouter les comptoirs jalonnant les routes de la soie, terrestre et maritime – qui permettent alors à la Chine d’atteindre un niveau de prospérité exceptionnelle. Il est intéressant de comparer cette carte ancienne à celle que présente un atlas chinois actuel. L’invasion du Tibet a permis à la Chine de recouvrer en grande partie ses frontières terrestres d’antan. Il lui manque encore la Mongolie extérieure, pays enclavé et pauvre, mais surtout Taiwan qui est inclus dans la « ligne en dix traits » par laquelle elle s’octroie la plus grande partie de la mer de Chine méridionale pour des raisons historiques, en dépit du droit de la mer qu’elle a pourtant ratifié. Ce faisant, elle remplit l’objectif du troisième des intérêts fondamentaux décrits dans son livre blanc : l’intégrité territoriale et la réunification du pays.

Le « dilemme de Malacca » et la nécessité de redevenir une puissance maritime

12Comment expliquer cette volonté d’intégrer dans les limites de ses frontières nationales une zone maritime de plus de 3 millions km2, au mépris du droit international ? En 1978, les dirigeants chinois ont compris que le développement économique du pays passait par son ouverture. Il ne lui est plus possible de reprendre la place qu’il convoite en vivant en autarcie. Son expansion économique dépend de ses échanges avec le reste du monde. Véritable île géopolitique en raison de relations géographiques ou politiques difficiles avec ses voisins – inimitiés historiques importantes avec le Vietnam, l’Inde, la Russie, les États musulmans –, la Chine commerce principalement avec le reste du monde par l’intermédiaire de ses ports. Elle a très vite compris l’importance économique de la mer, qu’elle avait en grande partie occultée pendant plus de trois siècles. Devenue la première usine du monde, elle importe par voie maritime ce dont elle a besoin : flux énergétiques qui lui apportent charbon, pétrole et gaz naturel, flux de matières premières nécessaires à l’alimentation de son industrie. Elle importe également des denrées alimentaires – ressources halieutiques et produits de l’agriculture. En retour, elle exporte ses produits manufacturés. Par ailleurs, elle exploite les ressources minières offshore et se prépare à exploiter les ressources génétiques marines très prometteuses à moyen terme. Toutes ces activités reposent sur une industrie maritime de tout premier ordre qui, en 2013, représentait déjà 10 % du PIB national.

13L’analyse géopolitique de la Chine montre que cette ouverture indispensable aux espaces maritimes est contrainte par la situation géographique du pays, dont les côtes sont toutes baignées par l’océan Pacifique alors que les flux passent principalement par l’océan Indien. C’est ce qui a conduit le président Hu Jintao à formuler le 23 novembre 2003 le concept de « dilemme de Malacca ». Il constate que le détroit de Malacca est le centre de gravité du développement de la Chine. Son ouverture est la condition indispensable à la poursuite de la croissance économique du pays, elle-même gage de la paix sociale et donc de la stabilité politique du pays par la non-remise en cause de la légitimité du Parti communiste chinois. Or, les menaces pesant sur le détroit sont multiples et il se situe entièrement hors de la zone d’action chinoise. Il s’agit en particulier des risques de piraterie (c’est en 2015 la zone au monde où elle est la plus active) et du terrorisme maritime islamiste (plusieurs alertes ont même conduit le Joint War Committee de la Lloyd’s Market Association à le classer « war risk zone » en 2005). La menace la plus importante est cependant celle d’une fermeture du détroit par des puissances rivales, en particulier américaine, à titre de rétorsion en cas d’attaque de Taiwan, ou d’une limitation de la liberté de navigation, par exemple.

14En raison de son éloignement, le détroit de Malacca échappe complètement à la puissance continentale de la Chine. C’est pourquoi, le 8 novembre 2012, le président Hu Jintao appelle la Chine à devenir une « puissance maritime » (Sea Power) : Pékin se doit de « défendre résolument ses droits et ses intérêts maritimes » et entend défier la puissance américaine. Son successeur, le président Xi Jinping, s’inscrit dans la continuité et, le 30 juillet 2013, appelle à son tour à des efforts pour faire de la Chine une puissance maritime. Il note à cette occasion qu’au xxie siècle, les océans et les mers jouent un rôle capital dans le développement économique et l’ouverture d’un pays. Il met en outre l’accent sur leur importance croissante dans la concurrence politique, économique, militaire, scientifique et technologique.

15Ce concept de puissance maritime n’est pas nouveau. Il a entre autres été théorisé en 1845 par le stratégiste naval français Lapeyrouse-Bonfils qui, selon Martin Motte, fut plagié par l’amiral américain Mahan dans son livre The Influence of Sea Power upon History[3]. Le choix des mots et le fait que les discours de Hu Jintao et Xi Jinping ont été publiés simultanément en anglais et en mandarin montre que c’est bien cette acception mahanienne du terme qui a été retenue par les deux présidents. Ses domaines constitutifs sont au nombre de cinq : géographie ; économie et finances ; industrie ; politique ; force militaire. Appliqués à la Chine, ils montrent qu’elle est effectivement une grande puissance maritime, bien qu’elle souffre de vulnérabilités résiduelles.

  • Géographie : le pays dispose d’excellentes interfaces terre/mer (ports, terminaux, hinterlands), mais pâtit d’un fort enclavement. Son domaine maritime comparé à sa superficie continentale est faible : le rapport des zones économiques exclusives augmentées des eaux territoriales sur la surface du territoire terrestre n’est que de 0,4 alors qu’il est de 1,2 pour les États-Unis d’Amérique, de 12 pour le Japon et de 17,2 pour la France. Enfin, aucune des îles qui constituent la première ligne au large de ses côtes ne lui appartient.
  • Économie et finances : outre la qualité de son économie, la Chine dispose d’excellentes capacités de financement qui lui permettent de prendre l’initiative de créer la nouvelle banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB), le Fonds pour la route de la soie dotée de 40 milliards de dollars et de participer à la nouvelle banque de développement des BRICS installée à Shanghai.
  • Industrie : la Chine dispose de la première industrie maritime au monde. Son système éducatif efficace et l’envoi d’un grand nombre d’étudiants dans les universités étrangères lui permet de disposer de ressources humaines et techniques de bonne qualité.
  • Politique : sa constitution assure une stabilité gouvernementale propice au développement de grands projets. Les présidents restent dix ans en place. Toutefois, l’isolement politique et les séquelles de l’histoire la confrontent à de nombreux différends avec ses voisins.
  • Force militaire : la Chine est une puissance nucléaire ; elle dispose de la deuxième marine de guerre au monde en tonnage, dont l’efficacité progresse continûment. Elle reste cependant loin des standards opérationnels occidentaux. Ses forces sous-marines, en particulier, manqueraient encore d’efficacité. Mais elle déploie une diplomatie navale très active.

16En résumé, la Chine manque de matières premières nécessaires à sa croissance économique et, à terme, à son autosuffisance alimentaire ; son développement dépend de l’outre-mer. Île géopolitique, elle n’a pas d’alliés fiables à ses frontières terrestres longues de 22 000 km. Ses 18 000 km de côtes constituent la seule ouverture sûre vers le monde extérieur. Cependant, l’essentiel de son trafic maritime doit passer par des détroits qu’elle ne contrôle pas, notamment le détroit de Malacca, centre de gravité de son développement économique. Enfin, elle manque d’espaces maritimes stratégiques.

17La réponse géostratégique à ces défis se fait en plusieurs étapes. Tout d’abord, à défaut de contrôler directement le détroit de Malacca, la Chine peut être présente en force sur les espaces maritimes situés de part et d’autre : la mer de Chine méridionale et l’océan Indien. Ensuite, elle a besoin d’acquérir de l’espace stratégique dans l’océan Pacifique en cassant la continuité de la première chaîne d’îles auxquelles appartiennent Taiwan et les îles Diaoyu (Senkaku). En parallèle il lui faut développer des routes alternatives à Malacca pour réduire sa dépendance à l’égard de ce détroit. Pour cela, elle s’intéresse de près à l’ouverture du passage du Nord-Est et multiplie les projets de flux énergétiques avec ses voisins. Tous ces objectifs requièrent une marine de guerre équilibrée et puissante. La Chine y travaille méthodiquement.

La puissance navale de la Chine

18Le rédacteur des Flottes de combat 1982 qualifiait la marine chinoise de marine de défense côtière. L’édition 1992 la plaçait au 10e rang mondial. Selon les Flottes de combat 2012, elle occupe le 3e rang mondial en tonnage et est en passe de surclasser la marine russe. Elle n’est pas seule à agir en mer. Elle peut s’appuyer sur des forces maritimes paramilitaires nombreuses et bien coordonnées. Elle travaille aussi en coordination avec l’armée de l’air ainsi qu’avec le 2e corps d’artillerie, une armée indépendante chargée de mettre en œuvre les missiles nucléaires lancés à partir de la terre, en particulier le nouveau système balistique à phase terminale hyper véloce DF-21D (anti-ship ballistic missile – ASBM), surnommé « tueur de porte-avions ».

19Le rôle dévolu à la marine s’est singulièrement développé avec l’ouverture économique de la Chine et la prise de conscience du « dilemme de Malacca ». Sa première mission consiste à assurer la souveraineté nationale avec les autres forces armées. C’est elle qui serait directement concernée par les opérations de conquête de certaines îles de la première chaîne, dont bien évidemment Taiwan et les îles Diaoyu (Senkaku). Il lui revient non seulement de protéger le domaine maritime, mais aussi de prendre le contrôle des zones dites d’intérêt vital, comme la partie de la mer de Chine méridionale délimitée par la « ligne en 10 traits ». Cela explique l’importance particulière donnée aux moyens amphibies.

20Elle joue également un rôle de premier plan dans la volonté politique de poursuivre une croissance économique forte et stable. C’est à elle que revient la tâche d’assurer la liberté des activités nationales en haute mer afin de pouvoir intervenir sur tous les océans du globe. Il s’agit d’établir et d’assurer la sûreté et la sécurité des flux maritimes mondiaux aboutissant en Chine. Pour cela, elle s’appuie sur un chapelet de terminaux qui jalonnent la route maritime entre la mer de Chine méridionale et la Méditerranée. Appelé « collier de perles » par les Américains, il correspond de fait au tracé de la « Nouvelle route maritime de la soie » décidé en 2013 par le président Xi Jinping.

21Enfin, la marine chinoise doit acquérir le prestige, en particulier dans le domaine nucléaire, que l’on attend d’une puissance de rang mondial. Outre la capacité à mettre en œuvre tous les types de bâtiments complexes constitutifs d’une marine de premier rang, elle conduit une diplomatie navale particulièrement active depuis 2008. Dans ce domaine, elle pratique l’assistance humanitaire en Afrique, Asie, Amérique du Sud et dans les îles du pacifique avec son navire-hôpital Arche de Paix ; participe à la lutte contre la piraterie en océan Indien sans interruption depuis 2008 ; use de la politique de la canonnière aux besoins et participe à l’évacuation de ses nationaux en Libye en 2011, puis au Yémen en 2015. C’est à Aden que, pour la première fois, elle aide d’autres pays en évacuant leurs ressortissants au cours d’une crise internationale. Ces opérations ont été menées le 29 mars et le 2 avril 2015 par les bâtiments du 19e groupe d’escorte – 2 frégates et un pétrolier ravitailleur – qui assure la permanence de la lutte contre la piraterie en océan Indien.

22La marine de guerre chinoise est équilibrée. Elle dispose d’un porte-avions, de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins et de sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire ainsi que diesel-électrique. Elle arme également un grand nombre de frégates et une composante amphibie importante. Elle n’a pas négligé la logistique avec 18 bâtiments de soutien en 2012. À cette date, son personnel comprend 255 000 hommes, dont 25 000 dans l’aéronavale, 28 000 dans la défense côtière et 8 000 fusiliers marins.

23La marine est articulée en trois flottes de puissance comparable dont les états-majors sont respectivement à Qindao pour la flotte de la mer du Nord, Ningbo pour celle de la mer de l’Est et Zhanjiang pour la flotte de la mer du Sud (il s’agit de l’ancien Fort Bayard français de 1898, rétrocédé à la Chine en 1946). C’est à cette dernière flotte que sont à présent rattachés les SNLE qui opèrent à partir de Sanya, leur nouvelle base en partie souterraine, installée dans le sud de l’île de Hainan. Cette force océanique stratégique ne comprend qu’un sous-marin relativement ancien de type Xia et quatre Jin (deux autres seraient en cours de construction). Le premier SNLE, réputé bruyant, effectuait ses patrouilles dans le golfe fermé, mais aussi très encombré de Bohai, à proximité immédiate de Dalian, en application du concept du bastion cher aux Soviétiques. La nouvelle base située au nord de la mer de Chine méridionale présente l’avantage d’être située à proximité immédiate des grands fonds. La ligne de sonde des 200 m n’est qu’à 30 milles nautiques de la côte, celle des 500 m à 54 milles nautiques, ce qui permet au sous-marin de pouvoir plonger deux heures seulement après avoir appareillé. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la ligne « en dix traits » qui limite la zone revendiquée par la Chine couvre la totalité des grands fonds de la mer de Chine méridionale, une raison supplémentaire de vouloir en prendre le contrôle. Enfin, la présence d’aéroports sur les îles de Woody Island aux Paracel et de Fiery Cross (en cours de construction) aux Spratly permet à la marine chinoise d’assurer une surveillance aérienne serrée de cette zone de patrouille et de pouvoir apporter un soutien aux sous-marins en cas de besoin.

24Les forces sous-marines d’attaque chinoises sont en croissance rapide avec 68 unités, dont 9 nucléaires, en 2014. Elles conservent au fil des ans un rapport de six entre le nombre de sous-marins classiques et celui des SNA (59 pour 9). Selon le rapport annuel édité par le Pentagone en 2015, ils devraient être respectivement de 63 et 11 en 2020.

25Toutes les grandes puissances navales disposent de sous-marins à propulsion nucléaire et de porte-avions. La Chine a été particulièrement marquée par la crise du détroit de Taiwan. Du 21 juillet 1995 au 23 mars 1996, elle tire des missiles dans les eaux territoriales taïwanaises. Puis, du 15 au 25 août 1995, des exercices navals de grande envergure sont menés dans la zone, menaçant explicitement d’une invasion la République de Chine. En mars 1996, les États-Unis déploient en Asie deux groupes aéronavals autour des porte-avions USS Independence et USS Nimitz. Ce message clair de soutien à Taiwan met fin à la démonstration des forces chinoises, qui ne sont pas en position de combattre un adversaire de ce niveau.

26Cette intervention rappelle à la Chine l’importance des porte-avions américains pendant la guerre de Corée. Elle la convainc définitivement de s’en doter malgré les difficultés technologiques, logistiques et opérationnelles que représentent ces bâtiments de combat extrêmement complexes. Officiellement acheté à l’Ukraine en 2000 par un homme d’affaires de Macao pour être transformé en casino flottant, l’ex porte-avions russe Variag, rebaptisé Liaoning – du nom de la province frontalière avec la Corée du Nord –, est achevé aux chantiers de Dalian. Il effectue une première sortie d’essais à la mer du 9 au 14 août 2011. Pour accélérer la mise au point du système d’armes, une plate-forme d’essais est construite à terre, au centre d’expérimentation navale de Wuhan ; elle permet l’entraînement des pilotes à l’appontage et au décollage. Les avions utilisés sont les intercepteurs J 15, copies chinoises du SU 33 russe. Le porte-avions est admis au service actif le 25 septembre 2012 et rejoint Qindao, son nouveau port base. Il poursuit depuis son évaluation militaire. Forts de cette première expérience, la Chine envisagerait de se doter d’au moins deux autres porte-aéronefs. Le 10 mars 2015, le vice commissaire politique de la marine, le contre-amiral Ding Haichun, confirme que la construction d’un premier porte-avions de conception purement nationale a bien commencé [4].

27Le besoin de pouvoir desserrer l’emprise de la première ligne d’île et de contrôler la mer de Chine méridionale a conduit la marine chinoise à développer l’ensemble des types de bâtiments amphibies nécessaires pour mener à bien cette tâche. Alors que le porte-hélicoptères d’assaut japonais Izumo de 24 000 tonnes est lancé à Yokohama le 6 août 2013, un communiqué chinois du 26 août 2013 – moins de trois semaines plus tard – annonce la construction à Shanghai d’un bâtiment de même type déplaçant 35 000 t, dont l’admission au service actif est prévue en 2015. Cet exemple permet de souligner la méthode de maîtrise de la conception systématiquement appliquée par la marine chinoise et que l’on retrouve dans tous les développements de projets majeurs : pour éviter tout risque d’erreur, elle aligne ses choix technologiques sur ceux de ses principaux adversaires, faute de pouvoir s’appuyer sur les conseils d’un grand allié. Enfin, la Chine a développé quatre aéroglisseurs géants Zuhr pouvant emporter jusqu’à 500 hommes ou 8 engins blindés à la vitesse moyenne de 50 nœuds ; ils permettent de traverser le détroit de Taiwan en moins de deux heures. Selon le rapport taiwanais d’évaluation de la défense de 2013, la République populaire de Chine aurait les moyens suffisants pour prendre l’île dès 2020.

28La Chine dispose également de forces paramilitaires, les « Dragons maritimes ». Initialement composés de cinq corps distincts, ils ont été réorganisés le 9 juillet 2013 quand quatre d’entre eux ont été regroupés au sein du nouveau corps des garde-côtes. Ils disposent de bâtiments dont certains peuvent déplacer plus de 5 000 tonnes. Seule l’administration de la sécurité maritime du ministère des Transports a conservé son indépendance.

29Enfin, héritière de la tradition maoïste, la Chine dispose également d’une milice maritime très importante composée de navires de pêche et de marins civils ayant reçu une formation militaire doublée d’une éducation politique. Ses missions comprennent le secours en mer, la collecte de renseignements, le mouillage de mines, les débarquements sur les îles pour y manifester la souveraineté nationale, la guérilla maritime, le tir de missiles antiaériens, etc. Loin d’être négligeable, cette force d’appoint, qui s’appuie sur la plus importante flotte de pêche au monde, est systématiquement utilisée dans toutes les confrontations. Ce sont les bateaux de la milice maritime qui ont débarqué des « civils » venus « spontanément » manifester sur les îles et les îlots faisant l’objet de différends maritimes ; ce sont encore eux qui ont cherché à couper les antennes de détection en très basse fréquence remorquées par les navires de renseignements américains T-AGOS en mer de Chine ; ce sont toujours eux qui, en 2014, ont été utilisés pour repousser les bateaux vietnamiens qui voulaient s’opposer à la présence d’une plate-forme de forage dans les eaux contestées entre les deux pays. Le Vietnam est d’ailleurs le seul autre pays de la région à disposer d’une milice maritime. C’est ce qui a conduit à de nombreux abordages au cours desquels les chalutiers chinois avaient l’avantage d’une coque métallique sur ceux de leurs adversaires, le plus souvent en bois.

Des visions économiques concurrentes

30En raison des implications de la puissance maritime pour son économie et, partant, pour sa stabilité sociale et politique, la Chine doit user des moyens dont elle dispose afin de se prémunir des menaces que fait peser son principal compétiteur, les États-Unis d’Amérique. C’est d’abord le cas en ce qui concerne les projets économiques. Outre la liberté totale de navigation, les États-Unis veulent promouvoir le TransPacific Partnership (TPP), un accord commercial de libre-échange entre 12 pays situés de part et d’autre du Pacifique et qui représentent ensemble 36 % du PIB mondial, mais dont la Chine est exclue. La vision chinoise, très différente, propose un accord de libre-échange pour l’Asie-Pacifique (FTAAP), placé sous l’égide de l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation), qui serait mieux adapté à des économies en développement et donc plus acceptable par la plupart des États de la région.

31En octobre 2013, la Chine propose la réactivation la « Route maritime de la soie ». L’expression est réapparue au printemps 2011 avec le projet de connexion routier et ferroviaire entre la Chine et l’Europe, alors baptisé « Nouvelle route de la soie ». Proposée par le président Xi Jinping, l’initiative de la « Route maritime de la soie » vise à relier le Pacifique, l’océan Indien et l’Atlantique en incluant le Moyen-Orient, présenté comme étant au carrefour des flux commerciaux internationaux et des échanges culturels, mais probablement aussi parce que c’est la principale région de production des hydrocarbures importés par la Chine. Un fonds de 40 milliards de dollars a été activé en février 2015 pour fournir des capacités d’investissement et de financement aux économies et aux acteurs privés tout au long de cette route. Il s’agit de développer des zones de libre-échange qui seront constituées en réseau pour stimuler la collectivité régionale préconisée par la Chine et ses voisins. Le 9 novembre 2014, le président chinois précise que l’objectif visé est de « briser le goulot d’étranglement de la connectivité » en Asie. Cette phrase résonne comme une réponse au « dilemme de Malacca ». Le 25 mars 2015, le président chiffre les objectifs : « Nous espérons que le volume d’échanges annuels entre la Chine et ces pays dépassera 2 500 milliards de dollars d’ici dix ans ». À titre de comparaison, le commerce de la Chine avec l’Union européenne en 2013 s’élevait à 466 milliards de dollars.

Les différends maritimes

32Cette volonté de la Chine de sortir de l’enclavement territorial dans laquelle l’héritage très défavorable du xixe siècle et du début du xxe siècle l’a placée se heurte à l’ordre imposé dans le cadre de l’ONU après la Seconde Guerre mondiale. La Loi de la mer de 1982, bien que signée et ratifiée par la Chine, ne lui permet pas de briser le carcan matérialisé par la première ligne d’îles longeant ses côtes, auquel il faut ajouter le problème posé par les détroits indonésiens, à commencer par celui de Malacca. S’affranchir de ces contraintes sans renier les accords conclus impose à la Chine d’innover en faisant appel à l’Histoire pour asseoir sa légitimité sur Taiwan et la mer de Chine méridionale : elle considère que les lois internationales promulguées par l’ONU, comme la convention de Montego Bay de 1982, ne sauraient s’appliquer au territoire national. Elle s’appuie en conséquence sur un argumentaire contestable pour justifier sa pleine propriété des îles Diaoyu (Senkaku), de Taiwan et d’une grande partie de la mer de Chine méridionale. Cela crée des différends maritimes et territoriaux avec tous les pays voisins.

33En mer de Chine orientale, le conflit porte principalement sur les îles Diaoyu. Le 10 septembre 2012, le gouvernement japonais décide d’acheter trois des cinq îles à leur propriétaire japonais. Le 25 septembre 2012, la Chine – et Taiwan qui sur ce point sont en parfaite communauté de pensée– conteste cette décision et multiplie les incursions des « Dragons maritimes » et de la milice dans les eaux territoriales des îles. Les Japonais envoient leurs garde-côtes et il s’ensuit une série d’échauffourées violentes. Des avions chinois pénètrent dans l’espace aérien des îles, ce qui oblige les chasseurs japonais à décoller à plusieurs centaines de reprises pour les intercepter. La réponse vient le 25 septembre 2012 par le biais d’un Livre blanc dans lequel la Chine affirme que les îles sont partie intégrante de son territoire :

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Diayu dao est un territoire appartenant à la Chine depuis les temps anciens et elle y possède une souveraineté incontestable… Le gouvernement chinois a la détermination inébranlable et la volonté de maintenir la souveraineté territoriale de la nation. Il a la volonté et la capacité d’assurer la souveraineté de l’État et de la Chine ainsi que son intégrité territoriale.

35La situation se durcit encore quand, le 27 avril 2013, le ministère des Affaires étrangères chinois utilise pour la première fois à propos de ces îles l’expression « core interest », c’est-à-dire « intérêt vital », une expression jusqu’alors réservée à Taiwan, au Tibet et à la région autonome ouïgour du Xingjiang. Cependant, la façon dont est exprimé le propos (tenu par un simple porte-parole) et son absence de réitération laissent planer à dessein une forte ambiguïté sur le sujet. L’escalade atteint un niveau critique en janvier 2013, quand des frégates chinoises verrouillent leurs conduites de tir sur des bâtiments de guerre japonais, le 19 sur un hélicoptère et le 30 sur un destroyer navigant en haute mer. Bien que les règles d’engagement en pareille circonstance prévoient souvent de répondre par un tir immédiat, les Japonais gardent leur sang-froid et ne répliquent pas.

36Cet incident grave a deux conséquences qui montrent que les parties en présence veulent éviter tout dérapage incontrôlé. Le 9 mars 2013, le Premier ministre japonais ordonne à sa marine de guerre d’adopter dorénavant une attitude non provocante en restant hors de vue des forces chinoises ; quelques mois plus tard, le 9 juillet 2013, les Chinois réorganisent les « Dragons maritimes » en regroupant quatre d’entre eux sous un commandement unique dans le cadre nouveau des garde-côtes. Cependant, la situation s’aggrave à nouveau quand, le 23 novembre 2013, la Chine instaure unilatéralement une zone d’identification de la défense aérienne qui englobe les îles objets du différend. Cette zone empiétant sur celle de la Corée du Sud, ce pays réagit en étendant également la sienne, ce qui complique encore plus la situation en mer de Chine orientale.

37Enfin, le 23 avril 2014, le président américain Obama, en visite d’État au Japon, affirme pour la première que les îles Senkaku sont couvertes par le traité de sécurité qui oblige les États-Unis à défendre le Japon s’il venait à être attaqué. La situation est très tendue et exacerbe le nationalisme de part et d’autre. C’est dans ce contexte que le Premier ministre japonais Abe annonce vouloir modifier la constitution du Japon de façon à permettre aux forces japonaises de combattre aux côtés de leurs alliés à l’étranger, ce qui constitue une première depuis la fin de la seconde guerre mondiale. En parallèle, le budget japonais de la défense est porté à 42 milliards de dollars, en augmentation de 2 % par rapport à 2014. Il s’agit de la troisième année consécutive de hausse après plus de 10 années de décroissance. Un nouvel accord de défense avec les États-Unis d’Amérique doit être négocié fin avril 2015.

38La situation est également tendue entre la Chine et la Corée du Sud en raison d’un différend maritime portant sur Ieodo, une roche immergée. La création d’un groupe de travail sino-coréen est décidée en juillet 2014 et il se réunit pour la première fois le 29 janvier 2015. Il a pour mission de résoudre les questions litigieuses sans se limiter à la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Ce dernier point est en soi une victoire pour la Chine puisqu’il accepte le mode de règlement des problèmes qu’elle préconise. Les deux pays conviennent que la station de recherche scientifique établie sur la roche Ieodo par la Corée du Sud relève de pourparlers sur les frontières maritimes plutôt que d’un différend territorial. Les relations sur mer entre garde-côtes coréens et pêcheurs chinois restent cependant extrêmement difficiles, au point que des morts d’hommes sont à déplorer régulièrement ; des pêcheurs chinois meurent en 2010, 2012 et 2014 ; des garde-côtes coréens sont poignardés en mars et décembre 2011 et quatre sont blessés en avril 2012.

39En mer de Chine méridionale, la situation est encore plus complexe, car elle implique presque tous les États riverains. Pour faire valoir ses droits historiques, la Chine s’appuie sur une carte établie en 1946 par le géographe Zheng Zihue. C’est elle qui a servi de base au tracé de la ligne « en neuf traits » originale, le 14 avril 1947, au ministère de l’Intérieur du Guomindang. La Chine communiste s’inscrit donc dans la continuité de la Chine nationaliste, partageant ainsi l’approche de la République de Chine (Taiwan). La première introduit cependant un nouveau concept, celui de « territoire national bleu » : en conséquence, les cartes des atlas édités en Chine font apparaître les « neuf traits » (ou « dix traits » à partir de 2013, le dernier englobant Taiwan) avec la même symbolique que celle des frontières terrestres du pays. Ce tracé, qui englobe une zone de haute mer, empiète aussi sur les zones économiques exclusives du Vietnam, de l’Indonésie, de la Malaisie, de Brunei et des Philippines. Il englobe enfin les îles Paracel, les Spratly et le banc Scarborough, tous revendiqués par plusieurs États.

40L’intérêt pour la Chine de posséder cet espace maritime est multiple. Nous avons déjà vu son importance pour ce qui concerne la dissuasion nucléaire chinoise et le contrôle des approches orientales du détroit de Malacca et, partant, de tous les flux à destination des ports chinois, taiwanais, japonais et sud-coréens. À cela il faut ajouter l’intérêt de la Chine pour les ressources halieutiques et pour les réserves d’hydrocarbures que la zone recélerait [5]. L’accès à ces ressources est très important pour elle, puisqu’elle est devenue importatrice nette de pétrole en 1993 et première consommatrice d’énergie au monde en 2010. Depuis septembre 2013, elle est aussi la première importatrice de pétrole au monde.

41Confrontée à une situation complexe et refusant d’appliquer la convention de Montego Bay, la Chine pratique une stratégie du « saucissonnage ». Selon Robert Haddick, un consultant auprès de l’État-major des forces spéciales américaines, « le saucissonnage consiste en une lente accumulation de petites actions dont aucune ne peut constituer de casus belli, mais qui, au fil du temps, conduisent à un changement stratégique majeur ». Pour cela, la Chine a créé en 2009 un bureau réservé aux conflits territoriaux et maritimes. En s’appuyant sur la montée en puissance de ses forces armées, au premier rang desquelles sa marine, elle espère pouvoir atteindre sans heurt ses objectifs. Elle prend petit à petit le contrôle des récifs et des îles de la mer de Chine nationale, accroît sa présence et consolide ses revendications. Pour morceler l’opposition, elle n’accepte de traiter qu’à titre individuel avec chacun des pays concernés, dont aucun n’a de puissance qui approcherait seulement la sienne. De façon à accroître la pression et ne pas laisser ses opposants s’organiser, elle déroule un programme systématique que rien ne semble pouvoir ralentir.

42Le 29 novembre 2013, le gouvernement chinois prend de nouvelles mesures unilatérales de contrôle de la pêche en mer de Chine méridionale. Il les annonce le 3 décembre de la même année dans les médias chinois et les rend effectives à partir du 1er janvier 2014. La zone concernée recouvre presque parfaitement la ligne « en dix traits ». Les navires de pêche autres que chinois ne peuvent y opérer sans accord préalable des autorités chinoises. Les sanctions pour tout navire violant ces directives sont la reconduite hors de la zone, la confiscation des prises, éventuellement une amende pouvant atteindre 82 600 US $ ; dans certains cas, les bateaux pourront être séquestrés et les équipages livrés à la justice chinoise. Ces mesures sont totalement injustifiées au regard du droit international et les sanctions insupportables pour des pêcheurs pauvres d’Asie du sud-est.

43Parallèlement, la marine chinoise prend possession d’un certain nombre d’îles et de hauts-fonds. Après remblayage, elle les transforme en îles artificielles et construit des ports sur certains d’entre eux, ainsi qu’au moins un premier aérodrome sur le haut-fond de Fiery Cross, qui est pratiquement situé au centre géographique de la mer de Chine méridionale. Devant le tollé international, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois déclare le 9 avril 2015 :

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Nous construisons des abris, des aides à la navigation destinées à la recherche et au sauvetage ainsi que des stations de météorologie marine au service de la pêche et d’autres services administratifs agissant pour la Chine et les pays voisins. Les îles et les récifs répondront également aux besoins de la défense militaire de la Chine. La construction est entièrement faite dans le cadre de la souveraineté de la Chine. Elle est juste, raisonnable et légitime ; elle n’affecte pas et n’est dirigée contre aucun pays. Elle est irréprochable.

45Cette déclaration est une fin de non-recevoir à toute récrimination. Elle est particulièrement importante, car c’est la première fois que la Chine reconnaît vouloir faire un usage militaire des îles Spratly.

46C’est encore l’histoire qui permet d’expliquer la différence des réactions selon les pays riverains. Le cas du Vietnam, autre pays communiste, est particulièrement intéressant. Malgré le partage d’un même type de régime politique, une inimitié millénaire perdure entre les deux États dont le plus petit a été le vassal de l’autre jusqu’à la colonisation française. Après cette période, la Chine a soutenu le Vietnam pendant sa guerre contre les États-Unis. En 1974, elle a pris possession des îles Paracel, alors occupées par des forces sud-vietnamiennes. En 1975, la guerre américaine terminée, elle ne rétrocède pas ces îles à Hanoi qui se rapproche de Moscou en raison du soutien de Pékin aux Khmers rouges. En 1979 éclate une guerre de frontières entre les deux États au cours de laquelle des milliers de soldats sont tués. En 1988 enfin, une confrontation a lieu pour la possession de l’îlot de Fiery Cross au cours de laquelle environ 70 marins vietnamiens sont tués.

47Ce lourd contentieux peut expliquer la réaction particulièrement vive du Vietnam quand, le 1er mai 2014, en réponse à la venue du président Obama en Asie, la Chine provoque un incident dans les eaux contestées des Paracel, plus particulièrement dans la ZEE vietnamienne. Elle y envoie une plate-forme de forage très coûteuse, escortée par 80 bateaux, dont 33 navires des garde-côtes et de l’administration des pêches, soutenus par sept bâtiments de guerre. Le 7 juin, ce sont 120 navires chinois de toutes catégories qui font un écran autour de la plate-forme. Il s’agit de 37 à 40 garde-côtes, de plus de 30 bâtiments de transport et de remorquage, de 40 à 45 navires de pêche de la milice et de quatre bâtiments de guerre dont deux dragueurs de mines et deux frégates lance-missiles. Les Vietnamiens viennent en force et il s’ensuit une série d’abordages au cours desquels un remorqueur chinois éperonne un navire vietnamien de surveillance des ressources halieutiques. Selon un communiqué chinois, les bateaux vietnamiens seraient responsables de plus de 1 400 abordages. Le 4 mai 2014, ce sont des garde-côtes chinois qui éperonnent des bateaux vietnamiens. Le 19 mai, les garde-côtes vietnamiens approchent à moins de six nautiques de la plate-forme et les navires chinois emploient leurs canons à eau pour les repousser. Le 26 mai, c’est un navire de pêche chinois qui aborde et coule un bateau de pêche de Da Nang. Pendant ce temps, à terre, se déroule la plus grave série d’émeutes anti-chinoises au Vietnam depuis 1975 :

  • le 11 mai, un millier de personnes défilent à Hanoi pour protester contre l’installation de la plate-forme ;
  • le 13, une émeute éclate dans un parc industriel des environs d’Ho-Chi-Minh ville : 250 usines y sont incendiées, endommagées et pillées ;
  • le 15, les émeutes gagnent le centre du pays : 21 personnes dont cinq Chinois et 16 Vietnamiens trouvent la mort ;
  • le 18 mai les autorités chinoises évacuent plus de 3 000 ressortissants, Pékin déployant cinq navires à cette fin.

48Les incidents se poursuivent et ce n’est que le 15 juillet que la plate-forme quitte sa position pour entrer à Hainan. Cette situation conduit au rapprochement de Washington et de Hanoi. Le 2 octobre 2014, John Kerry et son homologue vietnamien Pham Binh Minh, également vice-Premier ministre, se rencontrent à Washington. Après quarante ans d’embargo, les États-Unis envisagent de vendre des armes au Vietnam afin « de répondre aux besoins spécifiques de la région ». Il s’agirait en l’occurrence de patrouilleurs armés et d’appareils de patrouille maritime P3 Orion d’occasion. Il est intéressant de noter que l’effort porte sur la lutte anti-sous-marine, destinée à contrer la menace croissante de sous-marins chinois de plus en plus nombreux, mais toujours réputé bruyants.

49La diplomatie reprend ses droits, dans la forme tout au moins, le 7 avril 2015, à l’occasion de la visite en Chine du secrétaire général du parti communiste vietnamien Nguyen Phu Trong : il réaffirme avec son homologue chinois l’engagement à une relation « de bons voisins, de bons amis, de bons camarades et de bons partenaires ». Et conformément à la phraséologie chinoise, les deux hommes affirment vouloir conjuguer leurs efforts pour adoucir les litiges maritimes entre les deux pays et sauvegarder la paix et la stabilité en mer de Chine méridionale…

50La République des Philippines, seule ancienne colonie américaine, est un pays pauvre disposant de très peu de forces navales. Elle n’est pas en mesure de s’opposer à celles de la Chine. Cela pourrait expliquer qu’il s’agisse du seul pays à avoir initié une procédure devant la Cour permanente d’arbitrage (CPA) de La Haye. Le 22 janvier 2013, il adresse une notification et un mémoire en demande « concernant le différend avec la Chine sur la juridiction maritime des Philippines pour la mer occidentale des Philippines (autre nom de la mer de Chine méridionale) ». En réponse, la Chine présente le 19 février 2013 une note diplomatique dans laquelle elle rejette et renvoie la notification philippine. Le 3 juin 2014, le tribunal arbitral fixe au 15 décembre de la même année la date à laquelle la Chine doit soumettre son « mémoire en réplique » répondant au « mémoire en demande » des Philippines.

51Il est intéressant de noter que le Vietnam, qui n’avait pas choisi cette voie pour régler son propre différend maritime avec la Chine, décide le 5 décembre 2014 de déposer devant la cour permanente d’arbitrage un « mémoire en intérêt » au procès Chine-Philippines. Il y reconnaît la compétence de la CPA sur la plainte présentée par les Philippines et demande à la cour de porter l’attention voulue aux droits légaux et aux intérêts du Vietnam dans les Spratly, les Paracel, sa ZEE et son plateau continental lorsqu’elle examinera la requête philippine sur le fond. Enfin il dénonce comme « sans fondement légal » le tracé « en neuf traits » imposé par la Chine pour partager les eaux de la mer de Chine avec les autres riverains.

52Le 7 décembre 2014, le ministère chinois des Affaires étrangères publie un document récusant la compétence du tribunal arbitral concernant les litiges en mer de Chine méridionale et affirme que leur règlement doit se faire par le biais de négociations bilatérales débouchant sur un accord entre la Chine et les Philippines. Le 16 décembre 2014, le tribunal arbitral prend note de la décision de la Chine et demande aux Philippine de soumettre des conclusions supplémentaires portant sur des questions spécifiques.

53Pendant que se déroule cette procédure, les Philippines n’ont d’autre choix que de se retourner vers leur ancienne puissance tutélaire, les États-Unis. Le 28 avril 2014, un pacte de dix ans est signé entre les deux pays. Il établit un cadre pour une augmentation de la présence militaire américaine aux Philippines permettant en particulier une réinstallation à Subic Bay, la très grande base de la marine américaine pendant la guerre du Vietnam, qu’elle avait quittée depuis. Le pacte prévoit également la construction d’installations pouvant être utilisées conjointement pour des opérations concernant la sûreté et la sécurité maritime.

54Les États-Unis, puissance globale, sont bien évidemment partie prenante dans le conflit. Ils le sont d’abord par leur rapprochement ou leur engagement auprès du Japon, du Vietnam et des Philippines. Ils le sont également par le choix du rééquilibrage des forces navales et aériennes entre l’Europe et l’Asie. Fin mai 2014, à l’occasion de la treizième édition du dialogue du Shangri-La à Singapour, le secrétaire américain à la défense, Chuck Hagel, décrit les quatre principes de l’action américaine dans la région :

  • résolution pacifique des conflits ;
  • promotion d’une architecture régionale de coopération ;
  • amélioration des capacités des alliés des États-Unis ;
  • renforcement des capacités américaines de défense dans la région, c’est-à-dire augmentation de 35 % des financements en Asie d’ici 2016 et déploiement de 60 % des forces de la marine et de l’aviation américaine en Asie-Pacifique d’ici 2020.

55En mars 2015, l’US Navy, le Marine Corps et les US Coast-guards publient leur nouvelle stratégie conjointe : A Cooperative Strategy for 21st Century Seapower. Ce document prévoit une flotte de 308 bâtiments de guerre dont 120 seront prépositionnés outre-mer en 2020 (contre une moyenne de 97 en 2014) et dont 60 % seront effectivement affectés à la région Asie-Pacifique, ce qui confirme le discours de Chuck Hagel.

56Les incidents maritimes entre la Chine et les États-Unis depuis le début des années 2000 concernent tous la surveillance de l’activité des sous-marins chinois, à l’exception de la collision en vol d’un avion de renseignements EP-C Aries avec un chasseur chinois. Ce dernier a disparu en mer au large du Hainan et l’avion américain, endommagé, a dû se poser sur l’île où il est resté bloqué du 1er avril au 3 juillet 2001. Cet incident, le plus grave depuis la Guerre froide, a permis à la marine chinoise de démonter entièrement l’avion-espion et d’en tirer probablement de nombreux enseignements. Il a été rendu sous forme de pièces détachées.

57Plusieurs incidents concernant des T-AGOS américains destinés à la détection très basse fréquence des sous-marins se sont produits en 2000, 2002 et 2009 en mer Jaune, probablement pendant des opérations de surveillance de sous-marins nucléaires. D’autres incidents concernant le même type de bâtiments se sont déroulés en 2009 et 2013 devant l’île de Hainan, 2009 marquant probablement la date de mise en fonction de cette nouvelle base.

58Le 22 août 2014, des chasseurs chinois ont effectué une interception dangereuse d’un avion de patrouille maritime P-8 Poseidon à 120 milles nautiques à l’est de Hainan, probablement pendant qu’il pistait un sous-marin. Cela met une fois de plus en évidence l’intérêt pour les Chinois de pouvoir disposer d’une couverture aérienne au-dessus de la zone de patrouille de mer de Chine méridionale. Dans le cadre de l’accord passé entre les États-Unis et les Philippines, il est probable que des sous-marins américains et d’autres moyens de lutte anti-sous-marine de Guam ou de Yokosuka (Japon) seront basés, au moins temporairement, à Subic Bay, ce qui les placera à proximité immédiate des zones présumées de patrouille des SNLE chinois. La distance séparant Sanya de cette base n’est en effet que de 645 milles nautiques.

La réaction militaire des pays voisins

59Si le besoin pour la Chine de se prémunir des risques exprimés par le « dilemme de Malacca » peut paraître tout à fait légitime, la brutalité de ses manifestations inquiète les pays riverains des mers situées de part et d’autre du détroit. La rapidité avec laquelle la Chine déploie son programme tant économique que militaire bouscule les habitudes feutrées de la diplomatie.

60Quasi absente des océans depuis plusieurs siècles, la marine chinoise est depuis 2008 présente dans toutes les zones de tension. Elle a ravi à l’armée de terre la priorité budgétaire. La croissance des dépenses militaires de la Chine est extrêmement rapide, largement supérieure à celui de son PIB. Elles se sont accru successivement de 11,2 % en 2012 ; de 10,7 % en 2013 ; de 12,2 % en 2014 et de 10,1 % en 2015 pour atteindre le chiffre de 141,45 milliards de dollars. Cependant, ce montant est probablement sous-estimé et sa valeur réelle serait de 40 à 55 % supérieure. C’est le deuxième budget au monde, loin encore derrière celui des États-Unis. Il ne faut cependant pas oublier que, contrairement à la Chine, ceux-ci sont présents dans le monde entier et qu’ils doivent supporter des coûts opérationnels importants du fait des nombreux conflits dans lesquels ils sont engagés.

61La progression de la puissance navale chinoise inquiète tous les pays riverains de la mer de Chine ainsi que ceux de l’océan Indien. Cette appréhension apparaît nettement dans l’évolution de leurs crédits de défense, dans le choix des systèmes d’armes dont ils privilégient l’acquisition et dans la volonté d’établir des accords de défense.

62Nous avons déjà vu que le Japon augmente son budget après plus de dix ans de baisse. Il vient également d’admettre au service actif le plus grand bâtiment de sa flotte, l’Izumo, un porte-aéronefs qui, pour la première fois depuis la fin de la seconde guerre mondiale, est pourvu d’un pont continu. Jusqu’à présent, et même pendant la Guerre froide, la population japonaise s’était montrée totalement hostile à ce type d’architecture, qui lui rappelait trop la période d’avant 1945. L’évolution des mentalités est significative. De plus, le Japon a décidé d’augmenter sa flotte de sous-marins d’attaque, qui devrait passer de 16 unités à plus de 22. Il est intéressant de noter que tous les pays riverains du sud-est asiatique ainsi que l’Australie ont fait le même choix, voire, pour ceux qui ne disposaient pas de forces sous-marines, ont décidé de s’en doter. C’est en particulier le cas de Singapour et du Vietnam.

63La survie de Singapour, Cité-État majoritairement composée de Chinois, dépend depuis sa création de son niveau de puissance économique et militaire. Grand port de conteneurs et pétrolier, miracle économique, elle se sent menacée par ses voisins immédiats, la Malaisie dont elle s’est séparée en 1965 et l’Indonésie qui a la plus forte population musulmane au monde. Sa situation à l’ouvert oriental du détroit de Malacca l’expose aussi à toutes les menaces pesant sur les flux commerciaux. C’est la raison pour laquelle, dès 1995, elle a créé ex nihilo une force sous-marine. À son habitude, elle a mené le projet à cadence accélérée et avec la même efficacité que celle qui lui a permis de passer « du tiers monde au premier » [6]. Le pays a préféré procéder selon une démarche systématique. Pour limiter les risques en sériant les difficultés, les décideurs ont choisi de s’équiper dans un premier temps de matériel éprouvé en nombre suffisant pour atteindre une « masse critique » [7] en termes de personnel. À cette fin, la Cité-État s’est tournée vers la Suède et a acquis en un court laps de temps six sous-marins dont le dernier a été admis au service actif en mai 2013. Ce sont d’abord quatre unités du type Sjöormen qui, après avoir été refondues, en particulier pour améliorer leur climatisation, ont permis, malgré leur âge vénérable [8], de former des sous-mariniers. Deux autres unités plus récentes du type Västergötland ont été désarmées en Suède en 2005 pour être transférées à Singapour à partir de 2011. Ces sous-marins sont équipés de systèmes anaérobies Stirling mk III de conception suédoise. L’ensemble forme l’escadrille 171 (Squadron 171 en anglais). Singapour souhaite à présent s’équiper de bâtiments neufs et plus efficaces, de façon à acquérir une supériorité en lutte sous la mer sur toutes les marines de la région. Le pays dispose d’une excellente industrie de l’armement, de cadres très compétents, de capacités de financement importantes et d’une réflexion stratégique de tout premier ordre. Tous ces éléments concourent à en faire un pôle majeur de la lutte sous la mer, et en particulier anti-sous-marine, en Asie du sud-est.

64Le Vietnam, moins riche, n’a pu procéder de façon aussi méthodique. Il a été contraint de lancer un programme d’acquisition dans l’urgence en raison de l’évolution rapide de la situation en mer de Chine. Il a commandé 6 sous-marins Kilo russes en juin 2011, dont le dernier lui sera livré en 2016 – un record de rapidité qui montre sa perception de l’imminence de la menace. Ils seront tous basés à Cam Ranh, cette ancienne base navale française, également utilisée par les Américains pendant la guerre de Vietnam et située à seulement 375 milles nautiques de Sanya. Il a également commandé 50 missiles de croisières à changement de milieu pour effectuer des frappes contre la terre.

65La Chine, compétiteur économique, adversaire militaire en 1962 et puissance régionale rivale, constitue l’étalon par rapport auquel l’Inde dimensionne ses forces. Une sorte de psychose agite régulièrement les médias indiens qui prétendent que de nombreux sous-marins chinois patrouilleraient le long de leurs côtes depuis des années. Pourtant, il semble qu’aucun sous-marin chinois n’ait opéré en océan Indien avant 2014, année durant laquelle ils y ont fait une entrée spectaculaire. Du 7 au 14 septembre, le sous-marin classique Grande Muraille 0329 du type Song fait escale à Colombo avant d’effectuer des exercices avec le groupe de bâtiments de guerre chinois participant à la lutte contre la piraterie. Un mois et demi plus tard, c’est au tour du SNA Changzheng-2 du type Han de faire escale du 31 octobre au 5 novembre au même endroit. Dans les deux cas, ils étaient accompagnés par un bâtiment de soutien. L’objectif de ces escales était double. Tout d’abord, montrer à l’Inde tout particulièrement et au monde que les forces sous-marines chinoises peuvent opérer en océan Indien ; d’autre part encadrer pour la rehausser la visite effectuée sur place le 17 septembre par le président chinois. Dans le cadre de la « Route maritime de la soie », il était venu resserrer les liens économiques avec le Sri-Lanka du président Mahinda Rajapaksa et conclure des projets d’investissements massifs dans les ports d’Hambantota et de Colombo. Cela n’a cependant pas porté chance au président sri-lankais, qui a été battu aux élections peu de temps après. Son successeur et opposant, soupçonnant des irrégularités, remet en cause début 2015 les accords signés avec la Chine.

66Comme la marine chinoise, la marine indienne se dote de sous-marins nucléaires en complément de sa flotte de sous-marins d’attaque classiques. Elle dispose d’un unique SNA en service, le Chakra, qui est un Akula russe loué pour dix ans avec une option d’achat à terme. Un autre SNA russe, encore inachevé, de la classe Akula II, pourrait également être loué. Ces sous-marins pourraient lancer des missiles de croisière à changement de milieu BrahMos. L’Inde a procédé le 10 août 2013 à la première divergence du réacteur de ce qui sera son premier SNLE, l’Arhidant. Dans un premier temps, il mettra en œuvre des missiles de croisière Sagarika K15 avant d’être doté de quatre missiles balistiques K4 d’une portée de 3 500 km. Son réacteur est de réalisation nationale. Lorsque le sous-marin sera admis au service actif, l’Inde disposera d’une triade nucléaire.

67En matière de sous-marins classiques, l’Inde, fidèle à sa politique d’équilibre entre l’est et l’ouest, dispose de quatre sous-marins allemands de type 209/1500 et de 9 du type Kilo russe. Elle en a perdu un le 14 août 2013 à la suite d’un accident qui s’est produit à bord de l’INS Shindhu Rakshak. En première analyse, il semble qu’il y ait eu allumage d’un missile à bord, pour une raison encore inconnue. Cette perte diminue le nombre de sous-marins indiens opérationnels, un problème qui suscite des critiques acerbes de la part de la presse. Le programme de construction, qui prévoyait la fourniture d’une première tranche de 12 sous-marins en 2012 et autant en 2030, n’est pas respecté, essentiellement pour des raisons de lenteur administrative. Un contrat a été signé en 2005 avec la France pour la construction avec l’assistance technique de DCNS de six sous-marins du type Scorpène. Le premier ne sera pas lancé avant le mois de septembre 2016. De surcroît, selon un article de l’India Times[9], le Project-75 India, un projet de sous-marin classique de conception nationale avec assistance étrangère, qui a été approuvé par le Cabinet Committee on Security (CCS) en novembre 2007, ne progresse pas. Une fois les blocages actuels levés, il faudra au moins trois ans pour passer un contrat avec le collaborateur étranger sélectionné et sept à huit ans de plus pour que le premier sous-marin soit construit. D’ici là, plusieurs sous-marins actuellement en service auront été désarmés.

68Le choix de l’emplacement des nouvelles bases de sous-marins est intéressant. La Malaisie, qui vient de recevoir deux Scorpène de conception française, a installé sa nouvelle base à Kota Kinabalu, dans le Sabah, sur la mer de Chine méridionale, à moins d’une centaine de milles nautiques de la « ligne en dix traits », contestant celle-ci de facto. Autre pays qui relance un programme sous-marin moribond : l’Indonésie. Sa nouvelle base est en construction à Palu, dans les Célèbes, sur le détroit de Makassar qui prolonge celui de Lombock, seul passage possible pour les navires à fort tirant d’eau allant de l’océan Indien au Pacifique. Il est stratégique pour la Chine où l’on assiste à une course au tonnage pour faire diminuer les coûts de transport : en Asie, seuls les ports chinois peuvent recevoir ces très gros porteurs.

Les raisons du choix prioritaire de sous-marins

69Le sous-marin est une arme très complexe, difficile à mettre en œuvre, dont le coût de possession est très élevé et qui demande des équipages de grande qualité ayant reçu une formation spécifique. Cela tient à ses caractéristiques principales que sont la discrétion, l’endurance, la mobilité et la puissance de feu. Toutes sont le fruit de recherches et de développements très élaborés et ne sont conservées par la suite qu’au prix d’une maintenance et d’un entraînement soutenus. En contrepartie, le submersible jouit du don d’ubiquité qui lui permet d’être là où il n’est pas attendu pour y mener des opérations à l’insu de ses adversaires, jusqu’au moment où il sera décidé de les frapper. Le corollaire de cette spécificité est que les efforts qui doivent être déployés pour lutter efficacement contre lui demandent des moyens nombreux et très spécialisés, ce qui fait du sous-marin un multiplicateur de puissance.

70En termes de missions, le sous-marin sait recueillir du renseignement en toute discrétion et lancer des armes létales dont il sera difficile de déterminer la nationalité [10]. Ce sont ces qualités qui intéressent les pays confrontés aux ambitions chinoises. Ils prennent également en compte le fait que la marine chinoise a encore du retard dans le domaine de la lutte sous la mer alors qu’eux peuvent acquérir des sous-marins d’exportation très modernes en Occident ou auprès du Japon.

Conclusion

71L’Asie-Pacifique est une zone à croissance économique rapide pour laquelle les flux maritimes sont vitaux. Mêlant étroitement nationalisme et intérêts commerciaux, les pays riverains des mers de Chine méridionale et orientale sont entrés en compétition féroce, dominés par la nouvelle stature maritime de la Chine. Les conflits territoriaux issus de l’Histoire ont été ravivés. Malgré des intérêts communs, une alliance entre le Japon et la Corée du Sud est peu probable en raison des cicatrices du passé. Seule la puissance américaine peut réunir sous son parapluie tous les pays de la zone. C’est ce qui est en train de se produire avec le basculement du pivot américain d’Europe en Asie. Cela n’empêche pas la Chine de progresser pas à pas, méthodiquement, en évitant toute action qui pourrait être considérée par les États-Unis comme le franchissement d’une ligne rouge. Ce seuil ne cesse cependant de s’élever à mesure que la Chine se renforce sur le plan militaire. Vaincre sans combattre est, selon Sun Tsu, la meilleure façon de gagner un conflit. C’est ce que cherche la Chine en voulant devenir une puissance mondiale de premier plan : être inattaquable au risque d’infliger des dégâts inacceptables à ses adversaires.

72Sa stratégie de « défense active » est très agressive malgré son nom. Mais qui serait prêt à entrer en conflit ouvert avec un État membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, dont les objectifs sont somme toute limités et qui s’appuie sur une puissance maritime très importante pour imposer ses vues à des voisins qui agissent en ordre dispersé ? La Russie a pris la Crimée sans coup férir. La Chine peut-elle faire de même en mer de Chine méridionale ? Les projets économiques qu’elle propose sont-ils suffisamment attractifs pour aller à Canossa et justifier une éventuelle modification de la loi de la mer prenant en compte les arguments historiques plus largement qu’ils ne le sont aujourd’hui ?

Carte établie en 1946 par le géographe Zheng Ziyue Ligne en 9 traits tracée le 14 avril 1947 au cours d’une réunion au ministère de l’Intérieur du Guomindang

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Carte établie en 1946 par le géographe Zheng Ziyue Ligne en 9 traits tracée le 14 avril 1947 au cours d’une réunion au ministère de l’Intérieur du Guomindang


Mots-clés éditeurs : puissance maritime, marine chinoise, tensions en mer de Chine, géopolitique chinoise

Mise en ligne 17/09/2015

https://doi.org/10.3917/strat.109.0169

Notes

  • [1]
    Selon Clausewitz, « les exemples historiques éclairent tout ; de plus ils ont un pouvoir démonstratif de premier ordre en matière de science empirique » (De la Guerre, Paris, éditions de Minuit, 1955, p. 171).
  • [2]
    Selon l’expression de Kishore Mahbubani, doyen à la Lee Kwan Yew School de Singapour et grand théoricien du déclin de l’Occident.
  • [3]
    Martin Motte (dir.), Les Larmes de nos souverains, Études marines n° 6, Paris, Centre d’études stratégiques de la Marine, 2014, pp. 69-76.
  • [4]
    http://www.janes.com/article/49879/china-working-on-second-carrier
  • [5]
    Les réserves de pétrole seraient de 28 à 213 milliards de barils (US EIA, mars 2008), ce qui correspondrait à 60 ans de la demande chinoise la plus optimiste. Les réserves de gaz naturel seraient de 3,79 .1012 m3 de gaz naturel (U.S. Geological Survey, juin 2010), soit plus de 30 années de consommation chinoise.
  • [6]
    C’est le titre du livre écrit par le principal architecte de la remarquable réussite de Singapour en quelques décennies, Lee Kuan Yew, le premier Premier ministre de la République de Singapour : From Third World to First : The Singapore Story, 1965-2000.
  • [7]
    Ce terme est utilisé ici dans son acception nucléaire. S’agissant de personnel, il s’agit d’avoir un volume suffisant d’hommes formés pour en permettre une gestion saine et durable avec des conditions d’entraînement telles qu’elles leur permettent de progresser, par analogie à une réaction nucléaire qui peut s’initier et s’entretenir quand la masse est critique.
  • [8]
    Le premier du type, rebaptisé Challenger, est en service depuis 1969 dans la Marine suédoise.
  • [9]
    Rajat Pandit, « Tangled in red tape, India’s submarine fleet sinking », Times of India, 9 juin 2013.
  • [10]
    Un exemple récent illustre cela. Le 26 mars 2010, la corvette sud-coréenne PCC 772 Cheonan est torpillée, probablement par un petit sous-marin nord-coréen, alors qu’elle patrouille dans une zone revendiquée par les deux pays qui sont toujours techniquement en état de guerre. Quarante-huit membres d’équipages sont tués. Si les présomptions concernant l’État responsable de l’attaque sont fortes, elles n’ont jamais été prouvées bien que l’épave ait été renflouée.
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