Couverture de STRAT_109

Article de revue

La France navale entre Atlantique et Méditerranée

Pages 73 à 99

Notes

  • [1]
    Testament politique de Richelieu, Section 5e « Qui traite de la puissance sur la mer », éd. par Françoise Hildesheimer, Paris, Société de l’histoire de France, Librairie Honoré Champion, 1995, p. 321.
  • [2]
    Jacques Paviot, Giulio Romero-Passerin, « Une mer, des terres », dans Les Français, la terre et la mer, xiiie-xxe siècles, dir. Alain Cabantous, André Lespagnol, Françoise Péron, Paris, Fayard, 2005, p. 38-68.
  • [3]
    Fernand Braudel, L’Identité de la France, t. I, Espace et Histoire, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986, p. 292.
  • [4]
    Michel Mollat du Jourdin, « Le rôle de la mer dans la formation de l’unité française », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1987, p. 701.
  • [5]
    Guillaume Le Breton, Philippide, liv. IX, vers 560.
  • [6]
    Michel Mollat, « L’Europe et l’océan au Moyen Âge », dans Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur, 17e congrès, Nantes, 1986, p. 12.
  • [7]
    J. Paviot, G. Romero-Passerin, « Une mer, des terres », op. cit., p. 46.
  • [8]
    F. Braudel, L’Identité de la France, op. cit., p. 239 et sq.
  • [9]
    La mesure du linéaire des côtes varie selon le mode de calcul et l’échelle des cartes utilisées.
  • [10]
    Charles de La Roncière, Histoire de la marine française, Paris, Plon, t. I, p. 168-169.
  • [11]
    Cf. Anselme de Sainte-Marie, Histoire généalogique et chronologique de la Maison royale de France, Paris, Compagnie des libraires, 1733, t. 7.
  • [12]
    Joannès Tramond, Histoire maritime de la France, Paris, Challamel, 1916, p. 36.
  • [13]
    Étienne Taillemite, Dictionnaire des marins français, Paris, Tallandier, 2002, p. 529-530.
  • [14]
    Cf. « Amiral », « Amiral de Bretagne », « Amiral de France », « Amiral de Guyenne », « Amiral de Provence », « Amirauté » dans Dictionnaire d’histoire maritime, dir. Michel Vergé-Franceschi, Paris, Robert Laffont, « coll. Bouquins », 2002, p. 56-61.
  • [15]
    Michel Vergé-Franceschi, « Richelieu et la mer », ibid., p. 1244-1246.
  • [16]
    Testament politique de Richelieu, op. cit..
  • [17]
    Aux termes du décret n° 2004-112 du 6 février 2004 relatif à l’action de l’État en mer, le préfet maritime est dépositaire de l’autorité de l’État. Il est délégué du gouvernement et représentant direct du Premier ministre et de chacun des ministres. Il anime et coordonne l’action de l’État en mer.
  • [18]
    M. Mollat du Jourdin, « Le rôle de la mer… », op. cit., p. 703.
  • [19]
    Georges Jehel, « Louis IX et la mer », Dictionnaire d’histoire maritime, op. cit., p. 878.
  • [20]
    C. de La Roncière, Histoire de la marine, op. cit., p. 335 et sq.
  • [21]
    M. Vergé-Franceschi, « Le Havre », Dictionnaire d’histoire maritime, op. cit., p. 732-734.
  • [22]
    Claude Seyssel, La Grant Monarchie de France, Paris, Regnault Chauldière, 1519, 4e partie, chap. V.
  • [23]
    Michel Vergé-Franceschi, Marine et Éducation sous l’Ancien Régime, Paris, Éditions du CNRS, 1991, p. 23.
  • [24]
    Jean Meyer, « Brest », Dictionnaire d’histoire maritime, op. cit., p. 243-245.
  • [25]
    M. Vergé-Franceschi, « Rochefort », ibid., p. 1253-1254.
  • [26]
    Michel Vergé-Franceschi, Toulon, port royal (1409-1789), Paris, Tallandier, 2002.
  • [27]
    Alain Guillerm, Fortifications et marine en Occident. La pierre et le vent, Paris, L’Harmattan, 1985, p. 167.
  • [28]
    Le Débat des hérauts d’armes de France et d’Angleterre…, édition commencée par Léopold Pannier et achevée par Paul Meyer, Paris, Librairie Firmin-Didot, 1877, f° 68.
  • [29]
    Marc Russon, Les Côtes guerrières. Mer, guerre et pouvoirs au Moyen Âge. France – Façade océanique xiiie-xve siècle, Rennes, PUR, 2004, p. 17.
  • [30]
    Michèle Battesti, « Vauban, thuriféraire de Cherbourg ou de l’incidence de la bataille de La Hougue sur le destin de Cherbourg », Revue historique, 1994/1.
  • [31]
    Gérard Le Bouédec, « Lorient », Dictionnaire d’histoire militaire, op. cit., p. 874-876.
  • [32]
    Michèle Battesti, La Marine de Napoléon III. Une stratégie navale, Vincennes, Service historique de la Marine, 1997, t. 2, p. 564 et sq.
  • [33]
    M. Russon, Les Côtes guerrières, op. cit., p. 81.
  • [34]
    Michel Vergé-Franceschi, La Marine française au xviiie siècle. Les espaces maritimes, paris, SEDES, 1996, p. 178.
  • [35]
    Débat des hérauts d’armes de France et d’Angleterre, op. cit, f° 87.
  • [36]
    M. Mollat du Jourdin, « Le rôle de la mer… », op. cit., p. 706.
  • [37]
    M. Vergé-Franceschi, Marine et éducation…, op. cit., p. 24. Aux 60 officiers d’épée, s’ajoutent les 57 de « plume » (commissaires, écrivains, trésoriers, contrôleurs et gardes), 13 de « port » (maîtres canonniers, maîtres charpentiers, pilotes).
  • [38]
    Jean Meyer, « Grasse, François-Joseph-Paul », Dictionnaire d’histoire maritime, op. cit., p. 691-692.
  • [39]
    Id., « Suffren-Saint-Tropez, Pierre André », ibid., p. 1368-1369.
  • [40]
    M. Russon, Les Côtes guerrières, op. cit., p. 346.
  • [41]
    C. de La Roncière, Histoire de la marine française, op. cit., p. 333.
  • [42]
    M. Russon, Les Côtes guerrières, op. cit., p. 66.
  • [43]
    Ivan Cloulas, Charles VIII et le mirage italien, Paris, Albin Michel, 2000.
  • [44]
    M. Vergé-Franceschi, « Carthagène, bataille de (1643), Dictionnaire d’histoire maritime, op. cit., p. 305.
  • [45]
    A. Guillerm, La Pierre et le vent, op. cit., p. 166 et sq.
  • [46]
    Raoul Castex, Théories stratégiques, Paris, Économica, 1997, t. 3, p. 140 et sq.
  • [47]
    Étienne Taillemite, « Hollande (guerre de), 1672-1678. Opérations navales 1672-1673 », Dictionnaire Perrin des guerres et des batailles de l’histoire de France, dir. Jacques Garnier, Paris, Perrin, 2004, p. 422-423.
  • [48]
    Maurice Dupont, Étienne Taillemite, « Campagne de Sicile, 1675-1676) », Les Guerres navales françaises du Moyen Âge à la guerre du Golfe, Paris, SPM, 1995, p. 38-40.
  • [49]
    Ibid., « Opérations durant la guerre de la ligue d’Augsbourg », p. 47-60.
  • [50]
    R. Castex, Théories stratégiques, op. cit., t. 3, p. 140-141.
  • [51]
    Joannès Tramond, Manuel d’histoire maritime de la France, Paris, Challamel, 1916, p. 304-306.
  • [52]
    É. Taillemite, « Méditerranée (campagnes navales)… campagne de 1704-1712, guerre de Succession d’Espagne », Dictionnaire Perrin des guerres et des batailles…, op. cit., p. 557-559.
  • [53]
    M. Vergé-Franceschi, « Vigo, bataille de (1702) », Dictionnaire d’histoire maritime, op. cit., p. 1475-1476.
  • [54]
    M. Dupont, É. Taillemite, « Projet de débarquement en Angleterre, 1759-1760 », Les Guerres navales françaises, op. cit., p. 92-94.
  • [55]
    Id., « Opérations autour de Gibraltar », ibid., p. 108-111.
  • [56]
    Michèle Battesti, La Bataille d’Aboukir (1798). Nelson contrarie la stratégie de Bonaparte, Paris, Économica, 1998.
  • [57]
    Id., Trafalgar. Les aléas de la stratégie navale de Napoléon, Paris, Soteca - Napoléon Ier éditions, 2004.
  • [58]
    F. Braudel, L’Identité de la France, op. cit., p. 293.

1À en croire Richelieu (1585-1642), « il semble que la nature ait voulu offrir l’empire de la mer à la France pour l’avantageuse situation de ses deux costes esgalement pourvues d’excellens ports aux deux mers océanne et méditerranée » [1]. Ce point de vue répété à satiété à toutes les époques au point de faire consensus est à réinterroger. En fait de déterminisme géographique, la France n’a-t-elle pas atteint ses frontières maritimes qu’à l’issue de plusieurs siècles d’efforts diplomatiques, matrimoniaux, testamentaires, politiques et militaires sans afficher de réelles aspirations pour le « grand large » et l’« empire de la mer » ? Le long linéaire côtier ourlé de nombreux ports et la double identité de la France maritime au Ponant et au Levant – induits par la géographie et l’histoire – sont-ils si avantageux pour l’essor d’une marine de guerre ? Ces questions reviennent à examiner la façon dont les souverains et les décideurs ont géré le dilemme stratégique de la France, celui d’un isthme solidement enraciné dans le continent européen, largement ouvert sur deux espaces maritimes que sépare la péninsule ibérique.

L’acquisition des « frontières » maritimes de la France [2]

2Comme le constate Fernand Braudel, « la mer [a été] atteinte sans hâte, jamais maîtrisée » [3]. Les côtes de France à l’époque médiévale s’étendent sur la façade océanique, de l’embouchure de l’Escaut au nord à celle de l’Adour au sud, et sur la mer Méditerranée, de l’embouchure du Rhône à celle de Llobregat, au sud de Barcelone. Elles correspondent à celles de la Francia occidentalis, issue des partages carolingiens (Verdun, 843). Cette réalité fragmentée par la féodalité est toute théorique, dans la mesure où les premiers Capétiens n’ont d’autorité que sur le domaine royal, borné aux environs de Paris et à quelques villes des vallées de l’Oise et de l’Aisne. De caractère continental, sans fenêtre sur la mer, ce domaine est toutefois le point de départ d’une longue entreprise d’extension et d’unification territoriale. De fait, le travail d’agrégation va se réaliser du « centre » vers la périphérie, et ne donne pas l’impression que les Capétiens ont affichent une ambition maritime bien affirmée. Sans donner dans l’uchronie, il est raisonnable d’envisager que la destinée de la France aurait été fort différente si les seigneurs et barons avaient choisi, plutôt que Hugues Capet (987), son beau-frère le duc de Normandie. L’unité aurait pu se constituer selon un double mouvement de caractère « amphibie », allant d’une part de la côte vers l’intérieur des terres et d’autre part au-delà de la mer grâce au franchissement de la Manche. Quoi qu’il en soit, l’origine continentale de l’unité française ne manque pas de formater les mentalités sur la longue durée et d’être sous-jacente à la primauté donnée aux choix stratégiques « terriens » dans l’histoire nationale. C’est en tout cas l’analyse qui prévaut dans l’historiographie.

3Le domaine dont hérite Philippe Auguste (r. 1180-1223) se limite à une fenêtre étroite sur la Manche en Picardie, le petit comté de Ponthieu, entre la Somme et l’Authie. L’ouest du royaume est constitué en grande partie de l’« empire » continental, hérité de la dynastie angevine des Plantagenêts : duché de Normandie, comtés du Maine, d’Anjou, de Poitou, duché de Guyenne. La Bretagne, indépendante depuis le milieu du ixe siècle, est trop autonome pour que le roi dispose d’elle. La quasi-totalité de la Lotharingie et de la Bourgogne-Provence est en dehors du royaume de France. Mais sous l’impulsion de Philippe Auguste, l’extension vers le littoral s’accélère prodigieusement. En 1204, en déclarant le « déshéritement » de Jean sans Terre pour félonie, Philippe Auguste s’adjuge la Normandie, la région la plus peuplée, la plus riche et en pleine expansion commerciale du royaume, ce qui nuance de facto l’absence d’intérêt maritime du Capétien. Il s’ouvre ainsi un accès sur la Manche, jusque-là quasiment fermée par les Plantagenêts au point d’être nommée « Mare Anglie ». En dépit du concours d’Eustache le Moine, réputé « pirata fortissimus », il échoue toutefois à s’approprier la dernière parcelle de la Normandie ducale : les îles dites depuis anglo-normandes, appelées à devenir des bases navales pour les Anglais et une nuisance pour la France maritime. Il enlève le Maine et l’Anjou, mais il renonce à opérer au sud de la Loire, arguant que « ces pays lui semblent si retirés et éloignés qu’il ne peut y aller lui-même » [4]. Il arme une flotte pour envahir l’Angleterre, mais elle est à moitié détruite à Damme et il est contraint de faire incendier l’autre moitié par crainte qu’elle ne tombe dans les mains de ses adversaires (1213). Devant ce désolant spectacle, il se lamente : « Les Français ne connaissent point les voies de la mer » [5]. Philippe Auguste écarte toutefois les menaces pesant sur le royaume en triomphant de la coalition dirigée par l’empereur à Bouvines (1214).

4Quant à son fils Louis VIII (r. 1223-1226), il conquiert le Poitou et La Rochelle (1224), position-clé sur le « chemin intérieur » (Albert Demangeon) de l’empire « continental » des Plantagenêts dont le centre de gravité se situe quelque part au large de la Bretagne (Yves Renouard) [6]. Mais surtout, il atteint le littoral méditerranéen, conséquence du « déshéritement » de Raymond VII de Toulouse et de la participation au dénouement de la croisade contre les Albigeois. La partie occidentale du Languedoc est toutefois trop dépourvue de ports naturels pour devenir la base d’un effort maritime conséquent. In fine le traité de Meaux-Corbeil (1229) octroie au royaume une lucarne sur la Méditerranée – une dizaine de kilomètres de lagunes bordant la Sénéchaussée de Beaucaire. Louis IX (r. 1226-1270) y fait construire en 1240 le port d’Aigues-Mortes, le premier port que le roi de France possède en propre. Le choix de ce site peut surprendre dans la mesure où la toponymie indique qu’il était voué à l’ensablement dès le Moyen Âge. Mais il est révélateur qu’au retour de croisade Louis IX refuse de débarquer à Marseille, bien que son frère, Charles d’Anjou ait épousé en 1246 l’héritière de la Provence, démontrant ainsi sa volonté d’avoir la complète maîtrise de sa flotte et d’atterrir en son royaume [7].

5En 1259, Henri III Plantagenêt reconnaît la perte de la Normandie, de l’Anjou, de la Touraine et du Poitou, et il prête l’hommage lige pour l’Aquitaine. Cette pratique constitue une nouvelle étape dans la lutte séculaire dans un cadre dynastique et féodal entre les rois de France et d’Angleterre. Elle va déboucher sur la seconde guerre de Cent Ans qui bouleverse la possession du littoral de la Manche et de l’Atlantique. À son issue, Charles VII (r. 1422-1461) parvient à « bouter les Anglais hors de France », « fors Calais ». Son fils Louis XI (r. 1461-1483) s’adjuge le Boulonnais (1477). Par ailleurs, la monarchie acquiert la partie orientale des côtes de Provence, vieille terre d’Empire, qui était contrôlée par la maison d’Anjou, sa vassale, souvent indocile. Elle est léguée au roi de France à la mort du dernier comte, neveu du roi René, et « réunie pour toujours à la France » (1481). Enfin, le duché de Bretagne, pris dans la lutte d’influence que s’y livrent les Plantagenêts et les Capétiens par le truchement de leurs partisans, représente une nouvelle étape dans le contrôle de l’Ouest et de la constitution de l’océan Atlantique comme frontière. Il est annexé à la France, à la suite d’une lente et classique préparation politico-matrimoniale – les mariages de la duchesse Anne avec Charles VIII (r. 1483-1498) et Louis XII (r. 1498-1515) – et concrétisé par l’« union perpétuelle » de 1532. Calais est reconquis sur les Anglais en 1558.

6Du xiiie au xvie siècle, la conquête, la diplomatie, les mariages ou les testaments ont donné à la France grosso modo les côtes qu’elle connaît actuellement. L’expansion jusqu’aux quatre mers bordières (Méditerranée, Atlantique, Manche et mer du Nord) ne correspond sans doute pas à une véritable aspiration pour les horizons lointains, mais plutôt à une logique pragmatique et terrienne, les littoraux représentant la « fin des terres ». Il n’en reste pas moins qu’à la fin du Moyen Âge, le royaume a agrégé de forts contingents de populations maritimes donnant aussi bien sur la « mer Intérieure » que sur l’Océan, et s’est forgé une double identité terrienne et maritime. Ultérieurement, le linéaire côtier sera complété par le Roussillon (1642-1661), Dunkerque acheté en 1662 et la Flandre maritime, la Corse (1768) et Nice (1860). Durant le xixe siècle, la France se prolongera par un avant-pays maritime en Méditerranée avec l’Algérie (Mers el-Kébir) et la Tunisie (Bizerte), perdu au milieu du xxe siècle. Il a fallu « des siècles pour que la France remplisse à nouveau le cadre de la Gaule » (Daniel Nordman) et investisse l’isthme constitué par un double pont terrestre : le premier de 400 kilomètres, sépare la Méditerranée de l’Atlantique de Narbonne à Bayonne, et le second de 800 kilomètres le golfe du Lion de la Manche. Pour les géographes, l’« isthme français » est l’isthme majeur du continent européen, dans lequel le pays a puisé sa personnalité et sa richesse, même si Fernand Braudel est plus sceptique et met en garde de « ne pas exagérer le rôle de l’“isthme” français » [8].

7Quoi qu’il en soit, la France maritime est composée de deux grands univers distincts construits par l’histoire, le climat, la géomorphologie du relief terrestre et sous-marin, les conditions de navigation, les ressources naturelles, les techniques et les traditions militaires. En Méditerranée, les conditions générales de la guerre sur mer au Moyen Âge n’ont guère changé depuis la plus haute Antiquité. Le bâtiment de guerre est la galère (mue par des rames ou des voiles latines, triangulaires), longue, étroite, rapide, à faible tirant d’eau. L’ordre de bataille en croissant découle de la position de l’artillerie à la proue des galères. La rame confère aux galères une grande mobilité tactique, de sorte que le combat se livre par le choc, notamment par l’éperonnage. Mais la mobilité stratégique des galères est limitée par leur fragilité, le faible rendement de leur voilure et l’épuisement rapide des rameurs. Les opérations restent littorales et difficilement océanes. Le Levant a de surcroît le handicap d’être assez pauvre en bois malgré les forêts de Ligurie au-dessus de Gênes ou les approvisionnements en pins depuis les Pyrénées et les Alpes pour Toulon. La construction navale se fait à franc-bord par juxtaposition des planches, qui se jouxtent et sont colmatées par le calfatage avec de la résine en provenance du nord de l’Europe, de la Scandinavie et de la Moscovie. Au Ponant, le voilier est à la fois un navire de commerce et un vaisseau de guerre. Il est dit « rond » (c’est-à-dire pas trop long par rapport à la largeur) et propulsé par des voiles carrées. Les ressources en bois y sont plus importantes. La construction navale se fait à clin grâce à des planches qui se recouvrent comme le procédé des tuiles ou des ardoises des toits, quelques centimètres débordant sur la tuile ou l’ardoise du dessous. Les spécialités locales sont la pêche, le petit cabotage et la course-piraterie.

8Les deux grandes façades maritimes – presque aussi longues que les frontières terrestres – s’étendant au Ponant, de Dunkerque à Bayonne, sur 3 830 kilomètres et au Levant, de Menton à Narbonne, sur 1 703 kilomètres [9] constituent de facto les premières frontières naturelles du pays, même si elles sont souvent omises par les historiens des frontières. Mais il ne suffit pas d’atteindre les rivages pour en faire de véritables frontières, encore faut-il les militariser pour qu’elles jouent le rôle défensif et offensif qui est censé être le leur. Le double défi que représente la possession d’un front de mer très étendu avec les lourdes servitudes qu’impliquent sa défense et le système des deux grandes façades vont avoir des répercussions considérables sur le développement de l’État.

Système des deux façades maritimes et union nationale

Unité administrative

9Une des urgences pour la royauté est de procéder à l’unité du pays en intégrant les provinces périphériques maritimes au fur et à mesure de leur rattachement à la Couronne. Cette démarche est à l’origine d’une des institutions étatiques propres à la mer : l’Amiralat. C’est ainsi qu’en 1246, Louis IX établit « amiraux du roi » deux Génois, rompus au métier de la mer, Hugues Lercari et Jacques du Levant, pour commander ses navires [10]. La thalassocratie génoise constitue alors un vivier de chefs et un des relais de la diffusion de cette institution empruntée à la Sicile, avec son nom étymologiquement arabe (amir al bahr), qui signifie « commandant à la mer ». En 1269, Louis IX nomme amiral un Français, Florent de Varennes, dont les « convenances » sont confirmées en 1271 par Philippe III (r. 1270-1285). Celui-ci est un grand officier de la Couronne, occupant dans la hiérarchie le troisième rang derrière les deux connétables de France et de Champagne, et devant les maréchaux. Philippe le Bel nomme en 1295 Odon de Toucy « amiraut du navire de France », le premier pourvu d’un commandement unique au Ponant. Lui succèdent à intervalles irréguliers des Génois comme Benedetto Zaccaria (1297), Rainier Grimaldi (1302-1304 et 1307) ou Antonio Doria (1339), dont l’expertise navale acquise dans la mer Intérieure est jugée indispensable à la marine naissante [11]. Lorsque Charles V (r. 1364-1380) s’efforce de consolider ses pouvoirs, il élargit les droits et les prérogatives de l’Amiral de France, placé au même rang que le Connétable, lesquels sont fixés par l’ordonnance du 7 décembre 1373. Les attributions de la charge sont à la fois militaires, administratives, judiciaires et financières ce qui fait de l’amiral de France « le véritable fondé de pouvoir universel de la royauté pour le fait de la mer » [12]. Toutefois, les Amiraux de France n’ont pas ou peu de liens avec la mer, hormis des cas comme la figure emblématique de Jean de Vienne (v. 1341-1396), un Franc-Comtois qui s’est amariné (1373) [13]. Mais le pouvoir de l’amiral ne s’est pas étendu à tout le royaume [14]. Au xvie siècle, lorsqu’il est question de littoral de la France, il s’agit de l’Île-de-France qui dépend du ressort du Parlement de Paris, depuis le Moyen Âge, Paris prétendant être un port de mer. L’amiral de France comme Coligny en 1572 est statutairement amiral de Normandie avec un représentant à Rouen, et de Picardie avec un représentant à Amiens ou à Beauvais.

10Richelieu est encore l’héritier du système des deux façades qui se prolonge jusqu’en 1661-1669. La France maritime est encore extrêmement divisée, héritage de la féodalité et de l’expansion vers les rivages par à-coups. En sus de l’Amiral de France exercent un amiral de Provence, dit du Levant, régulièrement en guerre privée avec le général des galères, un amiral de Guyenne, un amiral de Bretagne qui appartient à la famille royale ou à un grand lignage de la Cour. L’unité du littoral n’existe toujours pas. En 1626, Richelieu, ministre principal depuis 1624, emploie un subterfuge en faisant créer la Grande-Maîtrise et surintendance générale de la navigation et commerce de France par édits de Louis XIII [15]. La haute noblesse y est fermement opposée à cause de la perte des postes héréditaires et vénaux que cela implique. Aussi fait-il créer cette charge « sans gage » à sa demande, et ainsi ne spolie personne. Il retire l’amiralat de Provence au duc de Guise, et aux deux amiraux de Montmorency (de Guyenne et de France), mais il se heurte à Bourbon-Vendôme, fils naturel d’Henri IV et de Gabriel d’Estrées. Il réussit à effectuer une unification « superficielle » du littoral, sous sa seule tutelle. Il devient gouverneur des plus grands ports : Nantes (1630-1631) ; Le Havre (1630) son port de prédilection, créé par son bisaïeul, M. du Chillou ; Toulon (1626), des îles de Ré et d’Oléron (1626-1627). Mais il ne parvient pas à s’imposer à César de Bourbon, amiral de Brest, frère illégitime de Louis XIII, qui se qualifie d’aîné du roi, du fait de sa naissance antérieure à celle de Louis avec Gabriel d’Estrées. Il crée des chefs d’escadre en Bretagne (1626-1627), en Guyenne, en Normandie, à Brest, à Brouage, au Havre, et à Toulon (16 mars 1635) quand débute le grand conflit avec l’Espagne. Ces chefs d’escadre sont doublés pour des raisons comptables par des commissaires de la marine, chef des « officiers de plume ». Dans son Testament politique, il continue à assumer l’héritage des deux façades. Pour combattre la puissance espagnole, il préconise la concentration de trente galères en Méditerranée et de quarante vaisseaux au Havre, à Brest et à Brouage [16].

11Après la mort de Richelieu, retour à la situation ante. C’est finalement Colbert (1619-1683) qui met un terme au système des deux façades. En 1659, il instaure les intendants de marine (le premier à Toulon), ancêtres des préfets maritimes d’aujourd’hui. À partir de 1661, « membre du conseil du grand-maître de la navigation », « conseiller d’État, intendant des finances ayant le département de la marine », Colbert commence à jouer pour la première fois de l’histoire un rôle administratif et politique sur les deux façades, qui jusqu’alors dépendaient du secrétaire d’État aux Affaires étrangères pour le Levant et du secrétaire d’État à la Guerre pour le Ponant. Sans en avoir le titre, Colbert est le seul à la barre. L’unité des deux façades maritimes devient effective sur le plan administratif, le 18 février 1669, lorsqu’il est nommé secrétaire d’État. L’administration centrale passe d’une gestion territoriale Ponant-Levant à une gestion de type moderne (bureau des classes, des colonies, des archives, des fonds de la marine, etc.). Toutefois, dans un réflexe atavique, l’organisation territoriale perdure par le truchement de la création des vice-amirautés de Ponant et Levant. La Révolution achève le processus d’unification en supprimant les vice-amirautés territoriales et le subterfuge du maintien de l’autonomie de l’amirauté de Bretagne, détenue par un membre de la famille royale. Le secrétaire d’État à la Marine prend l’appellation de ministre de la Marine et des colonies. Bonaparte crée par le règlement du 7 Floréal an VIII (27 avril 1800) six arrondissements maritimes (Dunkerque puis Boulogne en 1813, Le Havre puis Cherbourg, Brest, Lorient, La Rochelle, Toulon) sous l’autorité d’un préfet maritime, représentant du ministre de la Marine. Supprimée lors de la Seconde Restauration, cette autorité est rétablie par Charles X (1er février 1827) dans les cinq grands ports militaires du royaume et subsiste jusqu’à aujourd’hui où les trois préfets maritimes (Toulon, Brest, Cherbourg) sont aussi dépositaires de l’action de l’État en mer [17].

Forces navales

12Jusqu’au xiiie siècle, les rois de France n’ont ni flotte ni marine. Il n’existe pas en France une coutume comme celle qui, en Angleterre, astreignait les Cinque Ports (Sandwich, Douvres, Hythe, New Romney, Hastings) à fournir une cinquantaine de bâtiments. C’est une façon d’assurer la défense du royaume en faisant l’économie d’une flotte permanente, mais avec les risques que les « barons » ne retournent contre leur souverain comme ce fut le cas en 1215-1216 lors de l’invasion de l’Angleterre par le dauphin de France, le futur Louis VIII. En conséquence, les rois de France réquisitionnent, nolisent, achètent et/ou se font prêter des navires au gré des circonstances. Ils recourent aux puissances tant méditerranéennes (Gênes, Venise, Castille, Marseille, Aragon) que nordiques (la Hanse). Louis IX fait construire sur la côte atlantique des galées de type méditerranéen « aux frais des pays, pour la défense de la terre et des marchands », destinées à lutter contre la piraterie [18]. Pour mener à bien ses projets de croisade, échaudé par ses déboires avec Gênes et Venise, il entend conserver la direction des opérations et le choix de la destination, ce qui implique de partir de son royaume. D’où la construction du port-arsenal d’Aigues-Mortes, fortifié et mis en communication avec la mer grâce à un canal de six kilomètres qui aboutit au « Grau-du-Roi », à partir duquel il embarque pour l’Égypte et Tunis. Les avantages d’une charte de franchise (1246) attirent les populations originaires du Languedoc et de Provence, des Italiens (Pisans, Vénitiens, Génois), mais aussi des Bourguignons et des habitants d’Île-de-France. Pour les deux croisades, plusieurs centaines de navires sont achetés, construits ou nolisés auprès de Gênes, Venise et Marseille : naves, busses, salandres, galées, barques diverses. Pour la croisade de 1248, les sommes investies sont considérables. Le total des emprunts contractés auprès des financiers génois s’élève à 26 638 livres tournois [19]. En 1268, le roi passe commande de 15 naves pour le transport de 10 000 hommes et 4 000 chevaux.

13L’historiographie impute à Philippe IV le Bel la fondation de la marine française, dans la mesure où l’ébauche d’un noyau permanent de forces navales au service de la Couronne date de son règne. La menace anglaise pesant sur les côtes de la Manche et de l’Atlantique jusqu’à la Gironde contraint le roi à se détourner de la Méditerranée, privilégiée par ses deux prédécesseurs. Le souverain loue 55 cogues auprès des villes hanséatiques et se fait prêter des navires par le roi d’Aragon, avec lequel il s’est réconcilié après la malencontreuse croisade aragonaise. Mais conscient qu’il n’est plus possible de se contenter de la réquisition aléatoire de navires étrangers loués ou prêtés, il décide de se doter d’une flotte « nationale », et pour ce faire de créer une infrastructure sur la côte atlantique. En 1292, le choix se porte sur Rouen, conformément à la faveur médiévale pour les ports fluviomaritimes qui sont censés être à l’abri d’une attaque-surprise. En face de la ville, sur la rive gauche de la Seine, un établissement est installé, comportant un bassin artificiel, bordé de halles couvertes ou magasins, de cales, de chantiers de construction et d’un atelier de fabrication d’armes : le « Clos » (ou Parc) des Galées, premier arsenal français (« dorsenal » ou « tersenal »), terme qui dérive de l’italien arzena, lui-même dérivé de l’arabe dar-sinaa. Il est l’œuvre d’un ingénieur génois Henri Marchese, dit Henri le Marquis, et de ses compagnons qui se sont inspirés des arsenaux méditerranéens et en particulier de celui de Nice, construit par Charles d’Anjou [20].

14Les trente galères du génois Guillaume de Mar quittent Marseille le 1er avril 1295 et gagnent la Normandie deux mois plus tard après avoir ravagé en chemin Jersey. C’est la première flotte de guerre méditerranéenne à réaliser ce périple. Elle rejoint une seconde division de galères construites par les Génois, experts « en fait de la mer » et à la solde du roi. Les frais de construction sont supportés par les villes de la côte, sans que les Normands prennent part à leur équipement. Des maîtres de hache génois construisent les galères, des calfats provençaux les espalment et des marins génois ou provençaux venus d’Aigues-Mortes les montent. Ainsi, le Clos des Galées est-il à l’origine une affaire de Méditerranéens apportant leur idiome, leur coutume maritime, leur savoir-faire, leur tactique. Une rupture historique : l’attrait pour le sud et l’Orient reflue vers le nord. L’arsenal bénéficie de la proximité de la production de toile à voiles, des forêts normandes et les forges de la région d’Évreux capables de fournir les matières premières nécessaires. Il ne tarde pas à élargir sa main-d’œuvre et à construire, réparer et ravitailler tous les types de navires : nefs, galées et barges. De 1293 à 1418 où il est incendié devant la progression anglaise, des milliers de bâtiments y passent, galères de Méditerranée et nefs du Ponant. Rétabli, le Clos continue son activité jusque vers 1540. Avec ses avant-ports de Harfleur et Honfleur, il tient un rôle essentiel de port maritime du bassin parisien. Or Harfleur s’ensable, Honfleur en profite pour prospérer comme base de corsaires. Mais plutôt que d’améliorer les infrastructures de ce dernier pour abriter l’escadre de la Normandie, François Ier (r. 1515-1547) préfère ordonner en 1517 la construction du Havre [21], véritable « clé du royaume » qui ferme la Seine, à savoir la route de Paris et celle de Rouen, deuxième ville du royaume. Les forces navales à proprement françaises restent embryonnaires. Claude Seyssel, Savoyard et homme d’Église, insiste sur la nécessité de se doter d’une armée de mer permanente, car la France « avait icelle mer de deulx coustez » [22] (1519). En vain, les vicissitudes politiques font qu’en 1589 Henri IV (r. 1589-1610) ne dispose que d’un seul vaisseau de guerre au Ponant [23] !

15Face aux troubles fomentés par La Rochelle calviniste depuis les années 1570, la monarchie française est singulièrement impuissante alors qu’elle ne dispose ni d’escadres, ni de vaisseaux, ni de munitions navales, ni d’officiers – les meilleurs marins de l’époque étant protestants. « Pour réduire les Français à l’obéissance » (dont Rohan-Soubise), Louis XIII et son principal ministre sont contraints de réclamer l’assistance des alliés hollandais et anglais. La prise de conscience est brutale. À l’issue du siège de La Rochelle, Richelieu, bien décidé à obtenir l’indépendance stratégique du royaume, s’évertue à édifier deux forces navales, l’une en Méditerranée où sont construites les galères, l’autre dans l’Atlantique. Les charpentiers français sont envoyés apprendre leur métier en Hollande et en Italie tandis que des étrangers sont employés dans les arsenaux français. Au Ponant, le cardinal crée des chantiers navals à Indret et à La Roche-Bernard, à l’embouchure de la Vilaine, où il fait construire le fleuron de la flotte française, la Couronne : une copie en deux-ponts et 72 canons du trois-ponts anglais le Sovereign of the Seas. Plus tard, Colbert suit la même politique que Richelieu, mettant en chantier des galères à Toulon et à Marseille, et des vaisseaux sur la côte atlantique. Mais l’introduction massive de l’artillerie sur les bâtiments de haut bord et l’essor de la voilure leur confèrent une puissance de feu et une autonomie stratégique inédites. La révolution technique du vaisseau de ligne – compromis entre les navires ponantais et levantins – modifie radicalement les constructions navales et l’art naval. La galère levantine vulnérable aux tirs d’artillerie et insuffisamment artillée est désormais obsolète même si la France, à l’instar des autres États méditerranéens, maintient une escadre de galères, basée à Marseille, qui exerce des missions de patrouille, de course et de protection des convois jusqu’à sa suppression en 1748. La puissance des flottes de combat ne se mesure plus au nombre de rames, mais à celui des canons.

16Or, à partir du moment où la construction navale s’oriente vers un type de navire à tirant d’eau de plus de 6 mètres, le nombre des sites portuaires accessibles aux navires de haut bord se réduit comme peau de chagrin. Le Havre, dont la rade n’est pas assez profonde pour les nouveaux vaisseaux, périclite comme port militaire. Colbert lui préfère Brest, une « gueuserie » de 2 000 habitants en 1661 qui passera à 15 000 habitants en 1715 [24]. À trois jours de la Manche ou du golfe de Gascogne, Brest occupe une position stratégique pour contrer toute tentative de débarquement ennemi sur les côtes françaises. La rade est une nappe d’eau magnifique (15 000 ha) qui a vue sur le grand large par un étroit goulet (2 km de largeur), battu par des courants violents et ouvert au sud-ouest. Elle présente le grand avantage d’être dépourvue de tarets qui salissent les coques. Le mouillage est sûr même par gros temps, s’ajoutent deux qualités cardinales pour un port militaire : être facile à défendre et naturellement abrité, sans compter un arrière-pays abondamment pourvu de matelots (20 000 recensés en Bretagne en 1680 sur les 50 000 à 60 000 gens de mer que compte le royaume).

17Les handicaps de Brest n’en sont pas moins nombreux : le goulet, étroit, est d’accès difficile à cause des violents courants de l’Iroise et des récifs à fleur d’eau (coin à naufrages). Le port, que ne dessert aucune grande voie fluviale transversale, est mal relié à l’arrière-pays en dépit du réseau routier du duc d’Aiguillon mis en place au xviiie siècle. Cet arrière-pays dispose de peu de bois, de faibles excédents de grains, de quantités insuffisantes de lin et de chanvre – quoique premier producteur européen de toiles de voiles jusqu’en 1680 – ce qui retarde les constructions, le ravitaillement en biscuit et l’avitaillement des flottes. Les vents d’ouest dominants rendent la sortie difficile, voire impossible pour les grands vaisseaux un tiers de l’année. Sans compter que l’étroitesse de la vallée de la Penfeld handicape le développement de l’arsenal. Souhaitant la création d’un second port au Ponant, Colbert porte son choix sur Rochefort et confie l’entreprise à son cousin germain, Charles Colbert du Terron [25]. Or la conception médiévale d’un arsenal fluviomaritime est dépassée. L’océan est trop loin, la Charente peu commode, l’air malsain, l’eau « très mauvaise ». Les vaisseaux doivent être halés et allégés de leur artillerie, laquelle est montée à leur bord en rade d’Aix. Quoi qu’il en soit, Brest et Rochefort supplantent Brouage, définitivement envasé, et Le Havre, privilégiés par Richelieu.

18Au Ponant, même si Marseille conserve longtemps les galères du roi, le grand port de guerre est Toulon [26]. Admirablement situé, il surveille à la fois le golfe du Lion et le golfe de Gênes. Côté terre, situé au pied des hauteurs naturelles du Faron, Coudon, du Gros Cerveau et du mont Caume, il est protégé des vents du nord et ouest ; côté mer, sa baie est préservée des grandes houles par les presqu’îles de Saint-Mandrier et de Giens, et divisée en grande et petite rade. Cette dernière est profonde de 20 mètres. Défaut de ses qualités, l’arrière-pays est très restreint, voué à la monoculture et d’accès difficile. Le port se développe sous l’impulsion de Colbert : construction par Vauban de la nouvelle darse (20 ha) et des cales de radoub, prolongement de l’enceinte bastionnée, édification de nouveaux forts et d’une corderie. Doté de la principale escadre et du plus grand nombre d’officiers des vaisseaux du roi, le Toulon colbertien est le principal port militaire du royaume.

19Pour résoudre le dilemme français des deux mers et du partage des forces navales entre le Levant et le Ponant, des terriens tels Vauban envisagent de transformer le canal royal en Languedoc (renommé canal du Midi à la Révolution) – conçu pour les péniches et le commerce – en canal des Deux-Mers adapté pour les bâtiments de guerre [27]. Ce nom même évoque cette ambition. Le port de Cette (futur Sète) est créé ex nihilo pour être le débouché du canal dans le golfe du Lion. Les travaux menés par l’ingénieur Pierre-Paul Riquet (1609-1680) débutent le 6 mai 1666 pour s’achever en mai 1681. Mais comme le canal fonctionne mal, les travaux sont repris et complétés par Vauban. Ce chef-d’œuvre, avec ses 65 écluses sur 241 km, sert à transporter des munitions navales du Levant vers le Ponant, et vice-versa. Comme il ne peut être emprunté que par des bateaux de moins de 30 mètres, les galères y sont transportées en pièces détachées et remontées à Rochefort. Certaines d’entre elles vont participer ainsi à la bataille de Béveziers en 1690. Lors de l’arrivée des galères à Dunkerque, les religieuses frottent la peau des noirs de la chiourme pour voir s’ils déteignaient : une anecdote révélatrice du cloisonnement des mondes atlantique et méditerranéen. Mais l’obsolescence des galères mettra un terme à l’utopie d’un canal accessible aux navires de guerre.

20L’auteur anonyme du Débat des hérauts d’armes de France et d’Angleterre (1458-1461) avait célébré à l’envi les « bons havres » [28] du royaume de France dont le long périmètre océanique est effectivement ourlé. Du xiiie au xve siècle, quelque 110 sites ayant une activité maritime sont attestés rien qu’en Bretagne [29]. Mais le héraut est très optimiste, son analyse n’est pertinente qu’à l’époque médiévale où le tonnage des navires est réduit et leur tirant d’eau faible. Sans compter que moins d’une douzaine de villes portuaires ont une activité et un essor suffisants pour prétendre à la qualité de maritimes. En fait, la géographie n’est pas aussi favorable au littoral océanique que le laisse supposer sa longueur. La France est même dépourvue de ports en eau profonde en Manche à cause du plateau continental et souffre d’un handicap géostratégique majeur face aux ports anglais (Portsmouth, Plymouth, etc.) dont l’accès est de surcroît facilité par les courants et les vents dominants. Après les déceptions éprouvées au Havre, à Dieppe, à Dunkerque dont l’Angleterre obtient le démantèlement des fortifications et le comblement du port lors de la paix d’Utrecht (1713), l’idée s’impose de suppléer la nature défaillante en créant de toutes pièces un port en eau profonde. Le choix se porte sur Cherbourg. Vauban en a apprécié la position géostratégique de premier ordre, sans en imaginer l’aménagement qui dépasse les capacités techniques de son époque [30]. Finalement, c’est Louis XVI qui décide d’ériger à Cherbourg un port artificiel grâce à la construction d’une grande digue entre la pointe de Querqueville et l’île Pelée. Napoléon Ier s’enthousiasme à son tour pour un projet de nature à contester la maîtrise de la Manche par l’Angleterre. Mais l’œuvre, étant à la limite du savoir-faire de l’époque, réclame des efforts techniques et financiers considérables, à la mesure du gigantisme du projet. Commencée en 1784, la Grande Digue n’est achevée que 69 ans plus tard. Le port est inauguré le 7 août 1858 par Napoléon III en présence des souverains britanniques. La cérémonie provoque un net refroidissement dans les relations entre les souverains. De toute façon, c’est trop tard, l’Angleterre n’est plus une menace depuis 1815.

21Au début du xviiie siècle, le centre de gravité de la flotte est appelé à basculer quand l’Angleterre s’adjuge Gibraltar (1704). Désormais, Toulon donne en quelque sorte sur un « lac anglais ». De plus, il cumule les déboires (sabordage de la flotte en 1707, grand hiver de 1709 durant lequel les oliviers ont gelé, peste de 1720-1721 qui tue près de 17 000 habitants sur une population de 25 000 à 30 000, etc.). Aussi l’espoir de la marine se reporte-t-il sur Brest qui s’impose comme le plus grand port de guerre français. En 1789, Brest compte le double des officiers en service à Toulon (environ 800 à Brest, 400 à Toulon, 400 à Rochefort). En 1770, l’État a acquis Lorient [31]. Sa position au fond d’une rade abritée, à l’accès verrouillé par une passe étroite, lui confère les qualités d’un port refuge. Mais revers de la médaille, il cumule les inconvénients d’un port de rivière à marée avec ses deux rives vaseuses et difficilement accostables : sa rade offrant un mouillage restreint ; ses passes sinueuses et de faible largeur ; son accès limité à la pleine marée pour les bâtiments à grand tirant d’eau. Il sert très vite de doublure à Brest. Napoléon hérite de cette situation, mais les Anglais, disposant de la maîtrise de la mer, imposent un blocus rapproché à tous les ports français et en particulier à Brest, qui s’en trouve neutralisé. Napoléon reporte alors l’essentiel des constructions navales à Anvers et à Toulon. Durant le premier xixe siècle, le port breton ne se relève pas des vicissitudes des guerres de la Révolution et de l’Empire. Il est supplanté par Toulon. L’arsenal de Brest donne la fâcheuse impression d’être en déshérence jusqu’à ce que le Second Empire achève Cherbourg et entreprenne la modernisation de tous les ports militaires [32]. La généralisation de la propulsion à vapeur lève bien des hypothèques hydrographiques. Le désenclavement des ports militaires grâce à l’essor du réseau ferroviaire, doublé par ceux des voies navigables et du télégraphe, les met en communication entre eux et avec l’intérieur du pays. La spécificité des deux façades est définitivement gommée, et l’unité des littoraux parachevée.

Les marins

22La circulation des hommes entre la mer Intérieure et l’Océan s’accélère lorsque les Italiens, durant le dernier quart du xiiie siècle, franchissent Gibraltar avec leurs galères pour commercer avec la Flandre. Les Génois jouent un rôle pionnier dans ce transfert des centres d’intérêt méditerranéens vers l’Atlantique. Ils importent le savoir-faire millénaire des convois pour protéger leurs navires marchands des déprédations des pirates et autres « corsaires » sévissant dans les atterrages océaniques. Leurs forces navales sont d’une grande ampleur et ils participent à la formation militaire des gens de mer de la façade océanique. Mais les Génois sont réputés être des mercenaires dont les chefs ménagent leurs troupes. C’est ce qui va être reproché à Egidio Boccanegra dit Barbavera (?-1367) lors de la bataille de l’Écluse (1340), où il avait conseillé d’appareiller pour manœuvrer et combattre ; mais les amiraux improvisés qu’étaient Hugues Quiéret et Nicolas Béhuchet ne concevaient pas une autre tactique que d’opposer à l’ennemi une barrière flottante et de se battre comme s’il se « fût agi de prendre une place forte » (Froissart). L’armée navale française fut décimée par les Anglais, commandée par le roi Edouard III, ce qui fut le prélude de la guerre de Cent Ans. Seul Boccanegra se replia avec ses quarante galères et assura la protection des trente bâtiments qui parvinrent à prendre le large. La conséquence de ce désastre fut Crécy, la prise de Calais, Poitiers. La France a perdu la maîtrise de la mer, elle « va être pendant trente ans, absente des mers du Ponant » (Jean Favier).

23Du xiiie au xve siècle, eu égard aux caractéristiques des bâtiments, la guerre sur mer est encore réduite à la course contre le commerce et aux attaques contre les côtes. Même si les grandes batailles sont rares – Saint-Mathieu (1293), Zierikzee (1304), l’Écluse (1340), La Rochelle (1372), Harfleur (1416) – Gênes et la Castille alimentent un formidable vivier de chefs et de mercenaires qui constitue l’armature des forces navales royales [33]. Au Moyen Âge, lorsque le roi a besoin d’hommes de guerre pour combattre sur mer, il sollicite les seigneurs des communautés maritimes au titre de l’obligation féodale pour fournir marins et navires. Ultérieurement, il les fera recruter par l’Amiral de France. Ces hommes reçoivent alors des commissions temporaires [34]. Ils sont rémunérés pour la durée de leurs campagnes puis ils retournent à leurs activités habituelles : les Levantins en Provence et en Méditerranée ; les Ponantais vers la course dieppoise, rochelaise ou vers le commerce havrais, rouennais, honfleurais, la pêche malouine. Pendant longtemps, les marins du roi ne le furent qu’épisodiquement. Ils constituaient un ensemble de « particuliers », d’experts du monde marginal de la mer, d’un faible poids démographique et social. Un des handicaps de la France maritime est le peu d’attrait que la noblesse, à laquelle est réservé le métier des armes, a longtemps éprouvé pour la mer. L’auteur anonyme du Débat des hérauts d’armes de France et d’Angleterre reconnaît que la guerre sur mer « n’est pas bien consonante » pour la grande noblesse « qui ayme trop mieulx la guerre de la terre que celle de la mer » [35]. Cette analyse est toutefois à nuancer pour la petite noblesse des littoraux océaniques qui vit de la mer et s’adonne sans scrupule à la course-piraterie.

24Quoi qu’il en soit, la mer est trop dangereuse, trop violente et de trop mauvaise réputation pour être attractive. Pourtant, dès le xiiie siècle, dans le Siete Partidas le roi Alfonse le Sage de Castille assimile les navires aux montures des chevaliers. Eustache Deschamps (v. 1340-1404) déclare de son côté que « bons sont les chevaliers de la mer » [36]. Louis XI crée l’ordre de Saint-Michel (1469) dont les membres se disent « chevaliers de l’ordre du roi » et la devise est « Immensi tremor oceani ». De 1552 à 1635, les marins « privés » courent mers et océans. À leur côté existent des marins « entretenus », c’est-à-dire rémunérés par le roi. La plupart sont des « terriens ». Eu égard la faiblesse quantitative de la flotte, ils servent essentiellement à terre dans les ports ou les provinces maritimes, sans recevoir de formation maritime proprement dite. En 1587, la marine d’Henri III se réduit à un seul vaisseau de guerre au Ponant, mais elle compte 130 officiers entretenus [37].

25La première marine de Richelieu est l’œuvre d’Amador de la Porte (1568-1644), chevalier de Malte, commandeur, bailli de Morée, qui crée la première marine ponantaise sur le modèle de la marine maltaise. Demi-frère de la sœur de Richelieu, il est le principal collaborateur du cardinal pour les affaires maritimes de 1624 à 1644, avec d’autres chevaliers de Malte comme le gouverneur Philippe Raquin Des Gouttes (v. 1580- ?), le « père de la mer » comme le surnomme Richelieu. Cette forte présence maltaise s’explique par le fait que les Hospitaliers, chevaliers de Rhodes et puis de Malte, ont institué la seule école navale d’officiers existant alors en Europe, dans le prolongement des Croisades et pour lutter contre les Barbaresques. L’ordre de Malte joue le rôle d’académie navale pour les jeunes chevaliers européens en général et français en particulier, qui doivent fournir la preuve de leurs huit quartiers de noblesse pour y être reçus et effectuer quatre périodes militaires, de six mois chacune, appelées « caravanes ». Les marins du Ponant sortent, quant à eux, de la course, de la piraterie comme Duquesne, les marins basques ou ceux d’Honfleur. Richelieu préfère « aux chevaliers frisés de gros mariniers vaillants, nourris dans l’eau de mer et la bouteille », comme le prouve la liste des soixante premiers capitaines de vaisseau du roi conservée aux archives nationales (1626). Colbert privilégie les protestants par crainte de la « cabale des dévots ». Il établit le système des classes imposé aux gens de mer des façades maritimes, un service militaire sur les vaisseaux du roi, assorti de pensions. Quant à son fils Seignelay (1651-1690), il peuple la marine de catholiques, d’où un retour en force des chevaliers de Malte à l’instar de Tourville (1642-1701) entré dans l’ordre de Malte à l’âge de 5 ans. Il intègre la noblesse dans la marine de guerre, plus particulièrement des gentilshommes de naissance ou d’appartenance peu aisés, la marine étant un corps sans vénalité. En 1683, les gardes de la marine (Brest, Toulon, Rochefort) forment la pépinière de tout le corps de la marine royale jusqu’à leur suppression par Castries le 1er janvier 1786. Durant la guerre d’Indépendance américaine, les grandes victoires sont dues au Provençal le comte de Grasse [38] (1722-1788), de l’ordre de Malte depuis l’âge de 12 ans, et au bailli de Suffren [39] (1726-1788), aixois d’origine et également maltais.

26Les officiers des vaisseaux du roi constituent un des tout premiers corps de l’État à avoir donné sa dimension nationale à l’héritage territorial initié par les Capétiens. La marine de guerre a joué le rôle d’un creuset national où se sont mêlés Ponantais et Levantins, et participé au brassage des Français. Au xixe siècle, l’appartenance géographique ne fait plus sens avec la disparition de l’ordre de Malte (1798), les mutations profondes de la société, l’uniformisation de l’enseignement, le changement des modalités de recrutement de la marine et sa très large extension au-delà de ses bassins traditionnels de recrutement, phénomène largement entamé durant l’Ancien Régime.

Le dilemme des deux mers

27Quelle que soit son organisation politique et administrative, la gestion de ses diverses identités maritimes, la France se heurte à la réalité géographique de la masse de la péninsule ibérique, qui s’interpose entre la Méditerranée et l’Atlantique, éloignés de part et d’autre de l’isthme français. La question se pose dès que le royaume obtient une « lucarne » sur la mer Intérieure. L’esprit de croisade qui animait Louis IX a produit un changement d’orientation stratégique vers le sud et l’Orient. Ce changement a induit la nécessité de contrôler les ports méditerranéens, de fonder Aigues-Mortes – premier port-arsenal du royaume – pour assurer la liberté stratégique de la France, se projeter en terre sainte et contribuer à la survie des États latins d’Orient. Dans ce contexte, la façade océanique était secondaire [40]. Son successeur Philippe III a continué à privilégier le théâtre méditerranéen et s’engagea dans la croisade aragonaise, qui se solda par un échec retentissant et la mort du roi. Philippe le Bel acheva la campagne de son père avant de se détourner de la Méditerranée et d’engager le bras de fer avec les Plantagenêts lors de la guerre de Guyenne en 1294. Il appelle alors à « la rescousse » [41] le Levant par le truchement du recrutement effréné de navires et de marins génois, provençaux, majorquins et castillans. Le conflit avec l’Angleterre domine désormais la politique française.

28La façade océanique met cependant longtemps à devenir une véritable frontière maritime dans sa dimension militaire. En dépit des efforts consacrés à l’organisation de la défense côtière, à la surveillance maritime, à l’institution du guet de la mer, quelque 120 débarquements sont dénombrés du xiiie au xve siècle, ainsi que 90 batailles de plus ou moins grande intensité [42]. Des centaines de descentes, raids et pillages ravagent le littoral, plus particulièrement entre Ouessant et le Zwyn. Les forces navales, même ordonnées autour de l’armature génoise, restent intermittentes et improvisées. Elles n’ont pas d’effet dissuasif. Un euphémisme. D’évidence, les grandes défaites françaises de la guerre de Cent Ans sont provoquées en partie par la faiblesse endémique du royaume sur mer, hormis la parenthèse du règne de Charles V et l’activité de l’amiral Jean de Vienne qui, en multipliant les raids contre les côtes anglaises, facilite les opérations de Du Guesclin et de Clisson.

29Une fois l’hypothèque anglaise levée, les souverains français répondent de nouveau à l’« appel » de la Méditerranée et succombent pendant soixante ans au « mirage italien » [43] tandis que les puissances ibériques ouvrent la période des Grandes Découvertes et se partagent les Nouveaux Mondes. Lorsque le 4 octobre 1511 le pape Jules II (r. 1503-1513) constitue contre le roi de France la Sainte Ligue comprenant le Saint-Siège, l’Espagne, Venise, les cantons suisses, l’Angleterre, l’empereur Maximilien, les Valois n’ont pas de flotte permanente et organisée. Pourtant, ils doivent affronter le problème stratégique du double théâtre d’opérations au Levant et au Ponant, et d’une guerre terrestre et navale. La situation géostratégique de la France devient encore plus compliquée à l’époque de François Ier après l’élection à l’empire de Charles Quint (r. 1516-1556), dont les possessions encerclent la France. Les forces navales françaises manquent cruellement pour interrompre les communications de l’Espagne avec l’Amérique, l’Italie et les Flandres. François Ier tente l’alliance avec l’Angleterre d’Henri VIII (r. 1509-1547). En vain. Isolée, la France cherche une alliance de revers avec l’Empire ottoman. Alliance sans grand bénéfice à court terme qui lui vaut d’être considérée comme traître à la Chrétienté. Les affrontements maritimes ont lieu en Manche contre l’Angleterre, en Méditerranée contre les Impériaux, dans l’Atlantique contre les Espagnols. Les côtes du royaume subissent descentes et pillages. Mais la chance de la France est la faible efficacité de ces coalitions hétérogènes où les intérêts des États engagés sont contradictoires.

30Au début de son règne, Henri II (r. 1547-1559) développe les constructions navales et se dote de deux flottes équivalentes, une cinquantaine navires en Méditerranée et autant en Atlantique, auxquels peuvent se joindre des navires marchands, la distinction entre unités de combat et du commerce étant encore imprécise à cette époque dans les mers du Nord. Mais ses adversaires anglais et impériaux disposent de forces navales très supérieures. La défense des côtes se pose avec acuité. Les villes côtières de la façade océanique sont mises à contribution pour armer des navires garde-côtes. En 1558, grâce à l’attaque conjointe par terre et par mer organisée par François de Guise (1520-1563), les Français reprennent Calais tandis que l’attaque anglaise de grande envergure contre la Bretagne échoue. Brest échappe aux assaillants. En Méditerranée, pour prendre à revers les Impériaux, le roi active la collaboration avec Soliman, qui aboutit en 1553 à la prise en Corse des présides génois : Bastia, Ajaccio, Bonifacio, à l’exception de Calvi. La paix de Cateau-Cambrésis (2-3 avril 1559) entérine la reprise de Calais, après deux siècles d’occupation anglaise, mais consomme l’échec en Corse qui retourne dans le giron génois. Alors que les mers sont dominées par la puissance espagnole et par celle, ascendante, de l’Angleterre, les guerres de religion éloignent la France de toute préoccupation maritime.

31Entre 1620 et 1628, les combats livrés devant La Rochelle pour réduire la dissidence rochelaise, qui mettent en œuvre aussi bien des galères ponantaises aux ordres d’Emmanuel de Gondi que des navires hollandais, anglais et castillans, démontrent à Louis XIII et à son principal ministre la nécessité d’une flotte nationale permanente, susceptible d’intervenir rapidement et en toute circonstance. Richelieu, ayant recréé la flotte française, réserve trois des quatre escadres au Ponant et la quatrième – composée de galères – au Levant. Mais la guerre de Trente Ans (1618-1648), de dimension initialement continentale, devient maritime lorsque la France déclare la guerre à l’Espagne en 1635. Richelieu ordonne aussitôt à la flotte du Ponant, sous les ordres d’Henri d’Escoubleau de Sourdis (1594-1645), de rallier la Méditerranée pour combattre une ennemie dont les communications sont écartelées entre la péninsule ibérique, les Pays-Bas, l’Italie et l’Amérique. Il s’est auparavant assuré de la coopération militaire des Provinces-Unies (traité du 8 février). La réunion des flottes de galères et de vaisseaux opère à partir de Toulon. La guerre débute toutefois par une défaite française suite aux dissensions au sein du commandement. Les Espagnols s’emparent des îles de Lérins, position stratégique pour insulter les côtes de Provence et protéger les liaisons entre l’Espagne et l’Italie, ainsi que les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat. Mais dès 1637, les Français reprennent aux Espagnols leurs conquêtes de 1635. Ils menacent désormais la ligne Barcelone-Gênes. La marine expérimentale de Richelieu est régulièrement victorieuse même après la mort du cardinal (1642) : Guetaria (22 août 1638), Vado (1er septembre 1638) dernier grand combat de galères en Méditerranée où 15 galères françaises triomphent de 15 galères espagnoles, Carthagène (4 septembre 1643), véritable « Rocroi naval » [44]. De leur côté, les Hollandais, avec les amiraux Tromp (1597-1653) et Evertzen, écrasent la flotte espagnole à Gravelines. La paix de Westphalie (24 octobre 1648) ne prend pas en compte les victoires navales, mais les escadres espagnoles sont anéanties et la flotte française dispose de la maîtrise de la Méditerranée occidentale.

32En 1660, l’Espagne éliminée, une des branches de la tenaille de la maison des Habsbourg est rompue. Selon les stratégistes de la fin du xixe siècle tel Mahan, la France aurait dû en profiter pour concentrer ses forces navales à Brest, les liaisons entre Barcelone et Gênes n’étant plus un danger pour les armées françaises, et s’emparer de points d’appui intermédiaires à Gibraltar ou à Ceuta [45]. Elle aurait ainsi occupé une position centrale comme à terre, avec l’avantage de pouvoir frapper où elle aurait voulu, d’autant que la révolution maritime du vaisseau de ligne polyvalent, pouvant être déployé aussi bien au Ponant qu’au Levant, lui donnait l’instrument d’une telle stratégie. Mais Louis XIV (r. 1643-1715) s’inscrit dans le droit fil de la politique de Richelieu : il choisit de ne pas choisir et d’entretenir deux flottes de dimension équivalente. Or, la liaison entre Toulon et Brest reste très difficile. Quand la jonction des deux grandes escadres s’avère nécessaire, celle du Levant doit longer la Provence, le Languedoc, les Baléares, puis les côtes de l’Espagne, franchir Gibraltar, remonter le long du Portugal… Or, après 68-75 jours de mer, le scorbut commence à faire son œuvre. Après des semaines de navigation, l’escadre du Levant atteint Brest, épuisée et en retard. Toutes les fois que l’Angleterre est l’ennemie de la France, et que l’Espagne est neutre ou hostile, cette réunion ne s’accomplit que par un coup de chance.

33La géographie dicte la stratégie anglaise qui focalise ses efforts sur l’escadre de Toulon en l’attaquant « à coup sûr, soit aux atterrages d’Ouessant, son point d’aboutissement, soit à Gibraltar, son point de passage » [46]. Cette analyse vaut lorsque la concentration se fait « à l’avant » dans le sens Levant-Ponant c’est-à-dire lorsqu’elle menace la Manche et l’Angleterre, ce qui provoque la réaction immédiate de la Royal Navy. C’est moins vrai lorsque la concentration se fait dans l’autre sens, « à l’arrière », en Méditerranée. L’histoire navale française se caractérise par le balancement du centre de gravité de la France maritime du Levant au Ponant et vice-versa au gré des circonstances, révélant l’impossibilité de choisir entre une des deux mers.

34Pour des raisons politiques, commerciales et religieuses, Louis XIV déclare la guerre aux Pays-Bas (1672-1678), et obtient l’alliance du roi d’Angleterre Charles II [47]. Mais les Franco-Anglais sont tenus en échec par les Hollandais, commandés par l’amiral Van Ruyter (1607-1676). Les campagnes, émaillées de batailles indécises – Solebay (7 juin 1672), Schoneveldt (7 juin 1673), Texel (21 août 1673) –, s’achèvent sur la paix séparée de Westminster entre la Hollande et l’Angleterre en 1674. La France est désormais seule à affronter la coalition européenne et se trouve en fâcheuse posture avec l’entrée en guerre de l’Espagne aux côtés des Hollandais. La guerre passe de la Manche et de la mer du Nord à la Méditerranée où entre Van Ruyter en 1675 [48]. La campagne de Sicile se traduit par trois batailles décisives – Alicudi (8 janvier 1676), Agosta (24 avril), Palerme (2 juin) – dans lesquelles les Français triomphent et où Van Ruyter est mortellement blessé. Envoyée tardivement, une escadre hollandaise de 11 vaisseaux et 6 brûlots est interceptée au large d’Ouessant le 17 mars 1678 ; sérieusement avariée, elle est contrainte de faire demi-tour. Le traité de Nimègue (10 août 1678) arrête les hostilités. Louis XIV se pose en arbitre de l’Europe.

35Les revendications de Louis XIV sur les terres rhénanes et la révocation de l’Édit de Nantes fédèrent les ennemis de la France, qui se réunissent en 1686 dans la Ligue d’Augsbourg (Pays-Bas, Suède, Empire, Espagne), à laquelle se joint l’Angleterre à la suite de la révolution de 1688 qui porte le stathouder de Hollande, Guillaume d’Orange, sur le trône anglais. Pour affronter les deux plus grandes puissances maritimes, la concentration d’une puissante force navale s’effectue à Brest [49]. Comme le démontre la campagne de 1690, cette réunion, pour réussir, doit bénéficier d’heureux hasards [50] : Tourville, venant de Toulon, parvient à entrer dans Brest à la faveur d’un providentiel coup de vent du sud-ouest ; Châteaurenault (1637-1716), à la tête de l’escadre toulonnaise, déjoue par chance la poursuite d’une escadre anglaise chargée de l’intercepter à Gibraltar. Il en résulte la bataille de Béveziers (10 juillet 1690), célébrée comme une grande victoire par le chauvinisme de l’historiographie bien qu’elle n’ait servi à rien. En 1692, le plan de Seignelay est de réunir les deux escadres de Brest et de Toulon pour battre l’escadre anglaise avant qu’elle ne fasse sa jonction avec l’escadre hollandaise. Rien ne se passe comme prévu. Pressé d’appareiller sans attendre l’escadre du Levant, Tourville, surclassé en nombre (44 vaisseaux contre 80), se heurte à la concentration anglo-hollandaise à la bataille de Barfleur-La Hougue (29 mai-1er juin 1692). Il se voit contraint de brûler une partie de sa flotte (15 vaisseaux sur 44). L’escadre du Levant aux ordres de Victor-Marie d’Estrées (1660-1777), retardée par la tempête et des vents contraires, ne rallie qu’une fois l’échec consommé. L’année suivante, appareillant de Brest, Tourville intercepte avec 71 vaisseaux une grande partie du convoi de Smyrne au large de Lagos (juin-juillet 1693), provoquant une série de faillites à Londres, et entre en Méditerranée, où les opérations navales consistent à appuyer l’armée de terre sur les côtes de Catalogne. Mais en 1694, la survenue en Méditerranée d’une puissante escadre anglaise oblige Tourville, surclassé, à se retirer à Toulon. La donne stratégique est radicalement modifiée, d’autant plus que l’hiver venu, Londres ne rappelle pas son escadre, qui hiverne à Cadix pendant deux ans. C’est la première fois de l’histoire qu’une puissance nordique est en capacité de se maintenir sur pied de guerre en Méditerranée. Tout mouvement entre les deux grands ports militaires français s’en trouve interdit jusqu’au rappel en 1696 de l’escadre anglaise en Manche pour parer une menace d’invasion. Châteaurenault en profite pour remonter à Brest avec 50 vaisseaux qui pèsent sur les négociations de paix en cours, lesquelles aboutissent à la paix de Ryswick, essentiellement continentale – annexion de l’Alsace – avec toutefois un volet colonial – acquisition de la partie occidentale de Saint-Domingue sur l’Espagne et restitution de Pondichéry par les Hollandais [51].

36La mort de Charles II d’Espagne (r. 1665-1700), le testament du Roi Catholique en faveur du duc d’Anjou, la montée sur le trône de Madrid de celui-ci, petit-fils de Louis XIV et petit-neveu du défunt, sous le nom de Philippe V (1700-1746) ouvrent la guerre de Succession d’Espagne (1701-1713/1714), la dernière guerre de Louis XIV [52]. Dominée par le « seapower », elle est la plus dure que le roi ait eue à livrer sur mer. Toulon, située entre Madrid, Naples et le Milanais, retrouve une position de première importance. En 1702, Châteaurenault est attaqué par une escadre anglo-batave qui lui inflige une cinglante défaite à Vigo – une place non fortifiée – où il a conduit à la demande expresse des Espagnols les galions de la « flotte d’argent » dont il assurait la protection : 7 vaisseaux français incendiés, 6 autres capturés, ainsi que 3 frégates et 13 galions espagnols [53]. Le Portugal bascule dans l’orbite anglaise. La Royal Navy dispose de la rade de Lisbonne. Le 14 mai 1704, 26 vaisseaux français commandés par le comte de Toulouse (1678-1737) quittent Brest pour Toulon, mais l’escadre du Levant n’est pas prête. Ce n’est que le 22 juillet que le comte de Toulouse appareille avec 50 vaisseaux, 8 frégates et 9 brûlots vers la Catalogne. Mais le 4 août, l’amiral britannique Rooke (1650-1709) remporte un succès aux conséquences stratégiques incalculables : la prise du rocher de Gibraltar, à peine défendu. Le grand-père de Duguay-Trouin, Étienne Trouin avait proposé en 1647 de s’emparer de cette position éminemment stratégique. Mais la France de Louis XIII n’avait pas cru bon suivre ce conseil et celle de Louis XIV était obnubilée par l’enjeu des îles de Lérins.

37Apprenant la reddition de Gibraltar, le comte de Toulouse descend vers le sud à la rencontre des Anglo-Hollandais, laquelle intervient le 24 août au large de Vélez-Málaga. La bataille est acharnée, la fine fleur de la marine française y participe. Les Anglo-Hollandais, à court de munitions, se replient vers Gibraltar sans être poursuivis par la flotte française, qui rentre à Toulon. La victoire sur le plan tactique est un échec stratégique. Gibraltar demeure anglaise. Français et Espagnols ayant pris enfin conscience de l’extrême importance de Gibraltar, position-clé qui commande l’accès de la Méditerranée et y surveille tous les mouvements des flottes, tentent en vain de la reprendre. L’Angleterre devient une puissance méditerranéenne. Les conséquences ne tardent pas à se faire sentir. Elle étend son réseau de bases en s’installant aux Baléares, en Sardaigne. Mais Toulon constitue toujours une menace. Aussi, durant l’été 1707, la place subit-elle l’attaque conjuguée du prince Eugène et de la flotte anglo-hollandaise. Le port-arsenal résiste. Un mois plus tard, le siège est levé, mais l’escadre a beaucoup souffert. Elle est neutralisée. Seuls les corsaires et les armements mixtes comme ceux de Jacques Cassard (1676-1740) maintiennent une activité navale en Méditerranée. Les concentrations de la flotte française ne sont plus d’actualité faute de moyens financiers et de forces navales. La Manche, la mer du Nord et l’Atlantique sont le théâtre de nombreux combats menés contre les communications anglo-hollandaises. La France est menacée d’invasion. Ce n’est qu’à partir de 1709 que le rétablissement de la situation militaire de la France sur mer comme sur terre, concrétisé par des actions d’éclat comme la prise de Rio de Janeiro (juin-octobre 1711), la victoire de Denain et la campagne des Antilles (1709-1711), amène la conclusion de la paix signée à Utrecht (1713) et à Rastadt (1714).

38Les trois guerres du xviiie siècle se déroulent principalement sur le théâtre atlantique, et les escadres appareillent de Brest. La guerre de Sept Ans (1756-1763) offre une nouvelle fois l’exemple de l’échec d’une concentration [54]. Dans la perspective d’un projet de débarquement en Angleterre, les escadres doivent se réunir à Brest. Mais la lenteur des armements évente le projet et met en alerte les escadres anglaises devant les côtes françaises. La Clue-Sabran (1696-1764) appareille de Toulon avec 12 vaisseaux le 5 août, mais il est intercepté par l’amiral Boscawen (1711-1761) et sèchement battu à Lagos le 19 août, au mépris de la neutralité portugaise. Le projet de débarquement est réduit sans être abandonné en dépit de la disparité des forces. L’escadre du maréchal de Conflans (1690-1777) appareille de Brest le 14 novembre avec 21 vaisseaux, elle est en partie détruite ou mise hors de combat au large des Cardinaux par l’amiral Hawke (1705-1781) les 20-21 novembre. Toute opération d’envergure est désormais exclue. Les Anglais sont en mesure d’appliquer leur stratégie fondée sur le principe que les frontières de l’Angleterre sont les côtes de l’ennemi. Ces années sont terribles : prise de Louisbourg (1758), Québec (1759), Guadeloupe (1759), Martinique (1762), de l’île d’Aix. Louis XV doit rendre Minorque – la seule grande victoire française de la guerre grâce au comte de La Galissonnière (1693-1756) – contre l’île d’Aix lors du désastreux traité de Paris (1763) où la France récupère les Antilles, mais perd le Canada. Quelques « arpents de neige », ironise Voltaire qui, pensionné par Choiseul, se fait le chantre du ministre. La marine française est exsangue, ce qui fait dire à Louis XV (r. 1715-1774) que « la France n’a de marine que dans les tableaux de Monsieur Vernet ». En 1769, petit dérivatif en Méditerranée, Choiseul s’empare de la Corse que Gênes, ruinée, n’a pu conserver.

39Pendant la guerre d’Indépendance américaine (1775-1783), Brest est plus que jamais le plus grand port militaire français. L’allié espagnol, peu concerné par la cause de l’indépendance américaine, accorde plus d’importance aux opérations dans les mers de l’Europe. Un des buts essentiels de la stratégie de Madrid est de reprendre Gibraltar [55]. Une partie importante des forces navales françaises se trouve ainsi immobilisée pendant trois ans dans le secteur de Gibraltar (1780-1782). L’échec est complet : Trafalgar demeure anglaise. Le renouveau de la marine française jumelé à l’alliance espagnole a minimisé le handicap de la concentration des forces entre Brest et la Méditerranée sans avoir toutefois un impact sur le déroulement général de la guerre, qui s’est jouée dans l’Atlantique et l’océan Indien, même si les cinq victoires de Suffren sur la côte Coromandel ne sont connues qu’après la signature du traité de Versailles (1783).

40Durant les guerres de la Révolution, l’occupation de Toulon (27 août-17 décembre 1793) est un véritable désastre naval dont le port-arsenal aura du mal à se remettre. Sous l’impulsion de Bonaparte, la Méditerranée redevient le théâtre de grands engagements avec l’expédition d’Égypte, sanctionnée par le désastre d’Aboukir (1798), à la suite duquel la Royal Navy s’empare de Malte et reprend la maîtrise de la mer Intérieure [56]. Napoléon a bien compris la difficulté d’une concentration « à l’avant ». Son « Grand Dessein » repose sur le principe de la concentration des escadres françaises et espagnoles aux Antilles, « à l’arrière » du dispositif ennemi, pour attaquer le sanctuaire anglais à la faveur du débarquement de la Grande Armée [57]. Mais le gros de ses forces échoue à sortir de Brest à cause du blocus rapproché des Anglais. Son échec se solde par le désastre de Trafalgar au large de Cadix (21 octobre 1805), consommé par les ordres de Napoléon de faire entrer en Méditerranée la concentration franco-espagnole pour réaliser des objectifs secondaires au profit de l’armée de terre. Napoléon se détourne ensuite de la Méditerranée et même de Brest pour se focaliser sur Cherbourg, Anvers – pistolet braqué vers le cœur de l’Angleterre.

41À la chute de l’Empire, Toulon redevient le premier port militaire français. Mais le contexte général est totalement bouleversé. La Grande-Bretagne caracole en tête de la hiérarchie navale. L’alliance anglaise est désormais la pierre angulaire de la politique française, quels que soient les régimes politiques. Les Français font la guerre aux côtés des Anglais (indépendance grecque, guerre de Crimée, guerre de Chine, etc.), ce qui n’était plus arrivé depuis la guerre de Hollande au xviie siècle. Le xixe siècle se caractérise par un regain d’activité en Méditerranée avec la conquête de l’Algérie (1830), l’ouverture du canal de Suez (1869), le protectorat sur la Tunisie (1882), etc. Toulon est le principal port d’armement pour toutes les opérations extérieures (Mexique, Chine, Syrie, Madagascar…) dans ce siècle de « paix navale ». La concentration des forces n’est plus un handicap politique et, avec l’essor de la propulsion de la vapeur, elle n’est pas non plus un handicap technique. La France navale recouvre sa position centrale.

42Mais après la guerre de 1870-1871, temps de « recueillement », elle perd sa deuxième place dans la hiérarchie navale. Au début du xxe siècle, elle a rétrogradé au 4e rang. Elle n’est plus en mesure d’assurer seule la sécurité de son littoral et de son empire. L’Entente cordiale se concrétise par les accords franco-britanniques de 1913 et la Convention du 6 août 1914 pour répartir les tâches entre les deux marines. La Royal Navy se charge seule de la mer du Nord ainsi que de la défense du pas de Calais avec des destroyers et des sous-marins basés à Douvres, assistés de quelques unités légères françaises stationnées à Dunkerque, Calais et Boulogne. La défense de la Manche occidentale est du ressort de la marine française avec une escadre de croiseurs, de torpilleurs et de sous-marins, appuyés par quatre croiseurs anglais. En Méditerranée, la direction des opérations est attribuée à la France. Mais dès le début des hostilités, après l’évasion des croiseurs allemands Goeben et Breslau en Turquie, l’amirauté britannique reprend sa liberté d’action en ce qui concerne les trois croiseurs de bataille et les bâtiments légers basés à Malte. La marine française est chargée d’assurer la sécurité du commerce allié dans toute la Méditerranée. La guerre ne se déroule pas comme prévu. La flotte autrichienne refuse le combat et se calfeutre au fond de l’Adriatique ; les sous-marins allemands livrent une guerre sans merci obligeant les grandes unités franco-britanniques à se calfeutrer à leur tour derrière des estacades, des files et autres champs de mines. Les forces franco-britanniques échouent à forcer les Dardanelles (février 1915-janvier 1916), mais contribuent au débarquement puis au rembarquement de Gallipoli et, plus tard aux opérations de Salonique.

43Lors de la seconde guerre mondiale, l’accord de Portsmouth du 8 août 1939 instaure la coopération entre les deux marines et fixe la répartition des zones d’opération. Les Britanniques prévoient de déployer le gros de leurs moyens en mer du Nord, en Manche et dans l’Atlantique occidental pour surveiller la flotte allemande et protéger leurs lignes de communication. La marine française doit participer à cette mission par le truchement d’une « force de raid », basée sur Brest et Dakar, composée des navires de ligne Dunkerque et Strasbourg assistés de croiseurs et d’unités légères. En Méditerranée, la marine française a la responsabilité du bassin occidental et la Royal Navy du bassin oriental. Mais la défaite française rend ce plan caduc. La flotte française, durement touchée par les canons anglais à Mers el-Kébir, internée à Alexandrie et sabordée à Toulon (27 novembre 1942), n’a aucun rôle dans les combats très durs qui se déroulent en Méditerranée suite à l’intervention de l’Allemagne, sauf quelques bâtiments comme le sous-marin Casabianca qui intègre les Forces Navales Françaises Libres. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, Brest est à reconstruire ; Toulon reprend son rôle de port d’armement pendant les guerres coloniales et postcoloniales (Indochine, Algérie). Durant et depuis la Guerre froide, Brest accueille à l’île Longue la force océanique stratégique en dépit de l’inconvénient d’un accès aux fosses abyssales gêné par le plateau continental. Ultime changement du centre de gravité de la marine, actuellement Toulon a repris la première place dans la hiérarchie des ports militaires.

Conclusion

44La position géographique de l’isthme français, ouvert sur l’Atlantique, la Manche, la mer du Nord et la Méditerranée, représente un atout précieux sur les plans économiques, écologiques, touristiques, mais elle est aussi, revers de la médaille, un sévère handicap stratégique. Si le système des deux façades a puissamment contribué à l’unité nationale, à des transferts de technologie et de savoir-faire entre le Levant et le Ponant, il est resté une réalité tragique pour la France navale laquelle a dû se doter de deux flottes. Il lui a fallu tout multiplier par deux, ou le plus souvent tout diviser par deux [58]. La France n’est jamais parvenue à se dégager du guêpier de la guerre terrestre et elle a dû le plus souvent se battre simultanément sur terre et en mer, au Ponant et Levant. Cette situation a été une source de défaites, de contretemps et de vicissitudes. Mais elle a aussi donné à la France l’identité originale d’une puissance « amphibie », coincée entre terre et mer, avec il est vrai une propension à pencher vers la terre. Handicapée par la difficile liaison entre les deux mers, elle a pourtant été incapable d’anticiper l’importance stratégique de Gibraltar, véritable verrou pour ses concentrations quand le rocher est tombé dans les mains anglaises. En fait, la France n’a pas su ou pu trancher le dilemme des deux mers et faire le choix du littoral à privilégier. Mais n’est-ce pas justement une des caractéristiques de l’esprit français – un de ses maux – que de tout vouloir sans jamais choisir ?


Mots-clés éditeurs : stratégie navale française, développement de l’État, construction de l’unité nationale, double littoral

Mise en ligne 17/09/2015

https://doi.org/10.3917/strat.109.0073

Notes

  • [1]
    Testament politique de Richelieu, Section 5e « Qui traite de la puissance sur la mer », éd. par Françoise Hildesheimer, Paris, Société de l’histoire de France, Librairie Honoré Champion, 1995, p. 321.
  • [2]
    Jacques Paviot, Giulio Romero-Passerin, « Une mer, des terres », dans Les Français, la terre et la mer, xiiie-xxe siècles, dir. Alain Cabantous, André Lespagnol, Françoise Péron, Paris, Fayard, 2005, p. 38-68.
  • [3]
    Fernand Braudel, L’Identité de la France, t. I, Espace et Histoire, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986, p. 292.
  • [4]
    Michel Mollat du Jourdin, « Le rôle de la mer dans la formation de l’unité française », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1987, p. 701.
  • [5]
    Guillaume Le Breton, Philippide, liv. IX, vers 560.
  • [6]
    Michel Mollat, « L’Europe et l’océan au Moyen Âge », dans Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur, 17e congrès, Nantes, 1986, p. 12.
  • [7]
    J. Paviot, G. Romero-Passerin, « Une mer, des terres », op. cit., p. 46.
  • [8]
    F. Braudel, L’Identité de la France, op. cit., p. 239 et sq.
  • [9]
    La mesure du linéaire des côtes varie selon le mode de calcul et l’échelle des cartes utilisées.
  • [10]
    Charles de La Roncière, Histoire de la marine française, Paris, Plon, t. I, p. 168-169.
  • [11]
    Cf. Anselme de Sainte-Marie, Histoire généalogique et chronologique de la Maison royale de France, Paris, Compagnie des libraires, 1733, t. 7.
  • [12]
    Joannès Tramond, Histoire maritime de la France, Paris, Challamel, 1916, p. 36.
  • [13]
    Étienne Taillemite, Dictionnaire des marins français, Paris, Tallandier, 2002, p. 529-530.
  • [14]
    Cf. « Amiral », « Amiral de Bretagne », « Amiral de France », « Amiral de Guyenne », « Amiral de Provence », « Amirauté » dans Dictionnaire d’histoire maritime, dir. Michel Vergé-Franceschi, Paris, Robert Laffont, « coll. Bouquins », 2002, p. 56-61.
  • [15]
    Michel Vergé-Franceschi, « Richelieu et la mer », ibid., p. 1244-1246.
  • [16]
    Testament politique de Richelieu, op. cit..
  • [17]
    Aux termes du décret n° 2004-112 du 6 février 2004 relatif à l’action de l’État en mer, le préfet maritime est dépositaire de l’autorité de l’État. Il est délégué du gouvernement et représentant direct du Premier ministre et de chacun des ministres. Il anime et coordonne l’action de l’État en mer.
  • [18]
    M. Mollat du Jourdin, « Le rôle de la mer… », op. cit., p. 703.
  • [19]
    Georges Jehel, « Louis IX et la mer », Dictionnaire d’histoire maritime, op. cit., p. 878.
  • [20]
    C. de La Roncière, Histoire de la marine, op. cit., p. 335 et sq.
  • [21]
    M. Vergé-Franceschi, « Le Havre », Dictionnaire d’histoire maritime, op. cit., p. 732-734.
  • [22]
    Claude Seyssel, La Grant Monarchie de France, Paris, Regnault Chauldière, 1519, 4e partie, chap. V.
  • [23]
    Michel Vergé-Franceschi, Marine et Éducation sous l’Ancien Régime, Paris, Éditions du CNRS, 1991, p. 23.
  • [24]
    Jean Meyer, « Brest », Dictionnaire d’histoire maritime, op. cit., p. 243-245.
  • [25]
    M. Vergé-Franceschi, « Rochefort », ibid., p. 1253-1254.
  • [26]
    Michel Vergé-Franceschi, Toulon, port royal (1409-1789), Paris, Tallandier, 2002.
  • [27]
    Alain Guillerm, Fortifications et marine en Occident. La pierre et le vent, Paris, L’Harmattan, 1985, p. 167.
  • [28]
    Le Débat des hérauts d’armes de France et d’Angleterre…, édition commencée par Léopold Pannier et achevée par Paul Meyer, Paris, Librairie Firmin-Didot, 1877, f° 68.
  • [29]
    Marc Russon, Les Côtes guerrières. Mer, guerre et pouvoirs au Moyen Âge. France – Façade océanique xiiie-xve siècle, Rennes, PUR, 2004, p. 17.
  • [30]
    Michèle Battesti, « Vauban, thuriféraire de Cherbourg ou de l’incidence de la bataille de La Hougue sur le destin de Cherbourg », Revue historique, 1994/1.
  • [31]
    Gérard Le Bouédec, « Lorient », Dictionnaire d’histoire militaire, op. cit., p. 874-876.
  • [32]
    Michèle Battesti, La Marine de Napoléon III. Une stratégie navale, Vincennes, Service historique de la Marine, 1997, t. 2, p. 564 et sq.
  • [33]
    M. Russon, Les Côtes guerrières, op. cit., p. 81.
  • [34]
    Michel Vergé-Franceschi, La Marine française au xviiie siècle. Les espaces maritimes, paris, SEDES, 1996, p. 178.
  • [35]
    Débat des hérauts d’armes de France et d’Angleterre, op. cit, f° 87.
  • [36]
    M. Mollat du Jourdin, « Le rôle de la mer… », op. cit., p. 706.
  • [37]
    M. Vergé-Franceschi, Marine et éducation…, op. cit., p. 24. Aux 60 officiers d’épée, s’ajoutent les 57 de « plume » (commissaires, écrivains, trésoriers, contrôleurs et gardes), 13 de « port » (maîtres canonniers, maîtres charpentiers, pilotes).
  • [38]
    Jean Meyer, « Grasse, François-Joseph-Paul », Dictionnaire d’histoire maritime, op. cit., p. 691-692.
  • [39]
    Id., « Suffren-Saint-Tropez, Pierre André », ibid., p. 1368-1369.
  • [40]
    M. Russon, Les Côtes guerrières, op. cit., p. 346.
  • [41]
    C. de La Roncière, Histoire de la marine française, op. cit., p. 333.
  • [42]
    M. Russon, Les Côtes guerrières, op. cit., p. 66.
  • [43]
    Ivan Cloulas, Charles VIII et le mirage italien, Paris, Albin Michel, 2000.
  • [44]
    M. Vergé-Franceschi, « Carthagène, bataille de (1643), Dictionnaire d’histoire maritime, op. cit., p. 305.
  • [45]
    A. Guillerm, La Pierre et le vent, op. cit., p. 166 et sq.
  • [46]
    Raoul Castex, Théories stratégiques, Paris, Économica, 1997, t. 3, p. 140 et sq.
  • [47]
    Étienne Taillemite, « Hollande (guerre de), 1672-1678. Opérations navales 1672-1673 », Dictionnaire Perrin des guerres et des batailles de l’histoire de France, dir. Jacques Garnier, Paris, Perrin, 2004, p. 422-423.
  • [48]
    Maurice Dupont, Étienne Taillemite, « Campagne de Sicile, 1675-1676) », Les Guerres navales françaises du Moyen Âge à la guerre du Golfe, Paris, SPM, 1995, p. 38-40.
  • [49]
    Ibid., « Opérations durant la guerre de la ligue d’Augsbourg », p. 47-60.
  • [50]
    R. Castex, Théories stratégiques, op. cit., t. 3, p. 140-141.
  • [51]
    Joannès Tramond, Manuel d’histoire maritime de la France, Paris, Challamel, 1916, p. 304-306.
  • [52]
    É. Taillemite, « Méditerranée (campagnes navales)… campagne de 1704-1712, guerre de Succession d’Espagne », Dictionnaire Perrin des guerres et des batailles…, op. cit., p. 557-559.
  • [53]
    M. Vergé-Franceschi, « Vigo, bataille de (1702) », Dictionnaire d’histoire maritime, op. cit., p. 1475-1476.
  • [54]
    M. Dupont, É. Taillemite, « Projet de débarquement en Angleterre, 1759-1760 », Les Guerres navales françaises, op. cit., p. 92-94.
  • [55]
    Id., « Opérations autour de Gibraltar », ibid., p. 108-111.
  • [56]
    Michèle Battesti, La Bataille d’Aboukir (1798). Nelson contrarie la stratégie de Bonaparte, Paris, Économica, 1998.
  • [57]
    Id., Trafalgar. Les aléas de la stratégie navale de Napoléon, Paris, Soteca - Napoléon Ier éditions, 2004.
  • [58]
    F. Braudel, L’Identité de la France, op. cit., p. 293.
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