Notes
-
[1]
Don Oberdorfer, Tet ! The Turning Point in the Vietnam War, The Johns Hopkins University Press, 2001.
-
[2]
Alexander Ovodenko, “Visions of the Enemy from the Field and from Abroad : Revisiting CIA and Military Expectations of the Tet Offensive”, The Journal of Strategic Studies, vol. 34, n° 1, février 2011, pp. 119-144.
-
[3]
James J. Wirtz, The Tet Offensive : Intelligence Failure in War, Cornell University Press, 1991.
-
[4]
Ronnie E. Ford, Tet 1968 : Understanding the Surprise, Frank Cass, 1995.
-
[5]
William J. Duiker, The Communist Road to Power in Vietnam, Westview, 1981.
-
[6]
James H. Willbanks, The Tet Offensive. A Concise History, Columbia University Press, 2007, pp. 8-14.
-
[7]
Cecil B. Currey, Victory at Any Cost : The Genius of Viet Nam’s General Vo Nguyen Giap, Brassey, 1999.
-
[8]
Littéralement “le combat”. Il combine les aspects politique et militaire. Une autre interprétation donne le sens suivant : “le peuple comme instrument de la guerre”. C’est une stratégie d’abord politique, qui utilise la violence, mais où l’organisation est le facteur clé. L’organisation assure la mobilisation de la population et, in fine, la victoire.
-
[9]
Alexander Ovodenko, “Visions of the Enemy from the Field and from Abroad : Revisiting CIA and Military Expectations of the Tet Offensive”, pp. 119-144.
-
[10]
Samuel Zaffiri, Westmoreland : A Biography of General William C. Westmoreland, William Morrow, 1994.
-
[11]
Stéphane Mantoux, L’Offensive du Têt, 30 janvier-mai 1968, L’histoire en batailles, Paris, Tallandier, 2013, pp. 99-129.
-
[12]
Op. cit., pp. 129-153.
-
[13]
Op. cit., pp. 153-175.
-
[14]
Op. cit., pp. 175-187.
-
[15]
James H. Willbanks, The Tet Offensive. A Concise History, pp. 79-85.
-
[16]
Chiffres fournis par les Américains à l’époque et qui sont difficiles à vérifier. Ils ont probablement été surestimés.
-
[17]
James H. Willbanks, The Tet Offensive. A Concise History, pp. 79-85.
-
[18]
James H. Willbanks, The Tet Offensive. A Concise History, pp. 93-98.
-
[19]
Ronnie E. Ford, Tet 1968 : Understanding the Surprise, Frank Cass, 1995.
-
[20]
James J. Wirtz, The Tet Offensive : Intelligence Failure in War, Cornell University Press, 1991.
1L’offensive du Têt de 1968, nommée d’après sa date de lancement au moment de la nouvelle année lunaire vietnamienne, constitue le tournant de la guerre du Vietnam [1]. Elle n’a pas retourné l’opinion américaine contre la guerre mais a conforté la méfiance de la population à l’égard du discours optimiste de l’administration Johnson. Le fait que le Vietcong et les Nord-Vietnamiens soient capables de lancer des attaques coordonnées à travers tout le Sud-Vietnam laisse croire qu’ils disposent de ressources inépuisables. L’opposition à la guerre devient telle que Johnson renonce à se représenter à l’élection présidentielle de 1968 [2].
2Paradoxalement, le Viêtcong sort décimé de l’offensive et les Nord-Vietnamiens doivent davantage s’impliquer au Sud-Vietnam. Bien que l’armée américaine ait remporté une victoire tactique, Johnson remplace le commandant en chef du MACV (Military Assistance Command, Vietnam, la structure de commandement américain au Sud-Vietnam), le général Westmoreland, et annonce la tenue de négociations le 31 mars 1968, en même temps que sa renonciation à l’élection présidentielle. Les historiens, depuis la fin du conflit, ont mis progressivement en évidence les facteurs qui ont empêché les Américains d’anticiper correctement les intentions des communistes. James Wirtz [3] a montré combien Westmoreland s’était focalisé très tôt sur Khe Sanh et les provinces nord du Sud-Vietnam, et combien les analystes du renseignement militaire avaient de ce fait écarté la possibilité d’une offensive visant l’ensemble du pays. Le découpage de l’offensive et la concentration précoce des divisions nord-vietnamiennes autour de Khe Sanh ont leurré les services de renseignement américains.
3Ronnie Ford [4], de son côté, a insisté sur les lacunes de coordination entre les analystes du renseignement, les commandants militaires et les politiques. La concurrence dans la collecte et l’analyse du renseignement entre la CIA et les agences du Département de la Défense a contribué à masquer l’ampleur du plan communiste. Pour Ford, la surprise du Têt est une conséquence des impératifs politiques entourant la guerre du Vietnam et constitue la défaillance du système de la bureaucratie de la défense nationale à anticiper et analyser les intentions de l’ennemi. Les différentes estimations à propos de la stratégie communiste sont paradoxales car les commandants militaires défendaient la réduction de l’effectif adverse pour coller au discours optimiste du président Johnson, ce qui n’était pas le cas de la CIA. Or le général Westmoreland est de plus en plus alarmé par l’hypothèse d’une offensive de grande envergure à l’approche du Têt, alors que la CIA écarte les indices laissant penser à un tel scénario. Si les commandants militaires au Sud-Vietnam comme Westmoreland ou Weyand, le chef de la zone tactique du IIIe Corps qui englobe Saïgon et sa région, et les analystes de la CIA de l’antenne de Saïgon, s’alarment davantage, il n’en demeure pas moins que les interprétations divergent. Westmoreland reste focalisé sur Khe Sanh et les provinces septentrionales du Sud-Vietnam tandis que Weyand s’inquiète de la concentration communiste autour de Saïgon.
Un choc stratégique pour sortir de l’impasse
4Selon l’historien W. J. Duiker [5], les communistes nord-vietnamiens avaient pris la décision de remporter une victoire décisive le plus rapidement possible au 13e Plénum du Parti à la fin de 1966. Cette décision conduit à une stratégie agressive sur le champ de bataille, mais qui ne produit finalement que des résultats limités. Au printemps 1967, les dirigeants nord-vietnamiens réfléchissent à la manière de sortir de l’impasse qui est en train de s’installer sur les champs de bataille du Sud-Vietnam. Le débat est virulent. Le Duan, premier secrétaire du Parti et qui a organisé la résistance au Sud, est devenu très critique à l’égard de la stratégie de guérilla prolongée soutenue par Giap, le ministre de la Défense. Pour Le Duan, l’intervention américaine, par les lourdes pertes qu’elle inflige et par la menace qu’elle fait peser sur les infiltrations au Sud, condamne la stratégie de guérilla prolongée. Cependant, il reste deux points faibles chez l’adversaire : l’ARVN (Army of the Republic of Vietnam, l’armée sud-vietnamienne) et l’opinion publique américaine, qui est de plus en plus critique à l’égard de la guerre. C’est pour cela que Le Duan se fait l’avocat d’une stratégie offensive afin de briser le moral des Américains et d’étendre le contrôle des communistes sur les campagnes [6].
5Le Duan est soutenu par le général Nguyen Chi Thanh, le chef de l’Office Central pour le Sud-Vietnam, le quartier général communiste au Sud établi dès 1951. Thanh souhaite également une stratégie plus agressive, en attaquant en particulier les villes avec les forces locales et régulières du Viêtcong et les unités régulières nord-vietnamiennes. C’est en fait la troisième phase de la guerre révolutionnaire, que les communistes vietnamiens appellent Offensive générale, Insurrection générale. Le Duan et Thanh trouvent d’autres soutiens dans le Politburo. Giap, au contraire, s’élève contre cette proposition : il croit l’offensive prématurée devant la mobilité et la puissance de feu des troupes américaines. Il craint aussi qu’un échec retarde la victoire au Sud pour de nombreuses années. Par-dessus le conflit sur la stratégie à adopter se rajoute une vieille rivalité personnelle entre Thanh et Giap, notamment pour le contrôle de la guerre au Sud-Vietnam.
6Finalement, Le Duan et Nguyen Chi Thanh ont gain de cause. Le 13e Plénum adopte en avril 1967 la résolution 13, qui appelle à une insurrection spontanée pour remporter une victoire décisive le plus rapidement possible. Mais, le 6 juillet 1967, le général Thanh décède brutalement, sans que la cause soit vraiment établie : selon le biographe de Giap, Cecil Currey [7], il serait mort d’une pneumonie, ou des blessures reçues par des éclats de bombes américaines, ou bien d’une attaque cardiaque à son quartier général au Sud. Le Comité Central décide cependant de maintenir l’offensive et en confie la planification et l’exécution à Giap qui, bien que contre sur le principe, s’attelle à la tâche, en précisant d’emblée, toutefois, qu’il ne faut pas s’attendre à une victoire rapide. Il est décidé de lancer l’offensive au début de 1968 pendant le Têt, qui marque le début de la nouvelle année lunaire au Vietnam. Le Têt est un moment de fête célébré par des feux d’artifice, mais c’est aussi le moment où les Vietnamiens se recueillent sur les autels des ancêtres. Durant plusieurs jours, un nombre important de Vietnamiens se déplacent à travers le pays et l’activité économique est temporairement arrêtée ; les Nord-Vietnamiens comptent aussi sur le fait que la moitié de la police et de l’armée sud-vietnamiennes seront en permission, et que Saïgon ne sera pas du tout préparée à une attaque sur l’ensemble du pays.
7Le plan de l’offensive Tet Mau Than (nouvelle année du Singe) est finalisé durant l’été 1967. Les diplomates nord-vietnamiens à travers le monde sont rappelés à Hanoï pour être briefés sur la question. Cela aurait dû être le premier signe, pour le renseignement américain, que quelque chose d’important se préparait, mais la plupart des analystes pensent alors à des réflexions à propos d’éventuelles négociations. L’objectif de l’offensive est de sortir de l’impasse en atteignant trois résultats : soulever la population au Sud-Vietnam, détruire l’ARVN et convaincre les Américains que la guerre est ingagnable. C’est pourquoi l’offensive vise en priorité les villes du Sud-Vietnam. Le plan, baptisé Offensive générale Insurrection générale (Tong Cong Kich-Tong Khoi Nghia, ou TCK-TKN), utilisant le secret et la surprise, prévoit l’attaque simultanée des villes et des bases américaines. Giap sélectionne des centres urbains jusqu’ici relativement épargnés : Saïgon, Nha Trang, Qui Nhon, Quang Ngai ou Hué. Giap compte sur la débandade de l’ARVN, le soulèvement de la population du Sud, qui doit se retourner contre les Américains, et sur le parallèle tactique entre la situation autour de la base de Khe Sanh et celle de Diên Biên Phu en 1954.
8L’offensive de Giap comprend trois phases, rejoignant le dau tranh [8], le concept qui sert à désigner la guerre chez les Vietnamiens. Une phase préalable sera menée de septembre à décembre 1967. Durant cette période, les unités régulières nord-vietnamiennes lanceront des attaques dans des endroits isolés le long des frontières du Laos et du Cambodge. Cette attaque est une diversion pour attirer les unités américaines le plus loin possible de la bande côtière, des zones peuplées et des centres urbains. L’objectif est aussi d’aguerrir les combattants et d’infliger le maximum de pertes aux Américains. C’est aussi durant cette phase que des divisions nord-vietnamiennes doivent s’installer autour de la base de Khe Sanh. L’offensive elle-même se divise donc en trois phases : la phase I, qui commence le 31 janvier 1968, comprend l’assaut des villes, des unités de l’ARVN, des installations américaines, mené principalement par les forces régulières du Viêtcong. Les communistes comptent sur l’infiltration préalable de certains objectifs pour maximiser les chances de réussite. Une campagne de propagande sera lancée en parallèle pour inciter les soldats sud-vietnamiens à déserter, puis la population sud-vietnamienne à se soulever. Si le soulèvement ne vient pas à bout du gouvernement de Saïgon, d’autres attaques doivent être lancées pour conduire à la victoire ou à une négociation en position de force. La phase II démarrera ainsi le 5 mai 1968 et la phase III le 17 août pour s’achever le 23 septembre. Pour Hanoï, il est clair que l’offensive du Têt est une construction de longue haleine, qui se déroule sur plus d’une année. Les Américains, quant à eux, sont persuadés que les attaques initiales seront suivies d’une grande bataille rangée destinée à les faire quitter rapidement le pays, comme cela a été le cas avec Diên Biên Phu pour les Français. Cette vision préconçue va jouer un grand rôle dans les derniers mois de 1967 et pendant le mois de janvier 1968, alors que les indices se multiplient, annonçant une grande offensive en préparation. Elle explique entre autres choses que Westmoreland se soit focalisé sur Khe Sanh.
9Les préparatifs de l’offensive commencent immédiatement après que la décision a été prise. Giap coordonne un intense effort logistique pour concentrer troupes et matériel au Sud. Les hommes et les armes se déversent littéralement au Sud-Vietnam via les zones de concentration au Laos et au Cambodge. Les forces du Viêtcong sont réorganisées pour le combat en ville. Le Viêtcong se prépare à proximité des objectifs, le plus discrètement possible. Certaines unités de sapeurs s’entraînent au combat de rues, mais le secret oblige à restreindre le processus à quelques formations seulement. Des reconnaissances serrées sont montées sur les cibles de l’attaque. Pour obtenir la surprise tactique, Giap met en place des mesures actives et passives de secret. Les plans de l’offensive ne sont distribués que le plus tard possible : la zone spéciale de Saïgon-Cholon-Gia Dinh, une des principales zones concernées par l’offensive, a connaissance de celle-ci dès l’été 1967 mais n’en reçoit les directives qu’à l’automne. Nécessaire à des fins de sécurité, cette mesure va cependant rajouter à la “friction” habituelle de la guerre une fois l’offensive déclenchée, et va avoir des conséquences non négligeables sur son déroulement. L’autre volet du secret consiste à tromper l’adversaire par des manœuvres diplomatiques. Le 31 décembre 1967, le ministre des Affaires étrangères nord-vietnamien annonce que si les États-Unis arrêtent les bombardements sur le Nord, son pays est prêt à négocier. Il s’agit de détourner l’attention des Américains des préparatifs en cours mais aussi d’enfoncer un coin entre les États-Unis et le Sud-Vietnam, qui ne veut pas entendre parler de négociations. Enfin, si les Américains acceptent, l’arrêt des bombardements permettra d’acheminer plus rapidement les troupes et le matériel au Sud. Les agents communistes approchent aussi les représentants de l’opposition politique au Sud-Vietnam pour jeter le trouble à Saïgon. Le Front National de Libération mène également une intense campagne de propagande à la radio pour rallier la population sud-vietnamienne à l’insurrection.
La faillite du renseignement américain
10À partir de l’été 1967, les militaires et les politiques américains commencent à croire qu’ils sont en train de gagner la guerre [9]. La victoire dépend de la capacité à exercer une usure suffisante contre le Viêtcong au Sud et à stopper l’infiltration provenant du Nord-Vietnam. Or, l’administration Johnson prétend que les pertes du Viêtcong sont telles que le Nord est incapable de combler suffisamment les “trous” en dépit de l’expédition d’unités régulières via la piste Hô Chi Minh. C’est pourquoi elle prétend voir “la lumière au bout du tunnel”. En réalité, les estimations concernant l’usure des forces ennemies sont fausses : fausses parce que le nombre d’ennemis tués décompté par le renseignement prête à débat, mais aussi parce que le nombre de combattants infiltrés depuis le Nord et celui des hommes recrutés au Sud restent inconnus. Or les documents capturés n’offrent souvent qu’une vue parcellaire de ces deux derniers chiffres, limitée à un contexte local. Et pourtant, ces chiffres servent à évaluer l’efficacité de la stratégie militaire de Westmoreland et du type de guerre que mènent les Américains. Si le nombre de combattants ennemis augmente, c’est que la stratégie d’usure ne fonctionne pas ; de la même façon, le résultat n’est pas le même si les forces ennemies se composent davantage d’unités locales de guérilla ou de forces plus régulières.
11Ce sont ces données qui opposent le MACV et la CIA. Le MACV revoit systématiquement à la baisse l’effectif adverse et ne le porte jamais à plus de 300 000 hommes, là où la CIA parle, elle, d’un demi-million de combattants. La querelle se porte en particulier sur le nombre “d’irréguliers” communistes, ceux qui n’assument pas les missions principales de combat. Le MACV refuse de les incorporer dans le total alors que la CIA le fait. Finalement, celle-ci acquiesce au décompte du MACV pour se pencher davantage sur les indices recueillis et qui laissent croire à une prochaine offensive au Sud-Vietnam.
12Fin novembre 1967, le conseiller à la sécurité nationale de Johnson, Walt Rostow, demande un rapport à la CIA sur les développements récents de la stratégie communiste au Sud-Vietnam. La station de Saïgon répond rapidement, dès le 24 novembre, par un rapport rédigé de la main de Robert Layton, Joseph Hovey et James Ogle. Ils précisent que les communistes ont commencé leur campagne d’hiver-printemps qui sera une phase décisive de la guerre. Ils expliquent que cette campagne, démarrée en septembre 1967, comprendra trois phases et se terminera fin juin 1968. Les documents capturés indiquent que les communistes comptent lancer des attaques coordonnées, en particulier contre les villes, pour obtenir la décision et se départir de leur stratégie habituelle. La guerre semble entrer dans un tournant dont le résultat déterminera le cours futur du conflit. George Carver, l’assistant spécial pour les affaires vietnamiennes de Richard Helms, le directeur de la CIA, reçoit le rapport et demande à son adjoint, George Allen, d’établir un mémorandum pour y répondre. Le 2 décembre, le mémorandum du quartier général de la CIA établit que la stratégie communiste ne semble pas changer depuis le début de 1966 et que les intentions prêtées par la station de Saïgon relèvent plus de la propagande habituelle qu’autre chose. Le 5 décembre, pourtant, la station de Saïgon renouvelle ses mises en garde et le fait à nouveau trois jours plus tard, dans une étude plus systématique. D’après elle, le fait que les pertes grimpent pousse les communistes à se départir de leur stratégie ordinaire pour une attitude plus offensive. Le Viêtcong et les Nord-Vietnamiens cherchent à attirer les forces américaines vers les frontières, en dehors des villes et des zones peuplées, pour ensuite remporter une victoire militaire et précipiter le retrait américain. Le 10 décembre, la station de Saïgon souligne néanmoins que l’ennemi surestime ses capacités et sous-estime celles des Américains, mais insiste encore sur le changement de stratégie de l’adversaire.
13Lorsque Carver reçoit le mémorandum du 8 décembre, il consulte aussitôt les analystes de Langley avant de l’apporter à Rostow. Ceux-ci croient que leurs collègues de Saïgon surévaluent l’importance des documents capturés et continuent de tabler sur une stratégie de guerre prolongée. Seul Sam Adams, qui s’intéresse de très près au décompte des forces adverses, estime l’évaluation de Saïgon plausible. Carver envoie finalement le rapport de la station de Saïgon à Rostow le 15 décembre avec une note attachée. La note ne rejette pas complètement les conclusions de Saïgon, puisqu’elle précise que la stratégie des communistes consiste toujours à mener la guerre pour forcer les Américains à se retirer en leur faisant comprendre que le conflit est ingagnable. Le MACV, lui, continue de croire à la stratégie de la guerre prolongée, comme le rappelle une note du 25 novembre 1967. Le commandement militaire américain s’attend à des attaques à la périphérie du Sud-Vietnam, voire à des offensives conçues dans un but psychologique, pour montrer que les communistes peuvent toujours menacer le Sud-Vietnam. Westmoreland, le commandant en chef du MACV, dans une note datée du 10 décembre et adressée au général Wheeler, le chef de l’état-major conjoint de l’armée américaine, rappelle que sa stratégie du “bouclier” consiste à placer les forces américaines près des frontières, et notamment à la zone de jonction de celles du Laos, du Cambodge et du Vietnam, ce qui selon lui ne laisse pas l’intérieur des terres complètement dégarni. Le programme de pacification doit contribuer à sécuriser l’intérieur des terres contre la guérilla communiste.
14Pourtant, le 20 décembre 1967, Westmoreland commence à changer d’avis au sujet de la stratégie communiste au Sud-Vietnam, en raison de l’augmentation des attaques et des documents récemment capturés. Il s’en ouvre à Washington. Confirmant le rapport de la station de Saïgon, il pense que les communistes ont changé de stratégie pour leur campagne d’hiver et de printemps en raison des pertes subies et d’un moral en berne. Il croit qu’ils vont exercer un effort politique et militaire maximum pour emporter la décision, mais recommande de poursuivre la stratégie du “bouclier”. Début janvier 1968, Westmoreland reste pourtant concentré sur Khe Sanh, la base située au nord-ouest de la province de Quang Tri, juste au sud de la zone démilitarisée et près de la frontière du Laos, près de laquelle quatre régiments nord-vietnamiens ont été repérés. Il devine que les préparatifs communistes annoncent une offensive et il trouve qu’ils ressemblent à ceux de Diên Biên Phu, en 1954. Pour ne pas être submergé, il prévoit un plan en deux phases : le premier consiste à repérer les positions adverses. Puis, le 6 janvier, il ordonne le pilonnage aérien des communistes. Les événements autour de Khe Sanh et les attaques récentes un peu plus au sud, dans la zone tactique du Ier Corps, alarment suffisamment Westmoreland pour qu’il demande au chef d’état-major de l’armée sud-vietnamienne, Cao Van Vien, d’annuler le cessez-le-feu du Têt, le 8 janvier.
15Le général Weyand, qui dirige la II Field Force, a la responsabilité de la zone tactique du IIIe Corps qui comprend Saïgon et reçoit lui aussi des renseignements inquiétants. Son officier de renseignements (G-2), le capitaine Robert Simmons, constate d’après les documents capturés que le Front National de Libération a changé ses boîtes aux lettres dans la zone de Saïgon. En pointant les nouvelles zones de commandement, il remarque que les communistes forment comme une “dague” dirigée vers la capitale. Weyand, qui a aussi pris connaissance des interceptions radios faisant état de mouvements d’unités vers le Sud, est persuadé que quelque chose se trame contre Saïgon. Le 10 janvier, il fait part de ses doutes à Westmoreland et demande l’annulation des opérations prévues dans la province de Phuoc Long, près de la frontière cambodgienne, et le rapatriement des unités américaines vers Saïgon. Il est soutenu par le chef des renseignements de Westmoreland, Davidson. La décision finalement prise par le commandant en chef de faire revenir 15 bataillons près de Saïgon aura des conséquences importantes sur le déroulement de la bataille du Têt. Pendant ce temps, à Washington, la bureaucratie de la sécurité nationale est convaincue qu’une réédition de Diên Biên Phu se prépare à Khe Sanh. Un mémorandum de la CIA daté du 10 janvier stipule que le siège correspond parfaitement à la stratégie communiste d’usure des forces américaines.
16Le 18 janvier 1968, la CIA produit un document plus consistant au regard des intentions de Hanoï pour le conflit. Celui-ci précise que les communistes pensent peut-être qu’ils sont en train de perdre la guerre mais que cela n’implique pas pour autant une offensive, qui sur les plans militaire et politique les mettrait à mal. Cependant, Hanoï a encore les moyens de supporter une guerre d’usure comme le montrent les infiltrations au Sud-Vietnam et la concentration autour de la base de Khe Sanh, dans le but de remporter un succès décisif. La stratégie communiste est donc inchangée : une guerre prolongée jusqu’à ce que les Américains abandonnent la partie. Westmoreland, lui, est persuadé dès le 15 janvier qu’une offensive communiste aura lieu avant le Têt. Ce jour-là, il parle au téléphone au président sud-vietnamien Nguyen Van Thieu et lui dit que les chances d’une offensive communiste avant le Têt sont de 60 sur 100. Westmoreland a annoncé à Johnson qu’il souhaitait une annulation du cessez-le-feu du Têt, mais il a aussi convenu que les Sud-Vietnamiens pouvaient difficilement l’accepter. Il a demandé à Thieu de réduire le cessez-le-feu à 24 heures au lieu de 48 heures, mais Thieu a rechigné en raison de l’importance symbolique du Têt et du moral de sa population. Finalement, un compromis est trouvé à 36 heures. Westmoreland fait maintenir les troupes américaines en état d’alerte pendant les 36 heures et Thieu promet de maintenir également en alerte la moitié de l’armée sud-vietnamienne. Cela n’empêche pas Westmoreland de rester concentré sur Khe Sanh : comme il le dit dans un mémo au Président, abandonner la base serait une défaite tactique et psychologique. Le 17 janvier, Westmoreland réunit les officiers généraux et d’état-major du MACV et décide de créer un poste de commandement avancé dans la zone tactique du Ier Corps confié à son adjoint, Abrams. Il ordonne même à Weyand de céder quelques-unes de ses unités pour le Nord, en dépit de la menace qui semble peser sur Saïgon. Pour Westmoreland, il est logique que les communistes cherchent à emporter la décision à Khe Sanh, située plus près de leurs lignes de ravitaillement : la bataille sera pour eux plus facile à soutenir via une logistique motorisée.
17Dans un nouveau mémorandum au président Johnson daté du 22 janvier, Westmoreland affirme que les opérations actuelles des communistes sont conçues dans le but d’amener une victoire décisive. L’intensité des attaques a augmenté, particulièrement dans les zones tactiques des IIIe et IVe (delta du Mékong) Corps. Pour conduire les Américains à la table des négociations et former un gouvernement de coalition au Sud, les communistes vont, selon lui, lancer des attaques coordonnées dans les deux provinces les plus septentrionales du pays, et une offensive d’envergure avant le Têt. Moins d’une semaine avant l’offensive, il réussit à convaincre le président Thieu de suspendre le cessez-le-feu dans la zone tactique du Ier Corps, en prévision du siège de Khe Sanh. Weyand, persuadé qu’une attaque viêtcong majeure va avoir lieu contre Saïgon, a doublé, depuis le 10 janvier, le nombre de bataillons américains dans la zone de la capitale. Le 29 janvier, à la veille des attaques prématurées au Sud, il déplace la 25th “Tropical Lighting” Infantry Division dans l’intérieur des terres, en prévision d’une offensive ennemie. Westmoreland, lui, reste focalisé sur Khe Sanh [10] en dépit d’avertissements de la NSA qui pointent le danger d’assauts sur les centres urbains, particulièrement dans la zone tactique du IIIe Corps.
L’offensive du Têt : le tournant de la guerre du Vietnam
18La phase préparatoire de l’offensive du Têt démarre dès l’automne 1967 [11]. La base de Con Thien, près de la zone démilitarisée, au nord du Sud-Vietnam, est assiégée et pilonnée par l’artillerie nord-vietnamienne en septembre. En octobre, le Viêtcong et les Nord-Vietnamiens assaillent la capitale provinciale de Loc Ninh, au nord-ouest de Saïgon, près de la frontière avec le Cambodge. En novembre, des combats acharnés ont lieu dans la province de Kontum, dans la région des Hauts-Plateaux, en particulier près de la petite ville de Dak To. Enfin, les Américains détectent une concentration de divisions nord-vietnamiennes autour de la base de Khe Sanh, à l’extrémité ouest de la “ligne McNamara”, le chapelet de positions américaines qui protège le nord du Sud-Vietnam contre une invasion à travers la zone démilitarisée. Ces attaques n’arrivent pas à provoquer le redéploiement permanent des unités américaines près des frontières. En revanche, le Viêtcong et les Nord-Vietnamiens ont pu raffiner leurs tactiques et les pertes américaines ont été parfois sensibles, comme à Dak To.
19Le général Westmoreland est persuadé que la bataille décisive va se jouer autour de Khe Sanh, une base isolée qui dans une certaine mesure rappelle le contexte de Diên Biên Phu. Dès janvier 1968, il a conçu avec son état-major l’opération Niagara pour fournir un appui aérien massif aux Marines qui défendent la place, et écraser les assiégeants sous les bombes et les obus de la terrible puissance de feu américaine. Ses espoirs semblent confirmés lorsqu’un pilonnage et des assauts terrestres se déclenchent dans la nuit du 21 janvier 1968. Pourtant, des indices s’accumulent, qui laissent croire à une offensive généralisée à l’ensemble du Sud-Vietnam. Mais Westmoreland est focalisé sur Khe Sanh. Il ne prend pas les mesures suffisantes pour véritablement anticiper une offensive qu’il sait imminente, en dépit d’attaques prématurées du Viêtcong le 30 janvier.
20La surprise est donc quasiment complète lorsque les 80 000 soldats communistes s’élancent aux premières heures du 31 janvier. À Saïgon, ce sont les bâtiments clés qui sont visés, dont l’ambassade américaine [12]. Les attaques sont brisées en quelques heures ou en quelques jours, car une fois les objectifs atteints ou pris, les assaillants ne bougent plus et attendent des renforts qui ne viendront jamais. Cependant, les images dramatiques de la reconquête des jardins de l’ambassade américaine, où les sapeurs viêtcongs font le coup de feu faute d’être parvenus à rentrer dans le bâtiment, couplées à celles du siège de Khe Sanh, ont un impact sans précédent aux États-Unis. L’opinion publique réalise que le gouvernement et l’armée ont menti sur le déroulement du conflit, et a bientôt le sentiment que le Sud-Vietnam menace de s’écrouler devant l’assaut communiste.
21Dans le reste du Sud-Vietnam, les communistes attaquent 36 des 44 capitales provinciales. L’ARVN assume, en fait, le gros de la bataille face au Viêtcong et aux Nord-Vietnamiens. Sa performance est inégale : plutôt bonne dans la région des Hauts-Plateaux, médiocre dans le delta du Mékong. À Hué, la troisième ville du Sud-Vietnam, à 100 km à peine au sud de la zone démilitarisée, c’est l’équivalent d’une division communiste qui s’empare de la place aux premières heures du 31 janvier. Mais la 1ère Division d’infanterie de l’ARVN soutient le choc dans la partie nord de la ville, la vieille citadelle impériale, tandis que les Marines arrivent au sud pour nettoyer la partie moderne. Hué, reconquise le 2 mars, comptera néanmoins parmi les plus sanglantes batailles de la guerre du Vietnam : les Nord-Vietnamiens ne reculent que pied à pied dans un combat urbain dantesque, la ville est réduite en ruines par l’artillerie américaine et les communistes, en se retirant, laissent les cadavres de plus de 2 000 civils froidement exécutés [13]. Au nord-ouest de Hué, la base de Khe Sanh tient jusqu’en avril 1968, ravitaillée par air et protégée par le parapluie aérien américain. 100 000 tonnes de bombes sont déversées, notamment par les B-52, sur les communistes, qui laissent sans doute 10 à 15 000 tués dans les collines autour de Khe Sanh [14].
22Le Têt ne s’arrête cependant pas avec la levée du siège de Khe Sanh, le 8 avril. Le 5 mai, les Nord-Vietnamiens, qui ont acheminé 80 à 90 000 hommes en renfort au Sud-Vietnam, lancent la deuxième phase, en particulier à Saïgon. Le mois de mai 1968 est le plus meurtrier de la guerre pour l’armée américaine. Cependant, l’effet de surprise ne joue plus et les communistes subissent de lourdes pertes jusqu’à l’automne. Et pourtant, ce pari risqué a payé : aux États-Unis, l’opinion est découragée. Walter Cronkite, le ténor de CBS, déclare le 27 février que la guerre est ingagnable. De guerre lasse, Johnson jette l’éponge : le 31 mars, il annonce qu’il ne se représentera pas à l’élection présidentielle de 1968, et l’ouverture de négociations avec Hanoï, tout en signifiant l’arrêt des bombardements sur le Nord. Si les Nord-Vietnamiens et le Viêtcong ont subi un échec militaire, perdant 37 000 morts et 5 000 prisonniers pendant l’offensive, le succès politique et psychologique est important. Certes, le régime de Saïgon et l’ARVN ne se sont pas effondrés, mais le choc de l’offensive a provoqué une secousse terrible aux États-Unis, qui ne vont désormais songer qu’à se désengager du Sud-Vietnam. En ce sens, le Têt constitue bien le tournant de la guerre.
Une victoire stratégique due en grande partie à la surprise
23Militairement, l’offensive sonne comme une défaite du Viêtcong et du Nord-Vietnam. En attaquant les villes, les communistes espéraient remporter une victoire symbolique, en montrant à la population que l’ARVN et les Américains, en dépit de leur énorme puissance de feu, étaient incapables de la protéger. Ils escomptaient également que la population du Sud, et en particulier les activistes bouddhistes opposés au régime, se soulèvent. Une insurrection, combinée aux attaques du Viêtcong et des unités nord-vietnamiennes, aurait pu renverser le gouvernement de Saïgon et entraîner le retrait immédiat des Américains. En réalité, sur le champ de bataille, le Têt est une sévère défaite tactique [15]. Giap a sous-estimé la mobilité tactique et stratégique de l’armée américaine. Westmoreland a pu expédier ses forces sur les frontières pendant la phase de diversion, mais les rapatrier très vite ensuite vers les villes avant l’offensive, et une fois celle-ci déclenchée. Le plan de Giap est trop compliqué et empêche les unités de coordonner leurs actions, d’autant qu’en raison du secret, elles n’ont pas eu l’occasion de s’entraîner à monter des attaques combinées. Les succès initiaux ont été nombreux mais les communistes n’ont pas pu les exploiter faute de connaissance du plan d’ensemble et de directives claires. En outre, le secret et les problèmes de coordination ont sans doute entraîné une certaine confusion qui explique les attaques prématurées du 30 janvier 1968. Giap a également violé le principe de concentration des forces en attaquant partout à la fois : ses unités remportent des succès spectaculaires mais deviennent très vulnérables à des contre-attaques, sauf à Saïgon et Hué, où les forces en jeu sont plus importantes. Enfin, les communistes s’exposent à la puissance de feu américaine en attaquant de front, contrairement à leur habitude. La plus grave erreur de Giap a été de parier sur l’effondrement de l’ARVN, qui ne s’est pas produit. Il n’y a pas eu non plus d’insurrection populaire au Sud : à terme, devant l’ampleur des destructions et des violences, la population finit par se placer derrière la bannière de Saïgon.
24Le prix à payer est lourd : sur 80 à 90 000 hommes engagés dans l’offensive du Têt, les communistes en comptent 40 000 hors de combat, dont plus de 30 000 tués [16]. Le Viêtcong, en particulier, a beaucoup souffert : ses forces régulières sont décimées et l’encadrement politique fragilisé, sauf dans certains bastions comme le delta du Mékong. Côté allié, si la surprise initiale s’est vite dissipée, la victoire tactique n’a pas été obtenue sans pertes : fin mars 1968, les Américains comptent déjà plus de 1 000 morts et les alliés sud-vietnamiens et autres plus de 2 000. Si l’ARVN a tenu bon, en revanche, l’offensive a complètement saccagé le programme de pacification dans les campagnes. La population des villes, comme à Saïgon, n’a pas toujours montré un enthousiasme débordant pour le gouvernement sud-vietnamien. En outre, l’offensive du Têt a été montée dans un timing parfait. Elle survient juste avant les primaires de l’élection présidentielle américaine de 1968 et son résultat persuade Johnson et ses conseillers que la guerre est ingagnable. Elle a brisé la volonté du président américain et la confiance de la population des États-Unis dans les déclarations de l’administration Johnson. Si le Nord-Vietnam et le Viêtcong ont perdu une bataille, le gouvernement américain, lui, a perdu sa crédibilité face à l’opinion américaine. Au niveau stratégique, l’offensive du Têt se présente donc comme une campagne basée sur un risque calculé qui a obtenu une grande victoire politique et a changé le cours de la guerre [17].
25Il y a pourtant eu de nombreux indices laissant penser aux Américains qu’une offensive se préparait. Giap avait écrit un certain nombre de discours pour la radio de Hanoï, repris par les journaux de la capitale dès septembre 1967. Il y affirme que la concentration de troupes américaines au Sud-Vietnam est un dilemme pour les États-Unis car elle met en péril leur stratégie, et explique comment les communistes peuvent en tirer parti. Les analystes écartent ces signes avant-coureurs d’un revers de main, comme ils le feront par la suite. Le 16 octobre 1967, l’ARVN met la main, dans le delta du Mékong, sur un mémorandum de trois pages d’un comité régional du Parti qui utilise l’expression “campagne d’hiver et de printemps” et évoque ses préparatifs. Le 25 octobre, un autre document important est saisi dans la province de Tay Ninh. Daté du 1er septembre, il explique comment faire face “à la nouvelle situation et à notre nouveau travail”. Il définit une offensive en trois phases pour défaire l’ARVN, détruire les institutions politiques et militaires des Américains et soulever la population dans tout le pays. Le document capturé nomme cette attaque “Offensive générale-Insurrection générale”. L’ARVN capture aussi, quasiment en même temps, des documents relatifs à l’entraînement des sapeurs et à la lutte contre les véhicules blindés [18].
26Durant les deux mois suivants, d’autres documents capturés confirment ces premiers indices. Une directive militaire du front B-3, qui contrôle les opérations dans le centre du Sud-Vietnam, est recueillie à la mi-novembre 1967 : elle parle d’attaques coordonnées pour détruire l’ARVN et insiste sur la nécessité d’éliminer une unité américaine pour en attirer d’autres à l’ouest des Hauts-Plateaux. Le 19 novembre, des soldats américains du 2nd Battalion, 327th Infantry, capturent dans la province de Quang Tin un livre de treize pages intitulé “Ordre d’Hô Chi Minh pour l’exécution de la contre-offensive générale et de l’insurrection générale durant l’hiver 1967 et le printemps et l’été 1968”. Le document est traduit et transmis aux services de renseignement américains et sud-vietnamiens, et jusqu’à la DIA. L’ambassade américaine à Saïgon laisse même filtrer une partie du contenu dans la presse. Le 25 novembre, un autre document est capturé dans la province de Tay Ninh, daté du 1er septembre : c’est un manuel d’entraînement au regard de la stratégie et des objectifs d’une nouvelle offensive. En plus de ces prises, les Américains savent par ailleurs que 20 000 hommes ont rejoint le Sud-Vietnam en janvier 1968 et que le trafic de camions sur la piste Hô Chi Minh est anormalement élevé.
27Les renseignements sont donc nombreux, comme on l’a vu. Alors, pourquoi la surprise ? Après la guerre, certains officiers de renseignement du MACV tentent de se justifier en expliquant que le commandement américain était parfaitement conscient du changement de stratégie nord-vietnamien, mais a été surpris par l’ampleur des attaques et leur caractère coordonné. En réalité, cette faillite du renseignement américain s’explique par plusieurs facteurs. Pour coller à la campagne de relations publiques du président Johnson, qui vise à convaincre l’opinion américaine que la guerre est sur le point d’être gagnée, le MACV revoit systématiquement à la baisse l’effectif viêtcong et nord-vietnamien. Celui-ci passe ainsi subitement de 300 000 à 235 000 hommes en décembre 1967. Les Sud-Vietnamiens eux-mêmes regardent avec dédain les documents capturés, qui selon eux n’expriment que les intentions des communistes et non leurs capacités réelles. Le renseignement américain et sud-vietnamien sous-estime l’adversaire car les indices recueillis vont à l’encontre de l’évaluation qui prévaut jusque-là, à savoir que les communistes ne peuvent monter une offensive à l’échelle de l’ensemble du Sud-Vietnam. Le renseignement ne croit pas que Hanoï soit prêt à risquer de lourdes pertes en s’emparant des villes, que les communistes ne pourraient de toute façon pas conserver devant une contre-attaque immédiate. Les Sud-Vietnamiens pensent même que les Nord-Vietnamiens et le Viêtcong sont revenus à la phase première de la guerre révolutionnaire, plus défensive, après les opérations search and destroy du début de l’année 1967 menées à l’échelle du corps d’armée par Westmoreland (Cedar Falls et Junction City). Les analystes qui croient à une offensive la projettent assez loin, et non en janvier 1968.
28Autre facteur décisif : tous les renseignements collectés ne sont pas réunis pour former une vision d’ensemble. Les agences de renseignement sont en concurrence, ne partagent pas les informations, et cela vaut aussi à l’intérieur même du renseignement militaire du MACV. Pour Ronnie Ford [19], c’est le débat bureaucratique autour de l’ordre de bataille adverse qui a empêché de réaliser cette synthèse et de s’intéresser aux questions du “où” et du “quand”. En outre, les renseignements sont contradictoires : alors que ces indices sont recueillis, d’autres laissent à penser que les communistes sont en grande difficulté et que leur moral est chancelant. James Wirtz [20] souligne combien les Nord-Vietnamiens ont semé la confusion au sein du MACV, à travers la phase de diversion qui a ciblé les zones frontalières, alors que les indices laissent plutôt penser à une concentration communiste près des villes. Quand l’attaque de Khe Sanh commence, le 21 janvier 1968, les unités américaines sont à nouveau dépêchées vers les frontières. Westmoreland n’a pas cru à une offensive généralisée : pour lui, le centre de gravité de l’attaque reste Khe Sanh et éventuellement les provinces septentrionales du Sud-Vietnam. Comme ses officiers du renseignement et les analystes des différentes agences, il a fait correspondre les indices recueillis avec ce qu’il attendait de l’adversaire. Cette vision préconçue a empêché les Américains de saisir le message réel caché derrière l’accumulation de renseignements. Ils ont cru à l’explication alternative fournie par le plan de diversion communiste. C’est en ce sens que la surprise a contribué à la victoire stratégique de Hanoï, par le choc terrible qu’elle a entraîné auprès de la population américaine.
Bibliographie
Ouvrages
- Cecil B. Currey, Victory at Any Cost : The Genius of Viet Nam’s General Vo Nguyen Giap, Brassey, 1999.
- William J. Duiker, The Communist Road to Power in Vietnam, Westview, 1981.
- Ronnie E. Ford, Tet 1968 : Understanding the Surprise, Frank Cass, 1995.
- Don Oberdorfer, Tet ! The Turning Point in the Vietnam War, The Johns Hopkins University Press, 2001.
- Stéphane Mantoux, L’Offensive du Têt, 30 janvier-mai 1968, L’histoire en batailles, Paris, Tallandier, 2013.
- John Prados, La Guerre du Vietnam 1945-1975, Paris, Perrin, 2011.
- James H. Willbanks, The Tet Offensive. A Concise History, Columbia University Press, 2007.
- James J. Wirtz, The Tet Offensive : Intelligence Failure in War, Cornell University Press, 1991.
- Samuel Zaffiri, Westmoreland : A Biography of General William C. Westmoreland, William Morrow, 1994.
Article
- Alexander Ovodenko, “Visions of the Enemy from the Field and from Abroad : Revisiting CIA and Military Expectations of the Tet Offensive”, The Journal of Strategic Studies, vol. 34, n° 1, février 2011, pp. 119-144.
Mots-clés éditeurs : offensive du Têt, ARVN, diversion, Khe Sanh, renseignement, stratégie, Saïgon, Viêtcong, impasse, Weyand, 1968, Le Duan, MACV, surprise, Vo Nguyen Giap, CIA, Nguyen Chi Thanh, Westmoreland
Date de mise en ligne : 11/09/2015
https://doi.org/10.3917/strat.106.0095Notes
-
[1]
Don Oberdorfer, Tet ! The Turning Point in the Vietnam War, The Johns Hopkins University Press, 2001.
-
[2]
Alexander Ovodenko, “Visions of the Enemy from the Field and from Abroad : Revisiting CIA and Military Expectations of the Tet Offensive”, The Journal of Strategic Studies, vol. 34, n° 1, février 2011, pp. 119-144.
-
[3]
James J. Wirtz, The Tet Offensive : Intelligence Failure in War, Cornell University Press, 1991.
-
[4]
Ronnie E. Ford, Tet 1968 : Understanding the Surprise, Frank Cass, 1995.
-
[5]
William J. Duiker, The Communist Road to Power in Vietnam, Westview, 1981.
-
[6]
James H. Willbanks, The Tet Offensive. A Concise History, Columbia University Press, 2007, pp. 8-14.
-
[7]
Cecil B. Currey, Victory at Any Cost : The Genius of Viet Nam’s General Vo Nguyen Giap, Brassey, 1999.
-
[8]
Littéralement “le combat”. Il combine les aspects politique et militaire. Une autre interprétation donne le sens suivant : “le peuple comme instrument de la guerre”. C’est une stratégie d’abord politique, qui utilise la violence, mais où l’organisation est le facteur clé. L’organisation assure la mobilisation de la population et, in fine, la victoire.
-
[9]
Alexander Ovodenko, “Visions of the Enemy from the Field and from Abroad : Revisiting CIA and Military Expectations of the Tet Offensive”, pp. 119-144.
-
[10]
Samuel Zaffiri, Westmoreland : A Biography of General William C. Westmoreland, William Morrow, 1994.
-
[11]
Stéphane Mantoux, L’Offensive du Têt, 30 janvier-mai 1968, L’histoire en batailles, Paris, Tallandier, 2013, pp. 99-129.
-
[12]
Op. cit., pp. 129-153.
-
[13]
Op. cit., pp. 153-175.
-
[14]
Op. cit., pp. 175-187.
-
[15]
James H. Willbanks, The Tet Offensive. A Concise History, pp. 79-85.
-
[16]
Chiffres fournis par les Américains à l’époque et qui sont difficiles à vérifier. Ils ont probablement été surestimés.
-
[17]
James H. Willbanks, The Tet Offensive. A Concise History, pp. 79-85.
-
[18]
James H. Willbanks, The Tet Offensive. A Concise History, pp. 93-98.
-
[19]
Ronnie E. Ford, Tet 1968 : Understanding the Surprise, Frank Cass, 1995.
-
[20]
James J. Wirtz, The Tet Offensive : Intelligence Failure in War, Cornell University Press, 1991.