Couverture de STRAT_104

Article de revue

L'industrie de défense sous contraintes

Pages 69 à 84

Notes

  • [1]
    Jean-Paul Hébert, Production d’armement, mutation du système français, La documentation française, 1995, p. 5.
  • [2]
    Francis Delon “Exportations de défense : finalités et modalités du contrôle de l’État”. Revue Défense, n° 146 juillet-août 2010, p. 7.
  • [3]
    Yvon Pesqueux, Organisations : modèles et représentations, PUF, 2002.
  • [4]
    Jean-Pierre Saulnier, “Les oscillations de l’industrie française de défense : entre continuité régalienne et transformations organisationnelles”, Prospective et Stratégie, n° 1, 2010, pp. 89-102.
  • [5]
    Signification des sigles : IA : Ingénieur de l’Armement, X : polytechnicien, R : recherche, D : développement.
  • [6]
    Annexe au projet de loi de programmation 2003-2008, p. 84.
  • [7]
    Le Monde, 30 avril 2013. Le périmètre concerne la mission “défense” hors gendarmerie et pension. Sources : annuaire de la défense 2011-2012 INSEE SENAT.
  • [8]
    François Hollande, vœux aux armées le 9 janvier 2013

1Les entreprises du secteur de la défense ont été obligées d’engager des transformations importantes dans les années 1990/1996. Cela a concerné tant leur stratégie que leur organisation et leur fonctionnement, dans un contexte incertain et mouvant. Les récents conflits (Afghanistan, Libye, Mali) ont fourni des enseignements que le livre blanc de la Défense prend en compte dans un contexte contraint de réduction budgétaire et que traduira la loi de programmation militaire (LPM) 2014-2019. Il est donc intéressant de revenir sur cette période 1990-2010 pour saisir les tendances de la profonde “sobriété stratégique” post-Guerre froide, et en tirer des enseignements pour le temps présent.

2Les années 1990 ont été marquées par des modifications géostratégiques illustrées par la fin de la guerre froide, et la disparition de la menace militaire qui fondait la stratégie de la France : le risque de conflit Est-Ouest. La modification des menaces et les nouvelles donnes géostratégiques entraînent alors la réorganisation du système de défense des États occidentaux. Pour la France, et plus généralement pour les États européens, cela se traduit globalement sur vingt ans par une baisse des crédits que ces États consacrent à leur défense. Un mouvement rapide qui entraîne une vulnérabilité des firmes dépendantes de la commande publique.

3Par ailleurs et pour assurer leur indépendance stratégique, tous les États en ayant les capacités technologiques et industrielles se sont trouvés historiquement impliqués bien au-delà du seul équipement de leurs forces, au titre de leurs attributions régaliennes, mais aussi à bien d’autres titres : comme fournisseur ou actionnaire, créancier, orienteur de l’innovation.

4Malgré quelques à-coups, les entreprises du secteur de l’armement, en général, ont constitué un système équilibré selon ce schéma jusqu’à la fin des années 1980. Mais depuis cette date, écrit Jean-Paul Hébert [1]le changement du monde remet en jeu non seulement l’ensemble de ces compromis institutionnalisés, mais aussi le mode de régulation et finalement le système de production d’armement tout entier”.

5La réduction des crédits étatiques, les mutations de l’État “industriel de l’armement”, l’évolution de la situation en matière de défense à l’échelle de la planète, l’entrée de la Chine dans le monde concurrentiel, la baisse de volume des marchés nationaux, la construction de l’Europe, le développement des marchés à l’exportation ont modifié la donne. Il convient aussi d’insister sur le caractère très politique du marché à l’exportation des industries d’armement (critère d’exportabilité) pour lequel les États, mais également les instances internationales, l’Europe et l’ONU, ont produit des réglementations et régulations plus ou moins contraignantes. À cet égard, la France a des règles parmi les plus strictes au monde. Or, l’export, permettant l’amortissement des frais de développement et l’allongement des séries, est un complément nécessaire pour conserver les industries innovantes et performantes. Ainsi “La France a ces derniers années fait évoluer ses procédures pour faciliter les opérations d’exportation tout en conservant un contrôle rigoureux. D’importants efforts de simplification ont été menés, notamment entre pays européens. Les délais de traitement des demandes ont été réduits, les procédures sont désormais dématérialisées et les démarches des industriels ont été facilitées par le développement d’agréments préalables globaux pour les matériels destinés aux clients d’un ou plusieurs pays, sans limite de quantité ni de montant. L’adoption le 6 mai 2009 de la directive relative aux transferts intracommunautaires de produits de défense participe de cette volonté de moderniser le système de contrôle des exportations. “La directive vise à harmoniser les législations, réglementations et procédures de contrôle des États membres afin de faciliter les échanges dans l’espace communautaire et de favoriser un marché intérieur des produits liés à la défense, sans nuire pour autant aux intérêts de sécurité des États membres. Cet objectif général s’inscrit dans le contexte politique et économique plus large de la stratégie de Lisbonne, en ce qu’il doit contribuer au développement d’une base industrielle et technologique de défense compétitive en Europe, susceptible de servir d’appui concret à la politique étrangère et de sécurité commune. Le but est également d’améliorer la compétitivité des entreprises et de renforcer la coopération transnationale des entreprises. Enfin, la directive vise à réduire les incertitudes en matière d’approvisionnement des forces armées”, écrivait en 2010 Francis Delon [2] secrétaire général de la Défense et de la sécurité nationale.

6Les choix majeurs effectués en matière de stratégie de défense par la France vont induire, déterminer, peser sur les choix de l’état-major en terme d’équipement des armées et donc sur l’activité des industriels liés à l’armement. Si des risques pesaient sur les industries d’armement dans les décennies 1970-1980, des correctifs et des réponses pouvaient être apportés. Les contraintes d’aujourd’hui laissent peu de marges de manœuvre sauf à définir un projet européen dans lequel les industries de défense françaises se verraient reconnue toute leur place, la souveraineté et la sécurité européenne constituant un réel enjeu stratégique partagé.

7Pour saisir les possibles stratégies de mise en œuvre d’une telle ambition, deux modèles doivent être confrontés : l’un est régalien, l’autre financier.

Le choc des modèles : le modèle régalien et le modèle financier

Le modèle régalien ou ingéniérique

8Dans ce modèle, la recherche et développement (R & D) et l’innovation jouent un rôle essentiel : le modèle français d’innovation dans le secteur des industries de défense est largement lié au contexte géopolitique, scientifique et technique de l’après-guerre. La référence est le modèle américain, transposé dans un pays de culture étatique et centralisatrice tel que la France, qui lui donne sa spécificité. En quoi le modèle français renvoie-t-il à l’américain tout en s’en démarquant ? En quoi ce modèle vaut-t-il pour d’autres secteurs que la défense ?

9Historiquement, trois facteurs vont jouer un rôle déterminant :

  • les risques toujours possibles à long terme de la résurgence des menaces majeures, menaçant la survie des États dans un monde sombrant dans la dérégulation politique ou l’affrontement de blocs radicalement opposés (scénario type troisième guerre mondiale ou de nouvelle “guerre froide”) ;
  • le développement très rapide des sciences et des techniques ;
  • enfin, le développement des conflits dans le tiers-monde.

10Ces trois facteurs s’inscrivent dans le temps de l’affrontement bipolaire. Les événements qui se déroulent entre 1947 et 1950 ouvrent la période de la guerre froide. Les principes sont : le “coup de Prague” (février 1948), le blocus de Berlin (juin 1948), la première explosion nucléaire soviétique (septembre 1949), la victoire des communistes en Chine (octobre 1949) et l’invasion de la Corée du Sud (juin 1950). La course aux armements à laquelle se livrent après 1945 les deux super puissances – l’Union soviétique et les États-Unis – est dès lors lancée.

11Après 1945 s’ouvre de fait le règne du laboratoire de recherche. Celui-ci donne la priorité à la science et à la technologie, qui deviennent, et ceci pour longtemps, le moteur privilégié de la préparation à la guerre. L’objectif est de réaliser des armes plus puissantes et plus performantes, qui surclassent celles de l’adversaire. L’outil “Recherche-Développement” et l’innovation deviennent la priorité des priorités. Des chercheurs et des ingénieurs sont mobilisés dans les universités et les organismes de recherche publics et privés pour des travaux à finalité militaire. Dans les domaines sensibles, des structures de veille scientifique et technique sont mises en place afin de surveiller l’adversaire et éviter d’être distancé sur le plan des armements. C’est la course aux innovations technologiques. Ces innovations profitent au militaire comme au civil, mais c’est bien la recherche militaire qui tire la recherche civile, et sur laquelle la nation fait un effort financier considérable.

12Le secret qui entoure les activités de recherche exacerbe la compétition engagée dans le domaine des innovations technologiques à caractère militaire. 1949 est en France l’année de relance des grands programmes militaires. En outre, en dehors même du face-à-face consentionnel en Europe entre “monde libre” et “monde communiste”, les conflits périphériques qui se développent dans le tiers-monde ont une influence sur la politique d’armement des grandes puissances pour deux séries de raisons. D’une part, ils constituent un marché ; les producteurs d’armements peuvent y écouler leurs matériels des générations précédentes, sous réserve d’adaptations, pour répondre aux besoins de théâtres de guerre différents. D’où la nécessité de développer des matériels diversifiés répondant à des normes spécifiques d’emploi avec des conditions climatiques particulières (chaleur, humidité, sable). D’autre part, ces conflits périphériques constituent autant de terrains de retour d’expérience, qui intéressent à la fois les industriels en termes de nouvelles technologies, ainsi que les états-majors concernant l’évolution les doctrines d’emploi.

13Le modèle ingéniérique consiste en fin de compte à voir l’entreprise et son gouvernement comme “un processus qui transforme des inputs en outputs en y ajoutant une valeur” écrit Yvon Pesqueux [3]. La logique qui sous-tend ce modèle est celle de l’ingénieur et se situe dans le long terme. Un tel modèle, ajoute l’auteur, “suppose un objectif d’efficience qui corresponde à l’optimisation des coûts liés à chaque élément du processus compte tenu d’un « état de l’art » défini sur la base d’une référence ingéniérique. C’est ce qui en fait la référence du mode de gouvernement qui en découlera »”. Ce modèle constitue une référence pour l’Europe continentale, en particulier pour l’Allemagne et pour la France. À la tête des entreprises de défense en général se trouvent des ingénieurs généraux de l’armement, le plus souvent issus de l’École Polytechnique, et aussi une forte proportion d’ingénieurs comme cadres dirigeants. Cette importance est représentative des valeurs qui servent de référence dans le gouvernement d’entreprises du modèle ingéniérique.

14Dans la même logique, le passage de ces ingénieurs de l’administration publique aux affaires privées va faire que les modes de gouvernement de certaines entreprises vont être influencés par les méthodes de l’administration publique, et plus exactement celles de l’intendance militaire.

15La haute administration va constituer le fil rouge de la continuité étatique. Les modes de gouvernement issus du modèle de “l’entreprise processus” servent de support à des méthodes de gestion inspirées de cette perspective comme par exemple, les méthodes de gestion de projet, avec coût complet et tableau de bord.

16L’objectif des méthodes de gestion mises en œuvre dans un tel modèle “vise à suivre le processus, à le piloter… indépendamment des personnes qui les assument, mais par référence à un savoir-faire de type technique”. Yvon Pesqueux ajoute : “c’est au travers des compétences que les dimensions personnelles interviennent et que se trouve orientée, la dimension politique du fonctionnement de l’entreprise vue au travers de ce modèle”.

Le modèle financier de l’organisation ou modèle anglo-saxon

17Dans ce second modèle, l’organisation est envisagée comme une entité de nature financière dont l’objet premier et majeur est de dégager du profit. Cette seconde vision privilégie la perspective gestionnaire et financière et s’inscrit dans le court terme. Comme le souligne Yvon Pesqueux, “l’organisation « chasse » les marges et ne construit rien de durable que par référence à une perspective de profit”. À titre d’exemple, en 1996, à l’instar de l’industrie automobile, l’entreprise GIAT Industries met en place dans tous les secteurs de l’entreprise des “cost killer” chargés de “chasser” les coûts cachés. Les perspectives organisationnelles construites par référence au modèle financier reposent sur le découpage en “centres de responsabilités” : centres de coût, centres de profit et centres d’investissement. L’entreprise est ici appréhendée, ici, comme une entité qui génère du profit, et la responsabilité d’un service est conçue sur la base d’une capacité à dégager des marges. Dans le contexte de ce modèle d’organisation, la référence première est l’efficience, vue comme la capacité à réaliser un profit qui économisent les moyens.

18Une relation dynamique va donc s’établir entre la réalisation des marges et la consommation des moyens, la performance d’un centre de coût étant lue à la lumière de la minimisation des coûts. La seconde référence est celle d’un centre de profit c’est-à-dire d’un centre de responsabilité générant des produits et des charges et par comparaison, “un profit”. L’objectif d’efficience est la maximisation du profit.

19La troisième référence est celle de centre d’investissement, où l’efficience se mesurera sur la base du retour d’investissement (ratio bénéfice sur investissement).

20Les différentes références conduisent à poser les problèmes de l’articulation entre ces centres de responsabilités à la lumière d’une logique de marché :

  • Échanges entre les différents centres, vus comme une relation clients – fournisseurs impliquant la détermination d’un prix de cession interne.
  • Genèse d’un profit global passant par l’accumulation des profits locaux.
  • Création de valeur par chaque centre, jugée en tenant compte du profit réalisé et du coût du capital.

21Se démarquant du “capitalisme à la française”, le développement capitaliste américain a été confronté aux nécessités de la dissociation des propriétaires et des managers. La base de cette dissociation va se construire au regard de la primauté du profit pour l’actionnaire, indépendamment de ce que réalise véritablement l’entreprise. Les propriétaires vont se conduire comme une holding qui vient périodiquement demander aux managers un profit, au regard de la valeur des actifs qui leur ont été confiés. Ces managers délèguent à d’autres managers sur la base d’objectifs et de sous objectifs se réduisant à l’obtention d’un taux de rentabilité. C’est la naissance de la direction par objectifs qui deviendra plus tard la direction participative par objectifs (DPO). La première entreprise à organiser ainsi massivement ses modes de gouvernement fut Du Pont de Nemours. À cause de sa taille géante, elle fut découpée en centres de responsabilités, dont l’évaluation de la performance fut faite sur la base du retour sur investissement. C’est ainsi qu’est née la structure en divisions. Ce modèle a été diffusé ensuite à tous les secteurs de l’économie américaine, en commençant par le secteur de l’automobile avec General Motors. Le modèle, qui privilégie une logique de “combien”, au détriment de “comment” en termes de résultat, sera également diffusé pendant la Guerre froide en Europe et au Japon, à travers le plan Marshall. Ce mode de gouvernement conduit à laisser une autonomie considérable aux managers en termes de “comment”.

22Ainsi, le modèle “financier” de l’organisation va amener à privilégier les processus les plus souples et les plus réversibles, en visant une rentabilité immédiate. D’autres raisonnements accompagnent cet objectif : le raisonnement par économies d’échelles (meilleure répartition des charges fixes par saturation des équipements), par économies de croissance (meilleure rentabilité liée au dimensionnement correct des équipements), ou par effets de synergie (redéploienment du processus avec des choix d’internalisation et d’externalisation des activités). Ces processus dont les responsables doivent veiller à l’équilibre, sont autant d’incitations au recours à la sous-traitance généralisée et à la diffusion des modes d’organisation en flux tendus, à l’inversion de la priorité de l’offre vers la demande. Il s’agit plus généralement de valoriser des processus plus “légers” car plus créateurs de profit immédiat.

La confrontation des deux modèles

23La naissance du modèle “ingéniérique” s’effectue avec l’apparition des grandes entreprises, tout comme le modèle financier naît avec la révolution industrielle. Pendant les Trente glorieuses pour les pays occidentaux (mais d’une certaine façon il en est de même pour les pays communistes), la perspective ingéniérique va d’abord dominer. “Les politiques industrielles des États s’expriment au travers des processus ingéniériques”, souligne Yvon Pesqueux, “mis en œuvre par les entreprises en accord avec des pouvoirs publics ou des entreprises publiques, et, à une technocratie d’État, correspond une technologie d’entreprise qui se réfère aux mêmes concepts, aux mêmes valeurs et au même modèle, celui de l’organisation processus comme représentation de la création de la valeur économique”.

24La rente financière réapparaît dans les années quatre-vingt, ce qui se traduit par la suprématie idéologique du modèle financier depuis cette date, et sur le plan politique, par la domination du libéralisme économique, en particulier depuis l’éclatement du régime soviétique. Cela va avoir des conséquences, d’une part, sur le mode de gouvernement de l’organisation, et d’autre part, sur la nature des outils de gestion utilisés dans l’entreprise. Les critères financiers utilisés dans le cadre du modèle financier de l’organisation sont identifiés et comparés à ceux du modèle de l’organisation processus dans le tableau 1.

Tableau 1

Le jeu des critères de gouvernement à l’œuvre (d’après Yvon Pesqueux)

Tableau 1
Organisation Processus “ingéniérique” Modèle Financier Mode de gouvernement “Appareil” d’entreprise (matériel) Logique de marché (virtuel) Régulation Règle Transaction Coordination Hiérarchie Rapports clientsfournisseurs Adaptation Réforme “La juste performance” Jeu “naturel” de l’offre et de la demande

Le jeu des critères de gouvernement à l’œuvre (d’après Yvon Pesqueux)

25Ce tableau met en évidence deux logiques de gouvernement qui s’opposent : d’un côté la logique de l’appareil technique, liée aux savoirs disponibles à un moment donné et de l’autre, la logique de marché. Nous vivons aujourd’hui dans la suprématie idéologique du modèle financier de l’organisation comme représentation de la création de valeur économique, y compris dans les industries de défense. Les outils de gestion mis en place dans les entreprises s’inscrivent dans cette logique d’efficience et cette exigence de rentabilité. C’est le développement du “reengineering”, et maintenant le “lean management”, c’est-à-dire de la réorganisation des processus afin de les rendre plus légers, plus flexibles, plus réactifs. Cela renvoie à la mise en œuvre de réductions drastiques des coûts par la gestion de la qualité, l’analyse de la valeur consistant à examiner un produit ou un service sous l’angle de ses fonctionnalités afin de “rationaliser” son élaboration, du “design to cost” c’est-à-dire de l’étude du produit de sa conception à son coût ; ce sont aussi la mise en œuvre de logiques de raisonnements en “coûts cibles” et de “conception à coût objectif”, qui visent à dominer les coûts dès la conception, méthode considérée comme plus pertinente que les méthodes traditionnelles de diminution des coûts constatés. La généralisation des modes de rémunérations individualisés sur la base des gains obtenus en termes de diminution de coûts participe de ces mêmes logiques.

Les modèles en mouvement : les oscillations de l’industrie française de défense 1970-2010

26Dans un contexte nouveau où les enjeux de sécurité se sont transformés avec le développement du terrorisme, est-on allé vers un nouveau modèle stratégique ? Nous pouvons utiliser les modèles présentés dans la première partie pour éclairer cette question, montrer son intérêt, et en valider certains aspects.

27Ce qui nous intéresse dans un premier temps, c’est la manière dont on se sert du modèle ; puis, ensuite, ce qui se passe par effet de rétroaction : aux États-Unis, est-on dans un modèle anglo-saxon aussi générique qu’on nous le dit ? Ce que l’on peut constater, c’est qu’il y a toujours une composante régalienne ; que les financements à l’innovation – et au-delà ou secteur industriel – ont existé et continuent à exister de manière significative, même dans un contexte de frugalité ou de “sobriété”. L’erreur souvent faite est de croire que la pensée managériale nouvelle annule et remplace la précédente, qu’à l’ancienne logique de régulation régalienne on substitue une logique de régulation gestionnaire centrée sur les performances économiques, financières, sans comprendre que la logique de régulation régalienne ne peut pas disparaître. De plus, elle ne doit pas disparaître parce que le marché des industries de défense conserve des particularités.

28Les industries de défense sont tout sauf un exemple de politique libérale aux États-Unis. L’intégration du Department of Defense avec les industriels signe de manière permanente, quelquefois avec des variantes (des administrations qui se succèdent à l’occasion des changements politiques), une certaine continuité générale que l’État contrôle fortement. Le contexte n’est pas celui d’un marché libre dans l’industrie de défense. La réalité est composite ou hybride.

29Une autre lecture peut être faite à partir de 4 paramètres clés : le politique (P), le technologique (T), le social (S), l’économique (E) et leur hiérarchisation et priorisation dans le temps.

30Ce qui caractérise le modèle régalien c’est une formule du type P T S e.

31Politique : ce facteur est compris comme l’héritage de la période d’indépendance nationale gaullienne (industrie au service de la politique nationale). Technologie : elle est incontournable dans ce secteur industriel. Lorsqu’on parle de technologie de souveraineté [4], c’est ce couplage politique-technologique que nous mettons en évidence. Le Social est aussi un élément majeur, contrairement à l’économique qui a un rôle marginal, d’où le petit (e) dans la formule.

32Il y a un deuxième couplage. Il tient au fait que l’on est dans une logique institutionnelle de type public (dimension sociale, emplois protégés, fortes coalitions syndicales et sociales, présence du corps des ingénieurs de l’armement aussi) et dans une moindre proportion économique : la question “quel est le coût ?” n’est pas au centre des préoccupations dans le modèle régalien.

33En revanche, dans le modèle qui va s’installer dans les années 1980-1990 marquées par des crises (changements politiques, train de vie de l’État…), il y a certes toujours une “prédominance du politique”. Nous avons aussi, et c’est incontournable, l’aspect technologique, mais l’économique monte en puissance (E) et le social (s) vient en dernier dans les préoccupations, soit la formule PTEs. On peut imaginer que l’évolution conduise à un schéma du type PETs, c’est-à-dire celui où l’économique s’intercale entre le politique et le technologique. Ce qui donne une figure triangulaire où le social est relativement marginalisé. Ce que l’on observe c’est que, grosso modo, l’évolution fait que le politique et le technologique sont constants, l’économique monte en force et le social se réduit. C’est vrai au niveau global, mais particulièrement dans la fonction innovation, où cela est significatif.

34Si la fonction “R & D” est relativement stable, l’organisation ne l’est pas du tout. Il n’y a pas de volonté de réduction de “R & D”, simplement moins de R (Recherche) et plus de D (on est dans le court terme et dans le développement).

35Autre phénomène pour en rester à la France : par rapport à l’innovation technologique et aux produits, l’État, qui avait donné l’impression de se retirer, est revenu avec la loi de programmation militaire et à travers le plan prospectif à trente ans (PP 30). Ce qu’exprime le tableau ci-dessous (tableau 2).

Tableau 2

Hiérarchiser les dimensions politique, technologique, économique, sociale : l’évolution des paramètres dans le temps[5]

Tableau 2
1971 – 1990 Hiérarchiser les dimensions politique, technologique, économique, sociale 1990 – 1996 1996 … – aujourd’hui MACRO PTSe (État) A ? continuité B ? (les jeux d’acteurs IA, X, et autres corps. qui ont un contrôle sur l’entreprise) ETPs (entreprise) A ? hiérarchisation différente B ? cela marche bien vis à vis de la population ouvrière et de la représentation syndicale. Cela ne va pas fonctionner du côté de l’acteur (IA) État PETs A ? retour à la convergence B ? on revient à une logique d’ajustement et d’intégration MESO ? R et D pilotée à l’externe ? R et D au cœur de l’entreprise ? D > R MICRO ? Finalité “technologique” ? Finalité “économique” ? finalité “produit” (5)

Hiérarchiser les dimensions politique, technologique, économique, sociale : l’évolution des paramètres dans le temps[5]

36Ces paramètres (PTSE) peuvent jouer à tous les niveaux. Deux questions subsistent : la question du niveau et la question de l’évolution dans le temps.

37Comment les ingrédients se mélangent-ils ? Qu’il y ait une forte composante technologique, qu’il y ait une forte composante politique, c’est tout à fait clair, et “souveraineté” que nous mettons en évidence se retrouve bien dans le couplage politique-technologique. En revanche, la nouvelle spécificité réside dans l’économique, qui entre dans le schéma, “rigueur de gestion”. Nous pouvons observer cette entrée à deux niveaux, qui sont susceptibles d’induire des logiques contradictoires entre l’entreprise et l’État. Parce que l’État veut maîtriser ses propres budgets. Et parce que l’entreprise à l’obligation d’avoir des résultats bénéficiaires. Les objectifs mènent-ils à de nouveaux choix stratégiques ?

Les modèles en question : l’impact des livres blancs et des lois de programmation

38Afin de faire face aux défis du monde actuel et à l’enjeu de souveraineté que constitue la mise en place d’un véritable outil de défense européen efficace et performant, l’innovation technologique se trouve au cœur de la démarche. “Le défi adressé à l’Europe est de se doter de capacités stratégiques et technologiques suffisantes pour assurer son autonomie future d’appréciation et d’actions”, est-il écrit dans la loi de programmation 2003-2008 [6].

39Les crises récentes de Libye et du Mali, mais aussi les attentats du Boston en avril 2013 et la découverte rapide de leurs auteurs ont confirmé l’intérêt de la supériorité technologique dans les domaines du renseignement, du contrôle et du commandement, de la précision des armes et de l’action à distance sous toutes ses formes. L’évolution du contexte stratégique est décrite en ces termes dans la loi de programmation 2003-2008 : “Les facteurs d’instabilité vont continuer à se manifester pour longtemps encore. Les sociétés en transition seront marquées par des tensions fortes, aggravées par les difficultés économiques et d’importantes migrations. Cette instabilité continuera à se traduire par des réactions identitaires violentes teintées de nationalisme ou de fondamentalisme religieux. Les intérêts de sécurité des pays européens s’en trouveront affectés.

40La crédibilité des Nations Unies comme outil de règlement des conflits sera régulièrement mise à l’épreuve. La politique de la France continuera de promouvoir cet élément-clé de la paix et de la sécurité dans le monde.

41Notre politique de sécurité doit également prendre en compte des stratégies « asymétriques » menées par des acteurs étatiques ou non étatiques pouvant aussi bien viser le territoire national que les forces en opérations. Les risques correspondants comprennent les agressions contre les systèmes d’information, les diverses formes de prolifération, la menace terroriste, le développement de la criminalité organisée”.

42Se fondant sur ces menaces et ces risques, la programmation 2009-2013 prend en compte le projet européen et s’inscrit dans la continuité de l’engagement de la France dans l’alliance atlantique qui demeure “le fondement de la sécurité collective en Europe”. Plusieurs coopérations bilatérales ou multilatérales spécifiques visant à l’optimisation des forces ont été lancées ou sont à l’étude avec les principaux partenaires européens et alliés. Si la France a annoncé sa disponibilité à fournir le cinquième des capacités de projection de force dont l’Union Européenne a entrepris de se doter, elle veut dans le même temps conserver la capacité d’agir seule pour assurer la défense des espaces sur lesquels elle exerce sa souveraineté et pour honorer ses accords de défense.

43Durant la période couverte par la loi de programmation 1997-2002, la recomposition des entreprises de défense a été fortement accélérée. Cette accélération est le fruit d’une double volonté des gouvernements concernés et des groupes industriels de renforcer leur compétitivité et de mettre en place les moyens de répondre durablement aux besoins d’équipement des armées, aux meilleures conditions de coûts, de délai et de performance. Concernant les maîtres d’œuvre de l’aéronautique et de l’électronique, dont les activités sont largement durables, cette consolidation s’est opérée au plan national, au niveau européen et dans le cadre d’une stratégie de développement multinationale.

44La période de programmation 2003-2008 se caractérise donc par un contexte industriel profondément recomposé par rapport à celui de la période précédente. La restructuration des entreprises était en effet indispensable pour leur permettre d’affronter avec succès un marché mondial qui s’était lui-même concentré et était devenu très concurrentiel. Dans le secteur de l’aéronautique et de l’électronique, dont les activités sont largement duales, la consolidation de l’industrie française est d’abord intervenue dans un premier temps au niveau national par la fusion Aérospatiale-Matra en 1999 et la privatisation de Thomson-CSF en 1997. Dans une seconde phase, et dans une perspective transnationale, sont intervenues la création d’EADS et l’internationalisation du groupe Thomson-CSF devenu Thales.

45Parallèlement, l’industrie britannique s’est renforcée avec la création de BAE Systems, groupe qui se distingue par une activité de défense prépondérante et une forte implantation sur le marché américain tout en demeurant lié, à travers de nombreux programmes ou sociétés communes, à ses partenaires industriels européens. Au-delà des mouvements nationaux et européens, des rapprochements transatlantiques devraient s’opérer dans les années à venir. L’alliance intervenue entre Thales et Raytheon pour les systèmes de défense aériens constitue un exemple significatif. Il s’agit notamment pour les groupes européens d’accéder au marché américain, le premier au monde (bien qu’il soit probablement appelé également à se réduire pour là aussi aider à la résorption du déficit de l’État fédéral), alors que le marché européen est déjà largement ouvert aux entreprises d’outre-atlantique. Ces rapprochements ne peuvent cependant s’envisager que sur une base équilibrée, respectant les impératifs de sécurité d’approvisionnement et de politique extérieure des États. Des consolidations significatives au niveau mondial sont également intervenues dans plusieurs domaines spécifiques, très fortement concurrentiels, avec notamment la création d’Astrium pour les systèmes spatiaux et d’EADS dans le domaine aéronautique.

46La consolidation de la base industrielle et technologique de défense et la coopération en matière d’armement dans les secteurs naval, terrestre et celui des équipementiers sont une des orientations majeures la loi de programmation 2003-2008. Si les notions de “low cost” et de “design to cost” sont très intégrées dans les processus des constructeurs automobiles et cela depuis plus de vingt ans, le cas du secteur de l’armement reste différent. La durée de vie des produits (plusieurs dizaines d’années), le niveau technologique qui s’y rattache, rendent difficiles les ruptures dans la continuité.

47Dans le cas de l’industrie de défense, compte tenu de son passé, l’ajustement se révèle plus lourd que dans le secteur civil. Quand un constructeur automobile décide de fermer une usine, cela occasionne des débats, mais il la ferme quand même et il délocalise. Ce n’est pas le cas dans l’industrie d’armement où l’on constate le poids des enjeux de souveraineté. Quelque part dans le cercle vicieux des difficultés de l’entreprise, l’innovation est le lieu où se focalisent et où se concentrent ces tensions. La multiplicité de toutes ces logiques entraîne l’importance des jeux d’acteurs : selon qu’ils tireront dans le sens de la rationalité économique ou dans celui de l’autonomie stratégique, telle ou telle combinaison logique prévaudra.

Vers un modèle frugal : entre contraintes budgétaires et nouvelles donnes internationales

48L’évolution du cadre international, stratégique, budgétaire et industriel des quinze dernières années inscrit néanmoins les industries de défense dans un nouveau paradigme.

49Dans le contexte décrit précédemment plusieurs orientations stratégiques semblent s’imposer :

  1. La France doit conserver son rayonnement à l’échelle internationale et sa place dans le concert des nations. N’est-elle pas membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies ? Son autonomie de décision et sa capacité à intervenir doivent être préservées.
  2. Protection, dissuasion, intervention sont et restent les piliers de la stratégie nationale, en particulier dans la lutte contre le terrorisme.
  3. La France est un acteur majeur en matière de défense dans une Europe qui peine à définir une politique de défense commune, et donc à organiser ses moyens industriels en conséquence. Les contraintes budgétaires des différents États joueront le rôle d’accélérateur dans ce domaine. L’industrie française de défense montre ainsi sa volonté d’inscrire sa stratégie dans la nouvelle donne européenne qui nécessite la création de liens industriels transnationaux forts. Sur le plan interne les entreprises recherchent prioritairement l’efficience (précédemment l’efficacité). Les nombreuses discussions intervenues ou en cours laissent à penser que les restructurations observées jusqu’à ce jour entre industriels européens n’en sont qu’à leurs prémices et que ce mouvement va se poursuivre.
  4. Les zones d’intérêt prioritaire de la France restent celles héritées de notre histoire : la Méditerranée, l’Afrique, le Moyen Orient, les pays du Golfe et à un moindre degré l’Asie, ce que prévoit le livre blanc.
  5. Si l’impératif industriel a pesé pour l’élaboration du livre blanc, la loi de programmation militaire 2014-2019 nous dira plus précisément l’avenir des industries de défense.

50La logique qui semble prévaloir est de préserver les grands équipements symboliques et de ne pas réduire les moyens des services de renseignement qui permettent l’anticipation. Le maintien de l’ensemble du spectre des capacités militaires – Mali oblige –, du spatial au char lourd, se heurte néanmoins à un contexte budgétaire contraint, avec des ambitions réduites en termes de moyens dans certains secteurs, même si les priorités du livre blanc 2008 restent valables. Ainsi, le budget de la défense est passé d’environ 3,85 % du produit intérieur brut en 1970 à 1,5 % du PIB en 2014. “Le Livre Blanc Hollande se veut « réaliste », celui de 2008 ayant lancé des plans d’équipement qui n’avaient pas été révisés malgré la crise. Sur la période 2014-2020, un effort conséquent est maintenu avec une enveloppe globale de 364 milliards d’euros (constants 2013). La prochaine loi de programmation, qui sera présentée fin juillet, vise un effort de 179,2 milliards pour 2014-2019. De quoi atteindre 1,76 % du PIB selon les normes OTAN sur la période” écrit Nathalie Guibert [7]. La prévision budgétaire intègre au moins 4,5 milliards de recettes exceptionnelles avec la vente d’immobiliers mais aussi la cession de titres de sociétés comme EADS ou Thales. Les engagements programmatiques seront inscrits ensuite dans les budgets.

51Nous voyons émerger un nouveau modèle que l’on peut qualifier de frugal compte tenu des contraintes qu’impose le monde d’aujourd’hui. Il nous faut repenser le monde et son organisation dans notre village planétaire. Il y a nécessité d’un retour à la raison dans un monde fini pour introduire la rigueur et la précision technologique du xxie siècle dans la construction de notre modèle. L’ère du “gaspillage” semble terminée. La frugalité renvoie cependant non seulement à la sobriété mais aussi à la possibilité de “produire une bonne récolte”, en conciliant différentes dimensions : politique, économique, sociale, technologique, le tout fécondé par le pouvoir de l’imagination. Il s’agit d’aller vers un modèle plus universel pour lequel nous devons revisiter ces cinq paramètres dans une perspective de rationalité obligée, raisonnée, pour un monde apaisé.

52À l’image de la majorité des pays du monde occidental, la France continue à revoir le format de ses armées au “juste nécessaire”, sans abaisser la garde. Dans cet esprit, le livre blanc 2013 fixe et réactualise, sans véritable rupture par rapport à l’édition antérieure, les moyens de l’armée pour les six années à venir que traduira concrètement la LPM 2015-2019 même si “souvent ces lois de programmation militaires sont autant d’affichages peu respectés… Ayons des objectifs plus réalistes mais soyons sûrs de les atteindre” [8], résume le Président de la République. Ce qui impose de rationaliser les moyens humains et matériels des armées, avec pour conséquences la poursuite de la restructuration des industries de défense et la recherche d’une gestion rigoureuse de celles-ci.


Date de mise en ligne : 17/07/2015.

https://doi.org/10.3917/strat.104.0069

Notes

  • [1]
    Jean-Paul Hébert, Production d’armement, mutation du système français, La documentation française, 1995, p. 5.
  • [2]
    Francis Delon “Exportations de défense : finalités et modalités du contrôle de l’État”. Revue Défense, n° 146 juillet-août 2010, p. 7.
  • [3]
    Yvon Pesqueux, Organisations : modèles et représentations, PUF, 2002.
  • [4]
    Jean-Pierre Saulnier, “Les oscillations de l’industrie française de défense : entre continuité régalienne et transformations organisationnelles”, Prospective et Stratégie, n° 1, 2010, pp. 89-102.
  • [5]
    Signification des sigles : IA : Ingénieur de l’Armement, X : polytechnicien, R : recherche, D : développement.
  • [6]
    Annexe au projet de loi de programmation 2003-2008, p. 84.
  • [7]
    Le Monde, 30 avril 2013. Le périmètre concerne la mission “défense” hors gendarmerie et pension. Sources : annuaire de la défense 2011-2012 INSEE SENAT.
  • [8]
    François Hollande, vœux aux armées le 9 janvier 2013
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.172

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions