Couverture de STRAT_103

Article de revue

Les organisations combattantes irrégulières au Mali : glissement de combattants sahéliens vers le djihad

Pages 231 à 239

Notes

  • [1]
    En juin 2011, époque d’écriture de l’article, les principaux mouvements étaient les suivants. Le Front Unifié de l’Azawad (MFUA), l’Armée Révolutionnaire de Libération de l’Azawad (ARLA), représentée par son secrétaire général Abdourahmane ag Galla, le Front Islamique Arabe de l’Azawad (FIAA), représenté par son secrétaire général Boubacar Sadeck ould Mahmoud, le Front Populaire de Libération de l’Azawad (MPLA), représenté par son secrétaire général Zeïdane ag Sidalamine, et le Mouvement Populaire de l’Azawad (MPA), représenté par son secrétaire général Iyyad ag Ghali. Le MPA lui-même a fini par se fragmenter, et en est issu le Front Populaire pour la Libération de l’Azawad (FPLA) avec Rhissa Ag Sidi Mohammed, et enfin le Mouvement National de l’Azawad (MNA).
    L’Alliance démocratique du 23 mai 2006 pour le changement (ADC) est issue du mouvement touareg de l’Adrar des Ifoghas (Région de Kidal). Ibrahim Ag Bahanga prend part à la grande attaque du 23 mai 2006 contre deux garnisons à Kidal et Ménaka aux côtés du lieutenant-colonel Hassan Fagaga, rejoints par l’ex-rebelle historique Iyad Ag Ghali. Ensemble, ils fondent l’Alliance démocratique du 23 mai pour le changement (ADC). L’Alliance démocratique est devenue l’aile politique de la rébellion. http://www.maliweb.net/category.php?NID=66909&intr.
  • [2]
    Adriana Piga, Les Voies du soufisme au sud du Sahara : ethnicité et islam dans l’Afrique de l’Ouest, 2006, p. 316, 311 p.
  • [3]
    Pierre Boilley, Les Touaregs Kel Adagh. Dépendances et révoltes : du Soudan français au Mali contemporain, REMMM, Paris, Karthala, 2000, p. 9 de l’introduction.
  • [4]
    Charles Grémont, André Marty, Rhissa Ag Mossa, Younoussa Hammra Touré, Les Liens sociaux au Nord-Mali, Kartala, 2004, p. 257.
  • [5]
    Kélétigui Abderrahmane Mariko, Les Touaregs ouelleminden, Karthala, 1984, p. 168.
  • [6]
    J.-B. Baillière fils, “Les échanges transsahariens, la Senusiya et les révoltes twareg de 1916-17?, L’Information historique, 57, 1995, p. 108. http://books.google.fr/books?id=hiXvAAAAMAAJ&q
  • [7]
  • [8]
    Latyfa Al-Akhdar, Al islâm at-turuqi, kayf wa limaza waqafat at-turuq az-zufyia ila jânib farança (L’Islam mystique, comment et pourquoi les écoles mystiques ont été du côté de la France), Cérés, 1993, 162 p, p. 50.
  • [9]
    Evans-Pritchard, “The Distribution of Sanusi Lodges”, in Africa Journal of the International Africa Institute, vol. 15, n° 4, 1945, pp. 183-187.
    J.-L. Triaud, La Légende noire de la Sanûsyia. Une confrérie musulmane saharienne sous le regard français (1840-1930), Paris, Aix-en –Provence, MSH, Iremam, 1995, 1151 p.
  • [10]
    Ce film financé par Mouammar Kadhafi a été réalisé par le syrien Mustapha Akkad en 1976 avec Anthony Quinn dans le rôle d’Omar el-Mukhtar.
  • [11]
    J.-L. Amselle, 1985, “Le wahabisme à Bamako?, Canadian Journal of African Studies, XIX (2), pp. 345-357.
  • [12]
    http://www.kidal.info/KI/forums?theme=infos&msg=436&p=1
  • [13]
    Mort en 1505.
  • [14]
    Muhammad Al-Maghili, Kitâb misbâh al-arwâh wa myzân al-arbâh liman khussa bi-haqyqat-il islâm fy-l kifâh, “La lumière des âmes et la balance du profit pour celui qui est concerné par la vérité de l’islam dans la lutte?, retravaillé par Saad Traoré, manuscrit de la bibliothèque nationale numéro 5605/5259, 2011, 30p.
  • [15]
  • [16]
    Demande faite à Dieu à travers une prière pour inspirer le bon choix vers la meilleure décision.

1Le mouvement Azawad offre un bon exemple de la complexité des organisations combattantes irrégulières dans le Sahel. Nous nous appuyons ici plus particulièrement sur une observation réalisée à partir du territoire malien au cours du début de l’année 2011. Le mouvement Azawad contient alors un ensemble de mouvements de combattants [1] dont certains ont pris la voie armée et s’organisent autour de nombreuses revendications, parfois convergentes, parfois contradictoires : revendications culturelles (autour de l’islam, parfois autour de l’appartenance ethnique [2]), revendications politiques, sociales et finalement économiques. Nous pouvons regrouper ces divers mouvements en deux branches principales reflétant les modes d’action. La première branche mène une lutte politique et sociale pacifique, représentée par le MPA (Mouvement Populaire de l’Azawad), devenu le Front Populaire pour la Libération de l’Azawad (FPLA). La deuxième branche, formée de groupes dont l’affichage inclut en général une dimension religieuse (islamique) et/ou ethnique, mène une lutte armée revendiquant le djihad contre les anciens colons ou/et contre les gouvernants actuels du Mali. Ces derniers sont aussi taxés de colons par exemple par un mouvement de libération de l’Azawad qui s’affirme à la fois ethnique, djihadiste et islamiste tel que l’est le Front Islamique Arabe de l’Azawad (FIAA).

2L’ensemble de la mouvance Azawad est le plus souvent associé pour le monde européen au monde touareg pour des raisons historiques. En effet, ses revendications culturelles prennent appui sur deux origines principales. L’une est purement née du fantasme occidental. Elle est mythique et surfe sur les représentations issues des constructions imaginaires des premiers explorateurs, puis des stéréotypes coloniaux autour, comme le rapporte Pierre Boilley [3], des “hommes bleus?, “nomades voilés?, “libres?, “aristocrates du désert?. L’autre source est d’essence plus locale et s’appuie sur un mouvement regroupant des revendications de populations subsahariennes se reconnaissant surtout dans une aire culturelle des populations berbères et arabes du Mali, de l’Algérie, du Niger, de la Libye, du Maroc et de la Mauritanie. La visibilité internationale qu’ils se donnent est directement issue de cette double origine. L’engouement occidental pour les Touaregs fait que leur représentation culturelle sert le plus souvent de flambeau pour divers mouvements issus de l’Azawad. C’est le cas par exemple lorsqu’on nomme sous l’appellation courante de “conflit touareg? la rébellion au Nord du Mali. La revendication générale d’appropriation du territoire de l’Azawad sous le couvert ethnique d’un monde targui, masque la réalité d’une région pluriethnique rassemblant dans les faits des populations songhaï, peules, arabes et touaregs (nommés localement Tamacheq), populations entre lesquelles les liens sociaux sont très importants [4].

3Ces premiers éléments font déjà entrevoir la complexité des positionnements, tant du côté de ceux qui se nomment “Peuple de l’Azawad?, mais qui rassemblent dans les faits des populations diverses sur le triple plan culturel, politique et social, que du côté de l’ancienne puissance coloniale. Le positionnement de la France est, d’ailleurs, parfois ambigu.

4La mouvance combattante de l’Azawad est ancrée dans une échelle locale qui est celle des territoires Azawad revendiqués, mais ceux-ci par leur inscription spatiale s’inscrivent dans le transnational. En effet, le territoire de l’Azawad déborde des frontières d’États modernes que la mouvance combattante renie. La mouvance combattante de l’Azawad porte aussi une dimension internationale géostratégique car le Sahara est un espace convoité par les grandes puissances mondiales. Il ne s’agit donc pas d’un seul face à face avec les États sur lesquels se trouvent les territoires revendiqués. L’enjeu est porté à l’échelle de l’organisation de l’ensemble du désert et de ses marges, projet qui avait déjà intéressé la France par exemple dans les années 1950 à travers l’OCRS (Organisation Commune des Régions Sahariennes). C’est un espace d’exploitation (uranium pour le Niger, pétrole pour le Mali et l’Algérie) et de circulation hautement stratégique (routes de commerce, de trafic et de contrebande). À ce titre, il attire des fonds importants. En même temps, il reste, pour les populations locales subsahariennes, des espaces de relégation et de pauvreté. Ainsi, les régions de Tombouctou et de Kidal, au nord-est du Mali ne sont toujours pas reliées par une route digne de ce nom à la capitale Bamako.

5Dans ce septentrion malien, différents mouvements de rébellion armée ont jalonné le xxe et le début du xxie siècle, de la célèbre rébellion de Firhun (Aménokal des Touaregs Oulemminden [5]) contre les Français en 1916 [6] dans la région de Gao jusqu’aux mouvements actuels.

6Depuis la rébellion du début des années 1990, des centaines de milliards de francs CFA ont été injectés pour l’amélioration des conditions humaines afin officiellement d’œuvrer à une meilleure stabilité de cette zone en proie aux irrédentismes. En réalité, peu de choses ont réellement amélioré la vie des populations et rien de propice à un développement équilibré ne semble apparaître à l’horizon. Les accords de paix ont permis une intégration des combattants dans l’armée malienne. Certains semblent avoir joué le jeu. D’autres ont profité de cette nouvelle opportunité pour s’enrichir ou/et pour relancer les combats. Ils jouent des rivalités internationales et des réseaux de clientèle pour contrôler les flux. La revendication d’un islam politique brandissant le djihad sert souvent à légitimer de telles actions. Les réseaux idéologiques et de financement s’étendent alors jusqu’à la péninsule arabique ou encore jusqu’en Iran et au Pakistan.

7La question de l’islam continue donc à être centrale, opposant un riche substrat local tissé historiquement autour des confréries (Qadryia, Tijanyia, Senusyia) et de nouvelles visions issues principalement du wahhabisme, sous des déclinaisons salafistes ou d’Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI).

8Dans cette région, l’islam historique est confrérique. L’école de la Qadryia, qui se rattache à Abdel Qader al-Jilani, né à Bagdad (1077-1166), a été jugée comme porteuse de danger de la part de la France dès son apparition en Algérie. Les zawyia-s qadryia partagent trois grands espaces : al-Zawyia al-Bakayia qui se trouve dans l’Azawad au nord du Mali, dans la localité d’Abu-l Anwar, à 360 km de Tombouctou ; al-Zawyia-t al-qadryia de l’Adrar au sud de l’Algérie ; al-Zawyia al-kuntyia à Welata, en Mauritanie, qui est la base de diffusion de la Qadryia au Sénégal, en Gambie et en Guinée [7]. L’école de la Tidjanyia, de Sidi Ahmed Al Tidjani (né en Algérie en 1737 et décédé à Fès en 1815), a plutôt, elle, été considérée comme amie de la France [8]. Dans les faits, des engagements plus complexes ont prévalu dans l’une ou l’autre de ces deux confréries. Le mouvement des hamallistes l’a bien montré pour la Tidjanyia. C’est à la Senusyia[9], créée par Cheikh Mohammad Ben Ali Al-Sanusi (1787-1859), qu’appartenait le Cheikh Omar el-Mukhtar (1856-1931), devenu le symbole de la lutte contre la colonisation pour le monde arabo-musulman. Le très célèbre film de Mustapha Akkad, intitulé Lion du désert[10] et qui célèbre ce Cheikh, est toujours un bestseller dans le monde arabo-musulman. Ce film montre aussi le passage du pouvoir central vers un pouvoir périphérique, celui de la zawyia.

9Ces différentes obédiences islamiques historiques ont eu des relations très complexes avec l’ancien colonisateur, mais l’un des éléments centraux en a été le djihad, djihad qui s’est aussi adressé aux “infidèles? locaux.

10L’islam réformiste se veut lui, par contre, en totale opposition avec ces confréries considérées comme déviantes et compromettantes. Le wahhabisme au Mali s’est développé avec le retour de jeunes intellectuels maliens formés en Arabie Saoudite ou encore en Égypte depuis les années 1950 [11]. L’influence de penseurs tels que Sayid Qutb est nette. Sayid Qutb, né en 1906, a été exécuté par pendaison le 29 août 1966 au Caire, en tant que chef militant du mouvement des Frères musulmans. Ces réformistes importent un islam beaucoup moins tolérant et souvent combattant.

11Actuellement, il semble que les combattants armés aient pris des options anti-occidentales très radicales. Les nouveaux engagés doivent intégrer des nouveaux concepts, tels que celui de combattant ou encore celui de martyr. Les questions du djihad et du martyre occupent progressivement le devant de la scène. Ougastan Ag Ahmed, Chargé de communication du Mouvement National de l’Azawad (MNA) [12], fait également cette remarque sur l’importance de la construction des termes dès qu’un projet est conduit par un groupe, que le projet soit social ou politique. L’idée initiale tourne bien autour de la “lutte?, du “djihad?, du “martyre?. Ougastan Ag Ahmed explique qu’une fois enracinée, cette idée passe ensuite au stade de la conviction. C’est une préparation idéologique et psychologique importante qui se construit actuellement dans la zone observée et qui est portée par l’islam politique.

12Ces dernières années, le Mali, dont la constitution est laïque, voit monter en puissance cet islam politique. Sur son territoire se développent des mouvements qui prônent la violence au nom de l’islam et/ou de la libération de territoires, tels que celui de l’Azawad. Ce sont des mouvements qu’il convient de resituer dans une dimension historique plus longue, mais aussi en lien avec l’évolution des conditions économiques globales et notamment avec le mouvement général de globalisation. Les évolutions actuelles prennent appui à la fois sur un héritage local et sur des données d’une géopolitique mondiale qui fait du Sahara et du Sahel des espaces enjeux.

13Historiquement, le Sahel a fonctionné comme un laboratoire à ciel ouvert pour l’élaboration de projets djihadistes. Le xixe siècle particulièrement a été porteur de grandes vagues djihadistes, celles d’Al Haj Umar, de Cheiku Ahmadu ou encore d’Utman Dan Fodio. Ce dernier lance, par exemple, en 1804, la guerre sainte contre les royaumes haoussas à partir du nord du Gober. Ces combattants historiques nourrissent jusqu’à maintenant les idéaux de certaines populations sahéliennes qui s’en sentent les héritières à travers l’appropriation de grandes figures historiques. Ainsi, Cheikh el-Bekkaye est pris comme exemple chez les Kuntas de Tombouctou qui ont soutenu Cheiku Ahmadu lors de son djihad. Cheiku Ahmadu portait des idées rigoristes qui sont enracinées plus anciennement localement, puisqu’elles étaient déjà développées au xvie siècle par Muhammad Al-Maghili [13]. Al-Maghili était issu de Tlemcen, ville dans laquelle il avait, en son temps, mené une campagne djihadiste pour en expulser la communauté juive. L’influence de ce jurisconsulte est avérée au moment de l’Empire songhoï. En effet, Al-Maghili [14] entretenait des correspondances avec Askia Mohamed (dirigeant de l’Empire songhoï de 1493 à 1528). La vision de l’islam, telle que développée par Al-Maghili, reste un des soubassements actifs des références venant consolider les interprétations rigoristes actuelles au nord du Mali, notamment dans la région de Gao. À ces bases idéologiques construites historiquement, vient s’ajouter aujourd’hui une idéologie radicale portée par les mouvements réformistes actuels. Ces mouvements sont doublés de grands courants économiques consolidés par la mondialisation libérale. Un certain nombre de ces réseaux d’échanges sont portés par l’islam politique. Des reconfigurations s’opèrent au gré des opportunités économiques offertes par ces réseaux.

14Depuis toujours le Sahara a été traversé, et les routes des caravanes ont fait sa gloire. Il y a deux millénaires, l’antique route des chars a été remplacée par les pistes chamelières. Ce sont d’ailleurs les commerçants qui empruntaient ces pistes chamelières qui ont importé l’islam au Sahel. Les transactions se sont beaucoup réalisées historiquement sur le sel et les esclaves qui ont progressivement cédé la place à des produits plus modernes et souvent passés en contrebande (produits manufacturés, huile, sucre, moutons). Les chameaux ont été remplacés par les camions. Plus récemment, les trafics frauduleux se sont samplifiés et les produits qui passent sur les routes de commerce mettent désormais en jeu des sommes d’argent sans commune mesure avec ce qui existait auparavant : drogue (route de la cocaïne en provenance de Colombie, armes…). Les tentations sont nombreuses pour certains de se reconvertir et de s’enrichir très rapidement. Les esclaves ont été remplacés par les migrants qui veulent rejoindre la rive Nord du désert. Depuis quelques années, au nom du djihad, la prise d’otages amène des fonds colossaux (AQMI réclame 90 millions d’euros de rançon pour les Français enlevés au Niger sur le site d’AREVA et retenus dans le nord du Mali [15]). Plus que l’idéologie islamique, c’est le contrôle des réseaux et des routes de commerce qui motivent ceux qui rentrent en contact avec les organisations combattantes irrégulières.

15De plus en plus, le djihad apparaît comme un mot de passe pour la réussite. Cependant, ce djihad est très différent d’une personne à l’autre. Nous prenons pour terminer trois exemples de personnages rencontrés dans nos séjours sur le terrain à Tombouctou et à Gao. Ils nous semblent chacun emblématique d’une quête personnelle, dont certaines débouchent sur l’engagement armé. Pour N., le premier de ces personnages, la recherche du djihad est essentiellement une quête intérieure. Elle correspond à une lutte contre soi. Elle passe par des retraites dans le désert et des Istikhara[16], tout comme le faisait Cheikh el-Bekkaye de Tombouctou. C’est une lutte combattante intérieure, armée de la seule foi et qui se veut résistante au “Mal?. S’il y a adhésion au projet de l’Azawad, c’est dans une optique intellectuelle et culturelle. N. se voit lui-même comme un combattant mystique.

16Notre deuxième personnage, M., est l’archétype du commerçant-né, qui fait feu de tout bois, mais qui garde ancré en lui les valeurs d’hospitalité de la tradition sahélienne. Sa fréquentation des camps de réfugiés mauritaniens puis algériens, suite à la rébellion dans les années 1990, l’a conforté dans son appartenance à l’Azawad, mais ces années d’exil lui ont surtout donné un “carnet d’adresse? pour le commerce. Son identité est avant tout faite du mélange traditionnel entre commerce et islam. M. est le type même du combattant commerçant. M. est aussi un des derniers résistants de la tradition puisqu’il a accompagné les dernières caravanes de sel (azalaï) qui ont ravitaillé Tombouctou depuis Taoudenit (trois mois de désert !). Sa reconversion dans les réseaux du monde moderne lui a permis depuis une quinzaine d’années de se poser en grand intermédiaire à Tombouctou dans les trafics entre la Mauritanie, l’Algérie et le Mali : accueil des passeurs du désert ; offre de campement non plus pour les chameaux, mais pour les camions venus de l’Algérie ou de la Libye et devant repartir vers les sables pour d’autres missions de commerce ; responsabilité de conciliation entre fractions rivales toujours pour le contrôle de points d’eau, mais aussi pour de nouveaux produits circulant au Sahara ; régularisation auprès des autorités de cargaisons parfois illégales ou de chauffeurs à la recherche de papiers administratifs…

17M., par ailleurs chef de faction, est un pivot central puisque c’est par exemple chez lui, que se posent les messagers d’un nouveau djihad, celui-ci beaucoup plus idéologique et violent. La plupart des passeurs du désert sont désormais équipés d’un téléphone satellitaire, et certains d’entre eux, caravaniers et nomades de culture, ont plutôt maintenant le profil de mercenaires. Ils ont servi dans des conflits aussi bien au Tchad qu’au Liban et récemment en Libye. Ils ont l’ambition affirmée de gagner et n’hésitent pas à se placer du côté où on gagne (le paradis ou… de l’argent). C’est le cas de A., combattant total, pouvant s’engager dans la lutte armée, fût-elle illégale. Comme les deux premiers, il garde un savoir musulman traditionnel et a une ambition partagée, celle de bien vivre et d’avoir sa place dans le partage des richesses, si possible par le commerce et pourquoi pas dans un chez lui qui pourrait être le Mali si ce pays lui offrait plus d’opportunités, ou bien l’Azawad, actuellement davantage porteur car vu comme espace d’espoir et de réussite potentielle. A. est capable de participer à des joutes poétiques comme à des combats pour des causes qui l’amènent à soutenir des idéologies radicales, mais ce dernier soutien n’est pas sa motivation première. Son entrée dans les grands réseaux transnationaux l’amène à des trafics plus que douteux (armes, drogues, otages) et il brandit alors l’étendard du djihad au nom d’un islam salafiste. M. pour l’instant n’est pas engagé dans cette voie, mais l’évolution de la situation pourrait l’amener à y glisser.

18Ces trois types de personnages ont un point commun : ils ont tous les trois recours à la protection traditionnelle “anti balle? réelle. Des gris-gris entourent le corps de chacun. Ces gris-gris protégeraient même leurs chameaux, leurs camions et leurs trafics. Le glissement du camp des commerçants à celui des combattants est constant, mais est toujours “assuré? par les protections traditionnelles qui ôtent la crainte et assurent les voies du salut.

Conclusion

19Cet article a été écrit en juin 2011, à un moment où les différentes tensions n’avaient pas encore débouché sur une guerre ouverte. Les ingrédients de l’explosion étaient cependant déjà présents. Cette explosion de violence s’est, depuis, traduite par la reprise des affrontements, d’abord entre l’armée régulière malienne et ceux qui étaient qualifiés de “rebelles?, puis entre les différentes factions elles-mêmes. Début 2012, les événements se précipitent pour aboutir le 6 avril 2012 à la proclamation unilatérale d’indépendance de l’Azawad par Billal Ag Acherif, secrétaire général du Mouvement National de Libération de l’Azawad (MNLA). Le MNLA correspond au principal mouvement de rébellion touareg. Le 8 avril 2012, est créé le Front National de Libération de l’Azawad (FNLA), composé quasi-exclusivement d’Arabes. Ces deux mouvements nés sur des bases ethniques réclament l’indépendance de l’Azawad, mais se proclament laïcs et s’opposent aux mouvements salafistes prônant une charia qui s’appliquerait au-delà de l’Azawad à l’ensemble du Mali. M. vient d’adhérer au FNLA.

20Si les villes de Kidal, Gao et de Tombouctou ont été prises respectivement le 30, 31 mars et 1er avril 2012 par les partisans de l’Azawad, les salafistes ont finalement pris le dessus immédiatement. Dès le 1er avril 2012, le groupe islamiste Ansar Dine dirigé par Iyad Ag Ghali contrôle Tombouctou. La ville est brièvement prise par le FNLA le 27 avril 2012, puis ce dernier s’en retire sous la menace d’AQMI le soir du même jour. Début mai 2012, c’est un chef d’Al-Qaïda au Maghreb Islamique, Abou Yaya Hamamen, qui devient le commandant militaire de la ville. Le drapeau noir d’AQMI flotte aussi sur le gouvernorat de Kidal. La force et le business étant dans ce camp, il est probable que A. ait rejoint Ansar Dine ou AQMI, non par engagement idéologique, mais par opportunité économique. Cependant, l’idéologie islamiste radicale fait son chemin. Le 4 mai 2012, les islamistes d’AQMI et d’Ansar Dine profanent le mausolée du Cheikh Sid Mahmoud ben Amar, un des grands érudits de la ville et considéré comme un des 333 saints de Tombouctou.

Bibliographie

Notes

  • [1]
    En juin 2011, époque d’écriture de l’article, les principaux mouvements étaient les suivants. Le Front Unifié de l’Azawad (MFUA), l’Armée Révolutionnaire de Libération de l’Azawad (ARLA), représentée par son secrétaire général Abdourahmane ag Galla, le Front Islamique Arabe de l’Azawad (FIAA), représenté par son secrétaire général Boubacar Sadeck ould Mahmoud, le Front Populaire de Libération de l’Azawad (MPLA), représenté par son secrétaire général Zeïdane ag Sidalamine, et le Mouvement Populaire de l’Azawad (MPA), représenté par son secrétaire général Iyyad ag Ghali. Le MPA lui-même a fini par se fragmenter, et en est issu le Front Populaire pour la Libération de l’Azawad (FPLA) avec Rhissa Ag Sidi Mohammed, et enfin le Mouvement National de l’Azawad (MNA).
    L’Alliance démocratique du 23 mai 2006 pour le changement (ADC) est issue du mouvement touareg de l’Adrar des Ifoghas (Région de Kidal). Ibrahim Ag Bahanga prend part à la grande attaque du 23 mai 2006 contre deux garnisons à Kidal et Ménaka aux côtés du lieutenant-colonel Hassan Fagaga, rejoints par l’ex-rebelle historique Iyad Ag Ghali. Ensemble, ils fondent l’Alliance démocratique du 23 mai pour le changement (ADC). L’Alliance démocratique est devenue l’aile politique de la rébellion. http://www.maliweb.net/category.php?NID=66909&intr.
  • [2]
    Adriana Piga, Les Voies du soufisme au sud du Sahara : ethnicité et islam dans l’Afrique de l’Ouest, 2006, p. 316, 311 p.
  • [3]
    Pierre Boilley, Les Touaregs Kel Adagh. Dépendances et révoltes : du Soudan français au Mali contemporain, REMMM, Paris, Karthala, 2000, p. 9 de l’introduction.
  • [4]
    Charles Grémont, André Marty, Rhissa Ag Mossa, Younoussa Hammra Touré, Les Liens sociaux au Nord-Mali, Kartala, 2004, p. 257.
  • [5]
    Kélétigui Abderrahmane Mariko, Les Touaregs ouelleminden, Karthala, 1984, p. 168.
  • [6]
    J.-B. Baillière fils, “Les échanges transsahariens, la Senusiya et les révoltes twareg de 1916-17?, L’Information historique, 57, 1995, p. 108. http://books.google.fr/books?id=hiXvAAAAMAAJ&q
  • [7]
  • [8]
    Latyfa Al-Akhdar, Al islâm at-turuqi, kayf wa limaza waqafat at-turuq az-zufyia ila jânib farança (L’Islam mystique, comment et pourquoi les écoles mystiques ont été du côté de la France), Cérés, 1993, 162 p, p. 50.
  • [9]
    Evans-Pritchard, “The Distribution of Sanusi Lodges”, in Africa Journal of the International Africa Institute, vol. 15, n° 4, 1945, pp. 183-187.
    J.-L. Triaud, La Légende noire de la Sanûsyia. Une confrérie musulmane saharienne sous le regard français (1840-1930), Paris, Aix-en –Provence, MSH, Iremam, 1995, 1151 p.
  • [10]
    Ce film financé par Mouammar Kadhafi a été réalisé par le syrien Mustapha Akkad en 1976 avec Anthony Quinn dans le rôle d’Omar el-Mukhtar.
  • [11]
    J.-L. Amselle, 1985, “Le wahabisme à Bamako?, Canadian Journal of African Studies, XIX (2), pp. 345-357.
  • [12]
    http://www.kidal.info/KI/forums?theme=infos&msg=436&p=1
  • [13]
    Mort en 1505.
  • [14]
    Muhammad Al-Maghili, Kitâb misbâh al-arwâh wa myzân al-arbâh liman khussa bi-haqyqat-il islâm fy-l kifâh, “La lumière des âmes et la balance du profit pour celui qui est concerné par la vérité de l’islam dans la lutte?, retravaillé par Saad Traoré, manuscrit de la bibliothèque nationale numéro 5605/5259, 2011, 30p.
  • [15]
  • [16]
    Demande faite à Dieu à travers une prière pour inspirer le bon choix vers la meilleure décision.
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