Notes
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[1]
“Chaque fois que, au cours de ces dernières années, sortait un nom nouveau pour le civil, je l’entendais, au cours de ces conversations qui tiraient leur intérêt de son art de mêler des souvenirs sur les hommes à des réflexions pleines d’actualité sur les événements du jour, émettre des opinions très flatteuses sur ses anciens élèves, les Foch, les Pétain, les Maistre, les Fayolle. Qui sait ce que ces hommes illustres doivent à l’enseignement de notre compatriote …”, Propos recueillis auprès du général Derrecagaix par A. Soulange Bodin, Mes Souvenirs, Bayonne, A. Foltzer, 1921, p. 13.
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[2]
Trois lois créent l’armée nouvelle : celle du 27 juillet 1872 établit le principe de la conscription ; la loi du 24 juillet 1873 porte création de 18 corps d’armée métropolitains sur le modèle allemand ; enfin la loi du 13 mars 1875 fixe le nombre et la composition des unités tout en confirmant le statut des officiers de réserve.
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[3]
La loi du 20 mars 1880 supprime le corps d’état-major et porte création de l’École supérieure de guerre qui au mois de juillet de la même année, s’installe dans les bâtiments de l’École militaire.
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[4]
Hervé Coutau-Bégarie a recensé une édition anglaise de La Guerre moderne datée de 1888, dont la diffusion aux États-Unis est signalée par Bruno Colson dans La Culture stratégique américaine, l’influence de Jomini, Paris, Economica, 1993, pp. 182 et 184. En outre, des traductions turque et japonaise sont signalées par A. Soulange Bodin, en préface de l’ouvrage posthume consacré à notre auteur, Mes Souvenirs, op. cit., p. 14.
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[5]
Cours d’histoire militaire, non publié, années 1885-86, cote : DIII 862 ; années 1886-87 cote CDES : DIII 879. Histoire militaire stratégie et tactique générale, non publié, années 1883-84, cote CDES : DIII 844 ; résumé, années 1885-86, cote CDES : DIII 866.
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[6]
Il faut ajouter à l’ouvrage de Jomini déjà cité, les Principes de stratégie, Paris, Magimel Anselin et Pochard, 1818, écrit par l’Archiduc Charles, dont la partie didactique fut considérée, selon E. Carrias, comme la “meilleure doctrine de guerre contemporaine”, E. Carrias, La Pensée militaire française, Paris, PUF, 1960, p. 238.
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[7]
Cette discipline, qui vit alors son âge d’or, associe l’étude des théâtres d’opérations aux ressources des armées étrangères, matières annoncées comme complémentaires par notre auteur.
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[8]
Les citations représentent respectivement le dixième du volume de la partie tactique et le cinquième de celui de la partie stratégie.
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[9]
Presque tous les auteurs convoqués par Derrecagaix ont été ou sont encore, au moment où l’ouvrage paraît, des professeurs au sein des écoles militaires de leur armée d’appartenance.
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[10]
Au sein de l’École supérieure de guerre, la part accordée à l’enseignement pratique ne cesse d’augmenter durant la période. “Vers 1890, il comporte des travaux d’étude, des exercices sur la carte, à simple et à double action, des exercices à l’extérieur aux environs de Paris et des voyages d’histoire et d’état-major”. Lieutenantcolonel Defontaine, Historique de l’École supérieure de guerre, rééd. Paris, Lavauzelle, 2002, p. 100.
-
[11]
Général Chassin, Anthologie des classiques militaires français, Paris, Lavauzelle, 1950, reprint 2001, introduction p. 10.
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[12]
Derrecagaix, op. cit., t. 1, p. 268.
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[13]
Se dit d’un courant d’opinion, dominant dans l’état-major français d’avant 1870, rejetant les mérites de l’étude. Seule l’action doit dicter la conduite à tenir. On comprend qu’il n’est pas rare, dans ce contexte, de voir les écrivains militaires qualifiés d’ “écrivassiers” et les élèves studieux des écoles militaires traités de “crétins potasseurs”.
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[14]
Avec cinquante-deux renvois, la relation officielle de La Guerre franco-prussienne, établie par la section historique du grand état-major prussien (trad. française par le chef d’escadron Costa de Serda et le capitaine Kussler, Paris, Dumaine, 1872-1882), concurrence, à elle seule, les citations donnant la parole à Napoléon. Pour ce qui est de la méthode des cas concrets, Derrecagaix renvoie, tout comme Foch à la fin de la période, aux leçons du général von Peucker (1791-1876), officier d’infanterie comptant au nombre des créateurs de la Kriegsakademie de Berlin. Remarquons que l’ampleur de l’influence de l’enseignement militaire allemand masque l’héritage national, puisque notre stratégiste n’ignore sans doute pas que le véritable créateur de cette méthode est, en la personne de Pierre Bourcet (1700-1780), un officier français.
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[15]
Colonel Derrecagaix, La Guerre moderne, Paris, Baudoin, 1885, t. 1, p. 283.
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[16]
Général von Bernhardi, La Guerre d’aujourd’hui, Paris, Chapelot, 1913, t. 2, p. 169.
-
[17]
Colonel Derrecagaix, op. cit., t. 1, introduction, p. 7.
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[18]
Id., t. 1, p. 8.
-
[19]
Id., t. 1, p. 469.
-
[20]
Id., t. 1, p. 470.
-
[21]
Von Bernhardi, op. cit., t. 2, p. 177.
-
[22]
Id., t. 2, p. 176.
-
[23]
Notons, à titre de comparaison, que selon A. J. Rapin, dans le cadre de la narration de Jomini, “la bataille elle-même paraît parfois surdéterminée par les opérations qui la précèdent”, A.J. Rapin, Jomini et la stratégie, Lausanne, Payot, 2002, p. 73.
-
[24]
Derrecagaix, op. cit., t. 2, p. 176.
-
[25]
Id., t. 1, p. 500.
-
[26]
Général Berthaut, Principes de stratégie … op. cit., p. 292.
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[27]
Dans cette partie du récit, l’auteur relate la tenue d’un conseil précédant la bataille et permettant en particulier au chef d’état-major général Moltke de prendre des dispositions préparatoires.
-
[28]
Eric Muraise, Introduction à l’histoire militaire, Paris, Lavauzelle, 1964, p. 307.
-
[29]
Au début de la campagne du général Sherman en Géorgie des années 1864-1865, la ligne de chemin de fer Géorgie-Tennesse constitue à la fois la ligne d’opération et de communications des deux armées opposées, cf. Derrecagaix, op. cit., t.1, p. 303.
-
[30]
Derrecagaix, op. cit., t. 1, p. 25.
-
[31]
Ne nous y trompons pas, La Guerre moderne est un ouvrage de stratégie opérationnelle militaire. Reste que justement, dans ce cadre, un tel avertissement, qui s’étend sur huit pages, invite à rapprocher les a priori opérationnels de notre auteur de la conception “idéale” de la guerre illimitée formulée par Clausewitz, telle qu’elle a pu être diffusée et surtout interprétée à l’époque.
-
[32]
Von der Goltz, Das Volk in Waffen, Berlin, 1883, cité par Derrecagaix, op. cit., t. 1, p. 368.
-
[33]
Id., t. 1, p. 372.
-
[34]
Id., t. 1, p. 368.
-
[35]
Id., t. 1, p. 608.
-
[36]
Id., t. 2, p. 359.
-
[37]
Id., t. 2, p. 72.
-
[38]
Id., t. 2, p. 72.
-
[39]
Id., t.2, p. 166.
-
[40]
Id., t. 2, p. 77. Notons, au passage que, compte tenu de l’évolution de la puissance de feu, les derniers 800 mètres de Grandmaison, qui publie en 1908, correspondent aux derniers 300 mètres de notre auteur, c’est-à-dire la distance à laquelle doit s’accomplir le dernier bond offensif.
-
[41]
Jean Jaurès, “Le vice politique et moral du régime”, cité dans Emile Zola, La Débâcle, Paris, Pocket, 1993, dossier historique et littéraire, p. 623.
-
[42]
Cité par lieutenant-colonel Pugens, “La guerre de 1870 et ses répercussions sur les débuts de 1914”, Revue historique des Armées, 1988/3, p. 5.
-
[43]
Derrecagaix, op. cit., t. 1, p. 76.
-
[44]
Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur le lien fort logique entre standardisation et planification. Par contre, il est intéressant de remarquer qu’en fixant, entre autres, la longueur et la vitesse de la colonne d’un corps d’armée standard de 30 000 hommes, notre auteur reproduit, pour cette unité, le travail accompli par Guibert, pour la division, un siècle plus tôt. Cf, Guibert, Écrits militaires 1772-1790, Paris, Copernic, 1977, p. 176.
-
[45]
Derrecagaix, op. cit., t. 1, p. 89.
-
[46]
Id., t. 1, p. 89.
-
[47]
Id., t. 2, p. 1.
-
[48]
Id., t. 1, p. 93.
-
[49]
Id., t. 2, p. 167.
-
[50]
Même si notre auteur ne nous apporte pas plus d’explication sur l’origine de cette représentation schématique du combat, le commandant Coumès se fait l’écho d’un débat au sein de l’armée allemande autour de la nécessité ou non d’intégrer dans le règlement d’infanterie de 1888 un Normalangriff (l’attaque normale). Ce débat était centré autour de la part d’initiative qu’il convenait de réserver en particulier aux officiers de réserve, population, à laquelle ce type normal, semble avoir été plus particulièrement destiné. Commandant Coumès, Aperçu de la tactique de demain, Paris, Baudoin, 1892, p. 12-14.
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[51]
Derrecagaix, op. cit., t. 2, p. 161.
-
[52]
Tout comme le court traité sur l’artillerie du chevalier du Teil a été considéré par le général Colin comme le témoignage de la vulgarisation de l’apport théorique de Guibert, La Guerre moderne témoigne de la large diffusion de l’essentiel de l’apport théorique, par ailleurs très dense, du général Lewal. Cf. J. Colin, L’Éducation militaire de Napoléon, rééd. Paris, Tesseidre, 2001, p. 96-99.
-
[53]
Napoléon comme Moltke écrivirent beaucoup, mais ils ne laissèrent aucune synthèse didactique. Aussi c’est avant tout à leurs campagnes qu’ils doivent l’essentiel de leur postérité.
-
[54]
Voir H. Coutau-Bégarie, op. cit., pp. 188-192.
1Pour attirer une clientèle au sein du vaste chantier que représente la réédition des classiques de la littérature militaire, on vante souvent l’intérêt que peut avoir, pour le stratège d’aujourd’hui, l’accès aux principes de la guerre dans leur intemporalité. Malgré sa valeur première, cette “culture des fondamentaux” tend à ignorer toute une littérature, qui pour avoir été moins innovante, n’en a pas moins une valeur de témoignage historique indéniable. Ainsi, et même s’il demeure un de ces classiques de la littérature militaire, ne dit-on pas aussi du Précis de l’art de la guerre de Jomini, pour en apprécier la portée conjoncturelle, qu’il a été utilisé comme manuel au sein de la plupart des écoles d’état-major de la première moitié du xixe siècle ?
2De fait, le principal intérêt de l’ouvrage que nous nous proposons d’évoquer est moins d’offrir un éclairage sur une période de production littéraire de quantité mais à la qualité généralement dénigrée, que d’être le témoignage d’un enseignement ayant permis à son auteur d’afficher sa fierté d’avoir contribué à la formation des officiers ayant conduit la victoire de 1918 [1].
Un ouvrage de circonstance
3Né le 14 septembre 1833 à Bayonne, Victor Bernard Derrecagaix, issu d’une famille de médecins et d’abord durablement marqué par neuf années d’internat passées successivement au petit séminaire de Saint-Pé dans les Hautes-Pyrénées puis au lycée Saint-Louis à Paris, est de ceux que rien ne semble a priori destiner à l’armée. Néanmoins, après avoir, dans un premier temps, souffert du peu de visites qu’il reçut durant ces jeunes années, c’est finalement la volonté de s’affranchir de la tyrannie exercée par son aïeul sur ses choix d’avenir, qui l’oriente définitivement vers la carrière des armes.
4Loin de lui avoir valu une grande postérité, la carrière militaire du futur général, est d’abord celle d’un officier de son temps, qui après son passage par Saint-Cyr et l’École d’application d’état-major, et comme tant de ses contemporains aspirant à un avancement rapide et à une vie aventureuse, doit d’abord accomplir ses “humanités coloniales”. Ce passage quasi obligé, ne prépare toutefois en rien aux réalités de ce que les stratégistes de l’époque, semble-t-il plus conscients de sa centralité que l’état-major lui même, appellent alors la “grande guerre”. La défaite de 1870, qui vaut à notre auteur l’humiliation d’une captivité outre-Rhin, sanctionne alors cruellement un état d’impréparation que les réformes entreprises en urgence par le maréchal Niel n’ont pas eu le temps de corriger.
5Tout comme la guerre qui vient d’être imposée par l’Allemagne, l’effort de redressement en vue de la revanche se doit d’être total. Alors que l’école de la République et les célébrations patriotiques galvanisent la Nation, l’armée accomplit, dans ces années d’immédiat après-guerre, la troisième refondation de son histoire [2].
6L’incapacité constatée des états-majors à seconder un hautcommandement, lui-même redécouvrant la conduite des masses armées des guerres européennes, ouvre ainsi alors la voie à la réorganisation du haut enseignement militaire [3]. Associé à cette réforme depuis 1883, le colonel Derrecagaix, alors commandant en second de l’École supérieure de guerre et directeur des études, publie en 1885, La Guerre moderne [4].
7S’inscrivant en marge des principaux centres d’intérêts marquant son œuvre, la composition de cet ouvrage révèle surtout qu’il est directement issu du cours dont fut chargé son auteur au sein de l’institution à laquelle il est désormais demandé de former, non seulement des officiers de la spécialité d’état-major, mais aussi les futurs hauts responsables de l’armée. Ce cours, intitulé Histoire militaire stratégie et tactique générale, conservé sous forme manuscrite autographiée à la bibliothèque de l’École militaire [5], reprend de fait, malgré la rupture entre les programmes des deux institutions, la place centrale qui était celle réservée au cours d’Art militaire au sein du programme de l’ancienne École d’application d’état-major.
À la croisée des chemins de trois genres littéraires
8Nés sous la plume des exégètes de Napoléon, les premiers traités systématiques apparaissent au tout début du xixe siècle. Le panorama général de la science militaire qu’ils offrent au lecteur, en même temps que le prestige du grand capitaine dont ils sont censés éclairer les conceptions, tendent à installer rapidement la réputation de ces ouvrages dans les écoles d’état-major [6]. De fait, en même temps qu’elle permet de faire le lien avec les cours dispensés par son auteur, l’examen de la table des matières de La Guerre moderne souligne le lien entre l’académisme de l’époque et l’étendue des matières de la science militaire telle qu’elle est désormais globalement fixée par ces traités. Articulé en deux tomes, autour d’une désormais très classique distinction entre tactique et stratégie fondée sur la centralité de la bataille, l’ouvrage regroupe, par ailleurs, de fait, dans sa partie “Étude des théâtres d’opérations”, l’essentiel de l’héritage méthodologique qu’il leur doit. Néanmoins, il doit son titre aux nouvelles conditions des guerres de l’âge industriel et s’enrichit en conséquence de l’étude de la mobilisation, de la concentration, et de l’attaque des frontières : trois opérations nées de la généralisation de la conscription et de la restructuration de la zone arrière par le réseau de chemin de fer. S’y ajoute également, au travers de l’étude des armées étrangères, une partie organique, matière qualifiée de “dimension avortée” de la science stratégique par Hervé Coutau-Bégarie, et qui ici, s’inspire de toute évidence des données statistiques réunies dans certains ouvrages de géographie militaire [7].
9Par ailleurs, une étude quantitative des sources, et en particulier de la place réservée aux citations, souligne le caractère de synthèse compilatoire de l’ouvrage [8]. S’il s’agit là d’un genre caractéristique de l’humanisme stratégique, stimulant essentiel de la réflexion tactique de l’époque moderne, les citations auxquelles a recours notre auteur révèlent surtout l’influence acquise par l’enseignement militaire supérieur allemand dans ces années [9]. Ainsi, si pour l’époque, la notion de symétrie est souvent utilisée pour caractériser une tendance marquant tant les outils militaires en service que les conceptions stratégiques en vigueur de part et d’autre du Rhin, elle peut aussi parfaitement s’appliquer à une étude comparative des auteurs convoqués par Derrecagaix pour étayer le contenu de La Guerre moderne.
10Reste que l’ouvrage, parfois qualifié de technique par les contemporains de son auteur, qui déclare pour sa part modestement ne livrer ici qu’une simple étude, est aussi imprégné de l’ambition essentiellement pratique de l’enseignement de l’École supérieure de guerre tel que l’a défini le général Lewal [10]. Il s’agit en effet ici, en rendant compte des procédés d’exécution des trois armes, de coller à la matière appelée tactique générale ; celle à laquelle il est demandé tout particulièrement d’être une école de général, au sens étymologique du terme.
Triptyque méthodologique
11Avec les traités systématiques, se dégage une structure méthodologique centrée autour d’un lien de dépendance entre la méthode rationnelle du discours, utilisant le récit historique pour son argumentaire, récit qui trouve à s’illustrer lui-même, à son tour, dans la carte de guerre.
12Pour le général Chassin, “la première caractéristique de la pensée militaire française est son cartésianisme” [11] ; envisagé sous cet angle, La Guerre moderne met en concurrence trois démarches distinctes.
13L’influence de Jomini va bien au-delà de la reprise de quelques citations puisque, pour une partie de sa démonstration, Derrecagaix fait sienne la méthode géométrique. Malgré sa volonté affichée de rupture, on sait, que se faisant le repreneur de cette démarche, le stratégiste suisse a installé un élément de continuité entre les démonstrations de certains stratégistes de la fin du xixe siècle, dont Derrecagaix, et la science stratégique née de l’esprit des Lumières. Néanmoins, tenant compte des nouvelles caractéristiques des théâtres d’opérations, notre auteur est contraint de reconsidérer les notions de base du raisonnement géométrique, et de toute évidence, l’affaire n’est pas simple. Ainsi, après avoir dû admettre une différence de nature entre la base d’opérations en défensive et en offensive, il relève également que les lignes d’opérations ne peuvent plus être matérialisées par le faisceau de voies de communications de la base à l’objectif, et ce pour la simple raison, qu’après les premières rencontres, l’objectif que constitue l’armée adverse se déplace. Finalement, il choisit de retenir qu’il s’agit de la “direction suivie par les colonnes de l’armée” [12], tout en précisant que l’on détermine ainsi une zone qui doit, si possible, comprendre une ligne de chemin de fer. En procédant ainsi, Derrecagaix met surtout en évidence la relativité de toutes les définitions proposées jusque-là. Aussi, on comprend aisément que cette méthode soit vivement critiquée par certains stratégistes qui, plus dans l’air du temps, préfèrent éclairer le point de vue de l’homme de métier plutôt que de céder à l’utopie de rendre accessible à tous la science du génie omnipotent que fut Napoléon. C’est notamment le cas du général Lewal, dont les Etudes de guerre, citées à seize reprises dans La Guerre moderne, entendent réconcilier le concret avec la méthode rationnelle en réaction aux improvisations des innéistes [13]. En effet, si ces dernières ont pu suffire à la conduite, en razzia, des faibles colonnes des guerres coloniales, elles se sont révélées désastreuses lors de la guerre franco-prussienne.
14Enfin, si l’on considère, comme il est généralement admis, que le colonel Ardant du Picq n’acquit la reconnaissance qu’il méritait que dans les dernières années précédant la première guerre mondiale, sa présence dans La Guerre moderne, même peu importante, est digne d’intérêt. Elle permet en effet d’affirmer que notre auteur a été un des premiers à pouvoir profiter des résultats des enquêtes menées par l’auteur des Etudes sur le combat dans sa propre approche du facteur moral.
15On sait que l’histoire a toujours trouvé sa place dans l’argumentaire du stratégiste comme dans la formation du stratège. Néanmoins, un constat d’expérience semble, dans ces années, en renforcer l’importance. L’armée qui a humilié successivement l’Autriche puis la France n’avait pas connu l’épreuve des armes depuis la fin de l’épopée napoléonienne. Les vertus accordées à l’étude, en général, et à la place de l’histoire comme substitut de l’expérience, en particulier, s’en trouvent amplement renforcées. Reste que, là encore, La Guerre moderne semble nous placer à la croisée des chemins de deux utilisations distinctes de la discipline.
16Même si les bouleversements introduits par la vapeur et la généralisation des armées de conscription sont érigés en postulats par le général Derrecagaix, les péripéties des campagnes napoléoniennes conservent une place importante dans son étude. Visiblement bien connues du public auquel il s’adresse, seules leurs grandes lignes sont rappelées, alors que les développements consacrés aux guerres les plus récentes sont plus étoffés, dans une logique de cas concret, s’appuyant alors à la fois sur l’autorité de la méthode et sur la richesse documentaire émanant du Grand état-major prussien [14]. Néanmoins, c’est surtout l’adaptation de la logique argumentaire à la dualité principe-procédé qui semble justifier cette démarche. À titre d’exemple, voici comment Derrecagaix s’exprime lorsque, après avoir évoqué quelques exemples d’opérations menées par Napoléon, il se propose d’envisager le problème des lignes intérieures dans le contexte des guerres modernes : “À la fin de sa carrière, Napoléon eut l’occasion d’appliquer d’une manière éclatante les principes qui l’avaient tant de fois conduit à la victoire. En 1814, ce fut l’emploi d’une position centrale et d’une ligne d’opération intérieure qui lui procura les beaux succès de Champaubert, de Montmirail, Vauchamps, Villeneuve-les-Bordes et Montereau. Mais il serait trop long de décrire ici ces opérations. Les campagnes qui précèdent ont suffisamment fait ressortir les avantages que la possession d’une ligne intérieure assurait aux armées au commencement du siècle. Il nous reste à voir s’il en est de même aujourd’hui ; si les puissantes masses que les nations mettent en mouvement sont dans des conditions identiques et si les principes du passé sont encore susceptibles de recevoir une application aussi pratique” [15].
17À chaque tome de l’ouvrage, correspond un recueil de cartes de guerre, rendant ces illustrations présentes à la hauteur d’une planche pour dix-huit pages manuscrites. Affranchies de la fonction apologétique qui leur était assignée à l’origine, ces cartes ont essentiellement une vocation pédagogique, marquées qu’elles sont par la géométrisation, et ce tant dans la représentation des mobiles que dans celle du mouvement des unités.
18Trois catégories d’ouvrages militaires, trois types de démarches rationnelles, deux utilisations différentes de l’histoire, voilà un bilan méthodologique d’une richesse étonnante et d’un intérêt historique indéniable. Sous cet angle, La Guerre moderne s’apparente à un véritable laboratoire qui permet de rapprocher la science stratégique de ces années du contexte général de refondation de l’outil militaire que nous avons déjà évoqué. En outre, la volonté de l’auteur de donner à ses lecteurs une synthèse des approches proposées à l’époque établit un peu plus le lien de cet ouvrage avec un enseignement militaire ambitieux. Le plus étonnant, dans ce tableau, est qu’en superposant la méthode géométrique et celle des cas concrets, notre auteur concilie deux approches de la science stratégique qui, outre-Rhin, se sont définies en opposition l’une par rapport à l’autre, rendant compte par là de ce qui pourrait apparaître comme une des caractéristiques fondamentales de l’école française de ces années. Reste à étudier l’usage qu’a pu faire le stratégiste Derrecagaix de cette “boite à outils” singulièrement composite.
Éléments de théorie
Une conception mécanique des opérations
19Dans un ouvrage paru à la veille de la première guerre mondiale, le général allemand von Bernhardi dresse un bilan des développements théoriques de la période qui se révèle prémonitoire, si l’on considère la forme prise par les opérations qui vont bientôt s’ouvrir sur le front occidental. Il estime en effet que les états-majors, loin de dominer les moyens mis à leur disposition, sont au contraire devenus esclaves d’une conception mécanique des opérations qu’il fustige en soulignant que, “Dans de pareilles conditions, la conduite de la guerre ne peut plus guère s’appeler un art. Elle devient un métier, et le général en chef un mécanicien. Sa principale occupation serait de mettre en mouvement le mécanisme de l’armée en campagne, avec le réseau de chemins de fer et de routes, de graisser convenablement la roue dentée, et de pourvoir sans cesse l’armée de force mécanique sous forme de munitions, de vivres, et d’hommes” [16].
20Notre auteur est, en 1885, bien loin de cette dénonciation. Représentant la moitié du volume du tome stratégie de La Guerre moderne, le traitement de la partie consacrée aux opérations se construit chronologiquement autour d’une évocation des actions qu’une armée en campagne se doit désormais d’accomplir. Ainsi “La première opération d’une armée est sa mobilisation ; la seconde son transport à la frontière” ; puis “on est forcé alors d’exécuter une opération qui n’existait pas autrefois, que les chemins de fer ont créée, et pour laquelle les allemands ont inventé un mot nouveau : Aufmarsch. C’est le déploiement stratégique” [17]. Ensuite, “la seule prévision possible est qu’il faudra procéder bientôt à un acte d’hostilité, qui est aujourd’hui la conséquence même du mode de transport des armées et des systèmes militaires en vigueur, un acte que les Allemands appellent le percement de la frontière” [18]. Ainsi, alors que Derrecagaix enregistre le fait que désormais “les réseaux ferrés de chaque pays déversent, en quelques heures, sur les frontières, des unités tactiques prêtes à combattre” [19]. que “la durée des concentrations est à peu près la même de part et d’autre et les zones sur lesquelles elles s’effectuent, sont rapprochées” [20], Bernhardi, refusant ce scénario, clame au contraire “qu’il n’y a aucune raison pour pousser la concentration si près des frontières que les troupes soient obligées, en sortant des stations de débarquement, de marcher au combat” [21], et le stratégiste allemand de poursuivre “qu’il est inadmissible de conclure d’un fait particulier au caractère général de la guerre moderne” [22].
21De la même manière que les opérations constituent la partie centrale du tome stratégie, l’étude des batailles représente fort logiquement le cœur de la partie tactique de La Guerre moderne. Venant immédiatement et logiquement après l’étude des combats, cette matière s’en trouve néanmoins ainsi séparée de celles des opérations qui sont censées la préparer dans le cadre de manœuvres de “grand style”. Présenté de la sorte, l’événement apparaît déjà comme le fruit d’un hasard [23], hasard qui apparaît validé si l’on considère la typologie toute relative adoptée par Derrecagaix. Ainsi, alors que ses contemporains choisissent le plus souvent de fonder leur étude sur la distinction entre bataille défensive et offensive, Derrecagaix opte pour une distinction entre batailles préméditées et batailles de rencontre, tout en précisant que “la bataille de rencontre est (donc) la règle, et la bataille préméditée l’exception” [24]. Il est vrai qu’en préconisant pour l’attaque des frontières de “concentrer l’armée prête à combattre à une demijournée de marche de la frontière, ses corps d’armée sur deux lignes, avec de fortes avant-gardes en avant ; les lignes assez rapprochées pour que la deuxième puisse prendre part à l’action ; la cavalerie sur la frontière même, poussant ses escadrons d’éclaireurs aussi loin que possible” [25]. Les possibilités de man œuvres apparaissent d’emblée singulièrement réduites.
22Reste que la règle énoncée par notre auteur, et présentée par lui comme une leçon de cas concret, prend l’allure d’un choix fautif si l’on considère que le général Berthaut, cité par ailleurs, soutient pour sa part, pour justifier le choix d’une typologie fondée sur la différence entre batailles défensives et offensives, que “les armées ne se rencontrent pas inopinément si la cavalerie remplit sa mission, et les généraux en chef sont informés assez tôt pour prendre les dispositions offensives ou défensives qui conviennent à la situation” [26].
23Du reste, quand on examine la structure du récit, l’impression que l’événement a acquis une sorte d’autonomie s’en trouve encore renforcée. Succédant directement à la partie consacrée aux combats, le récit des batailles en reprend le phasage. Mais, d’une manière significative, si Derrecagaix distingue dans les six affrontements qu’il évoque un “prélude” ou des “préléminaires”, suivi d’un “développement de l’action”, ponctué lui-même d’un “acte décisif”, c’est dans la seule bataille de Sadowa (3 juillet 1866) qu’il détecte un ensemble de mesures méritant d’être regroupées sous le terme de “préparation de la bataille” [27].
24Cette conception des opérations est diversement analysée. D’un point de vue opérationnel, Eric Muraise [28] se contente de relever l’adoption généralisée et surtout gratuite, à l’époque, de dispositifs d’armée “au coude à coude” et faiblement éclairés. On avance aussi régulièrement l’effet pernicieux du chemin de fer qui aurait fait perdre en souplesse ce qu’il avait fait gagner en volume transporté et en rapidité [29]. Tout en confirmant ces données, le contenu de La Guerre moderne permet de redonner sa pleine mesure à la responsabilité du stratégiste. Le fait de ne considérer que l’adversaire allemand conduit déjà à élever au rang de postulat les caractéristiques du théâtre d’opération prévisible dans le cadre d’une prochaine confrontation, ce qui fait bien entendu obstacle à l’élaboration d’une théorie de portée générale. Mais que penser des conséquences de l’avertissement solennel adressé par Derrecagaix à ses lecteurs, au terme duquel, il les invite, dans le sillage de l’interprétation faite de Clausewitz outre-Rhin, à oublier le droit des gens pour considérer la guerre “comme un acte de violence aussi naturel, aussi légitime que tous les actes qui résultent des rapports des nations entre elles, tels que le commerce, l’industrie, etc.” [30] ; sinon que cette notion contient sans doute déjà en germe la conception mécanique des opérations [31].
La dictature du facteur moral
25Comme nombre d’idées reçues ou démontrées de longue date, l’apologie de l’offensive qui règne sur l’ensemble de l’écriture militaire après 1870, n’est plus jamais réellement discutée. Le contenu de La Guerre moderne nous donne l’occasion de mesurer l’ampleur de cet a priori favorable, tout en le situant par rapport aux thèses, également bien connues, des partisans de l’offensive à outrance ; thèses, qui pour avoir été érigées en doctrine, se sont vues attribuer la responsabilité du massacre de l’infanterie française des premiers mois de la guerre 1914-1918.
26Sur les quelque trois cent pages que Derrecagaix consacre à l’étude de l’ensemble des opérations actives, seules soixante-cinq lui sont nécessaires pour épuiser celle des opérations défensives. L’entrée en matière qui précède le détail descriptif est pourtant assez loin de laisser présager une telle disproportion. Faisant montre d’un apparent souci de neutralité, notre auteur commence, au travers d’une citation de von der Goltz, par livrer à ses lecteurs le résultat d’un sondage d’opinion : “Pour Clausewitz, c’est la défensive qui l’emporte. Pour Willisen c’est l’offensive. Pour les théoriciens modernes, la puissance des armes à feu doit faire donner la préférence à la défensive” [32]. De plus, il faut désormais admettre qu’ “il n’y aura entre les concentrations des armées opposées qu’une différence d’un ou deux jours, peut être quelques heures. Par conséquent l’offensive se réduira à l’initiative des mouvements. Néanmoins, d’après ce qui vient d’être dit, il ne faudra jamais manquer de la prendre quand ce sera possible. Les avantages qui en résultent sont surtout de nature morale ; si on ne les perçoit pas de suite, il n’en sont pas moins incontestables” [33]. Ainsi, c’est en admettant, avec von der Goltz, que l’offensive dispose de la plus “grande force morale active”, que notre auteur s’autorise une opinion définitive, et ce même en ayant admis au préalable, en citant le stratégiste allemand, que “les discussions à ce sujet sont loin d’être épuisées” [34].
27En outre, si l’étude des opérations défensives est aussi vite expédiée, c’est qu’elle se limite, d’une part, aux moyens d’éviter de se voir imposer cette option, et d’autre part, aux opérations défensives imposées dans le cadre d’un retard de concentration ; laissant de côté la défensive imposée par l’état de faiblesse absolue comme étant “la condition des États secondaires” [35]. C’est, bien entendu, au cadre de réflexion imposé par “la revanche”, que l’on doit cette nouvelle limitation.
28Sur le plan tactique, la question est plus complexe. Avec l’engagement, les forces morales sont en effet constamment en prise avec les forces matérielles. Les opérations de la guerre franco-prussienne ont amplement démontré l’effet déprimant et destructeur des feux d’artillerie qui, tout en excluant la cavalerie du champ de bataille, ont imposé à l’infanterie des formations diluées et des cheminements par bonds successifs. Derrecagaix constate ainsi que “la supériorité de l’artillerie paraît être désormais un élément décisif du succès. Cette supériorité ne s’affirme pas seulement par un effectif des pièces plus considérable, mais aussi par la précision du tir, la portée et le calibre. Ce principe suffirait à lui seul pour expliquer la plupart de nos revers de 1870 et la série si rarement ininterrompue de nos défaites” [36]. Pourtant, cette leçon de portée générale, tirée à l’occasion des conclusions tactiques issues de la bataille de Lisaine (15-17 janvier 1871), ne peut s’imposer au lecteur avec autant d’autorité que l’étude du facteur moral, placée, de toute évidence à dessein, en frontispice de l’ensemble des considérations tactiques de La Guerre moderne. L’a priori de l’analyse est alors lourd de sens. Après avoir donné la parole à Ardant du Picq, pour qui “à puissance égale de destruction, (…) celui-là l’emporte qui sait, par sa résolution, marcher en avant ; par des dispositions, des mouvements de troupe, faire planer sur son adversaire une menace nouvelle d’action matérielle, prendre, en un mot, l’ascendant de l’action morale” [37], Derrecagaix se propose en effet uniquement d’éclairer “quels sont les moyens de créer et de développer la force morale dans les armées” [38] ; ce qui revient, une fois de plus, à raisonner dans des conditions de symétrie pour ce qui est des forces matérielles des deux belligérants. C’est, sans doute, ce qui explique que le lecteur qui aurait pu légitimement s’attendre à voir accorder à l’étude des forces matérielles autant d’attention qu’à celle des forces morales, doive rester sur sa faim. Il est vrai que l’officier, même subalterne, associé qu’il est à l’éducation militaire du soldat, se sent sans doute à l’époque, plus apte à agir sur le moral du conscrit que sur les programmes d’équipement militaire.
29Après ce préambule consacré aux forces morales, Derrecagaix s’attarde sur six cas concrets de combat. Mais, au-delà des leçons tirées à l’occasion de chacun d’entre eux, il ne manque pas de préciser à ses lecteurs, pour bien marquer les esprits, et avant de conclure sur le développement normal du combat, que “ce qui frappe le plus dans les combats qui viennent d’être décrits, c’est donc l’action offensive ; ce sont les alternatives qu’elle subit ; c’est enfin la prépondérance qu’elle acquiert” [39].
30Au total, il semble que pour l’essentiel, les fondations des thèses des partisans de l’offensive à outrance soient déjà en place, même si les souvenirs de “l’année terrible” demeurent vivaces. L’essentiel est en effet cette tendance à confisquer le facteur moral pour justifier la préférence accordée à l’offensive. Reste, mais seulement en marge de la stricte adaptation aux règlements d’infanterie en vigueur, quelques différences de choix, comme celui de Grandmaison, qui fonde son étude sur les derniers 800 mètres de l’assaut d’infanterie, alors que notre auteur, tout en croyant aux vertus de “la marche en avant, en bon ordre, d’un pas précipité et résolu, sous les ordres d’un chef énergique qui vous entraîne” [40], n’y consacre, pour sa part, que quelques phrases.
Un manuel à l’usage des chefs tactiques
31En 1908, revenant sur les causes de la défaite de 1870, Jean Jaurès soulignait qu’au sein de l’armée française : “Les généraux avaient du courage, quelques-uns même de la culture et de l’esprit, mais ils n’avaient aucune doctrine commune sur la guerre ; ils semblaient ignorer les méthodes les plus essentielles. (…). Un système d’idée commune sur la conduite des grandes opérations aurait pu corriger un peu cette dispersion des consciences. Mais ce système leur faisait défaut. En fait, paralysés par le désordre de leur armée, par leur ignorance de la grande guerre, ils n’eurent même pas ces qualités d’initiative, d’audace et d’élan qui semblaient jusque-là les caractéristiques de la race française” [41].
32Après 1918, le maréchal Joffre, se penchant à son tour, dans le feu de l’action, sur l’efficacité des états-majors, déclarait quant à lui : “Au cours des premières semaines de la guerre, nous n’aurions pu faire ce que nous avons fait, si les grands états-majors n’étaient demeurés comme des rocs au milieu de la tempête, répandant autour d’eux la clarté et le sang-froid. Ils gardaient dans le labeur le plus épuisant, au cours d’une épreuve morale terrible, une lucidité de jugement, une facilité d’adaptation, une habileté d’exécution d’où devait sortir la victoire” [42].
33Mises côte à côte, ces deux citations suffisent à mesurer l’ampleur des progrès accomplis dans la conduite des opérations par l’armée française durant cet entre-deux-guerres et elles nous invitent à rechercher, dans le contenu de La Guerre moderne, quelle a pu être la contribution de l’enseignement militaire supérieur à cette évolution.
34On a déjà pu constater, que s’agissant des questions de méthode, Derrecagaix superpose plus qu’il n’oppose. Ainsi, même s’il adopte la logique des cas concrets pour ce qui est des chapitres qu’il consacre aux batailles et aux combats, il ne s’interdit pas non plus, à l’occasion, de capitaliser les résultats issus d’une démarche bien plus normative. “Aujourd’hui, avec nos effectifs si nombreux, avec le développement que prennent les armées sur le champ de bataille, les corps d’officiers auront en campagne, sur le succès des opérations, une action plus efficace encore” [43]. Il est donc important de donner au plus grand nombre, les bases d’une culture commune fondée sur la standardisation, pour ce qui est de l’organisation, et sur la planification, pour ce qui est de l’action [44]. D’ou, cette affirmation que même s’“il est prudent, pour les questions d’organisation de compter en général sur des capacités moyennes” [45], “il existe des conditions de nombre et d’organisation qui correspondent au maximum d’effet utile” [46] ; et cette satisfaction de pouvoir constater que “les connaissances nécessaires à une bonne exécution des marches sont aujourd’hui très répandues” [47].
35Fait remarquable, pour le pédagogue, même les leçons du “maître” font l’objet de remise en cause lorsqu’elles sont confrontées à la fois aux données issues de l’expérience récente et aux résultats des démonstrations de la méthode positive. Ainsi, s’agissant par exemple des fronts de marche, notre auteur remarque que même si “Napoléon préférait avoir une colonne centrale très forte et deux colonnes latérales assez légères, flanquant la première, (…) aujourd’hui, on a plus de bagages, plus de munitions, plus d’artillerie, plus d’accessoires et il serait dangereux d’imiter cet exemple. En résumé, le raisonnement est d’accord avec l’expérience pour conseiller le chiffre de 150 000 hommes comme effectif moyen des grandes armées” [48].
36Pour ce qui est des combats et des batailles, Derrecagaix n’abandonne jamais ses lecteurs à la diversité des cas concrets, sans leur livrer, en conclusion de chapitre, un cas normal “qui peut servir à fixer les idées sur les moments principaux de la lutte et sur les procédés généralement employés pour lui donner une issue favorable” [49]. Au-delà du complément qu’ils apportent aux récits qui les précèdent, il est possible de voir dans ces développements, la nécessaire complémentarité apportée à des règlements d’arme qui, se résumant pour l’essentiel à des considérations techniques, sont désormais dépourvus de toute considération sur la forme générale du combat [50].
37Parmi les interruptions du récit de l’affrontement, à côté de la production de documents officiels et autres considérations stratégiques sommaires, une part très importante est réservée par notre auteur à la description minutieuse et surtout raisonnée du terrain de la lutte. Ainsi, c’est bien d’intelligence du terrain dont il s’agit, lorsqu’il annonce par exemple à ses lecteurs qu’ “il est difficile de suivre les péripéties du combat de Villers-Bretonneux, sans se demander :
- Si la position prise par nos troupes pour la défense d’Amiens était la plus avantageuse ;
- Si l’organisation défensive du plateau de Villers-Bretonneux répondait à la situation et aux conditions topographiques du terrain” [51].
38Reste que ces raisonnements, qui éloignent le récit de l’affrontement du genre descriptif, donnent une allure de travaux pratiques à ces développements, qui ne sont pas sans rappeler la mode du Kriegsspiel, alors très en vogue au sein des cercles d’officiers, et introduite au sein de l’enseignement de l’École supérieure de guerre à partir de 1889.
39Avec le manque de sens du terrain, la méconnaissance des armées étrangères a fait partie des lacunes les plus criantes du commandement opérationnel en 1870. Les soixante pages que notre auteur consacre déjà au panorama des principales armées européennes, tout en annonçant ne pas avoir à revenir sur le contenu “des ouvrages spéciaux”, suffisent, là encore, à mesurer les progrès accomplis dans la diffusion de connaissances jugées essentielles.
40Finalement, avec les règles de base de la planification, la modélisation de l’affrontement, le sens du terrain et l’étude des armées étrangères, on trouve, dans La Guerre moderne, le remède aux principaux défauts constatés chez les officiers français en 1870, ainsi que les fondements de cette culture, qui mettant en place une communauté de vues au sein du corps des officiers, a pu éloigner les dangers liés à l’initiative qu’une armée de masse peut difficilement refuser à ses chefs locaux.
Conclusion
41Replacée dans un contexte plus large, cette présentation appelle plusieurs conclusions provisoires. De la série des vingt plans de campagnes élaborés par l’état-major français entre la défaite et la revanche, se dégage une tendance générale à l’offensive qui ne s’affirme toutefois nettement qu’à partir de l’amélioration du réseau ferré et la conclusion de l’alliance franco-russe. Ainsi, d’un point de vue stratégique, notre auteur est, en 1885, en avance de trois ans sur le premier plan nettement offensif. Sur le plan tactique, les règlements d’infanterie magnifient de plus en plus l’offensive après 1875. Aussi, le stratégiste Derrecagaix, loin d’être un propagandiste, semble surtout se faire l’écho d’une mystique de l’offensive déjà bien répandue. D’autre part, le plan XVII, avec lequel l’armée française ouvre les opérations en 1914, est réputé se limiter à un dispositif de concentration, ce qui semble être le reflet d’une conception mécanique des opérations intégrée au plus haut niveau de l’état-major. Enfin, les grands progrès dans l’assimilation des procédés de guerre moderne, dont témoigne le contenu de l’ouvrage [52], permettent de le replacer dans un contexte de longue refondation de la science stratégique française, cycle bouclé, pour ce qui est du contenu de l’enseignement de l’École supérieure de guerre, par une redéfinition des principes par le futur maréchal Foch, juste avant 1914.
La symétrie dans les sources de la guerre moderne [53] [54]
Bibliographie
Les œuvres du général Derrecagaix
- Étude sur les états-majors des armées françaises et étrangères, suivie d’un projet de réorganisation de l’état-major français, Paris, Dumaine, 1869.
- Une campagne des Russes en Asie centrale, Paris, Bureau de la revue militaire française, 1869
- Conférence sur l’insurrection de la Dalmatie, Paris, Bureau de la revue militaire française, 1870.
- Histoire de la guerre de 1870, Paris, La direction du Spectateur, 1871.
- Le Sud de la province d’Oran, Paris, Librairie de Ch. Delagrave et Cie, 1873.
- Notice sur les Basques, Paris, Société de géographie, 1876.
- Exploration du Sahara, Les deux missions du lieutenant-colonel Flatters, Paris, Société de géographie, 1882.
- Histoire militaire, stratégie et tactique générale, année 1883-84, non publié.
- Histoire militaire, stratégie et tactique générale, année 1885-86 résumé, non publié.
- Histoire militaire, année 1885-86, non publié.
- La Guerre moderne, Paris, Baudoin, 1885.
- Le Service d’état-major, non publié, sans date.
- Histoire militaire, année 1886-87, non publié.
- Les cartes topographiques européennes, Paris, Bibliothèque des annales économiques, 1891.
- Le Déclassement de la place de Bayonne, Paris, Chapelot, 1900. La Guerre et l’armée, Paris, Chapelot, 1901.
- Le Service militaire de deux ans, Paris, Chapelot, 1902.
- Le Maréchal Berthier, Prince de Wagram et de Neuchâtel, Paris, Chapelot, 1905.
- Les Derniers jours du maréchal Berthier, Paris, Chapelot, 1905.
- Récits d’Afrique. Yusuf, Paris, Chapelot, 1907.
- Les États-majors de Napoléon. Le lieutenant-général comte Belliard, chef d’état-major de Murat, Paris, Chapelot, 1908.
- Nos campagnes au Tyrol, 1797, 1799, 1805, 1809, Paris, Chapelot, 1910.
- Le Maréchal Pélissier duc de Malakoff, Paris, Chapelot, 1911.
- Le Général de division comte de Martimprey, Paris, Chapelot, 1913.
- Le Maréchal de France comte Harispe, Paris, Chapelot, 1916.
- Mes Souvenirs, Bayonne, Imprimerie A. Foltzer, 1921.
Notes
-
[1]
“Chaque fois que, au cours de ces dernières années, sortait un nom nouveau pour le civil, je l’entendais, au cours de ces conversations qui tiraient leur intérêt de son art de mêler des souvenirs sur les hommes à des réflexions pleines d’actualité sur les événements du jour, émettre des opinions très flatteuses sur ses anciens élèves, les Foch, les Pétain, les Maistre, les Fayolle. Qui sait ce que ces hommes illustres doivent à l’enseignement de notre compatriote …”, Propos recueillis auprès du général Derrecagaix par A. Soulange Bodin, Mes Souvenirs, Bayonne, A. Foltzer, 1921, p. 13.
-
[2]
Trois lois créent l’armée nouvelle : celle du 27 juillet 1872 établit le principe de la conscription ; la loi du 24 juillet 1873 porte création de 18 corps d’armée métropolitains sur le modèle allemand ; enfin la loi du 13 mars 1875 fixe le nombre et la composition des unités tout en confirmant le statut des officiers de réserve.
-
[3]
La loi du 20 mars 1880 supprime le corps d’état-major et porte création de l’École supérieure de guerre qui au mois de juillet de la même année, s’installe dans les bâtiments de l’École militaire.
-
[4]
Hervé Coutau-Bégarie a recensé une édition anglaise de La Guerre moderne datée de 1888, dont la diffusion aux États-Unis est signalée par Bruno Colson dans La Culture stratégique américaine, l’influence de Jomini, Paris, Economica, 1993, pp. 182 et 184. En outre, des traductions turque et japonaise sont signalées par A. Soulange Bodin, en préface de l’ouvrage posthume consacré à notre auteur, Mes Souvenirs, op. cit., p. 14.
-
[5]
Cours d’histoire militaire, non publié, années 1885-86, cote : DIII 862 ; années 1886-87 cote CDES : DIII 879. Histoire militaire stratégie et tactique générale, non publié, années 1883-84, cote CDES : DIII 844 ; résumé, années 1885-86, cote CDES : DIII 866.
-
[6]
Il faut ajouter à l’ouvrage de Jomini déjà cité, les Principes de stratégie, Paris, Magimel Anselin et Pochard, 1818, écrit par l’Archiduc Charles, dont la partie didactique fut considérée, selon E. Carrias, comme la “meilleure doctrine de guerre contemporaine”, E. Carrias, La Pensée militaire française, Paris, PUF, 1960, p. 238.
-
[7]
Cette discipline, qui vit alors son âge d’or, associe l’étude des théâtres d’opérations aux ressources des armées étrangères, matières annoncées comme complémentaires par notre auteur.
-
[8]
Les citations représentent respectivement le dixième du volume de la partie tactique et le cinquième de celui de la partie stratégie.
-
[9]
Presque tous les auteurs convoqués par Derrecagaix ont été ou sont encore, au moment où l’ouvrage paraît, des professeurs au sein des écoles militaires de leur armée d’appartenance.
-
[10]
Au sein de l’École supérieure de guerre, la part accordée à l’enseignement pratique ne cesse d’augmenter durant la période. “Vers 1890, il comporte des travaux d’étude, des exercices sur la carte, à simple et à double action, des exercices à l’extérieur aux environs de Paris et des voyages d’histoire et d’état-major”. Lieutenantcolonel Defontaine, Historique de l’École supérieure de guerre, rééd. Paris, Lavauzelle, 2002, p. 100.
-
[11]
Général Chassin, Anthologie des classiques militaires français, Paris, Lavauzelle, 1950, reprint 2001, introduction p. 10.
-
[12]
Derrecagaix, op. cit., t. 1, p. 268.
-
[13]
Se dit d’un courant d’opinion, dominant dans l’état-major français d’avant 1870, rejetant les mérites de l’étude. Seule l’action doit dicter la conduite à tenir. On comprend qu’il n’est pas rare, dans ce contexte, de voir les écrivains militaires qualifiés d’ “écrivassiers” et les élèves studieux des écoles militaires traités de “crétins potasseurs”.
-
[14]
Avec cinquante-deux renvois, la relation officielle de La Guerre franco-prussienne, établie par la section historique du grand état-major prussien (trad. française par le chef d’escadron Costa de Serda et le capitaine Kussler, Paris, Dumaine, 1872-1882), concurrence, à elle seule, les citations donnant la parole à Napoléon. Pour ce qui est de la méthode des cas concrets, Derrecagaix renvoie, tout comme Foch à la fin de la période, aux leçons du général von Peucker (1791-1876), officier d’infanterie comptant au nombre des créateurs de la Kriegsakademie de Berlin. Remarquons que l’ampleur de l’influence de l’enseignement militaire allemand masque l’héritage national, puisque notre stratégiste n’ignore sans doute pas que le véritable créateur de cette méthode est, en la personne de Pierre Bourcet (1700-1780), un officier français.
-
[15]
Colonel Derrecagaix, La Guerre moderne, Paris, Baudoin, 1885, t. 1, p. 283.
-
[16]
Général von Bernhardi, La Guerre d’aujourd’hui, Paris, Chapelot, 1913, t. 2, p. 169.
-
[17]
Colonel Derrecagaix, op. cit., t. 1, introduction, p. 7.
-
[18]
Id., t. 1, p. 8.
-
[19]
Id., t. 1, p. 469.
-
[20]
Id., t. 1, p. 470.
-
[21]
Von Bernhardi, op. cit., t. 2, p. 177.
-
[22]
Id., t. 2, p. 176.
-
[23]
Notons, à titre de comparaison, que selon A. J. Rapin, dans le cadre de la narration de Jomini, “la bataille elle-même paraît parfois surdéterminée par les opérations qui la précèdent”, A.J. Rapin, Jomini et la stratégie, Lausanne, Payot, 2002, p. 73.
-
[24]
Derrecagaix, op. cit., t. 2, p. 176.
-
[25]
Id., t. 1, p. 500.
-
[26]
Général Berthaut, Principes de stratégie … op. cit., p. 292.
-
[27]
Dans cette partie du récit, l’auteur relate la tenue d’un conseil précédant la bataille et permettant en particulier au chef d’état-major général Moltke de prendre des dispositions préparatoires.
-
[28]
Eric Muraise, Introduction à l’histoire militaire, Paris, Lavauzelle, 1964, p. 307.
-
[29]
Au début de la campagne du général Sherman en Géorgie des années 1864-1865, la ligne de chemin de fer Géorgie-Tennesse constitue à la fois la ligne d’opération et de communications des deux armées opposées, cf. Derrecagaix, op. cit., t.1, p. 303.
-
[30]
Derrecagaix, op. cit., t. 1, p. 25.
-
[31]
Ne nous y trompons pas, La Guerre moderne est un ouvrage de stratégie opérationnelle militaire. Reste que justement, dans ce cadre, un tel avertissement, qui s’étend sur huit pages, invite à rapprocher les a priori opérationnels de notre auteur de la conception “idéale” de la guerre illimitée formulée par Clausewitz, telle qu’elle a pu être diffusée et surtout interprétée à l’époque.
-
[32]
Von der Goltz, Das Volk in Waffen, Berlin, 1883, cité par Derrecagaix, op. cit., t. 1, p. 368.
-
[33]
Id., t. 1, p. 372.
-
[34]
Id., t. 1, p. 368.
-
[35]
Id., t. 1, p. 608.
-
[36]
Id., t. 2, p. 359.
-
[37]
Id., t. 2, p. 72.
-
[38]
Id., t. 2, p. 72.
-
[39]
Id., t.2, p. 166.
-
[40]
Id., t. 2, p. 77. Notons, au passage que, compte tenu de l’évolution de la puissance de feu, les derniers 800 mètres de Grandmaison, qui publie en 1908, correspondent aux derniers 300 mètres de notre auteur, c’est-à-dire la distance à laquelle doit s’accomplir le dernier bond offensif.
-
[41]
Jean Jaurès, “Le vice politique et moral du régime”, cité dans Emile Zola, La Débâcle, Paris, Pocket, 1993, dossier historique et littéraire, p. 623.
-
[42]
Cité par lieutenant-colonel Pugens, “La guerre de 1870 et ses répercussions sur les débuts de 1914”, Revue historique des Armées, 1988/3, p. 5.
-
[43]
Derrecagaix, op. cit., t. 1, p. 76.
-
[44]
Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur le lien fort logique entre standardisation et planification. Par contre, il est intéressant de remarquer qu’en fixant, entre autres, la longueur et la vitesse de la colonne d’un corps d’armée standard de 30 000 hommes, notre auteur reproduit, pour cette unité, le travail accompli par Guibert, pour la division, un siècle plus tôt. Cf, Guibert, Écrits militaires 1772-1790, Paris, Copernic, 1977, p. 176.
-
[45]
Derrecagaix, op. cit., t. 1, p. 89.
-
[46]
Id., t. 1, p. 89.
-
[47]
Id., t. 2, p. 1.
-
[48]
Id., t. 1, p. 93.
-
[49]
Id., t. 2, p. 167.
-
[50]
Même si notre auteur ne nous apporte pas plus d’explication sur l’origine de cette représentation schématique du combat, le commandant Coumès se fait l’écho d’un débat au sein de l’armée allemande autour de la nécessité ou non d’intégrer dans le règlement d’infanterie de 1888 un Normalangriff (l’attaque normale). Ce débat était centré autour de la part d’initiative qu’il convenait de réserver en particulier aux officiers de réserve, population, à laquelle ce type normal, semble avoir été plus particulièrement destiné. Commandant Coumès, Aperçu de la tactique de demain, Paris, Baudoin, 1892, p. 12-14.
-
[51]
Derrecagaix, op. cit., t. 2, p. 161.
-
[52]
Tout comme le court traité sur l’artillerie du chevalier du Teil a été considéré par le général Colin comme le témoignage de la vulgarisation de l’apport théorique de Guibert, La Guerre moderne témoigne de la large diffusion de l’essentiel de l’apport théorique, par ailleurs très dense, du général Lewal. Cf. J. Colin, L’Éducation militaire de Napoléon, rééd. Paris, Tesseidre, 2001, p. 96-99.
-
[53]
Napoléon comme Moltke écrivirent beaucoup, mais ils ne laissèrent aucune synthèse didactique. Aussi c’est avant tout à leurs campagnes qu’ils doivent l’essentiel de leur postérité.
-
[54]
Voir H. Coutau-Bégarie, op. cit., pp. 188-192.