Notes
-
[1]
Louis Reboud, “La puissance est-elle synonyme d’hégémonie ?” (www.upmf-grenoble.fr/curei/cahiers/16/reboud.pdf).
-
[2]
Joseph Nye, “US Power and Strategy After Iraq”, Foreign Affairs, juillet-août 2003, p. 65.
-
[3]
Joshua Goldstein, Long Cycles. Prosperity and War in the Modern Age, New Haven, Conn., Yale University Press, 1988, p. 281.
-
[4]
Louis Reboud, “La puissance est-elle synonyme d’hégémonie ?” (www.upmf-grenoble.fr/curei/cahiers/16/reboud.pdf).
-
[5]
Elise Marientras, Les Mythes fondateurs de la nation américaine, Paris, Ed. Maspéro, 1976, p. 95.
-
[6]
Jean-Paul Mayer, Dieu de colère : stratégie et puritanisme aux États-Unis, Paris, Addim, 1995, pp. 13-15.
-
[7]
Cité dans Michael Ledeen, “Les paradoxes de la politique étrangère américaine”, Politique internationale, n° 89, automne 2000, p. 74.
-
[8]
Lire à ce sujet Kenneth Booth, Strategy and Ethnocentrism, London, Croom Helm, 1979.
-
[9]
Michel Bugnon-Mordant, L’Amérique totalitaire : Les États-Unis et la maîtrise du monde, Paris, Favre, 1997, p. 19.
-
[10]
André Kaspi, Les États-Unis d’aujourd’hui : mal connus, mal aimés, mal compris, Paris, Plon, 1999, p. 212.
-
[11]
Gérard Chaliand, Arnaud Blin, America is Back. Les nouveaux césars du Pentagone, Paris, Bayard, 2003, p. 13.
-
[12]
Alexandre del Valle, “De la stratégie à la géopolitique, quelques éléments d’une approche pluridisciplinaire”, Géostratégiques, n° 4, 2001.
-
[13]
Charles Krauthammer, “The Unipolar Moment”, Foreign Affairs, hiver, vol. 70, n° 1, 1990-1991, p. 33.
-
[14]
Thomas O. Mackubin, Primacy and Global Leadership : A Grand Strategy for a Republican Empire, Remarks at the 2001 Meeting of the Philadelphia Society, 21 April, 2001, Philadelphia Pennsylvania.
-
[15]
Le 25 mai 2005, le BTC a été inauguré officiellement. Lors de la cérémonie d’inauguration de l’oléoduc, le président kazakh, Noursoultan Nazarbaïev, a suggéré d’ajouter le nom du port caspien d’Aktaou à celui du pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan, laissant ainsi entendre qu’Astana souhaitait utiliser cet itinéraire pour acheminer son brut, ce qui le rendrait plus rentable.
-
[16]
Fin mai 2005, Washington et Kaboul signeront un accord (un partenariat stratégique) sur les modalités de la présence américaine en Afghanistan dans les années à venir. Par cet accord, Washington compte bien renforcer sa position dans la région vis-à-vis des autres puissances régionales (Chine, Iran, Pakistan) et maintenir un œil sur la progression de l’islamisme radical. Et bien que les États-Unis, après avoir émis de fortes critiques à l’égard du président Islam Karimov - suite à la répression du soulèvement d’Andijan en mai 2005 - aient reçu l’ordre de quitter le territoire ouzbèke dans les six mois, ils sont cependant parvenus à maintenir leur présence militaire au Tadjikistan et en Kirghizie, alors que ces derniers avaient également exigé un retrait des forces militaires de leur pays.
-
[17]
Si les États-Unis tentent de réduire l’influence russe en Asie centrale, il y a depuis peu un dialogue énergétique entre les deux États, afin de faire de la Russie un fournisseur stratégique en pétrole des États-Unis. Russes et Américains ont en outre, plus ou moins, une perception commune de la menace de l’islamisme radical et une volonté de freiner les vues expansionnistes chinoises.
-
[18]
Saïda Bédar, “Les nouvelles frontières de l’empire américain”, Arabies, novembre, 2001, pp. 23-25.
-
[19]
A.G. Sabet, “Dual Containment and beyond : Reflections on American Strategic Thinking”, Mediterranean Politics, vol. 4, n° 3, automne 1999, pp. 96-99.
-
[20]
Cf. William Kristol, Robert Kaplan, Notre route commence à Bagdad, Paris, Éditions Saint-Simon, 2003.
-
[21]
Richard Haass, Director, Policy Planning Staff Remarks at the Kennan Institute 2003 Annual Dinner Ronald Reagan Building and International Trade Center, Washington, DC May 22, 2003.
-
[22]
Gérard Chaliand, Arnaud Blin, America is Back, Les nouveaux césars du Pentagone, Paris, Bayard, 2003, p. 6.
-
[23]
“Les États-Unis et le terrorisme dans la Corne de l’Afrique”, Washington File WF-ACTUALITES Digest, 7-8 septembre 2004.
-
[24]
Donna Miles, “New Counterterrorism Initiative to Focus on Saharan Africa”, American Forces Press Service, Washington, 16 mai 2005.
-
[25]
François Thual, Contrôler et Contrer : Stratégies géopolitiques, Paris, Ellipses 2000, p. 5.
-
[26]
Vincent Desportes, L’Amérique en Armes, Anatomie d’une puissance militaire, Paris, Economica, 2002, p. 59.
-
[27]
Jean Heffer, Les États-Unis de Truman à Bush, Paris, A. Colin, 1990, p. 151.
-
[28]
Nous rejoignons ainsi la thèse défendue par, entre autres, C. Layne et K. Waltz.
- Christopher Layne, “The Unipolar Illusion : Why New Great Powers Will Arise”, International Security, 17 (4), Spring 1993.
- Kenneth Waltz, “The Emerging Structure of International Politics”, International Security, 18 (2), Fall 1993. -
[29]
William Fulbright, The Arrogance of Power, Vintage Books, 1967, p. 19.
-
[30]
Henry Kissinger, Diplomatie, Paris, Fayard, 1994.
-
[31]
Robert F. Ellsworth, Dimitri K. Simes, “But American Ideas Can’t Be Forced Upon the World”, International Herald Tribune, 30 décembre 1999.
-
[32]
Gilbert Achcar, “Le monde selon Washington”, dans Henry Lelièvre (sous la direction de), Les États-Unis maîtres du monde ?, Bruxelles, Complexe, 1999, p. 139.
-
[33]
“Une définition du consensus fondée sur l’unanimité conduit à la paralysie ; une définition du leadership se résumant à une attitude unilatérale sur tous les sujets engendre un impérialisme qui, à long terme, épuisera la puissance impériale. Louvoyer entre ces extrêmes, tel est le défi lancé à la politique américaine et à celle de ses alliés”. Henry Kissinger, La Nouvelle puissance américaine, Paris, Fayard, 2003, p. 335.
-
[34]
Coral Bell, “American Ascendancy and the Pretense of Power”, The National Interest, n° 57, automne 1999, pp. 55-63.
-
[35]
Cité dans Joseph Nye Jr, The Paradox of American Power : Why the World’s only Superpower can’t go it Alone, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 169.
1Une fois encore, l’Amérique se trouve à la croisée des chemins de l’Histoire. La disparition de l’Union soviétique et la fin de la guerre du Golfe (1991) ont ouvert une nouvelle ère de l’histoire mondiale. Pour la première fois de l’Histoire, une seule puissance fait mieux que Rome dans l’Antiquité, en dominant la totalité de la scène internationale, devenue mondiale. Si cette domination est éclatante sur le plan militaire et politique, elle semble également incontestée dans les domaines de la culture, de l’économie et de ce nouveau domaine technologique qu’est l’informatique. Bref, une seule puissance domine l’ensemble de la planète dans tous les domaines, et cela de façon hégémonique. Comme le rappelle Louis Reboud : “Traditionnellement, l’hégémonie a été assimilée au pouvoir de domination tel qu’il a été défini notamment par François Perroux, à partir des concepts de dissymétrie et d’irréversibilité. Ce pouvoir de domination peut s’analyser comme une forme de pouvoir impérial, dans lequel le pays dominant peut reproduire sa position dominante sans avoir à prendre en compte en aucune manière les intérêts des pays dominés. Il peut exploiter les dominés comme bon lui semble, puisque les relations dissymétriques écartent pour le dominant tout risque de voir ses projets contrariés par des contre-pouvoirs des pays étant sous sa domination. Son hégémonie est donc totale ou absolue, surtout lorsque sa puissance n’est pas seulement économique, monétaire et financière, mais aussi technologique, militaire, linguistique et culturelle” [1].
2Dans la pratique, cette définition de l’hégémonie “absolue” est synonyme du concept d’impérialisme. Or, cela ne correspond nullement à la position américaine dans le monde. La puissance est, en effet, aujourd’hui beaucoup plus diffuse que par le passé, la domination territoriale directe est impossible et sans grand intérêt, car les coûts sont élevés et les bénéfices réduits. Comme le note Joseph Nye : “L’agenda de la politique mondiale est devenu comme un jeu d’échec tridimensionnel dans lequel on ne peut que gagner en jouant aussi bien verticalement qu’horizontalement. Au sommet de l’échiquier des relations militaires classiques interétatiques, les États-Unis resteront vraisemblablement la seule superpuissance pour les années à venir et cela a dès lors un sens de parler d’unipolarité ou d’hégémonie dans des termes traditionnels. Par contre, sur l’échiquier intermédiaire des questions économiques, la distribution de la puissance est déjà multipolaire. Les États-Unis ne peuvent obtenir les résultats qu’ils veulent en matière de commerce, d’antitrust, ou de régulations financières sans l’accord de l’Union européenne, du Japon et autres. Sur l’échiquier du bas, celui des relations transnationales, la puissance est largement distribuée et organisée de façon chaotique entre les États et les acteurs non-étatiques. Cela n’a par conséquence aucun sens de parler de ‘ monde unipolaire’ ou d’“Empire américain” [2]. La puissance repose, en outre moins, aujourd’hui, sur une domination unilatérale que sur la capacité à faire admettre et à faire participer un grand nombre d’acteurs de second rang à la mise en œuvre des orientations impulsées par la superpuissance. Aujourd’hui l’hégémonie, en nous appuyant sur la définition de Joshua Goldstein, est “la possibilité d’imposer les règles et les arrangements qui gouvernent les relations internationales, politiques et économiques, ou du moins de posséder une prépondérance en ce domaine (…) L’hégémonie économique suppose la capacité de devenir le centre de l’économie mondiale. L’hégémonie politique signifie que l’on peut dominer militairement le reste du monde” [3]. Comme l’écrit par conséquent Louis Reboud : “À la différence de la situation hégémonique de type impérial où l’hégémon peut faire ce qu’il veut, et tout ce qu’il veut, sans avoir besoin de passer des alliances, cette nouvelle hégémonie se situe évidemment à un niveau inférieur” [4]. Aussi, est-il plus intéressant, quand nous analysons la politique étrangère américaine contemporaine, de parler d’hégémonie relative, plutôt que d’impérialisme ou d’hégémonie absolue.
3Cela dit, dans ces circonstances inédites les États-Unis se sont donné une vision politique globale, à savoir maintenir l’avantage de leur position hégémonique, afin de garantir leurs intérêts de sécurité et de prospérité nationales et, par voie de conséquence, pensent-ils celle du monde entier. Telle est la nouvelle destinée manifeste. Ce sentiment de la destinée manifeste, de l’exceptionnalisme américain est profondément ancré dans la mentalité américaine depuis le débarquement des premiers colons au xviie siècle. Les premiers colons considéreront ce nouveau continent comme un signe pour construire une nouvelle société idéale, à savoir la nation providentielle, exceptionnelle. Cette idée de “l’élection” sera d’ailleurs reprise dès la naissance des États-Unis par George Washington pour qui “aucun peuple, plus que celui des États-Unis, n’est tenu de remercier et d’adorer la main invisible qui conduit les affaires des hommes. Chaque pas qui les a fait avancer dans la voie de l’indépendance nationale semble porter la marque de l’intervention providentielle” [5]. Le peuple américain voit donc sa nation comme une nation exceptionnelle, ayant une mission à remplir dans le monde [6]. La majorité des dirigeants américains actuels continue d’ailleurs de penser, comme par le passé, que l’Amérique se doit de diffuser ses valeurs pour contribuer à la paix mondiale. Hier comme aujourd’hui, les désaccords portent plutôt sur la méthode. Les Américains ont ainsi besoin de croire, comme le disait Alexis de Tocqueville, qu’ils sont engagés dans une croisade pour améliorer non seulement leur propre sort mais celui de l’humanité tout entière [7]. Le danger de cette approche est évidemment une tendance à n’envisager le monde qu’à travers le prisme des valeurs américaines : en d’autres termes une approche ethnocentrique du monde [8]. En définitive, ce sentiment d’incarner une vérité politique et sociale incontournable, une destinée particulière, appelée à s’imposer partout, transparaît dans tous les actes de la nation américaine jusqu’à aujourd’hui [9]. Ce qui revient à dire que le jour où la planète obéira aux grands principes, qui sont aussi les principes de la démocratie américaine, la paix sera universelle et définitive [10]. Aussi, cette destinée manifeste, en faisant un détour par le schéma explicatif cognitif, forme-t-elle un des prismes des attitudes par lequel les États-Unis interprètent les faits dans le monde. La destinée manifeste fonctionne, d’une certaine manière, comme une lentille déformante de la réalité objective. La mémoire historique, les idéologies en tant que prismes faussent ainsi la perception de la réalité. Les décideurs ne réagissent donc pas seulement en fonction de leur connaissance ou expérience immédiate, mais aussi en fonction de certains événements formateurs, formative events, lesquels créent des images stables, dont font parti pour les États-Unis le concept de destinée manifeste. Comme le remarquent Gérard Chaliand et Arnaud Blin : “Une rhétorique moralisante et à projet universaliste véhiculée tout au long de l’histoire américaine a façonné la psyché collective au point qu’on ne peut avoir le soutien de l’opinion publique sans y faire référence” [11]. C’est dans ce contexte de destinée manifeste qu’il faut essayer de saisir, d’appréhender la grande stratégie menée par les États-Unis depuis la fin de la guerre froide. C’est à ce plan que, comme le rappelle le général Salvan “pour atteindre les buts de leur concept (la destinée manifeste), les chefs politiques ont besoin d’une méthode et de moyens, c’est la stratégie”. Laquelle est par conséquent “l’ensemble des méthodes et moyens permettant d’atteindre les fins exigées par le politique” [12].
4Devant l’effondrement de l’Union soviétique fin 1991 et l’incapacité des autres puissances, telles que la Chine, le Japon ou l’Europe, de remplir le vacuum, les Américains réalisent que la seule alternative au chaos est l’unipolarité. C. Krauthammer ne déclare-t-il pas, dès 1991, que “l’alternative à l’unipolarité est le chaos” [13] ? Les tenants des bienfaits de cette approche défendent de cette façon une totale autonomie de décision de la part des États-Unis et privilégient les coalitions ad hoc par nature, adaptées à chaque menace spécifique, et placées directement sous contrôle américain. C’est ce style hégémonique qui se trouvera doctrinalement formulé en 1992 dans le Defense Planning Guidance (également connu sous le nom du rapport Wolfowitz). Le rapport encourage le maintien du statut de superpuissance unique acquis par Washington après l’effondrement du bloc soviétique. Pour ce faire, il incombe aux États-Unis de convaincre d’éventuels candidats rivaux qu’ils n’ont pas besoin d’aspirer à jouer un plus grand rôle dans le système international. Ce dessein se résume de la façon suivante : “La primauté s’appuie sur la théorie de la stabilité hégémonique, selon laquelle… le commerce international, basé sur les principes libéraux de l’avantage comparatif et de la division du travail ne se réalise pas uniquement par les actions d’une ‘main invisible’ globale. Au lieu de cela, l’ouverture économique ne se révèle qu’en présence d’une puissance hégémonique, un État ayant la volonté et étant capable de fournir le monde des biens collectifs de la stabilité économique et de la sécurité internationale. Un État n’adoptera le rôle de leadership, d’hégémon que quand cela est dans son intérêt national. In fine, la théorie de la stabilité hégémonique repose sur deux propositions : (1) l’ordre dans les affaires internationales est créé par une seule puissance dominante, et (2) la poursuite de l’ordre requiert une hégémonie continue” [14].
5En d’autres termes, empêcher l’émergence de toute nouvelle puissance capable de rivaliser avec la superpuissance américaine. Plus concrètement encore, la transposition du rapport Wolfowitz sur la scène géopolitique contemporaine revient à prévenir l’apparition d’une puissance eurasiatique susceptible de remettre en question l’hégémonie globale américaine en acquérant une position dominante en Eurasie. Afin d’atteindre cet objectif, une capacité permanente d’intervention tous azimuts est créée tandis que de nouvelles stratégies militaires sont développées selon qu’il s’agisse d’interdire toute reconstitution d’une grande puissance, d’empêcher les alliés des États-Unis de contester leur position prépondérante, ou encore d’interdire l’émergence de nouveaux centres de pouvoir régionaux dans certaines parties du monde. Les interventions récentes en Afghanistan (Enduring Freedom) et en Irak (Iraqi Freedom) sont un bel exemple de cette approche. Revenons quelques instants sur les conséquences géopolitiques de ces interventions.
6Depuis l’intervention militaire américaine en Afghanistan, il semble, de prime abord, que Washington fasse un retour remarqué dans les régions de l’Asie centrale et du Caucase, en particulier par ses nouvelles relations privilégiées avec l’Afghanistan, le Pakistan, l’Inde et la Géorgie. La déroute des Taliban et l’engagement militaire et politique américain dans la région ont ainsi fait voler en éclats la stratégie de nombreux pays (Russie, Iran, Pakistan, Arabie Saoudite,… et Al Qaeda). L’équation semble donc s’inverser, les États-Unis ayant à présent l’occasion de restructurer la région s’étendant du Golfe au Pakistan et aux confins de la Russie. Même s’il est trop tôt pour avoir une idée précise sur l’évolution de la région dans les années à venir, quelques prédictions restent possibles. En premier lieu, Washington a clairement renforcé sa position dans la région du Caucase. À preuve le début de la construction de l’oléoduc dit de la Méditerranée en septembre 2002 ; il devrait aboutir fin 2005. L’oléoduc “BTC” part de Bakou (Azerbaïdjan) passe par Tbilissi (Géorgie) pour atteindre finalement le port méditerranéen de Ceyhan (Turquie), avec une déviation éventuelle sur le port géorgien de Batoumi en mer Noire. En évitant l’Iran et la Russie, l’oléoduc désenclave le pétrole de la Caspienne et en diversifiant les sources d’approvisionnement, il permet aux États-Unis de s’affranchir du Golfe. Gros bémol cependant de ce projet, l’oléoduc, long de 1 750 km, ne transportera dans la situation actuelle que le pétrole (ainsi rendu peu rentable) de l’Azerbaïdjan [15] et traversera aussi des zones de peuplement kurde à risques, tout comme les régions instables de l’Abkhazie et du Nagorno-Karabakh. Bien que le trajet évite l’Arménie, il sera à la portée de sa puissance de feu. Ce n’est donc pas un hasard si le secrétaire d’État Colin Powell avait organisé des pourparlers en avril 2001 entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie en état de conflit. Ce n’est pas un hasard non plus si l’aide militaire à la Géorgie a été augmentée après le 11 septembre 2001, afin de lutter contre les mouvements islamistes qui utilisent la Géorgie comme base arrière et si le nouveau président géorgien Mikhaïl Saakachvili est fortement courtisé par les États-Unis. À côté du projet de la Méditerranée, les Américains encouragent également le projet géorgien “Bakou-Soupsa-Odessa”, qui évite la Russie. D’ailleurs, le 17 avril 1999, l’oléoduc reliant Bakou (Azerbaïdjan) au port de Soupsa (Géorgie) a mis fin à l’hégémonie russe sur l’exportation des hydrocarbures de la Caspienne. En définitive, la Turquie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan servent les desseins géopolitiques américains. Ces pays qui représentent des puissances susceptibles de faire face à la Russie et à l’Iran forment, en effet, le maillon qui permet de relier les États-Unis aux républiques turco-phones d’Asie centrale. Ils constituent aussi une voie alternative d’évacuation des hydrocarbures de la mer Caspienne. Depuis le 11 septembre, cette nouvelle amitié régionale n’a fait que se renforcer. En second lieu, les États-Unis ont le désir d’évacuer le gaz turkmène par l’Afghanistan et le Pakistan. Cette alternative répond à deux exigences américaines : d’une part, assurer une route directe d’évacuation des hydrocarbures de la Caspienne, où les compagnies américaines ont investi massivement ; de l’autre, permettre aux États-Unis de contrôler cette exportation vers le sous-continent indien en la soustrayant aux tourmentes caucasiennes et russes, ainsi que d’enlever ce marché à l’Iran. Pour cela, une seule voie subsiste, l’océan Indien, sur la côte pakistanaise via l’Afghanistan. À ce sujet, un accord entre le Turkménistan, le Pakistan et l’Afghanistan a d’ailleurs été signé le 30 mai 2002. L’accord porte sur une étude de faisabilité et sur la recherche de financements pour ce gazoduc d’une longueur de 1 500 km de long.
7Cela dit, l’importance de l’Asie centrale et du Caucase ne s’explique pas seulement en termes d’enjeux énergétiques mais également de lutte plus complexe pour le contrôle du Rimland, c’est-à-dire l’Ukraine, le Caucase, l’Asie centrale, l’Afghanistan, le Pakistan, etc. [16] Il s’agit, pour Washington, de poursuivre son ancienne doctrine de l’endiguement. L’ouvrage de référence est Le grand échiquier de Zbigniew Brzezinski. L’enjeu géostratégique principal pour la puissance maritime étant la maîtrise de l’Eurasie, l’auteur y démontre que les États-Unis continueront à exercer leur puissance sur le monde à condition d’avoir la parfaite maîtrise de l’ensemble eurasien. La maîtrise de l’Eurasie permet la maîtrise du monde, laquelle passe inévitablement par la maîtrise du Rimland. L’objectif devient ainsi de priver la Russie et la Chine d’accès aux mers chaudes (la Méditerranée, l’Adriatique, l’océan Indien) et donc aux différents détroits. Cela étant, la volonté de contenir l’influence russe, pour empêcher la renaissance d’une puissance impériale, n’interdit pas de faire de la Russie une puissance régionale à part entière et, dès lors, un partenaire fiable [17].
8Afin d’atteindre l’ensemble de ces objectifs, les États-Unis suivent une stratégie particulièrement bien perçue par S. Bedar : “La stratégie globalisante des Américains implique une extension de l’emprise géostratégique de ces espaces selon la promotion de l’économie libérale et de la règle de droit, et selon l’assistance avec la formation des cadres, les manœuvres communes, le partage du renseignement, les achats d’armements. L’investissement privé, l’aide économique de l’État américain, mais aussi l’intégration des États de la région au sein de l’OSCE, la coopération bilatérale avec la Turquie, l’encadrement sécuritaire par l’intégration au Partenariat pour la paix de l’OTAN sont autant d’instruments de l’emprise américaine dans la région. (…) Le contrôle du heartland eurasiatique et du rimland Grand Moyen-Orient ne passe pas par la conquête territoriale, mais par le contrôle des marchés et des voies logistiques, ainsi que des flux et des réseaux légaux et illégaux” [18].
9Pour l’heure, il ne s’agit encore que de projets et le pari est loin d’être gagné. En effet, bien que l’Afghanistan ait une chance de prendre sa destinée nationale en main, en dépassant ses conflits ethniques et religieux, il serait naïf de croire que la stabilité de l’Asie centrale, de la région du Caucase ou du Cachemire s’en trouve pour autant garantie. La région reste extrêmement fragile, en proie aux manœuvres de nombreux États, autant qu’à celles de multiples organisations non gouvernementales islamistes, de mouvements radicaux et de grandes multinationales pétrolières et gazières. Lesquelles continueront plus que probablement à utiliser les acteurs dans la région afin de défendre leurs intérêts contre ceux de leurs adversaires. Avec la Russie au Nord, le Moyen-Orient au Sud, les pays industrialisés à l’Ouest et les économies en plein essor en Asie du Sud-Est à l’Est, l’Asie centrale se retrouvera à l’avenir au cœur d’une lutte économique et stratégique acharnée. Du conflit actuel autour des différents tracés d’oléoduc et gazoduc dépendra, en effet, également les nouveaux corridors de commerce et donc de puissance. En définitive, la lutte pour l’Asie centrale est un jeu à plusieurs facettes : il inclut des enjeux stratégiques, géopolitiques et économiques qui concernent un grand nombre de puissances, aussi bien régionales que mondiales, tout comme des acteurs transnationaux tels que les multinationales et mouvements islamistes radicaux. Aussi, est-il à craindre que la guerre d’Afghanistan ne soit que le début d’une longue recomposition historique de la région ; elle-même pièce d’un échiquier plus vaste.
10Ces dernières années, l’échiquier du Moyen-Orient a également fortement évolué. Il y a une volonté ferme, de la part des États-Unis, de transformer une fois pour toute le Moyen-Orient, avant qu’il ne se métamorphose en une poudrière incontrôlable. Les États-Unis sont convaincus, la crise identitaire, la situation socio-économique (chômage élevé, population jeune) et politique précaire (régimes autoritaires ou dictatoriaux, la montée de l’islamisme, la question palestinienne, etc.) que connaît la région aidant, que le Moyen-Orient risque dans les années à venir d’exploser. Cela entraînera non seulement une instabilité régionale mais également mondiale. Aussi, apparaît-il que la devise des États-Unis soit de combattre si nécessaire “le feu par le feu”. Pour Washington, il est grand temps que le monde (arabo-) musulman prenne ses responsabilités, notamment par la démocratisation de la société (et tout ce que cela sous-entend), par l’opposition à l’islamisme radical et par l’abandon des programmes d’armes de destruction massive. Les Américains réalisent, en outre, que leurs alliés actuels dans la région, tels que l’Arabie Saoudite et l’Égypte sont de plus en plus sous l’influence de l’islamisme radical. Aussi, les États-Unis ont-ils l’intention de reprendre pied dans des pays traditionnellement plus laïques comme l’Irak et l’Iran. Dans ce contexte, l’Iran et l’Irak forment une priorité pour les États-Unis. L’objectif à long terme étant de faire de ces deux États des démocraties qui pourraient servir de modèle aux autres États dans la région. Cela permettrait par exemple d’exercer de fortes pressions sur l’Arabie Saoudite, berceau du wahhabisme, et sur la Syrie. Les États-Unis ont, de cette façon, la volonté de faire de l’Iran ou de l’Irak, voire des deux pays en même temps, des États pivots, ouverts, démocratiques et intéressés à défendre les intérêts américains. À ce sujet, il est intéressant de revenir sur quelques paragraphes de l’excellent article d’A. Sabet, lui-même inspiré par la pensée de Brzezinski : “Dans un langage rappelant l’âge de lointains empires, Brzezinski identifia trois grands impératifs de la géostratégie impériale : prévenir la collusion et maintenir la dépendance sécuritaire des vassaux (Europe, Japon, Asie du Sud), garder les tributaires protégés (États arabes, Asie centrale) et prévenir les barbares de s’unir (Iran, Chine, Russie). (…) En s’alignant sur la pensée stratégique de Halford Mackinder, Brzezinski soulignait l’importance décisive pour les États-Unis de dominer le Heartland eurasien, en particulier à la lumière du vacuum créé par la chute de l’Union soviétique (…) La logique hégémonique qui en découle peut être résumée de la façon suivante : contenir et contrôler l’Irak afin de contenir l’Iran, contenir et contrôler l’Iran afin de contenir l’Asie centrale ; contenir et contrôler l’Asie centrale pour contenir la Russie (et la Chine), contenir et contrôler la Russie pour contenir l’Île du monde, contenir et contrôler l’Île du monde pour contrôler le monde” [19].
11Tout en opposant bienveillamment l’Irak à l’Iran dans le cadre d’une sphère d’influence américaine, on endigue également par ce biais les avancées russes et chinoises. En somme, les intérêts qui guident la politique étrangère américaine dans la région ne se bornent pas à la question des ressources énergétiques (bien qu’elle ne soit pas à négliger). Il s’agit d’un projet bien plus ambitieux qui tient compte non seulement des questions géoéconomiques, mais également géostratégiques et, aussi étonnant que cela puisse paraître, des valeurs démocratiques [20]. Comme le remarquera Richard Haass : “Trop longtemps, les États-Unis ont toléré ce qui a été nommé l’exception démocratique au sein du Moyen-Orient. La conséquence était que tant que les gouvernements étaient accueillants et soutenaient la stabilité régionale, il n’était pas nécessaire pour des externes d’encourager des gouvernements représentatifs. Nous avons appris de la manière forte que des systèmes politiques fermés engendrent ressentiment et extrémisme lesquels ne sont ni dans l’intérêt des États-Unis, ni du monde” [21]. Washington entend tourner la page de ces régimes autoritaires et dictatoriaux, dont la corruption nourrit la haine à l’égard des États-Unis et essaie ainsi de s’attaquer à certaines causes du terrorisme. En somme, comme le notent Gérard Chaliand et Arnaud Blin : “L’investissement de l’Irak n’est que la première étape d’une grande stratégie qui vise à remodeler le Moyen-Orient dans son ensemble, au nom de la démocratie et aux mieux des intérêts des États-Unis et de leurs alliés régionaux” [22]. Tout dépendra cependant de l’évolution dans les prochains mois et années de la situation en Irak et en Iran.
12Parallèlement au repositionnement américain en Asie centrale et au Moyen-Orient, Washington se replace également dans la Corne de l’Afrique et en Afrique subsaharienne. En octobre 2002, Washington a créé, à Djibouti, le Combined Joint Task Force-Horn of Africa afin de lutter contre le terrorisme et d’améliorer la sécurité en Ethiopie, en Erythrée, au Soudan, au Kenya, en Somalie, au Yémen, et en mer Rouge, dans le golfe d’Aden et dans l’océan Indien. Outre la présence militaire, le bureau du département d’État chargé de la lutte contre le terrorisme avait, en 2003, mis sur pied un nouveau programme ciblant l’Afrique orientale (East African Counter Terrorism program). Financée à hauteur de 100 millions de dollars, l’initiative comprend des projets de formation à l’intention des militaires pour assurer la sécurité des frontières et des côtes, pour renforcer le contrôle de la circulation des personnes et des marchandises entre les pays, pour garantir la sécurité aérienne, pour appuyer les programmes régionaux de lutte contre le financement du terrorisme et pour former la police. Dans le cadre de cette initiative, un programme pédagogique a été mis en place pour contrer les influences extrémistes, et d’autres projets visent à combattre le blanchiment de l’argent [23].
13Une autre initiative américaine, concernant cette fois-ci la région du Sahel, est la Trans Saharan Counterterrorism Initiative, laquelle remplace l’Initiative Pan Sahel (IPS). Elle consiste à entraîner les forces militaires de pays africains dans la lutte anti-terroriste, mais également à garantir la stabilité régionale. Dans ce cadre, le programme réserve un rôle à l’USAID (promotion de l’enseignement), au département d’État (sécurité des aéroports) et au département du Trésor (finances). Le budget octroyé passera de 7 millions de dollars à 100 millions par an et cela jusqu’en 2010. Outre les quatre pays qui faisaient parti de l’IPS (Mali, Mauritanie, Tchad et Niger) cinq autres bénéficieront de la nouvelle initiative : l’Algérie, le Maroc, le Sénégal, le Nigéria et la Tunisie [24].
14Enfin, le golfe de Guinée a reçu un intérêt tout particulier ces dernières années, en raison de ses réserves pétrolières. De là, découle l’intérêt que portent les États-Unis à São Tomé pour y installer une base avancée. Dans ce contexte, les États-Unis (avec l’aide du Portugal) attachent également une attention particulière au Cap Vert, archipel au sud des Canaries, afin de faire usage des ports et aéroports pour surveiller le golfe de Guinée. Cette région est donc particulièrement intéressante dans le contexte de politique de diversification des ressources menée par les États-Unis et permet de se protéger de la rivalité à venir avec les autres grandes puissances. In fine, l’agenda régional américain en Afrique peut être synthétisé en cinq points : éradiquer les cellules terroristes, exploiter les gisements pétroliers, garantir la sécurité des routes maritimes (golfe d’Aden, mer Rouge) et projeter la puissance américaine à partir de Djibouti. Une présence américaine dans cette région devrait, enfin, encourager la démocratisation et le libre-échange.
15À travers ces quelques exemples, il est évident que ce n’est plus l’Europe occidentale qui constitue l’enjeu majeur de la politique étrangère américaine, mais bien une zone allant de la Méditerranée jusqu’au Japon. Dans tous les cas de figure, l’Eurasie est la clé du contrôle du grand échiquier sur lequel se joue le destin de la planète. Les États-Unis y entendent procéder à la mise en place d’un système global de points d’appui leur permettant de contrôler la situation et d’intervenir, au besoin militairement, dans toutes les régions stratégiquement importantes du monde. À cette échelle, se tromperait-on en estimant que, après les événements du 11 septembre 2001, les États-Unis sont parvenus à consolider et renforcer leur position dans la région de l’Asie centrale et au-delà ? Pour François Thual, la démarche suivie par les États-Unis semble pouvoir s’inscrire sous l’une des deux rubriques, “Contrôler et Contrer”. “Contrôler” peut vouloir dire occuper, posséder directement ou maîtriser indirectement un territoire par une administration déléguée ou par une structure politique que l’on dirige ou inspire directement. “Contrer” consiste, en revanche, à empêcher tout autre groupe ou force politique de s’emparer d’un territoire donné ou de s’y installer directement ou indirectement. “Avoir pour posséder et posséder pour ne pas être dépossédé semblent être les deux constantes comportementales globales, qui tissent la trame de tout projet et de toute action géopolitique” [25]. Nous voyons, par conséquent, une volonté de la part des États-Unis de transformer le Rimland, zone extrêmement instable, se caractérisant par de nombreux régimes autoritaires ou dictatoriaux, par la prolifération d’armes NBC, par une course aux armements et par une situation socio-économique mauvaise. La lutte contre Al Qaeda et les Rogue States dépasse ainsi de loin la seule lutte militaire contre le terrorisme et les armes de destruction massive. Comme l’écrit à juste titre Vincent Desportes : “On voit donc l’action se structurer autour de l’idée d’un monde stable, sans menaces majeures contre les intérêts américains, rendu plus perméable à ces derniers par le développement de l’idée démocratique et celle de marché” [26].
16Il reste à savoir si le reste du monde acceptera indéfiniment cette suprématie américaine. Or, à cette question, la réponse est clairement non. Il y aura un moment de fracture. Même si la domination américaine semble incontestable actuellement, il faut voir à plus long terme et s’interroger afin de savoir si les États-Unis peuvent poursuivre, sans risque, leur politique actuelle.
17Un pays aux moyens humains, économiques et militaires aussi immenses que ceux des États-Unis ne peut tout faire : “S’il s’assigne des objectifs qui tendent au maximum ses forces, il dilue sa puissance et entre bientôt dans la voie du déclin relatif ; s’il se fixe des buts très en deçà de ses possibilités et de ses responsabilités, il abdique son statut de grande nation et risque de subir des événements qu’il ne maîtrise pas” [27]. Si certains, dans les milieux décisionnels américains, envisagent encore la structure du système international contemporain de façon unipolaire ou impériale, la majorité réalise que le statut actuel des États-Unis n’est pas éternel. D’une tendance centripète à la coopération, par ralliement à la puissance dominante (bandwagoning) on se dirige de plus en plus vers une tendance centrifuge (balancing), contrebalançant la puissance dominante. La plupart des acteurs étatiques et non-étatiques ne manifestent-ils pas une tendance à équilibrer le pouvoir existant en lui imposant des limites par quelque moyen que ce soit (terrorisme, armes de destruction massive, alliances, croissance de la force nationale, etc.) ? C’est un réflexe géopolitique et géostratégique normal, l’unique superpuissance représentant automatiquement une menace pour toutes les autres puissances [28]. Aussi bien la Russie que la Chine et même l’Europe sont mécontentes du rôle limité qu’elles jouent dans le système international actuel. Leur objectif est donc de créer un système multipolaire qui affaiblirait du même coup la puissance américaine. Laquelle, selon de nombreux chercheurs, ne constitue en conséquence qu’un intermède stratégique, bientôt dépassé. Aussi la question n’est-elle pas de savoir si d’autres puissances chercheront à rétablir un équilibre, mais plutôt quand elles y parviendront. L’axe franco-allemand par le biais de l’Union européenne, la Chine du fait de sa récente croissance (l’adoption de capitalisme aidant), l’Inde, le Japon et la Russie, tous revendiquent, sans doute légitimement, leur part dans la paternité de la nouvelle donne.
18Plus généralement, voilà le monde en train d’évoluer vers un système multipolaire, auquel les États-Unis incapables de s’opposer à cette évolution seraient bien inspirés d’en tirer, au contraire, parti. Une hégémonie absolue arrogante et égoïste sera, de toute manière, une hégémonie défiée. Déjà en 1967, le sénateur Fulbright prévenait-il du danger que menaçait la responsabilité américaine dans le monde : “Malgré ses conséquences dangereuses et contre-productives, l’idée d’être responsables du monde entier semble flatter les Américains et je crains que cela nous monte à la tête, tout comme le sens de responsabilité universelle a monté à la tête des anciens Romains et de l’Angleterre du xixe siècle” [29]. W. Shakespeare n’avait-il pas déjà mis en garde tous les puissants de la terre : “O, it is excellent to have a giant’s strength ; but it is tyrannous to use it like a giant” ? Les États-Unis ne perdent-ils par conséquent pas trop souvent de vue le principe fondamental de toute politique étrangère, défini il y a trois siècles par Richelieu ? Ce principe étant le suivant : “la chose qui doit être soutenue et la force qui doit la soutenir doivent être géométriquement proportionnelles” [30]. Seule une approche géopolitique calibrée sur l’intérêt national peut faire la différence entre ce qui compte sur le plan stratégique et ce qui est périphérique. Même pour une puissance de la taille des États-Unis, il est donc futile, voire contre-productif de vouloir défendre un système unipolaire, la solution étant une politique plus sélective. C’est l’avis d’analystes tels que R.F. Ellsworth et D.K. Simes : “Les États-Unis ont une opportunité de fournir un leadership global en ce xxie siècle. Cette opportunité comprend l’usage décisif et même sans pitié si nécessaire de la force militaire. Mais essayer de façon arrogante de remodeler le monde à l’image des États-Unis est contraire à la mission essentielle des États-Unis” [31].
19Tout nous pousse à croire, en définitive, que les États-Unis, tout en cherchant en vain à maintenir leur statut dans les relations internationales, sont déjà entrés dans un long processus de transition. S’ils cherchent à éviter un système d’équilibre des forces classique, ils le feront au bénéfice d’un système international dans lequel ils seront first among equals, leurs intérêts de prestige étant ainsi préservés. Ce système c’est le système développé par le chancelier Bismark au xixe siècle. Ce système “bismarckien” exige une implication permanente de la plus grande puissance, son objectif étant de nouer avec toutes les parties en présence de meilleures relations que ces dernières ne peuvent établir entre elles. Suivre pareille approche, signifie, pour les États-Unis, la volonté d’intégrer au système les différents acteurs qui évoluent dans leur orbite et rendre cet ordre économique, politique et stratégique le plus acceptable et souhaitable possible pour eux, tout en évitant toute forme de collusion entre les grandes puissances. Le jeu apparemment facile de l’arbitrage hégémonique, dans la plus pure tradition machiavélique du divide ut reges, est bien évoqué par l’image du moyeu et des rayons, où chacun des partenaires des États-Unis, le moyeu, leur est attaché prioritairement par un rapport bilatéral à la façon d’un rayon, dont la force dépend finalement de la méfiance qui règne dans les rapports transversaux entre partenaires [32]. Le centre sera formé des États-Unis, les rayons probablement de l’Inde, du Japon, de la Chine, de la Russie et de l’Europe. Quel que soit le différend avec les États-Unis, le rapport avec le moyeu (États-Unis) doit être plus important que celui que ces puissances entretiennent éventuellement entre elles. En somme, dans un système ainsi structuré, tous les pays ont davantage plus besoin du centre (les États-Unis), qu’ils n’ont besoin les uns des autres. Le seul et unique objectif de Washington est dès lors de maintenir l’équilibre entre les différentes puissances, de manière à prévenir l’émergence d’une hégémonie concurrente à la sienne (Cf. le rapport Wolfowitz). Afin de mener à bien cet objectif, la Maison Blanche se doit de veiller à toujours disposer d’une force capable d’infléchir en sa faveur et de manière décisive le rapport international des forces.
20Les États-Unis préconiseront par conséquent, dans les années à venir, un système de type bismarckien, tout en n’excluant pas le rôle de balancier, dans les questions régionales en particulier. Soit une approche plus modérée et plus pragmatique que celle de l’empire bienveillant. En attendant, les États-Unis, durant cette période de transition, s’efforceront, tout en essayant d’établir des relations pragmatiques avec les autres grandes puissances, de grappiller le plus possible d’influence dans les “zones d’influences” traditionnelles des autres puissances. Ceci afin d’être en position de force au moment du retour à un certain équilibre entre les grandes puissances.
21En conclusion, afin de concrétiser leur objectif politique qui est celui de la prédominance, les États-Unis doivent abandonner le projet de sécurité collective (trop idéaliste), ainsi que celui de l’empire bienveillant (trop arrogant) et privilégier celui de l’engagement sélectif [33]. Ce dernier présuppose une analyse cas par cas, la désignation d’États pivots et le maintien d’un équilibre des forces. Les États-Unis pourraient ainsi se diriger vers un système international qui se traduirait en fonction des besoins par les mécanismes d’un système fondé sur le modèle bismarckien ou par le rôle de balancier. Cette voie permettrait une plus grande légitimité de la prépondérance américaine car aucune autre puissance n’aurait intérêt à remettre ce système en question. Parallèlement, une politique plus ouverte aux institutions internationales, aux traités internationaux, et un recours plus grand au soft power (l’aide au développement, l’environnement, la diplomatie) rendrait la prédominance américaine plus aisée. Aussi, tout l’art de la politique étrangère américaine sera-t-il de rendre, dans les années à venir, sa prédominance acceptable pour les autres, seule manière pour Washington de réaliser sa “destinée manifeste”. En d’autres termes, en reprenant les termes de Coral Bell : “Admettre sa propre prééminence, mais agir politiquement comme si elle vivait encore dans un monde partagé entre plusieurs centres de pouvoir” [34]. Il sera, par conséquent, préférable pour les États-Unis de choisir le concept de primus enter pares au lieu du concept primus solus. Car comme le remarquait Henry Kissinger : “Le teste historique pour les États-Unis sera de savoir si nous pouvons transformer notre puissance prédominante contemporaine en un ensemble de normes internationales largement acceptées” [35].
Notes
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[1]
Louis Reboud, “La puissance est-elle synonyme d’hégémonie ?” (www.upmf-grenoble.fr/curei/cahiers/16/reboud.pdf).
-
[2]
Joseph Nye, “US Power and Strategy After Iraq”, Foreign Affairs, juillet-août 2003, p. 65.
-
[3]
Joshua Goldstein, Long Cycles. Prosperity and War in the Modern Age, New Haven, Conn., Yale University Press, 1988, p. 281.
-
[4]
Louis Reboud, “La puissance est-elle synonyme d’hégémonie ?” (www.upmf-grenoble.fr/curei/cahiers/16/reboud.pdf).
-
[5]
Elise Marientras, Les Mythes fondateurs de la nation américaine, Paris, Ed. Maspéro, 1976, p. 95.
-
[6]
Jean-Paul Mayer, Dieu de colère : stratégie et puritanisme aux États-Unis, Paris, Addim, 1995, pp. 13-15.
-
[7]
Cité dans Michael Ledeen, “Les paradoxes de la politique étrangère américaine”, Politique internationale, n° 89, automne 2000, p. 74.
-
[8]
Lire à ce sujet Kenneth Booth, Strategy and Ethnocentrism, London, Croom Helm, 1979.
-
[9]
Michel Bugnon-Mordant, L’Amérique totalitaire : Les États-Unis et la maîtrise du monde, Paris, Favre, 1997, p. 19.
-
[10]
André Kaspi, Les États-Unis d’aujourd’hui : mal connus, mal aimés, mal compris, Paris, Plon, 1999, p. 212.
-
[11]
Gérard Chaliand, Arnaud Blin, America is Back. Les nouveaux césars du Pentagone, Paris, Bayard, 2003, p. 13.
-
[12]
Alexandre del Valle, “De la stratégie à la géopolitique, quelques éléments d’une approche pluridisciplinaire”, Géostratégiques, n° 4, 2001.
-
[13]
Charles Krauthammer, “The Unipolar Moment”, Foreign Affairs, hiver, vol. 70, n° 1, 1990-1991, p. 33.
-
[14]
Thomas O. Mackubin, Primacy and Global Leadership : A Grand Strategy for a Republican Empire, Remarks at the 2001 Meeting of the Philadelphia Society, 21 April, 2001, Philadelphia Pennsylvania.
-
[15]
Le 25 mai 2005, le BTC a été inauguré officiellement. Lors de la cérémonie d’inauguration de l’oléoduc, le président kazakh, Noursoultan Nazarbaïev, a suggéré d’ajouter le nom du port caspien d’Aktaou à celui du pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan, laissant ainsi entendre qu’Astana souhaitait utiliser cet itinéraire pour acheminer son brut, ce qui le rendrait plus rentable.
-
[16]
Fin mai 2005, Washington et Kaboul signeront un accord (un partenariat stratégique) sur les modalités de la présence américaine en Afghanistan dans les années à venir. Par cet accord, Washington compte bien renforcer sa position dans la région vis-à-vis des autres puissances régionales (Chine, Iran, Pakistan) et maintenir un œil sur la progression de l’islamisme radical. Et bien que les États-Unis, après avoir émis de fortes critiques à l’égard du président Islam Karimov - suite à la répression du soulèvement d’Andijan en mai 2005 - aient reçu l’ordre de quitter le territoire ouzbèke dans les six mois, ils sont cependant parvenus à maintenir leur présence militaire au Tadjikistan et en Kirghizie, alors que ces derniers avaient également exigé un retrait des forces militaires de leur pays.
-
[17]
Si les États-Unis tentent de réduire l’influence russe en Asie centrale, il y a depuis peu un dialogue énergétique entre les deux États, afin de faire de la Russie un fournisseur stratégique en pétrole des États-Unis. Russes et Américains ont en outre, plus ou moins, une perception commune de la menace de l’islamisme radical et une volonté de freiner les vues expansionnistes chinoises.
-
[18]
Saïda Bédar, “Les nouvelles frontières de l’empire américain”, Arabies, novembre, 2001, pp. 23-25.
-
[19]
A.G. Sabet, “Dual Containment and beyond : Reflections on American Strategic Thinking”, Mediterranean Politics, vol. 4, n° 3, automne 1999, pp. 96-99.
-
[20]
Cf. William Kristol, Robert Kaplan, Notre route commence à Bagdad, Paris, Éditions Saint-Simon, 2003.
-
[21]
Richard Haass, Director, Policy Planning Staff Remarks at the Kennan Institute 2003 Annual Dinner Ronald Reagan Building and International Trade Center, Washington, DC May 22, 2003.
-
[22]
Gérard Chaliand, Arnaud Blin, America is Back, Les nouveaux césars du Pentagone, Paris, Bayard, 2003, p. 6.
-
[23]
“Les États-Unis et le terrorisme dans la Corne de l’Afrique”, Washington File WF-ACTUALITES Digest, 7-8 septembre 2004.
-
[24]
Donna Miles, “New Counterterrorism Initiative to Focus on Saharan Africa”, American Forces Press Service, Washington, 16 mai 2005.
-
[25]
François Thual, Contrôler et Contrer : Stratégies géopolitiques, Paris, Ellipses 2000, p. 5.
-
[26]
Vincent Desportes, L’Amérique en Armes, Anatomie d’une puissance militaire, Paris, Economica, 2002, p. 59.
-
[27]
Jean Heffer, Les États-Unis de Truman à Bush, Paris, A. Colin, 1990, p. 151.
-
[28]
Nous rejoignons ainsi la thèse défendue par, entre autres, C. Layne et K. Waltz.
- Christopher Layne, “The Unipolar Illusion : Why New Great Powers Will Arise”, International Security, 17 (4), Spring 1993.
- Kenneth Waltz, “The Emerging Structure of International Politics”, International Security, 18 (2), Fall 1993. -
[29]
William Fulbright, The Arrogance of Power, Vintage Books, 1967, p. 19.
-
[30]
Henry Kissinger, Diplomatie, Paris, Fayard, 1994.
-
[31]
Robert F. Ellsworth, Dimitri K. Simes, “But American Ideas Can’t Be Forced Upon the World”, International Herald Tribune, 30 décembre 1999.
-
[32]
Gilbert Achcar, “Le monde selon Washington”, dans Henry Lelièvre (sous la direction de), Les États-Unis maîtres du monde ?, Bruxelles, Complexe, 1999, p. 139.
-
[33]
“Une définition du consensus fondée sur l’unanimité conduit à la paralysie ; une définition du leadership se résumant à une attitude unilatérale sur tous les sujets engendre un impérialisme qui, à long terme, épuisera la puissance impériale. Louvoyer entre ces extrêmes, tel est le défi lancé à la politique américaine et à celle de ses alliés”. Henry Kissinger, La Nouvelle puissance américaine, Paris, Fayard, 2003, p. 335.
-
[34]
Coral Bell, “American Ascendancy and the Pretense of Power”, The National Interest, n° 57, automne 1999, pp. 55-63.
-
[35]
Cité dans Joseph Nye Jr, The Paradox of American Power : Why the World’s only Superpower can’t go it Alone, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 169.