Notes
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[1]
https://www.fondationbrigittebardot.fr/ (consulté le 31 janvier 2020).
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[2]
https://www.ifce.fr/ifce/lifce-partenaire-des-assises-de-la-filiere-equine-2/ (consulté le 29 janvier 2020).
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Introduction
1Depuis le Néolithique, les chevaux participent aux activités humaines de travail. Cette coexistence a pris de multiples formes, principalement au bénéfice des humains. Le cheval remplit de l’Antiquité à nos jours des fonctions utiles au travail dans les domaines de l’agriculture, de la guerre, des loisirs, du sport et des transports ; il joue également un rôle dans les manifestations de pouvoir et de gloire, participant ainsi aux mécanismes de la distinction (Bourdieu, 1979), mais aussi à la constitution identitaire d’une classe sociale. Lors de la Révolution industrielle, le machinisme transforme les relations de travail avec les chevaux qui vont alors se tourner vers les activités de sport et de loisir. Aujourd’hui, l’équitation est un sport olympique mondialement pratiqué (Digard, 2007). La théorie mise au point par Élias (1973), puis adaptée dans la sphère sportive par Elias et Dunning (1986), pose le sport comme faisant partie de ce que les auteurs appellent le procès de civilisation. Les sociétés auraient connu au cours de leur histoire une évolution de la sensibilité à la violence. Pour parvenir à cette théorie, Elias étudie les traités de bienséance et constate au long cours un adoucissement des mœurs incluant une plus grande sensibilité, notamment, aux choses du corps. Ce processus serait irrégulier, soumis à accélérations, ralentissements, voire régressions dans certains cas. On parle alors de « décivilisation » (Heinich, 1997). Elias considère que la « curialisation » s’étant installée progressivement à partir du Moyen Âge a subi sous Louis XIV une accélération du processus d’adoucissement des mœurs (Elias, 1975). Ce dernier se ferait des strates sociales supérieures vers les strates inférieures, progressivement, poussant les individus à adopter une étiquette de plus en plus contraignante et intégrée. L’exemple des modifications des comportements à table choisi par Elias dans La civilisation des mœurs est basé sur les éditions successives de manuels de savoir-vivre et leur analyse sociohistorique. Les critères de comportements acceptables sont alors flagrants dans leur évolution, dans les préventions de plus en plus poussées sur les attitudes à éviter « en société ». Les critiques formulées contre cette théorie portent sur son caractère généraliste et sur sa régularité que l’auteur lui-même n’a jamais revendiquée (Cahier, 2006). Elles ont cependant été battues en brèche, que ce soit sur la dimension ethnocentrée ou évolutionniste, à l’exception de l’absence du religieux (Chartier, 2010). Les sports, dans cette théorie, constitueraient un des modes de régulation des émotions, permettant aux individus de mettre en place des processus d’autocontrôle dans des structures prévues à cet effet afin, en quelque sorte, de rester dociles en société (Elias, 1991).
2Afin de permettre une vision des évolutions des mœurs équestres au fil des siècles, cet article interroge, de la fin du Moyen Âge à nos jours, l’existence d’un processus de civilisation des relations anthropo-équines de vie et de travail. L’observation sur un temps long de ces relations permet la mise en évidence d’une diminution progressive des violences inter-espèces et l’évolution de l’équitation de la guerre vers le sport en passant par l’art. Enfin, il s’agit de comprendre comment se mettent en œuvre et en action, au sein de ce processus aujourd’hui, les positions éthiques des détracteurs de l’équitation. Nous proposons une rapide analyse historique de l’activité de son passage d’une activité de combat à une pratique mise en art et enfin sportivisée, dans la veine d’Elias et Dunning (1986). Nous évoquerons les traités et ouvrages équestres en suivant la démarche d’Elias. Nous explorerons d’abord la place du cheval formateur dans l’éthos du cavalier humaniste. Nous observerons que les usages guerriers évoluent vers une dimension plus artistique de même que le cheval devient un représentant de la symbolique du pouvoir. Puis, nous évoquerons l’évolution sociale de l’équitation avec sa démocratisation puis sa massification. Enfin, nous aborderons de nouvelles mutations équestres au travers de la pratique actuelle, au sein des luttes éthiques liées au développement de l’animalisme issues directement de l’euphémisation des mœurs, et comment elles participent du processus de civilisationvia le rapport à la violence (Traïni, 2011).
1. Le cheval formateur de la corporéité nobiliaire – L’éthos du cavalier humaniste
3Le cheval est, du Moyen Âge à la Renaissance, un partenaire précieux pour la formation d’une certaine élite sociale, à commencer par le premier d’entre eux : le roi. Alors que la pratique est d’abord activité de combat, elle va s’euphémiser durant la curialisation pour devenir un art et, parallèlement, une modalité adoucie de pouvoir. Le chevalier va se transformer au fil du temps dans sa manière de guerroyer et dans sa manière d’appréhender le cheval, par une euphémisation progressive de ses pratiques. Les évolutions techniques (selles, étriers) participent quant à elles à diminuer les violences corporelles sur les équidés (Digard, 2007).
1.1. Une structuration de la société par l’équitation
4La noblesse médiévale se constitue, en simplifiant énormément, autour de deux groupes sociaux distincts : les grandes familles d’ascendance romaine et les milites, qui deviendront la chevalerie, avec ses codes, son éthique, son modus operandi (Baschet, 2004). Monter à cheval reste l’apanage des chevaliers à l’époque féodale (Le Goff, 2009) puis des nobles et aristocrates à partir de la Renaissance (Franchet d’Espèrey, 2007). Duby soutient que la chevalerie et la noblesse étaient séparées dès le début du Moyen Âge, et ont fini par se réunir dans la catégorie des chevaliers (Duby, 1988). À cette période, le cheval monté (destrier) servait soit aux combats, soit aux messagers (Lehnart, 2009). Seules les plus hautes sphères des sociétés occidentales ont initialement les moyens et la capacité effective de posséder un cheval, ainsi que les autres attributs du chevalier : « L’inférieur prêtait ses armes […] – cheval, épée et lance – à son service » (Carbonell, 1999). Ce n’est qu’à partir du Xe siècle que la notion d’« ordre » militaire a émergé, donnant pour charge aux chevaliers de protéger le peuple de Dieu (Duby, 1998). Au cours du Moyen Âge se construisent le modèle et la vocation du roi chevalier entouré de ses fidèles (noblesse d’épée à l’époque moderne) dont le sacrifice, initialement acte personnel, devient acte héroïque à partir des croisades puis des guerres de l’époque moderne (Édouard, 2013). L’art de monter à cheval et l’art de manier l’épée (Vigarello, 2002) auraient une similitude : être les deux seules pratiques guerrières existantes dès le début de la féodalité à avoir traversé les époques tout en devenant des sports. La pratique de l’équitation semble en outre évoluer parallèlement à la « curialisation des guerriers » (Elias, 1973, 1975), l’affinement technique progressant avec celui du savoir-vivre, ainsi que son utilité s’avérant prééminente puisque c’est « un moyen de se faire une place à la cour, sans devoir abuser des flatteries ou de trop d’intrigues » (Lagoutte, 1974).
5L’équitation, avec entre autres l’escrime, fait partie de la formation du guerrier, puis avec la gymnastique à l’apprentissage des exercices corporels du gentilhomme parallèlement à l’enseignement des Humanités, la curialisation aidant.
1.2. L’éducation du gentilhomme et les arts du corps
6Dès le haut Moyen Âge, les aristocrates ont le souci d’assurer une bonne éducation à leurs enfants de façon à ce qu’ils aient un rôle dans la société. Nombre de ces traités d’éducation ont été écrits par des clercs insistant sur la formation morale et chrétienne des jeunes gens. Néanmoins, nous trouvons dès le XIIe siècle des traités de « formation socio-professionnelle, au métier et à la morale » (Riché, 1981). Érasme et Rabelais marquent dans leurs écrits le passage de la scholastique médiévale à l’humanisme et rendent compte d’une évolution du rapport au corps qui, jusqu’alors, est perçu comme une entrave à la pensée (Durand, 2004). Elias, en étudiant les textes d’Érasme, nourrira l’élaboration de son concept de civilisation des mœurs. L’œuvre de Rabelais, en tant que traité d’éducation, présente le modèle éducatif du gentilhomme humaniste où l’étude des Humanités côtoie les exercices corporels. Au chapitre XXIII du roman éponyme, Gargantua reçoit de Ponocrates l’éducation du gentilhomme humaniste. Formé à l’équitation et l’escrime par l’écuyer Gymnaste, Gargantua apprend la vertu du courage et une philosophie politique. La voltige et les « fanfares » sont des moyens d’apprendre à paraître et à parader à cheval. L’ouvrage de Rabelais, notamment la guerre entre Gargantua et Picrochole est également à lire comme une « transposition fictionnelle des conflits entre François Ier et Charles Quint » (La Charité, 2017). Ainsi, la présentation de l’écuyer gymnaste et la description des exercices que doit exécuter Gargantua rappellent ceux des Collectanea (1509) du condottiere italien Pietro Del Monte. Formé à la cour de Milan avec Galeazzo Sanseverino, il est le futur grand écuyer de Louis II et sera le chevalier exemplaire du Courtisan de Baldassare Castiglione (Fontaine, 2009). À partir de ses expériences de chevalier et courtisan, Del Monte rédige plusieurs ouvrages dont les Collectanea afin de former tant les soldats et les courtisans que le roi. La majorité des traités d’éducation ou des traités techniques (militaire, équestre, etc.) sont dédiés au roi ou aux princes, car « c’est à travers l’élève royal, dont la future fonction justifie les impératifs d’éducation [que] les auteurs cherchent à modeler le caractère et l’action des gens bien nés » (Carabin, 2003). La maîtrise du corps, notamment par les exercices de voltige, assure au gentilhomme une maîtrise de soi et, dans un même mouvement, la maîtrise du cheval assure la maîtrise de ses propres passions, des troupes par les nobles, du peuple dans son ensemble par le roi. Que ce soit chez Del Monte ou chez Rabelais, le voltigeur est un homme des plus raffinés qui porte attention à « une culture du corps qui n’existe que si l’homme a conscience de sa persona, c’est-à-dire du contrôle continu de son corps, de son schéma corporel » (Fontaine, 2009). La voltige débute sur un cheval de bois, au fur et à mesure de l’apprentissage de cette discipline étroitement liée à l’apprentissage de l’équitation, les difficultés se renforcent par l’association du cavalier à des chevaux de plus en plus fougueux. La voltige, en tant que spectacle de cour, nécessite de la légèreté, de la rapidité et de la créativité, tout doit sembler facile, gracieux. Rapidement, elle devient un pont entre le corps et l’esprit, et l’écuyer un philosophe comme on peut le voir chez Rabelais, Montaigne, mais aussi chez Sir Philipp Sidney dans son apologie de la poésie. La voltige, avant les arts équestres, participe à l’éducation corporelle et philosophique du gentilhomme et, en cela, contribue au fondement de l’idéal aristocratique du courtisan.
7À cette éducation du gentilhomme prévaut celle du roi et du roi en majesté monté sur un cheval. Rapidement, chez les auteurs de la Renaissance, l’équitation et le dressage du cheval deviennent les métaphores de la sauvagerie (le cheval) domestiquée par le savoir (l’équitation) mais surtout celle du gouvernement. À partir de la lecture des œuvres de Rabelais, du Bartas et de Ader, Sarpoulet (2009) voit un « projet littéraire clair : le cheval est dressé comme le roi installe son pouvoir. À partir d’un centre qui ne bouge pas, tout comme le cavalier, le roi organise les forces de l’univers. » Tissant cette métaphore, le roi à cheval est l’emblème de la royauté absolutiste de l’époque moderne comme en atteste l’iconographie royale.
8Les guerriers, ensuite appelés à la cour, adoptent lentement l’étiquette, qui prend de plus en plus d’ampleur (Elias, 1973, 1975). « L’orientation et l’éthos militaires » (Dunning, 2003) deviennent un moyen d’accéder aux faveurs du roi. Un changement se produit également à la guerre : les nobles, au lieu d’aller à l’assaut en tête, restent à l’arrière et l’infanterie prend la charge (Corvisier, 1995). Comme les nobles pouvaient être tués avec leurs chevaux, ce sont eux qui, alors, font le moins face à l’ennemi. À la fin du XVIe siècle, il y a de nouveau une évolution dans l’organisation de la guerre. La spécialisation des chevaux et des cavaliers est devenue plus importante, grâce entre autres à l’invention de la poudre à canon et l’utilisation d’armes à feu. Ces nouvelles armes limitent l’action de la cavalerie et surtout le choc frontal (Roche, 2011). Les guerres, en raison de la mort de nombreux chevaux, qui représentaient une fortune, conduisent alors l’État à décider de la création au XVIIe siècle des Haras nationaux (Digard, 2007).
9Entre la Renaissance et le siècle des Lumières, les disciplines corporelles de l’éducation du gentilhomme et du roi se spécialisent en une réduction en art (Roche, 2011). Les traités d’art équestre et le développement des académies équestres témoignent de l’évolution des attentes nobiliaires : aux faits d’armes à la guerre s’associe le paraître à la cour.
1.3. Les académies et traités équestres
10Dès la fin du Moyen Âge, on observe un partage : à l’université la noblesse de robe, aux académies les gentilshommes. La plus ancienne académie équestre recensée se trouve à Rouen et date de 1369 (Doucet, 2003). Les académies ont pour but d’éduquer la noblesse d’épée, de développer des cercles de sociabilités mondaines et courtoises et de diffuser une norme sociale. Peu à peu, les jeux chevaleresques se codifient en art équestre (tout comme l’escrime et la danse – Vigarello, 2002) et l’équitation guerrière cède la place à une équitation de cour où le gentilhomme acquiert image de soi et paraître. Appuyées sur les traités d’éducation, les académies se scindent en un enseignement intellectuel et moral et un enseignement purement physique, où à l’équitation sont associées a minima l’escrime et la danse. La part belle revient à l’équitation qui, dans une philosophie morale et politique, « forme à la vertu, à la courtoisie et aux bonnes mœurs » (Carabin, 2003). L’institutionnalisation des académies et des pratiques du trio équitation, escrime, danse est renforcée par la constitution de traités techniques (les arts) propres à chaque discipline.
11La réduction en art débute fin XVIe avec les premiers traités d’art équestre et les premiers « grands maîtres » qui émergent, avec Grisone « premier écuyer des temps modernes », en Italie (Franchet d’Espèrey, 2007), berceau de cette renaissance équestre, et rédacteur du premier texte imprimé sur le sujet équestre (Deblaise, 2009). La Broue puis Pluvinel, en France, sont les premiers importateurs et novateurs hexagonaux, après avoir étudié en Italie, où l’académie de Naples a acquis une telle réputation que tous les hommes de chevaux d’Europe de l’époque vont s’y former (Franchet d’Espèrey, 2007).
12Les techniques de Haute École visent à obtenir une maîtrise de plus en plus poussée des mouvements du cheval. Lagoutte (1974) citant La Guérinière rappelle que les premières figures de dressage avaient d’abord un intérêt guerrier, comme le travail du « ramener », qui par le placement des postérieurs sous l’arrière-main du cheval donne de la mobilité et de la puissance. Progressivement, il va permettre, par exemple, d’effectuer un « pas espagnol », voire d’effectuer un « galop sur place » ou même un « galop en arrière » dont l’intérêt au combat paraît moins évident. C’est par l’amélioration technique du dressage, une évolution qui voit passer les dresseurs d’un travail de « force » vers un travail de « souplesse », que l’art de combat équestre évolue puis bascule dans l’art tout court du XVe jusqu’au XVIIIe siècle.
13Suite à ces modifications successives, cette nouvelle équitation est remise en cause par une partie de l’élite militaire qui considère que ces pratiques purement artistiques servent aux amusements aristocratiques. Ils sont alors de plus en plus nombreux à réclamer une équitation plus proche de ce que le combat nécessite (Digard, 2007). Le retour à la guerre contribue également à une remise en cause d’une équitation plus visuelle qu’efficace (Lagoutte, 1974). Digard (2007) évoque, à partir du XVIIIe siècle, une modification de la pratique à mesure que les guerres se font moins fréquentes. La technique équestre change d’autant plus que le rôle de la cavalerie évolue avec l’apparition des armes à feu. C’est à la faveur de ces périodes de paix relative que les premiers principes de ce qui sera appelé plus tard la « Haute École » commencent à émerger.
14À partir de la curialisation, l’équitation participe à l’élaboration de normes et de valeurs sociales attachées à l’aristocratie. « Le cheval et le cavalier incarnent une esthétique politique et le roi maître des chevaux et éducateur des hommes en proclame […] la force sociale » (Roche, 2011). La Révolution française puis les révolutions industrielles du XIXe siècle bouleversent les relations de travail entre les humains et les chevaux, quel que soit le domaine d’activité, et les besoins de l’époque élargissent l’assiette des équitants, modifiant alors les représentations sociales.
2. De la démocratisation du cheval à la massification de l’équitation
15Autour des années 1830, la population équine française est estimée à environ 3 millions pour une population humaine d’environ 3,5 millions (Digard, 2007). Le cheval participe aux activités agricoles, industrielles, militaires, de loisirs et surtout de transports. Pourtant, cette « démocratisation » du cheval ne s’est pas faite sans polémique, surtout concernant l’accès à l’équitation, les élites n’étant pas prêtes à perdre la fonction latente majeure du cheval : la distinction.
2.1. La fin des prérogatives du cheval nobiliaire et militaire ?
16Un changement s’opère tandis que Napoléon conduit la destinée de la France au début du XIXe siècle : aux côtés d’une chevalerie, qui demeure la pratique des nobles et des chefs, la cavalerie de charge s’installe. La Révolution française avait poussé les nobles du pays hors de ses frontières. Les maîtres de l’équitation disparus, la pratique équestre s’est rapidement ouverte à la population via la conscription. Napoléon commence alors à utiliser des techniques d’Europe orientale (Roche, 2011). Tandis que la chevalerie valorisait une confrontation face à face entre deux combattants, la cavalerie organise de vastes groupes d’hommes à cheval se rencontrant dans un choc frontal violent. Sabres au clair, les hommes capables de rester en selle malgré leur maigre apprentissage sont envoyés sur le champ de bataille. C’est à ce moment que la selle anglaise est adoptée (Digard, 2007). Son utilisation permet son corollaire : le trot enlevé, ou trot à l’anglaise, perçu par l’élite comme ridicule (ibid.), mais ouvrant au plus grand nombre cette pratique équestre : plus facile d’accès que le trot assis, le trot enlevé s’apprend rapidement. C’est encore aujourd’hui le premier objectif validé dans les galops de la Fédération Française d’Équitation (FFE). La chevalerie nobiliaire cède la place à l’armée des conscrits (Crépin, 2009), ouverte aux hommes de nombreuses classes sociales. Ce fait historique a changé la façon dont les hommes apprenaient à manier les chevaux. Les roturiers devaient aller en tête pour peut-être se faire tuer pendant la bataille. Au vu du grand nombre de personnes à préparer, ils n’avaient pas le temps d’être suffisamment formés. Puis, la cavalerie perdant de son importance dans la stratégie en faveur de l’infanterie, l’économie de guerre entraîne des choix. Et la cavalerie passait du combat à un rôle important de soutien (Roche, 2011).
17La Grande Guerre marque l’essor de nouvelles armes de guerre : le char et l’avion. Afin de s’approprier ces nouvelles machines, la sémantique équestre issue des exercices corporels des traités d’éducation puis des traités d’art équestre est réinvestie. Par ailleurs, les effectifs de l’artillerie d’assaut et de l’aviation sont composés principalement de militaires issus de la cavalerie (Baldin, 2007). L’aviation s’est présentée comme une planche de salut et, à partir de 1915, les cavaliers sont devenus l’un des corps les plus importants à participer à cette nouvelle aventure (Krempp, 2007). Les missions de l’aviation étant d’observer et de combattre, elle a replacé les cavaliers dans leur objectif militaire initial. Krempp soutient qu’être un cavalier était un avantage dans l’aviation, puisqu’il faut avoir un bon sens de l’équilibre, et « faire corps » avec l’avion. Elle observe aussi qu’aux débuts de l’aviation les aviateurs étaient considérés comme les chevaliers modernes, adoptant leurs codes de conduite et leur vocabulaire (ibid.). Restent des faits et du vocabulaire intéressant dans l’aviation : le mot « assiette » est utilisé pour qualifier la position du cavalier sur sa selle, devenu également le terme utilisé dans l’aviation pour déterminer son équilibre dans l’air.
18La confrontation entre deux équitations nées quelques années plus tôt prend toute une dimension sociologique dans la lutte de pensées qui va opposer François Baucher, un roturier, et le comte d’Aure au XIXe siècle. Ces deux personnalités s’affronteront, et leurs élèves s’opposeront ensuite, et ce jusqu’au XXIe siècle. Au travers de leur affrontement, ce sont tous les changements d’une époque en train d’opérer qui se trouvent personnifiés. L’élevage évolue, se structure, notamment sous l’impulsion de l’État, les techniques se précisent et la généalogie, tant humaine que chevaline se répand. De même qu’à un cheval bien né, naturellement doué, on opposera le cheval dressé à la perfection. Cette « lutte des classes », lutte des pensées, lutte idéologique est personnifiée par Aure et Baucher, montrant l’ensemble de tensions existant dans ce milieu fermé, et qu’un début d’ouverture, corrélatif de celle, progressive, de l’armée à la population, ne taira pas. Celle-ci se produit effectivement et au vocable d’« écuyer » se substitue le terme d’« homme de cheval », plus ouvert dans son acception, et ne recouvrant plus uniquement les hommes d’origine nobiliaire (Digard, 2007).
19Pour autant, la fonction latente du cheval, la distinction, demeure dans les lieux de mondanités que sont principalement les manèges et les champs de courses. Ainsi, l’équitation dans son acception de loisirs et de sports demeure l’apanage des élites aristocratiques et bourgeoises.
2.2. Équitation et sports hippiques du XIXe aux années 1970 : maintenir le prestige
20Au XIXe siècle, les académies ont laissé place aux manèges, mais l’habitus distinctif des élites bourgeoises est maintenu. Elles ont adopté et investi les codes sociaux et les bonnes mœurs de l’aristocratie. Les manèges et les écuyers continuent de participer à l’éducation corporelle et politique des élites. Le concept de gouvernement de soi, du cheval, des troupes, du peuple est réinvesti alors que le système démocratique se met en place. Le médecin Gustave Le Bon, auteur de la Psychologie des foules, publie en 1892 L’Équitation actuelle et ses principes. Dans son traité d’équitation, Le Bon établit un parallèle entre la psychologie du cheval (rusé, vindicatif, craintif…) et celle des foules (excitabilité, fureur, obéissance aux meneurs…) et, de là, établit un parallèle entre le dressage des chevaux et le gouvernement des hommes (Digard, 2007 ; Roche, 2011).
21L’époque marque l’avènement des loisirs (Corbin, 1995), et l’équitation n’échappe pas au mouvement : elle devient progressivement un loisir à Paris sous l’impulsion bourgeoise (Bouchet, 1993) qui se pique des balades en forêt de Fontainebleau lui permettant de se distinguer des autres populations françaises. Comme d’autres activités de ce type, l’industrialisation de la société transforme certaines formes d’équitations de loisir en sports (Elias et Dunning, 1986). Le commandant L’Hotte, disciple du comte d’Aure et grand admirateur de Baucher proposera un compromis entre leurs deux visions de l’équitation en proposant le travail « à la Baucher » dans les manèges et la monte « à la d’Aure » en extérieur (Bouchet, 1993). La transformation de l’équitation est le fait d’un accès ouvert aux bourgeois. L’arrivée de la selle anglaise et du trot enlevé permettent à la population d’avoir accès à cette pratique, et créent une nouvelle mode : la randonnée équestre. Tandis qu’une relative démocratisation se produit dans le milieu de la monte, deux autres activités se développent en parallèle. D’une part le monde des courses (cf. supra), d’autre part le cirque qui se développe et devient le vrai royaume du cheval. Initialement créé à son intention, il devient alors le lieu de refuge des techniques de Haute École. Il est à l’époque fréquenté par la haute société, et les femmes écuyères prennent le savoir en main (ibid.).
22Les manèges s’inscrivent dans un ensemble de lieux de sociabilités mondaines avec les salons, les théâtres, les cirques, les hippodromes… C’est sous le Ier Empire qu’apparaissent les courses hippiques par décret impérial de 1805 (Roche, 2015). Celles-ci, au même titre que l’équitation militaire, contribuent à l’émergence d’une nouvelle élite qui intègre les codes sociaux et moraux de l’aristocratie. Pour les élites, les courses sont « un instrument de l’affirmation ostentatoire et du spectacle d’une hiérarchie et des pouvoirs de la réussite » (ibid.). Les classes populaires en tant que parieurs et spectateurs du spectacle offert par les classes supérieures contribuent à faire des courses et du turf un élément de la culture populaire. Si les hippodromes sont des lieux ouverts à tous, leur organisation spatiale maintient les séparations de la société et dès lors, ils deviennent un « instrument de contrôle social » (Elias, 1986).
23Ces transformations se produisent alors que naissent les autres sports modernes ; l’équitation entre progressivement dans le moule de ces pratiques nouvelles. Elle entre dans ce champ du loisir que sont les disciplines sportives, outils sociaux nationaux et internationaux de contrôle des affects (Elias et Dunning, 1986). La codification progressive des activités va amener une généralisation de la pratique avec des règles progressivement adoptées et comprises par chaque État.
2.3. Les années 1970 : institutionnalisation et massification de l’équitation
24Les deux guerres mondiales ont été un point d’orgue dans la violence faite aux hommes mais aussi aux animaux, principalement aux chevaux (Digard, 2007). Suite à cela et au développement du machinisme, le travail des chevaux s’oriente vers les sports et les loisirs. Après leur hégémonie au sein de la bourgeoisie du XIXe siècle et l'explosion des spectacles circassiens (Bouchet, 1993), les activités équestres gagnent les classes moyennes durant les Trente Glorieuses. Les pratiques que sont le concours de saut d’obstacle (CSO), le concours complet d’équitation (CCE) et le dressage – émanation directe de la Haute École – ne sont plus pratiquées uniquement par des militaires, ces épreuves étant directement issues de « disciplines d’entraînement opérationnel » (Digard, 2007). Construit en opposition à l’équitation sportive traditionnelle, héritière de l’équitation militaire, le phénomène poney (Marry, 2000) s’est tourné vers une pédagogie à but sportif.
25Celle-ci s’étend des disciplines de concours précédemment citées à la pratique de la randonnée, ou plus récemment à « l’équitation éthologique » ou Natural Horseman Ship, mais aussi l’équitation western et des pratiques plus ou moins commerciales et plus ou moins récupérées par la FFE. L’apparition des « nouveaux cavaliers » influe inexorablement sur la pratique, qui se diversifie dans son offre aux clients (Digard, 2007). L’ensemble de ces manuels et méthodes divers et variés représente une vision de la relation de travail humain-cheval (Franchet d’Espèrey, 2007). Ces relations anthropo-équines ont en commun de montrer une intolérance de plus en plus grande aux violences exercées contre les chevaux. Ces interactions apparaissent alors comme profondément liées aux moniteurs prodiguant l’activité (Régnier, 2016).
26À côté de ces modifications internes se joue une autre dimension relative aux relations anthropo-équines : celle de l’éthique animale. En tant que nouveau stade d’euphémisation au travers des démarches visant à la réduction voire la disparition des violences exercées sur les espèces autres qu’humaine, elle fait office de dernière évolution du processus de civilisation.
3. Les nouvelles mutations de l’équitation
27L’équitation du XXIe siècle se voit soumise à de nouvelles injonctions vis-à-vis des relations anthropo-équines, alors que les pratiques équestres se sont euphémisées au fil des siècles pour aboutir à des relations relativement non violentes envers les chevaux. Si l’accent est mis sur les dimensions sportives, les critiques animalistes mettent en porte-à-faux les pratiques équestres. Ce courant lié à l’antispécisme prend racine au XIXe siècle et critique l’ensemble de nos relations de travail avec les animaux domestiques (Traïni, 2011 ; Porcher, 2011).
3.1. L’animalisme comme nouvel élément d’euphémisation de nos relations aux chevaux
28Le cheval, comme les autres espèces domestiques, est depuis le XIXe inscrit dans une nouvelle période de domestication, celle de l’industrialisation, de l’hyper-sélection, du consumérisme et donc de la réification (Traïni, 2011). Cette nouvelle forme de domestication produit de nouvelles représentations dans les sociétés occidentales urbanisées. Ces excès qui ont réifié l’animal forment le terreau, d’abord, des mouvements de protection des animaux et plus récemment du phénomène de la libération animale. Les associations de protection animale apparaissent au début du XIXe siècle. En 1846 est créée en France la Société Protectrice des Animaux (SPA), et en 1850 est votée la loi Grammont condamnant les violences faites en public aux animaux, principalement aux chevaux. Ces premières sociétés de protection ont été créées à l’initiative de groupes, issus des élites, choqués par la brutalité des expérimentateurs ou des classes populaires à l’encontre des chevaux dans les transports et les mines. Cela s’inscrit dans le processus de civilisation où l’homme civilisé se doit de contenir son animalité, sa bestialité par des codes moraux et sociétaux. C’est également l’idée kantienne selon laquelle la sollicitude des hommes à l’égard des animaux relève des valeurs humanistes (Traïni, 2011). D’ailleurs, ces associations ont moins été conçues pour la protection des animaux que pour l’éducation des classes laborieuses aux bonnes mœurs établies par la société occidentale du XIXe siècle (ibid.).
29Le développement des sociétés de protection animale au XIXe siècle constitue la première itération des modifications de comportements qui peuvent être imputables à la plus récente des évolutions civilisationnelles et qui a conduit directement à la situation actuelle (ibid.). Les manifestations sur les réseaux médiatiques et sociaux se multiplient afin de voir évoluer les rapports au monde vivant. Ces stratégies d’entrepreneuriat de la morale (Régnier & Héas, 2020) consistent en des logiques d’étiquetage des boucheries, industrie de produits transformés, éleveurs et même chercheurs constituant, pour leurs auteurs adeptes des philosophies d’éthique animale (Jeangène Vilmer, 2015), les responsables de la situation actuelle (Celka, 2018). Depuis quelques années, les partisans d’une « libération animale » (ibid.) s’intéressent aux pratiques équestres, portant ainsi l’anathème sur les interactions anthropo-équines.
30Si, concernant le cheval, les critiques s’orientent principalement sur les aspects capitalistiques de la relation anthropo-équine justifiant certaines pratiques compétitives et la fin de vie – supposée exclusivement à l’abattoir –, c’est avant tout une remise en cause de nos relations de vie et de travail avec les animaux domestiques qui est en jeu, au nom de nouveaux préceptes éthiques (Porcher, 2011, 2016 ; Michalon, 2017).
3.2. Les éléments de la critique
31Les usages sociaux du cheval relèvent désormais du secteur marchand. Les contraintes financières et la rentabilité économique ont conduit les structures équestres à une poursuite effrénée de la satisfaction du client-cavalier créant de fait une marchandisation de l’équitation (Tourre-Malen, 2009). L’équitation est devenue une activité de services où les disciplines proposées se diversifient de plus en plus pour coller au plus près des attentes des consommateurs et à l’évolution de leurs goûts, faisant du cheval un simple support et non plus un acteur éducatif. Dans le monde de la compétition, sous couvert de former un couple, acheter ou louer un équidé, c’est acquérir un animal qui doit répondre aux attentes et exigences du cavalier et de l’entraîneur. Pour le choix d’un cheval interviennent des critères de sélection variés (génétique, âge, taille…). Lorsque l’équidé ne répond plus aux attentes ou dans le cas des poneys, que l’âge de l’enfant nécessite un changement de catégorie, on change d’animal – et de matériel (Tourre-Malen, 2009). Tout ceci participe d’une dimension « objet jetable » vivement critiquée par les partisans animalistes qui y voient une violence intrinsèque envers l’animal.
32Les pratiques équestres de loisir s’étendent peu ou prou des pratiques non compétitives aux pratiques de club à visée performative. Dans ces dernières, la critique majeure portera sur les excès manifestes que peuvent vivre les chevaux entraînés à la compétition. À ce stade du processus de civilisation, en France, la sensibilité à la violence a largement dépassé celle appliquée aux humains ; celles s’exerçant sur les autres espèces ne peuvent plus être tolérées. En dressage par exemple, le principe du Rollkür, ou hyper-flexion de l’encolure, a subi certaines critiques récentes au sein même des milieux équestres (Karl, 2006). Autre exemple, en 2016, la cavalière internationale Pénélope Leprévost a été conspuée sur les réseaux sociaux après la diffusion d’une vidéo où elle remettait sèchement son cheval « aux ordres ». Elle dut faire des excuses publiques afin de faire taire les critiques (Deneux, 2018). Enfin, en août 2019, deux animalistes membres Vegan Strike Group se sont introduits sur la piste lors des championnats d’Europe de CSO, alors que Marc Houtzager et son partenaire Sterrehof’s Calimero étaient en train de concourir. Ils arboraient des slogans contre l’équitation dont un « stop horse slavery » sur leurs torses nus (Tracol, 2019).
33L’utilisation des recherches récentes pour valider certaines positions antispécistes, notamment en éthologie, portant notamment sur les lieux de vie et la captivité, participe de ces critiques contre les professionnels équestres. Enfin, une vision univoque de la relation anthropo-équine dans laquelle le cheval ne serait que forcé de participer contre son gré vient s’ajouter au tableau déjà noirci, quand bien même le terrain démontre la variété de ces relations pouvant aller jusqu’au partenariat total (Régnier & Héas, 2020).
34Un point majeur de la critique est l’envoi des chevaux à l’abattoir après leur carrière en course, centre équestre… La courte histoire de l’hippophagie a toujours été l’objet de scandales (Lizet, 2010). Au regard des autres espèces domestiques, le cheval (avec le chien) a une relation spécifique avec l’homme, un haut statut symbolique (Roche, 2015). En effet, jusqu’à la légalisation de l’hippophagie, consommer de la viande de cheval relevait au mieux de la bestialité, au pire du cannibalisme (Leteux, 2005). C’est pour sa protection que la SPA, aidée par les scientifiques et les médecins, parvient à faire légaliser l’hippophagie (Leteux, 2005 ; Roche, 2015). Aujourd’hui, cette œuvre de bienfaisance à l’égard des équidés est devenue une représentation de la violence ultime, de la bestialité humaine vis-à-vis du cheval pour les associations animalistes telles que la Fondation Brigitte Bardot (FBB) ou celles abolitionnistes comme L214 qui, par l’exemple du cheval, entendent mettre fin à la consommation de viande. Par le véganisme, le procès de civilisation démontré à partir des arts de la table est renouvelé par la proscription alimentaire de la viande. En 1994, la FBB a lancé une campagne nationale et européenne intitulée « Un cheval, ça ne se mange pas » et mène avec d’autres associations, dont celles précédemment évoquées, diverses actions lobbyistes aux Parlements national et européen pour obtenir la fin de l’hippophagie et que le cheval ait le statut d’animal de compagnie [1]. Soit, selon le Code rural, livre II, article L.214-6, un « animal détenu ou destiné à être détenu par l’homme pour son agrément ». L’attribution de ce statut au cheval aurait pour conséquence la fin de toute forme de travail avec les chevaux et donc l’équitation.
35Ces critiques s’inscrivent dans une contestation générale des rapports industrialisés à l’ensemble des animaux domestiques qui ont de fait institué des formes de violence envers ces derniers en les réifiant (Choné etal., 2020). Ces contestations devenues sociétales imposent aux professionnels de prendre en compte ces nouvelles sensibilités et de rendre compte de leurs relations aux animaux.
3.3. Vers de nouvelles codifications et pratiques
36Face à des critiques de plus en plus virulentes et relayées par les médias, les professionnels des milieux équestres sont aujourd’hui sommés de réagir. Ainsi, les professionnels se réunissaient en novembre 2019 lors des Assises de la filière équine portant sur le bien-être animal [2]. C’est un branle-bas de combat pour un groupe social qui se sent attaqué dans son ensemble et ne sait comment réagir. Depuis plusieurs années maintenant, de nombreuses occurrences montrent pourtant les évolutions en cours et les tentatives successives du milieu équestre de prendre en compte le bien-être des chevaux dans les structures qui les accueillent. Car l’équitation est variée, et les manières de procéder peuvent aller dans de multiples directions. Il est tout autant réducteur de confondre élevage et production animale que de limiter le réel à une seule dimension qui ne serait qu’industrielle. L’adoucissement des mœurs a déjà permis une réduction progressive des violences avérées envers les animaux au fil du temps (Régnier & Héas, 2017).
37Des années 1990 à 2000, il existait en préambule des règlements généraux de compétition un code de bonne conduite un 1er article déclarant que « dans tous les sports équestres, le cheval est souverain ». La portée symbolique et morale de ce premier article est sans égal dans les règlements qui succèdent à ce code. La Fédération Équestre Internationale (FEI), dans une logique de codification mise en évidence par Elias (1986, p. 28), édicte un règlement faisant aujourd’hui la part belle au bien-être des chevaux [3]. La FFE, dans une démarche similaire, véhicule sur son site les « bonnes pratiques » à acquérir, propose la labellisation aux établissements qui les mettent en avant et des articles promulguant le « bien-être animal », ce qui le constitue et les signes qui permettent de le valoriser. Pour autant, à la lecture de ces nouveaux codes, force est de constater une dé-subjectivation du cheval puisque celui-ci devient l’objet des « bonnes pratiques ».
38L’équitation de compétition et plus largement l’équitation classique sont dénigrées, car perçues comme assujettissant les équidés. De ce refus se développe une pratique équestre qui se veut sans contrainte parce que sans artifice (mors, selle, fers…) et se revendique d’une équitation dite « éthologique », heuristique, venue des États-Unis. Cette perception est un leurre, car contenir un animal de 500 kg nécessite de maîtriser sa locomotion ; même le travail en « liberté » peut contenir des formes de coercition. Quant aux méthodes « éthologiques » américaines, nombreuses sont celles décriées du fait de leur lot de brimades (Deneux, 2018). Cette connaissance globalisante et sensible du cheval n’est pas un phénomène récent, puisqu’en 1623, dans son traité d’art équestre, Pluvinel indique qu’il est plus important de « travailler la cervelle, plus que les reins et les jambes, en prenant garde de ne jamais l’ennuyer […] et d’étouffer sa gentillesse : car elle est aux chevaux comme la fleur sur les fruits, laquelle ôtée ne retourne jamais ».
39L’antispécisme a une vision unilatérale et misanthrope des relations anthropozoologiques : la domestication n’est qu’une exploitation à abolir. Dans un contexte de relations de travail, elles peuvent être aliénantes ainsi qu’émancipatrices ; elles dépendent alors des contextes individuel, économique, sociétal. Travailler avec des animaux, c’est reconnaître leur investissement subjectif dans le travail et, à l’instar du propos de Pluvinel, au cœur de cette relation se trouve l’affectivité (Porcher, 2017 ; Porcher & Estebanez, 2019). Ce sont les conditions d’exercice de la relation qui doivent s’inclure dans le procès de civilisation et non la relation elle-même.
Conclusion
40À l’instar des arts de la table, l’évolution des relations aux chevaux démontre à la fois un adoucissement des mœurs ainsi qu’un rôle important de ces pratiques, en même temps que l’escrime ou la danse, dans la formation du gentilhomme. Longtemps, le cheval aura représenté le peuple que l’élite, et au premier chef le roi, devait diriger. Les académies d’art équestre auront ainsi permis à la reproduction sociale d’être assurée sur plusieurs générations. Avec la montée en force de la bourgeoisie, l’équitation n’en perd pas moins sa dynamique de distinction. La création des cirques et la personnification des luttes intestines entre une équitation artistique et une équitation d’extérieur auront contribué à maintenir un fossé entre les catégories sociales. Le fait que l’équitation s’ouvre par la conscription et les adaptations matérielles qui produisent une massification des cavaliers de combat n’a pas réduit cette différenciation. Enfin, la révolution industrielle et son corollaire, la généralisation de la machine, ont signé la fin de certaines formes de travail avec les chevaux. La sportivisation de l’équitation, en tant qu’ultime refuge des pratiques équestres pour un temps, n’a en rien émoussé l’effet « distinctif » de la pratique et a même réintroduit la dimension éducative pour les enfants. Cependant, ces dernières années ont vu l’émergence d’une nouvelle sensibilité animalitaire qui questionne les pratiques équestres en usage. Cette nouvelle étape civilisatrice montre un entrepreneuriat de la morale dont l’objectif est l’éradication pure et simple de tout travail avec les animaux et le cheval en particulier. Elle cherche ni plus ni moins qu’une disparition des relations anthropo-équines. À tel point que la question se pose d’une possible sortie des équidés comme des autres espèces du processus de civilisation. En effet, exclure du champ culturel tout un pan du vivant, qui a participé, par son travail, au processus de civilisation, questionne au sujet des conséquences de telles orientations. Pour autant, et dans le même temps, des usages oubliés du travail avec le cheval sont redécouverts ici ou là. Ainsi, nous pouvons supposer que les questions relatives au « bien-être animal » sont devenues tellement prégnantes que non seulement les professionnels, mais aussi les cavaliers dans leur ensemble, sont amenés à se questionner sur leurs pratiques. Ces questionnements pourraient pourtant ne pas signifier la fin des relations anthropo-équines, mais peut-être l’occasion de les réinventer en reconnaissant la subjectivité des chevaux dans le travail.
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Mots-clés éditeurs : sociologie, équitation, processus de civilisation, sport
Date de mise en ligne : 07/10/2020
https://doi.org/10.3917/sta.128.0081Notes
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