1 Quel impact la Première Guerre mondiale a-t-elle eu sur la pratique sportive en France ? Voilà la principale question que pose Paul Dietschy dans un ouvrage dense et richement référencé, tant au niveau des sources mobilisées que des textes d’analyse convoqués.
2 L’enquête commence par un difficile inventaire des sportifs d’avant-guerre : pas plus de 600 000 selon les décomptes de l’auteur ; 900 000 si l’on y ajoute les membres des sociétés de gymnastique. Pas encore pratique de masse, le sport apparaît cependant comme un produit de la Belle Époque qui voit « l’invention des grandes traditions sportives que sont le Tour de France et les grands prix automobiles » (p. 440). Autour des rings, des vélodromes ou des stades, il est un spectacle qui, malgré la relative indifférence des pouvoirs publics, contribue, avant 1914, à « enrichir l’imaginaire national de nouveaux et modernes héros » (p. 44). Parmi eux, Lucien Petit-Breton, Louis Blériot, Roland Garros, ou encore Jean Bouin et Georges Carpentier sur le parcours desquels l’auteur s’attarde davantage. Panthéon des grandeurs athlétiques et sportives auquel aurait pu être intégré le pistard Edmond Jacquelin, dit « Piou-Piou ». Champion chéri des foules et héros populaire, il a notamment bâti sa légende au travers de ses confrontations avec le cycliste américain Major Taylor.
3 Le sport de la Belle Époque n’est cependant pas que spectacle. Il est aussi une morale que les intellectuels se doivent de mettre en pratique. L’auteur s’appuie alors sur les textes de Charles Péguy, de Georges Rozet ou d’Agathon qui portent et diffusent cette éthique sportive. En outre, à la veille de la Grande Guerre, le sport est déjà un objet politique. Paul Dietschy évoque les premières rencontres internationales qu’il inscrit dans une « géopolitique du muscle » (p. 71). Il souligne ainsi l’intérêt que lui porte le président de la République, Raymond Poincaré, au travers de sa présence au grand prix cycliste de la ville de Paris en 1913 ou de sa visite du collège d’athlète de Reims, la même année. L’année précédente, les Jeux olympiques de Stockholm avaient instauré, au travers du défilé des athlètes, « un rituel symbolisant le concours du muscle entre les nations » (p. 114). Seulement classés sixièmes avec dix-sept médailles, soit une place derrière leurs homologues allemands, lors de ces olympiades marquées « par la supériorité du muscle américain » (p. 103), il importe que les athlètes français fassent bonne figure lors des Jeux de 1916 attribués à la ville de Berlin. Affirmer « le muscle français chez l’ennemi de Sedan » (p. 116) est alors un enjeu important qui justifie l’initiative du marquis de Polignac et doit favoriser le soutien de l’État à la cause sportive. L’enjeu, cependant, est essentiellement symbolique si l’on s’en tient au projet coubertinien de célébrer, à travers l’olympisme, les valeurs aristocratiques et pacifistes tout en rapprochant les nations les unes des autres pour substituer l’arbitrage à la violence. Le milieu du sport, dans sa majorité, n’aspire pas au militarisme et se démarque en cela des visées patriotiques qui sont celles des sociétés de gymnastique ou de tir.
4 À l’aube du XXe siècle, et en dépit d’une tradition gymnique fortement ancrée, l’armée n’est pourtant pas totalement fermée à la pratique sportive. S’il apparaît que la gymnastique d’inspiration amorosienne ou suédoise y soit privilégiée dans le but de « débourrer la recrue ou de lui enseigner discipline et sens du sacrifice » (p. 181), l’intérêt des sports individuels ou collectifs est envisagé afin « d’accroître la valeur morale et collective de la troupe » (p. 184). Dès 1904, l’école de Joinville les inscrit au programme d’instruction de l’établissement. Dans la foulée, des championnats de France militaires, organisés par l’Union des Sociétés Françaises des Sports Athlétiques (USFSA), sont disputés. Quant au règlement sur l’instruction de la gymnastique de 1910, il intègre les sports anglais aux contenus de l’éducation physique des soldats. Probablement leur effet attrayant devait-il permettre de rompre avec la routine militaire tout en développant les qualités physiques et morales des hommes.
5 Reste cependant que la mise en œuvre d’une pratique sportive dans l’armée n’élude pas les questions sur l’adaptation des qualités physiques et morales des sportmen aux contraintes militaires. Certes, dès la fin du XIXe siècle, le physiologiste Fernand Lagrange avait posé la supériorité des sports athlétiques par rapport à la gymnastique aux agrès dans le cadre de l’optimisation de l’entraînement physique des soldats. Certes, à sa suite, Philippe Tissié avait lui aussi relevé la supériorité des sportifs, aux jambes et aux poumons mieux développés, sur les gymnastes. Il n’en demeure pas moins que beaucoup de ceux qui, dans les années précédant la guerre, s’intéressent à la préparation physique des militaires constatent que « l’athlète soldat », lourdement vêtu et chargé, est très différent de l’athlète sportif. La spécialisation de ces derniers, que dénonce Georges Hébert, au travers d’une valorisation de l’athlète complet, pose question sur l’utilité de leurs qualités spécifiques en cas de conflit : « À quoi, s’interrogeait Desgrange, ce cycliste sera-t-il bon quand il ne sera plus juché sur sa bicyclette ? À rien. Que vaudra ce sprinter pédestre incapable de marcher ? Rien ! Quelle valeur aura ce sauteur hors d’état de faire dix mètres à la nage ? Aucune valeur » (p. 174).
6 Malgré ces réticences, Henri Desgrange, en publiant dans l’édition de L’Auto du 3 août 1914, soit le jour même de la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France, un article sur le « grand match » que serait la guerre, pose les bases d’une représentation sportive de cette dernière. La guerre serait un match qu’il faudra gagner en mobilisant les « forces du muscle ». Cette vision sportive du conflit propre à « euphémiser la violence à venir, en plaçant sport et guerre au même niveau, comme deux manifestations de la virilité » (p. 144) est cependant battue en brèche par d’autres. Elle est notamment dénoncée par Victor Breyer dans les colonnes de Sporting en 1917. Cette vision contribue néanmoins à alimenter tout un imaginaire du champion sportif valeureux et héroïque. Parmi ceux qui, nombreux, tombent au champ d’honneur, l’athlète Jean Bouin serait mort en criant « Vive la France !... Vengez-moi ». Qu’importe alors si cette version, relayée par la presse sportive, est peu réaliste. Elle participe à forger une représentation de champions toujours courageux et patriotes ; ou celle encore d’un entraînement sportif vu comme une préparation efficace au combat.
7 Dans ces conditions, L’Auto, notamment, mobilise ses forces pour favoriser l’activité sportive des soldats. Dès 1915, le journal ouvre une rubrique pour relayer les demandes matérielles des poilus (gants de boxe, maillots et shorts...). Cent douze ballons sont ainsi envoyés aux joueurs soldats. Pour Desgrange, c’est là un devoir patriotique car ces matchs disputés à proximité du front sont des exercices préparatoires avant la « frottée » principale. Pour les soldats, le sport permet surtout d’échapper à l’horreur de la guerre et à la rigueur de la vie militaire. Ce n’est cependant pas au front que s’organisent ces récréations même si quelques rencontres sporadiques s’y déroulent. Dans l’ensemble, c’est à l’arrière, dans les cantonnements, que la pratique physique est plus régulièrement présente. Elle permet de lutter contre le cafard, de retrouver les plaisirs de la vie civile. Pour l’état-major, il s’agit encore d’un « moyen utilisable pour détourner les troupes de l’ivresse mais aussi des discours subversifs ou pacifistes » (p. 272). Les sports collectifs pouvaient encore, aux yeux de certains gradés, renforcer la cohésion d’une troupe. En ce sens, la direction de l’infanterie du ministère de la Guerre achète près de 5000 ballons en 1917. Mais, lorsque ces jeux sportifs deviennent obligatoires, ils peuvent aussi être vécus comme des corvées par les soldats. Certains, notamment les plus âgés, n’approuvent pas cette pratique physique qu’ils considèrent comme une contrainte supplémentaire. Tout le contraire des sportifs d’avant-guerre, toujours enclins à renouer avec leurs habitudes et à participer à quelques matchs disputés à l’arrière, notamment à partir de 1916. De la sorte, « un ersatz de sport international » subsiste dans les pays en guerre.
8 Parfois, la pratique physique se démarque des sports athlétiques pour prendre des allures plus utilitaires. Le lancement de grenade a ainsi ses champions. Georges Hébert, dont la méthode naturelle avait fait sensation au Congrès d’éducation physique de Paris de 1913, organise même un concours de « sports de guerre » en avril 1918. Les qualités développées par ces exercices, la hardiesse, la résistance physique ou la débrouillardise apparaissent utiles aux combattants mais aussi aux prisonniers. Les sportifs seraient particulièrement aptes à réussir leur évasion. Dans l’ensemble, toutefois, la pratique sportive de guerre reste peu répandue. À une exception près mentionnée par Paul Dietschy : celle du « Poilu’s Park », un cantonnement récréatif, installé sur un vélodrome, proposant spectacles et activités sportives, par lequel auraient transité plus de quatre millions de soldats entre 1914 et 1919.
9 Cependant, plus que les activités athlétiques ou récréatives, le sport de guerre par excellence demeure la chasse : « L’assimilation entre le champion sportif et le pilote fut intégrée dans l’évocation des “as” et notamment des trois plus grands : Georges Guynemer, René Fonck et Charles Nungesser » (p. 350). Glorifiés par la presse sportive, les pilotes ne sont cependant pas seuls à risquer leur vie ou à la perdre. Un Français sur cinq âgé de 18 à 35 ans trouve la mort pendant le conflit. Parmi eux de nombreux champions.
10 Au final, le premier grand conflit mondial a-t-il favorisé la diffusion du sport en France ? Ce n’est pas ce qui ressort de l’analyse de l’auteur pour qui « les fondations du modèle sportif français avaient été posées avant 1914 ». De ce travail rigoureux, précis et dense s’impose alors, pour le sport et pour tout le reste, l’évidence d’une conclusion en forme de devise : « Maudite soit la guerre. »