Notes
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[1]
Cette « région sportive », à géométrie variable, est appelée Champagne, Champagne-Ardenne ou encore Nord-Est en fonction de la fédération dont dépend la ligue.
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[2]
Il fait ainsi une conférence au Foyer civil de Nancy le 8 mars 1939 sur les pays baltes, où « il est allé à maintes reprises, en qualité de vice-président de la F.F.B.B. ». Voir L’Est républicain, 18 février 1939, p. 4.
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[3]
Songeons à la création du Championnat d’Europe automobile en 1925, à celle de la ligue européenne de natation en 1926 ou de la Coupe du monde de football en 1930, ou encore du premier Euro de basket-ball en 1935.
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[4]
Le nombre de spectateurs payants aux Jeux olympiques de 1928 à Amsterdam est de 660 000 ; il sera de 1,25 million aux Jeux olympiques de 1932 à Los Angeles est de plus de 3 millions à Berlin quatre ans plus tard.
1Les sports, perçus sous l’angle des institutions qui les régissent et des espaces dans lesquels se déploient leurs compétitions, sont originellement de nature internationale. Les sociologues et historiens du sport ont depuis longtemps démontré cette internationalité première qui incite à questionner les enjeux patriotiques, diplomatiques et médiatiques qui les sous-tendent (Defrance, 2000 ; Keys, 2006 ; Naha, 2016). L’échelle internationale n’est pas à considérer comme une phase ultérieure, mais bien comme une étape première de l’institutionnalisation du sport : elle est dans bien des cas le cadre réglementaire et organisationnel qui sous-tend la création, pays par pays, des institutions nationales régissant le sport. Cette caractéristique autorise les chercheurs à étudier le sport « par le haut », c’est-à-dire par les fédérations et dirigeants internationaux qui l’administrent et le réglementent et les grandes compétitions qu’ils organisent (Carpentier, 2005 ; Quin, 2014 ; Vonnard, 2018). Mais les sports sont aussi des activités récréatives du quotidien, pratiquées une ou plusieurs fois par semaine, à proximité de chez soi. Les étudier sous cet angle permet ainsi d’affiner nos connaissances sur l’imbrication des pratiques sportives dans les autres pratiques associatives et sociales locales ainsi que leur place dans l’emploi du temps des sportifs et dirigeants et, plus généralement, leur déploiement et évolution dans un territoire local (Callède, 1995). L’objet de cet article est d’articuler ces deux échelles, locale et internationale, en croisant des méthodes d’histoire sociale et institutionnelle pour répondre à deux questions simples. Comment des mandats sportifs locaux permettent-ils à certains dirigeants d’obtenir des mandats sportifs internationaux ? Pourquoi eux ? Ainsi, quels sont leurs traits distinctifs par rapport aux autres dirigeants locaux du sport ?
2Nous présenterons pour commencer les méthodes et résultats d’une analyse sociographique de présidents de clubs sportifs entre 1918 et 1939. On distinguera ainsi trois dirigeants locaux qui deviennent dirigeants internationaux en les situant dans leur espace vécu. Le groupe des dirigeants locaux est en effet la population-mère au sein de laquelle pourra être caractérisé le sous-groupe des présidents d’association qui assument des mandats fédéraux. L’étude prend pour lieu d’observation la ville de Reims dévastée durant la Première Guerre mondiale et vidée de ses habitants en mars 1918 (Potier, 2015). Le dynamisme démographique de cette ville est unique en France dans l’après-guerre (Pinol, 1999) et son tissu associatif particulièrement abondant. Il s’agit aussi de la capitale sportive régionale durant l’entre-deux-guerres : elle est dans la région Champagne-Ardenne le siège de la plupart des ligues sportives et du grand quotidien régional, mais également la ville dénombrant le plus grand nombre de clubs et la municipalité qui abrite les plus grandes infrastructures sportives et où sont organisés les spectacles les plus grandioses. S’intéresser aux dirigeants du sport à Reims, ville d’environ 100 000 habitants d’une région du Nord-Est de la France dont elle un pôle central et un carrefour (Moreau, 2018), permet d’étudier comment l’institutionnalisation du mouvement sportif leur donne accès à des mandats fédéraux régionaux, nationaux et internationaux. Notre intérêt se portera particulièrement sur les dirigeants des ligues sportives régionales, échelon fédéral le plus proche du monde sportif local, car ils sont choisis parmi les présidents de clubs. C’est à cette échelle régionale que s’opère, au courant des années 1920 et 1930, la hiérarchisation première entre dirigeants fédéraux et présidents locaux. On répondra ainsi à la question de savoir comment et pourquoi des Rémois deviennent dirigeants fédéraux.
3Ceci nous permettra dans un deuxième temps de nous arrêter sur la trajectoire croisée du marquis Melchior de Polignac, de Teddy Kriegk et de Louis Daugé, les trois présidents de clubs rémois de l’entre-deux-guerres qui accèdent à l’élite internationale du sport. Par un recours à l’enquête biographique comme prolongement de la prosopographie des présidents de clubs, on mesurera la singularité de ces trois figures sportives et les moteurs de leur trajectoire ascendante. Enracinés à Reims, ils incarnent trois moments entrelacés de l’histoire du sport et empruntent trois voies d’accès différentes au sommet des institutions sportives. Dans leur parcours, le monde sportif local apparaît alors moins comme un point de départ qu’un lieu-ressource où ils viennent puiser tout au long de leur carrière.
1. Sociographie des présidents de clubs et hiérarchies sportives locales
4Pour savoir qui sont Polignac, Kriegk et Daugé, nous cherchons dans un premier temps à déterminer d’où ils viennent. Il s’agit de les situer par rapport aux autres présidents de clubs locaux et donc de savoir comment ce groupe est composé et évolue.
5Nous recensons dans un premier temps les associations sportives en activité dans une ville à une époque donnée pour en étudier le rythme et les moteurs, la nature et la singularité ; ici, Reims de 1918 à 1939. Ce recensement est opéré par un relevé systématique de plusieurs titres de presse locaux et régionaux dont les informations sont croisées avec des archives préfectorales et municipales (déclarations d’association, dossiers de subvention, enquêtes policières notamment). Certaines de ces associations s’affilient à une fédération et participent à ses compétitions, d’autres ont une existence totalement autonome et ne participent qu’à des courses, des combats, des concours ou des matchs locaux avec d’autres associations non affiliées à une fédération (Arnaud & Camy, 1986). Nous ne nous intéressons ici qu’aux premières, qui peuvent d’ailleurs être affiliées à plusieurs fédérations lorsqu’elles se composent de plusieurs sections sportives. Les annuaires fédéraux annuels permettent d’établir la liste des associations affiliées.
6Les noms des dirigeants d’association sont ensuite consignés puis leur identité est recherchée par le recours à de nombreuses sources complémentaires : annuaires, bulletins associatifs, recensements, matricules militaires, dossiers de Légion d’honneur, listes des bénéficiaires de récompenses honorifiques ou autres sources secondaires comme les sites de généalogie et les ouvrages d’histoire locale. Notre intérêt se porte principalement sur les présidents associatifs, mais on étudie également les autres membres des bureaux dirigeants d’associations sportives (secrétaires, trésoriers, vice-présidents et potentiels présidents d’honneur). Ceci nous permet d’appréhender ce qui distingue les présidents des autres membres du bureau dirigeant (âge, trajectoire professionnelle, composition du ménage, etc.) et les éventuels autres mandats qu’a assumés le président, avant ou pendant qu’il assume cette fonction, dans la même association sportive ou dans une autre. La pertinence d’une telle méthode et du croisement de telles sources a déjà été éprouvée par de nombreux travaux d’histoire sociale et associative locale (Froissart, 2006 ; Bretin-Maffiuletti, 2009 ; Ville, 2016).
7Parmi les 833 individus (803 hommes, 30 femmes) qui font partie du bureau dirigeant d’une des 195 associations sportives que compte la ville de Reims entre 1918 et 1939, 231 personnes sont au moins une fois présidents d’un club sportif ou d’une association d’éducation physique. Parmi eux figurent les trois présidents rémois qui deviendront dirigeants fédéraux internationaux.
Les présidents de clubs sportifs rémois (1919-1939)
8De l’immédiat après-guerre à 1925, la population des présidents d’associations sportives de Reims est diverse, mais dominée par des membres des classes supérieures : les présidents d’associations sont de grands industriels et négociants des secteurs dominants de l’économie rémoise (champagne, textile, verre, alimentation), des cadres supérieurs du public ou du privé ou exercent des professions libérales supérieures (Prost, 1989). Sur 42 individus dont la profession est renseignée durant l’exercice de leur mandat associatif entre 1919 et 1925, on compte ainsi trois négociants en champagne (dont Melchior de Polignac, dirigeant de la Maison de champagne Pommery & Greno), des entrepreneurs dans les secteurs des transports, de la teinturerie, de la peinture et de la menuiserie, deux médecins et un pharmacien, un conducteur de travaux qui devient par la suite un architecte de renom, trois directeurs d’école et un capitaine d’infanterie.
9La prépondérance des élites sociales rémoise tient à deux facteurs principaux. D’abord, le champ sportif avant-guerre était presque exclusivement dominé par des bourgeois et aristocrates, parfois les mêmes qui dirigent encore une association sportive après la Première Guerre mondiale : bouleversé par la guerre, le monde sportif local n’en a pas moins conservé ses grands traits sociaux de l’avant-guerre. Ensuite, c’est la situation propre à l’après-guerre qui explique la prépondérance des élites : une large part de la population rémoise vit dans la précarité et l’urgence de trouver un logement et un travail empêche la plupart des hommes de s’investir dans la direction des affaires sportives (Potier, 2015). Ceux qui le peuvent ont une situation privilégiée et se recrutent le plus souvent dans les classes aisées de la population. La Première Guerre mondiale a cependant été un moteur de la démocratisation de l’accès aux pratiques sportives (Dietschy, 2018), ainsi que dans la composition des présidents d’associations rémoises de 1919 à 1925. Selon Antoine Prost, « la petite bourgeoisie des classes moyennes » (Prost, 2014), composée de chefs de bureau, des instituteurs, des employés qualifiés et des commerçants, prend le pouvoir. En effet, le décryptage des origines professionnelles des présidents des associations rémoises confirme cet aspect social et historique. Enfin, quatre présidents exercent une profession ouvrière, dont un cheminot et deux ouvriers mécaniciens.
10La démocratisation et la massification de la pratique sportive se poursuivent à Reims après 1925. Elle s’exprime par l’augmentation du nombre de clubs et de lieux de pratique et est corroborée par l’implantation des sièges sportifs dans les faubourgs populaires de la ville, le long des grands axes de circulation et dans des débits de boissons fréquentés par les ouvriers et employés qui habitent à proximité (Lalouette, 2011). L’apparition de clubs d’entreprise ou ouvriers en est un autre indicateur : sont créés ainsi, entre autres, l’Étoile sportive ouvrière (1924), le Club sportif ouvrier de la Verrerie de Reims (1928), l’amicale ouvrière ébéniste sportive (1929) et l’Union sportive des coiffeurs de Reims (1932).
11On peut s’attendre à une homologie entre la démocratisation de la pratique et celle de l’accès aux fonctions dirigeantes des associations sportives. C’est partiellement le cas : le nombre de commerçants locaux, de comptables et d’employés qualifiés qui accèdent à la présidence des clubs augmente au cours des années 1920 et 1930 à Reims. Mais dans l’ensemble, la prédominance des élites sociales de la ville sur les affaires sportives se maintient et se renforce : 28 des 55 présidents de clubs rémois créés entre 1926 à 1932 sont négociants, industriels, cadres supérieurs ou exercent une profession libérale supérieure (contre 20 sur 42 dans la période précédente). Les équilibres internes au sein des élites sociales et sportives évoluent sensiblement : le nombre de cadres supérieurs du public ou du privé double par rapport à la période 1919-1925. De plus en plus d’ingénieurs ou de directeurs d’entreprise s’investissent dans le monde sportif et président des clubs. Ils sont plus souvent nés ailleurs qu’à Reims (ou dans la Marne) qu’auparavant, plus âgés et diplômés de l’enseignement supérieur, ils sont à Reims à la suite à leur évolution de carrière professionnelle et s’intègrent à la vie locale en s’inscrivant dans son tissu associatif. Ces élites de fonction, dirigeants d’entreprises, publicitaires et comptables, rejoignent les élites rentières (Charle, 1987) aux commandes des affaires sportives locales. C’est le cas, comme nous le verrons, de Louis Daugé et dans une moindre mesure de Teddy Kriegk : ils s’installent à Reims à l’âge adulte et y font prospérer leurs affaires notamment en dirigeant des associations. On mesure ici un écart grandissant entre les dirigeants des associations et les sportifs, notamment par leur différence d’âge et leur appartenance sociale. Ceci révèle un processus de hiérarchisation au sein des associations sportives, concomitant à la démocratisation des effectifs sportifs.
12Dans la dernière partie de l’entre-deux-guerres, la crise économique bouleverse à nouveau le monde sportif rémois et laisse une empreinte durable jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. La durée d’existence moyenne des clubs baisse, l’étude de la correspondance et des finances associatives révèle que de nombreux sportifs peinent à payer leur cotisation ou désertent les terrains de sport. Georges Spelshausen, le président de la Société nautique des Régates rémoises écrit ainsi à la municipalité en avril 1933 : « Par suite de la crise aiguë qui sévit sur Reims, un nombre relativement considérable de sociétaires ont dû quitter notre ville ou se sont retirés de la société dans un but d’économie. » Le secrétaire du Club du travail, le syndicaliste Jean-Marie Docq, écrit quant à lui en février 1934 que « sur nos 108 membres, 29 sont chômeurs et ne paient pas de cotisations ».
13La plupart des sports perdent des pratiquants dans les années 1930, le cyclisme pourtant très apprécié dans la région connaît lui aussi des difficultés. L’exception notable est le football, pratiqué dans une multitude de microstructures associatives financées par de grandes entreprises (dits « clubs corporatifs »). La précarisation et la fragmentation du monde sportif rémois profitent à deux grands clubs (le Sporting-Club rémois et la Société sportive du Parc Pommery du marquis de Polignac devenue Stade de Reims en 1931) qui comptent chacun plusieurs centaines de membres. C’est le football qui explique cet état de fait : les équipes premières rapportent des dizaines de milliers de francs annuels de recettes de billetterie qui permettent de financer les autres sports pratiqués dans ces deux clubs ainsi que les sections de jeunes footballeurs. Plusieurs milliers de Rémois se rendent au stade le dimanche pour assister à leurs matches, se détournant des autres terrains sportifs et des autres équipes. Le passage au professionnalisme de la section football du Stade de Reims en 1935 (Wahl & Lanfranchi, 1995) porte un coup fatal à son rival resté amateur, le Sporting : celui-ci fusionne finalement en 1938 avec le Stade de Reims qui devient ainsi l’unique grand club de football rémois (Grégoire-Boutreau & Verbicaro, 2001). Au processus de hiérarchisation interne aux associations sportives, visible dès la moitié des années 1920 (entre dirigeants et sportifs des mêmes clubs), succède ainsi une hiérarchisation entre les clubs dans les années 1930. Quelques grandes structures (le Stade de Reims, le Sporting-Club, le Bicycle Club rémois de Louis Daugé) se partagent les victoires, les grands spectacles et les recettes de billetterie, toutes les autres vivent chichement des cotisations de leurs membres et des subventions municipales (Lê-Germain, 1998 ; Callède, 2002). Dès lors, les présidents des grands clubs dominent les autres au sein même du tissu associatif sportif local.
14À mesure que le monde sportif rémois s’étoffe et se transforme durant l’entre-deux-guerres, les profils des présidents d’associations se diversifient. Deux dynamiques majeures sont repérables. Premièrement, la gestion des affaires sportives reste dominée par les élites sociales locales dont les caractéristiques s’éloignent de façon croissante de celles des sportifs dont ils ont la charge, en termes d’âge, d’occupation, de fortune et d’origine sociale. Deuxièmement, l’élite sociale et sportive de Reims est une population en forte mutation : des hommes nouveaux (Charle, 2011) comme Louis Daugé, qui occupe des positions dominantes dans des secteurs dynamiques comme la publicité, la presse, le spectacle, l’industrie automobile, l’assurance ou le grand commerce, arrivent à Reims et rejoignent, à la tête des clubs sportifs, les élites traditionnelles issues des grandes familles rémoises comme le marquis de Polignac. La crise économique du début des années 1930 a joué un rôle déterminant dans ces deux dynamiques : touchant plus durement les classes populaires et moyennes, elle a enrayé la timide ouverture sociale du groupe des dirigeants associatifs sportifs et entériné la domination sportive et économique de quelques clubs et individus sur tous les autres. Cette hiérarchisation est accélérée et complexifiée par la création et le fonctionnement de nouvelles entités institutionnelles dans la France de l’entre-deux-guerres : les fédérations sportives disciplinaires et leurs ligues régionales.
Hiérarchies géographiques et institutionnelles : les ligues sportives régionales
15La plupart des fédérations sportives disciplinaires en France, qui ont l’autorité et la gestion de la pratique d’un sport particulier, voient le jour au lendemain de la Première Guerre mondiale (Terret, 1998 ; Sorez, 2013). En Champagne, du fait des destructions de guerre, elles commencent à fonctionner véritablement à partir du mitan des années 1920. Puisque les dirigeants des ligues régionales ont la responsabilité de diffuser leur sport et d’en organiser les compétitions régionales, ils lient les tissus sportifs locaux entre eux, veillent à la répartition et au classement des clubs et sportifs affiliés en fonction de leurs résultats et organisent leurs mobilités. Dès lors, le monde sportif local s’insère dans un ensemble compétitif régional et national réglementé et hiérarchisé. Les présidents de clubs sont alors de facto dominés par une autorité extérieure et supérieure. Il est indispensable de comprendre comment sont désignés les dirigeants fédéraux pour déterminer pour quelle raison les présidents d’associations sportives acceptent l’imposition de l’autorité fédérale et qui, parmi eux, l’exerce sur ses pairs.
16Les dirigeants des ligues fédérales régionales sont en effet recrutés parmi les présidents de clubs réunis en assemblée. Sport par sport et région par région, théoriquement tous les présidents des clubs affiliés à une fédération disciplinaire sont présents, peuvent être élus et désignent les dirigeants régionaux sur le principe d’une voix pour un club. Dans les faits, ce sont presque toujours les présidents des grands clubs régionaux situés dans les villes sportivement les plus dynamiques qui se présentent au suffrage de leurs camarades et qui sont élus (Moreau, 2018) : des Rémois en Champagne, des Lillois dans le Nord, des Bordelais en Aquitaine, etc. Ceci est renforcé par le fait que les clubs les plus pauvres ou les plus éloignés du siège de la ligue ont rarement les moyens d’envoyer un délégué à l’assemblée générale et donnent procuration à ceux qui sont plus proches et plus prospères. Le principe démocratique de la désignation des dirigeants fédéraux est ainsi, dès la création des ligues, subverti au profit des dirigeants des grands clubs citadins les plus riches, ajoutant à la supériorité économique une domination institutionnelle et officielle des uns sur les autres.
17Puisque Reims est la capitale sportive dans la région entre l’Île-de-France et la Lorraine [1], ville où siège souvent la ligue régionale, où sont localisées de grandes infrastructures, un grand nombre de clubs affiliés et de sportifs licenciés. Parmi ce tissu sportif et associatif, les présidents des clubs de Reims ainsi que de dirigeants régionaux. L’architecte rémois Jacques Rapin dirige les aviateurs amateurs de la région en tant que président de l’Aéro-Club de Champagne. Le vice-président du plus grand club omnisport de Reims, Marcel Simonin du Sporting-club rémois, est aussi celui de la Ligue du Nord-Est de football. À l’échelle régionale déjà, soit à l’échelon fédéral le plus proche du monde sportif associatif, l’institution fédérale reproduit et renforce la domination de quelques-uns sur tous les autres. Lors de l’élection, les présidents d’associations sportives de Reims bénéficient alors d’un avantage considérable sur leurs homologues des autres villes et villages de la région. Il est significatif que lorsque le siège de la ligue régionale ne se situe pas à Reims, comme dans le cas de la Fédération d’escrime de Lorraine-Champagne qui siège à Metz, aucun Rémois ne figure dans le bureau dirigeant. Les présidents d’associations d’escrime de Metz y sont au contraire surreprésentés.
18On peut en déduire que le mode de désignation des dirigeants fédéraux régionaux et le fonctionnement des ligues régionales renforcent doublement la centralité et l’ascendant des capitales sportives et de leurs présidents de clubs respectifs sur les autres villes et dirigeants locaux. À la hiérarchisation dans les clubs entre dirigeants et simples membres et à celle entre les clubs d’une même ville, s’en ajoute ainsi une troisième : la hiérarchisation croissante entre les villes d’un même espace régional.
19Une étude complète et comparée des ligues régionales françaises reste à être effectuée pour comprendre le maillage du territoire national par les fédérations. Pour l’heure, on comprend pourquoi des présidents de clubs rémois arrivent par dizaines au sommet des ligues régionales et quelques-uns au sommet des fédérations nationales, dont Louis Daugé dans la fédération de cyclisme et Teddy Kriegk dans celle de basket-ball. Les dirigeants régionaux nommant les dirigeants nationaux, la présence de nombreux Rémois dans les comités régionaux rend possible leur nomination à l’échelon supérieur, c’est-à-dire au bureau dirigeant des fédérations nationales.
20Il reste à découvrir alors – puisque la sociographie des dirigeants locaux nous le permet – qui, parmi les présidents de clubs, devient dirigeant fédéral régional. Les quelques individus qui cumulent les mandats associatifs et fédéraux régionaux ne se distinguent pas des autres présidents par une origine sociale supérieure. Ce ne sont ni forcément les plus riches ni les plus puissants qui se retrouvent dans les comités dirigeants des institutions fédérales régionales.
21Ce qui les distingue des autres dirigeants associatifs est la longue durée de leurs mandats sportifs et la compétence que leurs pairs leur reconnaissent en matière d’organisation et de gestion des affaires sportives. Les présidents de clubs qui deviennent dirigeants fédéraux sont des figures du monde sportif rémois depuis plusieurs décennies.
22La décennie de mandats locaux et régionaux successifs de Teddy Kriegk explique sa nomination au bureau national de la fédération de basket-ball au milieu des années 1930. La carrière fédérale de Louis Daugé, rendue possible par ses divers mandats locaux, commence dans les années 1930 et atteint son apogée dans les années 1960. Cette longévité est le point commun de la plupart des dirigeants fédéraux originaires de Reims. Ainsi, le Rémois Charles Lambert est président de l’Union des sociétés de gymnastique de Reims depuis 1922 lorsqu’il est nommé à la tête de la Fédération des sociétés de gymnastique de la Marne en 1930. Arnauld Lefèvre, président fondateur en 1912 du plus vieux club de boule lyonnaise de Reims devient fondateur et président de la Fédération bouliste de la Marne en 1935. L’intégralité du premier bureau dirigeant de cette fédération est d’ailleurs composée de boulistes rémois. Enfin, Georges Bruyère, dirigeant associatif depuis 1909, préside ainsi le comité départemental de l’Union Chéron depuis 1914. En 1939, le dossier de renseignements appuyant sa demande d’élévation au rang d’officier de la Légion d’honneur précise :
« M. BRUYÈRE est, dans le département de la Marne, l’apôtre de l’Éducation physique et de la Préparation militaire. Il apporte dans ses multiples fonctions au sein des Sociétés du département, l’ardeur de sa flamme et l’expérience de plus de 30 ans de lutte en faveur de son idéal. »
24La préséance de vieilles figures locales et régionales du sport est ainsi réaffirmée et renforcée au détriment d’hommes (et a fortiori de femmes) plus jeunes, venus d’ailleurs ou impliqués plus tardivement dans les affaires sportives. D’autres dimensions de la mise en administration du sport par l’État à partir de la fin des années 1920 (Lassus, 2017) vont dans le même sens. La création en 1929 de la médaille de l’Éducation physique et des commissions départementales d’Éducation physique bénéficie à ces mêmes dirigeants, ainsi reconnus pour « [leur] compétence et [leur] dévouement » (Conseil général de la Marne, 1931). Sur les quatorze membres de la commission départementale d’Éducation physique de la Marne qui ont un mandat associatif ou fédéral en 1931, huit viennent de Reims et tous sont aux affaires sportives depuis plus d’une décennie. C’est un double ancrage de longue date qui est ainsi valorisé et récompensé à travers ces individus : dans la capitale sportive régionale et dans les affaires sportives.
25On constate que l’échelon fédéral régional, encore mal connu, est pourtant essentiel pour comprendre comment s’articulent les sphères associative et fédérale dans les années 1920 et 1930, c’est-à-dire les pratiques locales et les institutions sportives. Le sport fonctionne en effet comme un édifice institutionnel intégré : les clubs s’affilient aux ligues régionales qui sont les organes décentralisés des fédérations nationales, elles-mêmes affiliées aux fédérations internationales. Puisque nous savons maintenant comment et pourquoi des présidents de clubs rémois accèdent souvent aux mandats régionaux et parfois aux mandats nationaux, nous pouvons désormais nous pencher sur trois cas de présidents qui accèdent à des mandats sportifs internationaux, soit au sommet de la pyramide sportive.
2. Trois trajectoires. Polignac, Kriegk, Daugé : des présidents de clubs rémois aux affaires sportives internationales
26Melchior de Polignac, Ferdinand Kriegk et Louis Daugé ne sont pas nés à Reims, mais ils en deviennent d’éminentes figures au cours de leur vie. Le marquis de Polignac est né en 1880 à Joigny dans l’Yonne où son père, alors sous-lieutenant au 6e régiment de dragons, était en garnison (Henrion & Froissart, 2014). Ferdinand « Teddy » Kriegk est un Bordelais d’origine né en 1895, arrivé à Reims au milieu des années 1920 pour prendre la direction du Foyer civil de l’Union franco-américaine. Louis Daugé, contrairement aux deux premiers, est un Marnais de naissance : né à Épernay en 1904, il a déménagé à Reims à l’âge adulte.
27D’autre part, Polignac est un aristocrate, riche héritier puis dirigeant prospère de la Maison de champagne Pommery & Greno. Kriegk est le fils d’un bourgeois protestant exerçant la profession de négociant à Bordeaux. Louis Daugé est quant à lui le fils de deux marchands-bouchers d’une ville moyenne. Leurs origines géographiques et sociales sont donc très différentes. Ils ont en revanche en commun un intérêt poussé pour la pratique sportive (respectivement l’équitation, le basket-ball et le cyclisme) qui les familiarise précocement avec l’associationnisme sportif, les pratiques et les sociabilités qui le structurent.
28À mesure que leur jeunesse s’efface, ils passent progressivement de la pratique sportive à la direction des associations, entre leurs 25 et 30 ans. Un autre trait commun, qui les distingue des autres présidents de clubs rémois, est qu’ils sont à la tête des associations les plus importantes localement, tant sur le plan des effectifs que de palmarès. Louis Daugé, bien qu’il habite alors encore à Épernay, devient ainsi en 1932 vice-président du Bicycle-Club, doyen et club cycliste rémois doté du plus grand nombre de membres et des meilleurs pistards et routiers de la région. Teddy Kriegk dirige l’association sportive du Foyer civil à partir de 1925, le Club athlétique de l’Union franco-américaine, dont les championnes et champions inscrivent durablement le nom dans les mémoires collectives. Polignac, enfin, fonde et préside dès l’avant-guerre la Société sportive du Parc Pommery, grand club omnisport d’abord réservé aux employés de la Maison de champagne, qui deviendra en 1931 le bientôt célèbre Stade de Reims. Dominants localement, ces clubs et dirigeants en viennent à s’imposer régionalement à la faveur de la hiérarchisation et la fédéralisation du mouvement sportif français, selon les processus que nous avons décrits plus haut.
29Cette étape associative de l’engagement sportif des trois hommes est cruciale pour comprendre leur trajectoire. Ce n’est pourtant pas directement celle-ci qui leur permet d’accéder à des mandats sportifs internationaux.
Trois voies d’accès à l’élite internationale du sport
30Teddy Kriegk devient une figure internationale par son entregent, sa position professionnelle et par la situation dans laquelle se trouve le sport qu’il choisit de promouvoir. Il n’a pas attendu son installation à Reims pour se constituer des contacts aux États-Unis : il y part en 1920 pour être formé à diriger les Foyers civils qui étaient auparavant les Foyers du Soldat accueillant les militaires américains stationnés en Europe. Pendant la guerre, il avait été officier de liaison avec les troupes américaines. C’est outre-Atlantique qu’il découvre un sport encore très confidentiel en France, le basket-ball, dont il crée une des plus grandes associations dans le nord-est de la France (Archambault, Artiaga & Frey, 2003).
31C’est donc pour deux raisons principales qu’il finit par devenir la voix et le visage du basket-ball français ainsi qu’arbitre international. Premièrement, sa formation et son action s’inscrivent dans un réseau international polarisé par les États-Unis. Deuxièmement, le basket-ball n’est que très faiblement structuré en France lorsqu’il commence à le promouvoir dans la deuxième moitié des années 1920. L’espace social du basket étant peu concurrentiel, la motivation et la compétence de Teddy Kriegk et les moyens qu’il obtient de l’Union franco-américaine, à laquelle son action est adossée, suffisent à faire de ce pionnier rémois, français et européen une figure internationale de son sport de prédilection. Son itinéraire lui fait gravir tous les échelons de la fédération de basket-ball, du local à l’international : dirigeant associatif (1925-1940), président du comité de basket-ball de la Ligue de Champagne, vice-président du comité directeur de basket-ball de la fédération nationale, entraîneur de l’équipe de France lors du premier Euro de basket (1935) et enfin arbitre international. Dans les années 1930, il est une des figures du basket-ball européen qui explique ce sport et ses vertus lors de conférences [2] ou de causeries pédagogiques diffusées sur la T.S.F. On constate que si ses appuis outre-Atlantique lui ont servi de marchepied au début de sa carrière, il conserve ses fonctions associatives et professionnelles locales tout au long de sa trajectoire ascendante, ne serait-ce que parce que sa famille vit à Reims et qu’il y gagne son revenu principal. Son attachement personnel à sa ville d’adoption est durable : il sera membre de la Société des Amis du vieux Reims au moins jusqu’en 1966.
32L’inscription de la trajectoire sociale du dirigeant dans des réseaux et circulations internationaux avant l’obtention d’un mandat sportif international en est un élément explicatif central pour Teddy Kriegk. Cela paraît plus évident encore lorsqu’on étudie le parcours de Melchior de Polignac. Détenteur d’un diplôme de l’École des hautes études commerciales de Paris où le vaste réseau familial dont il a hérité s’étoffe encore, ses activités de dirigeant sportif et d’entreprise prennent rapidement une envergure inégalée dans la région. Il se lie ainsi d’amitié dès 1902 aux Jeux nordiques à Stockholm avec Sigfrid Edström (Massard, 1951), fondateur dix ans plus tard de l’Association internationale des fédérations d’athlétisme et président du Comité international olympique de 1946 à 1952. C’est à la même époque qu’il commence à entretenir des relations avec le baron de Coubertin et le comte de Baillet-Latour. Mais c’est surtout l’organisation du premier meeting international d’aviation en 1909 à Bétheny au nord de Reims (Lucbert & Tison, 2016), puis la création du Parc Pommery et l’ouverture du Collège d’athlètes dirigé par Georges Hébert qui lui valent une reconnaissance nationale et internationale dans les milieux politiques et sportifs (Baillat, 1987). Celle-ci s’exprime respectivement à travers l’obtention de la Légion d’honneur en 1909 et son entrée au Comité international olympique dès 1914. Si Teddy Kriegk profite de la relative confidentialité de la pratique qu’il s’exerce à promouvoir, Melchior de Polignac au contraire bénéficie de l’immense retentissement populaire et médiatique des événements qu’il organise. Entre ses séjours aux États-Unis, à Paris et dans les grands hôtels de la Côte d’Azur, il revient toujours à Reims, où il gère ses affaires, participe activement aux mondanités locales et patronne de nombreux événements sportifs. Jamais au cours de sa vie ce lien avec Reims ne se rompra.
33Plus encore que Kriegk, Polignac est, pour ainsi dire, un professionnel du carnet d’adresses. Après la Première Guerre mondiale, il est membre d’innombrables cercles rémois et parisiens. L’annuaire Qui êtes-vous ? donne une liste non exhaustive des associations dont il est membre en 1924 : Jockey-Club, Nouveau Cercle, Automobile-Club, Aéro-Club, Cercle du Bois de Boulogne, Cercle Hoche, Union interalliée, Polo. Son biographe André Beucler y ajoute le Club des Cent, le Dernier Quart, le Stade français, le Rotary Club, le Déjeuner Tardieu et le Déjeuner Hervieu (Beucler, 1966).
34Ajoutons qu’il préside le comité de patronage du Syndicat d’initiative de Reims à sa fondation en 1920 et est membre de la Chambre de commerce de la même ville à partir de 1922. Il a auparavant épousé, à New York, une riche Américaine du nom de Nina Crosby, en 1917, année durant laquelle il accompagne André Tardieu envoyé en mission aux États-Unis. Comme toute l’industrie du champagne, la Maison qu’il dirige est très largement exportatrice : l’Angleterre, les États-Unis, la Russie et l’Europe occidentale et centrale en sont les principaux marchés d’exportation et des pays qu’il visite régulièrement. Plus tard, ses compromissions avec le régime nazi avant et durant l’Occupation, au sein du Comité France-Allemagne puis du comité d’honneur du groupe Collaboration – qu’il justifie lors de son procès en signalant qu’il faisait également partie des « comités France-Amérique et France-Grande-Bretagne » – démontrent en creux l’envergure de son entregent international. Cet homme du monde a navigué toute sa vie entre les sphères politiques, économiques et sportives internationales, les contacts noués lors de telles rencontres nourrissant ses autres activités. Ses affaires personnelles prospèrent par un recours systématique, tantôt professionnel et tantôt ludique, mais toujours mondain, à son très riche carnet d’adresses. À sa mort en décembre 1950, malgré sa condamnation en 1946 à l’indignité nationale (dont il est relevé, il est vrai, pour services rendus à la Résistance), les hommages parviennent de toutes parts à son épouse endeuillée.
35Le dernier individu qu’il nous reste à envisager n’a ni l’héritage ni l’entregent d’un Polignac. Louis Daugé a une trajectoire très différente et représente une troisième voie d’accès aux responsabilités sportives internationales. Les conditions d’obtention de ses divers mandats sont plus directement liées que celles des deux autres à la démocratisation de la pratique et la croissance vertigineuse des enjeux financiers qui en découlent. Louis Daugé est d’abord un bon cycliste régional : il se fait un nom en pédalant. La démocratisation de l’usage de la bicyclette au tournant du siècle et la multiplication des courses cyclistes et de leur audience populaire sont intimement imbriquées. Elles ont pour conséquence un phénomène, inédit dans son ampleur, mais proche de ce qu’ont connu le théâtre et le cinéma auparavant : l’essor du vedettariat sportif local. Si Daugé est inconnu au-delà des limites de la région – ou, plus précisément, de la zone de diffusion du grand quotidien régional, L’Éclaireur de l’Est –, il devient dans les années 1920 une figure connue et familière du public champenois, une vedette locale et un « enfant du pays » (Rauch & Richez, 1999). Le fait qu’il soit membre d’un grand club prospère situé dans la ville-centre de la région n’y est pas étranger : les cyclistes du Bicycle club sont plus souvent inscrits et mieux préparés aux courses prestigieuses que les cyclistes des petits clubs ou des clubs ruraux et le public est plus nombreux en ville que dans les bourgs et les villages. La démocratisation de la pratique et du vedettariat sportif dans les années 1920-1930 accompagne ces nouvelles hiérarchies autant géographiques qu’institutionnelles et sociales. En d’autres termes, la stratification du monde sportif concerne autant les institutions sportives que les clubs et les sportifs. Le jeune homme issu d’un milieu commerçant de sous-préfecture qu’est Louis Daugé profite de cette redistribution des cartes. Que ses victoires sportives soient, somme toute, peu nombreuses, importe peu : sa modeste renommée de cycliste lui permet de s’intégrer au milieu des dirigeants sportifs et de se lier à des hommes influents et ambitieux dans la capitale sportive régionale qu’est Reims.
36Un tournant décisif a lieu en Europe vers la fin des années 1920 qui touche la plupart des sports (ainsi que d’autres spectacles populaires) et va permettre à Louis Daugé de connaître un destin international. L’accroissement des flux touristiques, l’essor de la radio, la circulation internationale de dépêches et photographies journalistiques, le recours généralisé à la publicité (des commerces locaux aux entreprises multinationales) (Chessel, 1998), la création de nouvelles compétitions [3] et l’envergure médiatique inédite qu’obtiennent les plus anciennes [4] font entrer les spectacles sportifs dans un nouvel âge et un régime médiatique inconnu jusqu’alors. Une des conséquences de ces dynamiques convergentes est l’inflation démesurée des enjeux financiers liés aux sports. Louis Daugé fait partie des hommes nouveaux portés par cette nouvelle configuration qui, de l’échelle locale à internationale, arrivent aux affaires sportives dans les années 1930. Il fait partie de l’élite – banquiers, publicitaires, industriels, assureurs, propriétaires de grandes enceintes sportives ou organisateurs de spectacles grandioses – dont les activités bénéficient de la nouvelle configuration sportive dans laquelle l’argent est roi.
37En 1939, les locaux de son agence d’assurances sont situés au 60 de la très huppée rue de Vesle à Reims. Dès le début des années 1930, il dirige à Reims le vélodrome de la Haubette où il organise des courses cyclistes après l’interruption de sa carrière sportive en 1929 : il est le directeur de la grande enceinte organisant les spectacles d’un des sports les plus populaires de France et d’Europe. En 1936, pour maximiser les retombées financières et médiatiques des spectacles cyclistes qu’il organise, il fait le pari de n’organiser que trois manifestations annuelles, mais les veut « de très grande envergure ». Recherche de rentabilité, prestige et gigantisme des manifestations cyclistes et obtention de mandats fédéraux confluent en cet individu représentatif de la nouvelle élite sportive de son époque. Jusqu’au début des années 1960, il ne s’arrêtera plus et la devise olympique (« plus vite, plus haut, plus fort ») lui va comme un gant. Il est aux commandes des grands spectacles rémois et champenois, organise les étapes du Tour de France dont le départ ou l’arrivée est à Reims (1938, 1949, 1951 et 1956) et les championnats du monde 1947 et 1958. D’organisateur, il devient dirigeant fédéral régional, national et international, gravissant lui aussi tous les échelons fédéraux. Il est ainsi secrétaire du jury international des championnats du monde en 1953, puis sélectionneur des équipes françaises en 1954 et 1956 et chef de la délégation cycliste française aux Jeux olympiques de Melbourne en 1956. Président du comité de Champagne pendant plus de vingt ans, il présidera par la suite la Fédération française de cyclisme (1960-1966) et sera vice-président de l’Union cycliste internationale. Ici encore les fonctions locales du dirigeant éclairent et permettent ses mandats régionaux, nationaux et internationaux. Chaque manifestation sportive qu’il organise lui permet de montrer ses compétences et de nouer des rapports avec des dirigeants nationaux et internationaux qui finissent par faire de lui un des leurs.
Conclusion
38La singularité de ces trois figures du sport international n’apparaît véritablement que lorsqu’on les situe dans le monde sportif local. C’est en les comparant aux autres présidents de clubs qu’on est parvenu à les caractériser, car c’est d’abord au sein de ce groupe et par rapport à lui qu’au fil de leur trajectoire sportive ils se distinguent.
39Les trois individus dont les trajectoires ont été ici tracées et mises en regard de l’édifice institutionnel fédéral dont ils atteignent les plus hauts échelons révèlent les poussées d’institutionnalisation, de démocratisation et de libéralisation qui touchent le sport et ses institutions dans les années 1920-1930. Ces trois dirigeants incarnent trois types, trois formes, mais aussi trois moments du sport international. Le plus âgé, Polignac, le chef d’entreprise aristocrate et mondain, a hérité d’une situation et d’un carnet d’adresses qui dès la première décennie du XXe siècle le projettent dans le beau monde cosmopolite. À une époque où les échelons régionaux et nationaux des institutions sportives sont peu ou prou inexistants, il convertit et fructifie son capital social par un paternalisme local et en investissant directement les échelons supérieurs des institutions sportives. Kriegk, qui a trente ans en 1925, le pédagogue partisan d’une éducation populaire théorisée aux États-Unis, conçoit son action comme une œuvre philanthropique dont le sport est un des volets. C’est dans l’optique de démocratiser l’accès aux sports (mais aussi aux savoirs, à l’hygiène, au cinéma, pour les hommes et les femmes) qu’il assume des fonctions dirigeantes dans les institutions sportives locales, régionales, nationales puis le rôle d’expert et d’arbitre international. Enfin, le plus jeune, Louis Daugé, l’assureur organisateur de spectacles cyclistes, a trente ans quand la radio prend son essor spectaculaire et cinquante ans quand le destin de la télévision se lie à celui des spectacles sportifs (Tétart, 2018). Lui aussi gravit tous les échelons des institutions sportives, car sa capacité à organiser et rentabiliser des spectacles en fait un acteur incontournable d’un sport dont la médiatisation et les enjeux financiers atteignent un nouveau sommet dans les années 1960.
40Incarnant des moments différents de l’histoire du sport, leurs trajectoires et leur action se croisent néanmoins dans la capitale sportive régionale qu’est Reims, dans la période de bouillonnement et de transformation sportive et économique qu’est l’entre-deux-guerres.
41Plus que celle des deux autres dirigeants, la trajectoire de Louis Daugé nous fait voir que les institutions sportives internationales deviennent progressivement des entreprises collectives d’organisation de spectacles sportifs de grande envergure dont la rentabilité est un objectif principal. On entrevoit ici, par la lorgnette des dirigeants du sport rémois, un pan de l’histoire des sports dans les deux premiers tiers du XXe siècle qui mériterait de plus amples recherches.
42Ils ont, enfin, tous les trois en commun de faire fructifier leur ancrage local pour nourrir leur carrière et leur entregent ; cet ancrage, plutôt qu’un lieu d’origine ou un point de départ, est bien un lieu-ressource dans lequel ils puisent tout au long de leur itinéraire de dirigeant. C’est pourquoi il est utile d’appréhender cet environnement qui leur est familier, d’autant que nous avons montré l’avantage que leur a procuré leur ancrage à Reims, capitale sportive régionale, plutôt que dans une autre ville de la région. En connaissant leurs activités et leur famille, leurs mobilités et leurs concurrents, la situation sportive, politique et économique de ce lieu-ressource, il devient possible de comprendre les conditions et les configurations de leur accession à des mandats internationaux. Une fois qu’ils sont en poste à de hautes fonctions, d’autres dynamiques diplomatiques, institutionnelles, interpersonnelles ou économiques sont à l’œuvre qui ne sont plus directement lisibles localement, mais peuvent y être importées. Cette étude pourrait être prolongée, en ce sens, par la question de la réimportation locale d’enjeux internationaux par l’intermédiaire de ces personnalités sportives, ancrées et toujours prêtes et repartir. Le cheminement à partir d’un territoire spécifique, de la lorgnette locale et jusqu’au sommet des institutions sportives, mais également en sens inverse, contribuera assurément à notre connaissance du sport international et de ceux qui le dirigent.
Sources
Annuaires
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- Société des Amis du Vieux Reims (1910-1966). Annuaire-bulletin. Reims.
Archives départementales de la Marne
- Correspondance, déclarations d’associations, rapports et enquêtes de police, listes et situation financière des associations sportives.
Archives municipales et communautaires de Reims
- Correspondance, demandes de subvention, listes d’associations et de lieux de pratique sportive, délibérations du conseil municipal
Archives nationales de France
- Léonore, base de données de la Légion d’honneur.
- Conseil général de la Marne (1931). Commission départementale d’Éducation physique. Composition, frais et déplacement. Rapports et délibérations du Conseil général de la Marne (disponible sur gallica.fr).
Presse d’époque
- L’Écho sportif du Nord-Est (1919-1939)
- L’Éclaireur de l’Est (1919-1939)
- L’Époque (1946)
- L’Est républicain (1939)
- The Lake County Times (1920)
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Mots-clés éditeurs : prosopographie des élites, Reims, histoire locale, entre-deux-guerres, histoire sociale du sport
Date de mise en ligne : 10/12/2019
https://doi.org/10.3917/sta.125.0123Notes
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[1]
Cette « région sportive », à géométrie variable, est appelée Champagne, Champagne-Ardenne ou encore Nord-Est en fonction de la fédération dont dépend la ligue.
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[2]
Il fait ainsi une conférence au Foyer civil de Nancy le 8 mars 1939 sur les pays baltes, où « il est allé à maintes reprises, en qualité de vice-président de la F.F.B.B. ». Voir L’Est républicain, 18 février 1939, p. 4.
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[3]
Songeons à la création du Championnat d’Europe automobile en 1925, à celle de la ligue européenne de natation en 1926 ou de la Coupe du monde de football en 1930, ou encore du premier Euro de basket-ball en 1935.
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[4]
Le nombre de spectateurs payants aux Jeux olympiques de 1928 à Amsterdam est de 660 000 ; il sera de 1,25 million aux Jeux olympiques de 1932 à Los Angeles est de plus de 3 millions à Berlin quatre ans plus tard.