Notes
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[1]
Société française d’histoire du sport.
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[2]
Pociello, C. (1995). Les cultures sportives : pratiques, représentations et mythes sportifs. Paris : Presses universitaires de France.
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[3]
Bachelard, G. (1943). L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement. Paris : José Corti.
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[4]
Bachelard, G. (1967 [1934]). La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective. Paris : J. Vrin.
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[5]
Bachelard, G. (1938). La psychanalyse du feu. Paris : Gallimard ; Id. (1942). L’eau et les rêves : essais sur l’imagination de la matière. Paris : José Corti ; Id. (1948). La terre et les rêveries de la volonté. Paris : José Corti.
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[6]
Bourdieu, P. (1972). Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de Trois études d’ethnologie kabyle. Genève : Droz.
-
[7]
Bourdieu, P. (1980). Le sens pratique. Paris : Les Éditions de Minuit.
-
[8]
Bachelard, G. (1957). La poétique de l’espace. Paris : Presses universitaires de France.
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[9]
Dagognet, F. (1972). Le Diderot du XXe siècle. Paris : Presses universitaires de France.
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[10]
El Boujjoufi, T. (2015). Le pouvoir d’interdire. L’invention du certificat médical d’aptitude aux sports. Actes de la recherche en sciences sociales, 209, 42-55.
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[11]
Aoust, P. & Bone, P. (1975-1977). Catalogue des ressources (volume 3). Paris, Éditions Alternative et Parallèles.
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[12]
De Rosnay, J. (1984). EPS interroge Joël de Rosnay. Revue EPS, 185 : 4-19.
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[13]
Ibid., p. 5.
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[14]
Pociello, C. (1995). Les cultures sportives : pratiques, représentations et mythes sportifs. Paris : Presses universitaires de France.
Avertissement
1Le texte présenté ci-après est un document particulier. En effet, nous avions demandé à Christian Pociello de bien vouloir ouvrir le colloque de la SFHS [1] consacré aux « sports de l’air » et à la naissance des sports aériens (Université de Grenoble, 3 décembre 2015). Ce qu’il fit avec la force et la richesse du chercheur et du praticien libériste, familier des envolées sportives, articulant réflexions théoriques, analyses philosophiques et retours sur expérience, pour situer l’émergence d’une culture aérienne non seulement dans le cadre sportif mais plus largement dans la construction anthropologique du rapport des hommes aux éléments, notamment, ici, à l’élément aérien.
2Ce texte n’obéit donc pas au schéma traditionnel des questions-réponses et vient en quelque sorte tordre momentanément les canons et le format classique de la carte blanche. Mais nous n’avons pas voulu priver la revue et ses lecteurs d’une réflexion puissante, consacrée aux ancrages culturels, sociaux, philosophiques et historiques du vol humain – réflexion qui, dans tous les cas, ne s’inscrivait guère dans le cadre d’un article scientifique au sens strict du terme.
3Cet essai de C. Pociello constitue dès lors un prolongement introductif précieux qui permet au lecteur de saisir à la fois la richesse et les enjeux de ce numéro spécial consacré à l’invention et à la variété des sports aériens.
4L’Homme et l’Air : voici un très vaste et passionnant sujet de réflexions anthropologiques et symboliques, à la fois, que l’on peut exercer sur tous ces sports de Vols et de Vents pratiqués au Plein air dans les cadres attractifs des Grands espaces libres. Ces réflexions doivent hardiment se dégager des considérations dominantes dans notre milieu professionnel qui font l’attrait didactique et médicalisé de la « physiologie de la respiration », celle-ci portant toute notre attention sur les progrès de notre « capacité vitale » – ou banalement spirométriques – qui ont fait de l’air inspiré un usage organique fondamentalement « vital ». Mais on peut faire observer que ces spéculations respiratoires de tout un corps d’éducateurs furent longtemps soumises à l’idéologie du progrès de nos performances – et d’abord à la course de longue distance (depuis le livre du Dr F. Lagrange au moins) qui valorisait jadis les pratiques athlétiques du « souffle » et du « fond ». Ce furent alors des agents ou des savants promoteurs de « l’effort athlétique intensif » comme moyen de développer ces qualités physiques d’« endurance » et morales de « dynamisme » des sujets à former… Ceci consacrant cette discipline reine bien nommée, dite la « physiologie de l’effort », qui devint bientôt la bible des adeptes – ou des maniaques – de tous les running.
5Aussi, peu d’entre nous se sont-ils aventurés aux confins imaginaires et poétiques qu’inspire aujourd’hui le thème original de notre colloque : « L’Homme et l’Air », que l’on peut un instant déplacer vers ses composantes symboliques et imaginaires.
1 – Des sources rares et inexplorées…
6C’est ce que l’on avait esquissé dans un ouvrage déjà ancien, Les cultures sportives [2], où figurait un chapitre intitulé : « Les significations symboliques des pratiques : esquisse d’une anthropologie des espaces et des gestes sportifs ». C’était donner là une certaine place à tous ces auteurs qui, de Marcel Mauss à Gilbert Durand et de Michel Bouet à Bernard Jeu, ont pu jeter les bases des analyses anthropologiques, symboliques ou phénoménologiques des « techniques du corps » puis des sports. Et ce même chapitre intégrait un intertitre audacieux suggérant que, dans tous nos espaces, milieux et « éléments » d’évolutions où se disperse l’infinie diversité de nos jeux : « L’air est bien la matière de notre liberté » (p. 95). Ceci représentait une évocation de l’ouvrage de Gaston Bachelard qui avait retenu mon attention : L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement [3]. Voici donc un universitaire éminent, philosophe reconnu par sa prestigieuse Chaire en Sorbonne et théoricien d’une monumentale histoire et philosophie des sciences « dures » qui semblait là se fourvoyer, depuis 1942 en poésie, dans la sphère éminemment flottante de la création imaginaire.
7À partir de la publication en 1934 de son célèbre ouvrage La formation de l’esprit scientifique [4], le monde des chercheurs avait pu apprécier la rigueur de ses exigences épistémologiques appliquées aux sciences physico-chimiques les plus mathématisées et expérimentales, potentiellement généralisables aux sciences biologiques sinon aux sciences humaines… C’est ce qui a fait de lui le fondateur d’une École épistémologique française de renom (où s’inscrivent G. Canguilhem, M. Foucault, F. Dagognet, etc.) à partir de ses analyses critiques de l’activité intellectuelle propre des savants, inlassables « travailleurs de la preuve ». Ce travail scientifique spécialisé est présenté comme relevant d’un processus permanent d’ajustement de la « théorie » et des « faits l’expérience ». Et cet « Esprit » qui fait de la « dialectique de la raison et de l’expérience » un critère d’évaluation essentiel de la Science consiste bien à soumettre nos hypothèses à l’épreuve de validation et/ou de rectification par l’expérimentation ou par l’enquête. Or ces idées inventives des savants formulées en hypothèses reposent, elles, sur la création imaginaire ; donc sur des images et des métaphores porteuses de « schèmes » et de « modèles » pouvant avoir été depuis longtemps déposées par l’Histoire de ces savants comme autant de sources de leurs « erreurs premières ». Elles doivent donc être questionnées au cœur même de ces processus de production de « l’imagination productrice de l’Homme » considérée comme « sa puissance majeure ». Aussi comprend-on le sous-titre adopté par cet ouvrage fondateur : Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective. Ainsi, en rationaliste accompli, Bachelard s’est-il lancé dans l’examen de cette production poétique et imaginaire où il se révèle être un auteur prolifique, très curieux et original, en quasi-poète lui-même. Faussement aventurées aux antipodes de sa discipline épistémologique de prédilection, ces recherches poétiques et aussi psychologiques sont en fait étroitement liées à elle. En effet, le voici qui, tout récemment nommé en Sorbonne, joignant aussitôt, à l’intellectualité du chercheur, la sensibilité du poète, s’investit dans la symbolique des « Éléments » (ou des « matières ») : de l’Eau et de l’Air, de la Terre et du Feu, que l’on eût dit extraites des plus vieilles cosmogonies, traduites en théorie hippocratique des Humeurs et que le philosophe va pousser jusqu’à des jeux de combinaisons alchimiques dans plusieurs autres ouvrages [5].
8Nous furent ainsi livrés les quatre registres où peuvent se déployer toutes nos imaginations « élémentaires » (ou « matérielles ») qui semblent nous habiter tous, qui nous assaillent dans nos songes nocturnes, qui s’inscrivent aussi dans nos rêveries éveillées et que les grands poètes ont si bien perçues et joliment mis en mots dans leurs poésies. En lecteur boulimique, Bachelard les a rigoureusement recensées, classées, citées, analysées, rapportées à la vie, aux joies ou aux affres mélancoliques de leurs auteurs. De plus, en s’attaquant aux imaginaires de « la Terre », Bachelard a dégagé les deux registres opposés d’expression des Hommes à son égard : celui de la « volonté » et celui du « repos ». Suggérant que cette « matière » – parmi les plus consistantes et « substantielles » qui soient – renvoie symboliquement aux activités humaines laborieuses qu’elles peuvent respectivement inspirer, comme dans une sorte de « dynamogénie » (sic)… Aussi l’auteur s’attache-t-il d’abord aux « Terres » les plus « dures » (les « rocheuses » par exemple) comme pour inspirer la « dureté » et la « résistance » aux gestes « artisanaux » qui les travaillent spécialement : ceux qui arrachent à la montagne ses cristaux, qui perforent, à la forge, le fer, ou bien qui guident les frappes précises et déterminées du tailleur de pierre ; tous symbolisant « cet extrême idéal de la virilité manœuvrière » (sic) qu’évoquaient en effet les gestes puissamment « frappés » de nos « forgerons » d’antan aux regards enfantins… Mais il nous avait semblé que ces gestes forts de « perforation » trouvaient aussi leur expression corporelle-imaginaire dans les domaines sportifs. Ce sont ceux, par excellence, des deuxièmes-lignes gigantesques du rugby actuel auxquels il revient de s’enfoncer en pleine puissance et droit dans le « mur corporel » dressé par leurs adversaires « pour y faire des trous » et s’y engouffrer. Ceci relevant cette même gestualité « perforante » illustrant assez bien – hier encore en ces lieux de cultures archaïques du Sud-Ouest – la symbolique sexuelle masculine.
9Mais, à l’inverse de cette matière « dure » et « résistante » où excellent tous les « faiseurs de trous », apparaissent les consistances « glaiseuses » ou « pâteuses » (qui combinent précisément la terre et l’eau) dégageant une tout autre forme de dynamogénie du « travail » de manipulations qu’on pouvait retrouver dans les gestes du potier ou ceux du boulanger, appelant curieusement tous deux les feux durcisseurs.
2 – La symbolique de la terre « glaiseuse » des souterrains et celle, plus « rocheuse », de surface, au « Grand air »…
10Bachelard distingue la symbolique des Terres « de surface » et celle des « profondeurs », ces « cavernes » et « souterrains » qu’il qualifie curieusement d’« intestins de la Terre ». Ceci évoquant l’idée que les « corps » et leurs fonctions organiques peuvent être, de même, impliqués dans ces créations symboliques. Laissant sans doute le soin de les traiter à Michel Bouet (qui fut son étudiant attentif), Bachelard méconnaissait les investissements psychanalytiques des spéléologues qui, évoluant sous terre, appellent pourtant fort pertinemment « les boyaux » ces galeries toujours humides et glaiseuses et ces passages si étroits que « si tu inspires tu t’y coinces » qui font leurs lieux privilégiés d’évolutions, suscitant d’étranges délectations… Absorbé, au C.N.R.S., par l’analyse des « motivations » de ses différents types de sportifs, M. Bouet connaissait fort bien ces étranges « rampeurs » qui s’introduisent ainsi dans les « ventres de la Terre » et qui, se glissant avec tant de difficultés suffocantes dans ces « boyaux » jusqu’à l’Air libre de la surface et de la Nature vivante, s’engagent dans l’étroitesse de tous ces angoissants passages comme pour y retrouver les souvenirs refoulés de la naissance dans les affres de l’enfantement… C’est que ces sentiments organo-spéléologiques – pour certains étrangement attractifs, pour d’autres totalement rédhibitoires – se situent au point maximum d’antinomie des registres symboliques et dynamogéniques des sports de la Terre (la plus « souterraine » la plus étroite, obscure et humide) et les sports de Plein air, de l’« Air libre » et du « Plein ciel » ensoleillé… Ces derniers étant beaucoup plus familiers et appréciés par Michel Bouet qui était lui-même éminent vélivole. Lancé dans les grands espaces libres du « vol à voile », tout absorbé qu’il fut lors de ses vols planifiés de très grandes distances dans cette science des « ascendances thermiques » des temps ensoleillés, il évoluait dans les vastes avenues de « cumulus », servi par ces tout petits gestes décisionnels très ajustés et sans efforts de pilotage de son superbe planeur.
11Dans ces registres poétiques les plus divers, le caractère totalement antinomique de la Terre (comme « Matière ») et de l’Air (comme « Élément ») qui est ici souligné peut se décliner finement quant aux oppositions des lieux d’exercice : de « profondeur » ou de « surface », « étroits » ou « ouverts », « oppressants » ou « libres », « obscurs » ou « lumineux », « humides » ou « secs », donc quant à leur sens psychologique et à leurs dynamogénies respectives. En effet « l’air », nous dit Bachelard, « est ce qui nous libère des rêveries substantielles, digestives ; il est donc [bien] la matière de notre liberté » (in L’air et les songes).
12Aussi n’a-t-on pas éprouvé de surprise par la décision des responsables associatifs du « delta-plane » d’adopter, en France, une nouvelle qualification – astucieuse et fort ambiguë – de « Vol libre » lors de l’habilitation ministérielle, de leur fédération en 1974.
3 – Par contraste : les symboliques des Eaux et du Feu…
13Parce que l’on aperçoit ici tout l’intérêt de la mise en perspective relationnelle et comparative des quatre « éléments » où peuvent se distribuer tous nos jeux corporels et nos joies sportives, et parce que les oppositions substantielles de consistances sont supposées recouvrir des oppositions dynamogéniques, sinon psychanalytiques, pertinentes, on peut risquer une brève incursion dans la symbolique des « Eaux » (comme un entre-deux substantiel parfait) vaguement féminin ; puis dans celle du « Feu solaire » s’ouvrant sur la dynamique même des « ascendances thermiques » (vaguement masculines) qualifiant ces mouvements de l’air sous l’effet du soleil, insensibles au commun mais si chères aux « libéristes » qui les soustraient non seulement aux contraintes paradigmatiques de la pesanteur, mais qui s’ouvrent aussi sur les ivresses de la légèreté et de l’élévation si courantes, par ailleurs, dans nos productions oniriques de la nuit.
14Analysant l’imaginaire des Eaux dans L’Eau et les rêves, Bachelard évoque la forte symbolique féminine et mélancolique de cet « élément » qui peut vous envelopper entièrement dans les bains et dont la fluidité enveloppante est la qualité première si manifeste. Mais l’auteur voit les eaux à travers une fondamentale opposition imaginaire des « eaux dormantes » et des « eaux vives » inspirant deux types de dynamogénies. Celle relative au « baigneur » passivement plongé dans les eaux fraîches en été, au sein des eaux les plus paisibles et les plus calmes (si joliment qualifiées de « dormantes »), « flottant » ainsi littéralement par ces propriétés d’allégement, comme en un bain de jouvence et de félicité ; baigneur d’ailleurs surpris et saisi, bouche ouverte comme béat en un bain amniotique. Et cette eau calme, émolliente et « maternante » à laquelle on peut, en effet, « s’assimiler » et que l’on fait mine curieusement d’avaler (fait observé, en 1935, par M. Mauss chez les nageurs de son temps) : « C’est le Lait » (Bachelard, 1942, p. 160). Assez proches de ces émotions, d’autres sujets embarqués restent sensibles aux plaisirs de ces bercements de la barque conçue, au Lac lamartinien, comme « berceau ». À l’opposé de cette passivité dans l’eau berçante se situent aujourd’hui tous les « crawleurs » qui font de la propulsion aquatique la plus rapide une fin et les « nageurs de combat », plus harnachés, adeptes des « descentes de rivières » ; ou même ces fous téméraires appréciant les eaux torrentielles (devenues « plus masculines ») comme dans la dynamogénie du rafting dangereux et de tous les kayakistes parcourant hardiment leurs tourbillons « tourmentés »). Et les eaux, en devenant plus « vives » ou « violentes » (particulièrement dans les maelströms océaniques), deviennent moins « maternantes » (pp. 20, 155), plus « méchantes ». Et changeant de sexe, elles deviennent plus « masculines » (p. 21).
15On sait par l’expérience incendiaire qu’à l’exact opposé des Eaux se situent les « Feux » (dont les feux solaires), ainsi que les flammes chaleureuses et réconfortantes du « foyer » de la maisonnée, en hiver jusqu’à celles – les plus vacillantes et si fragiles (comme une vie) – d’une « chandelle ». Ne sont évidemment pas évoqués par Bachelard les effets très discrets et ascendants de l’air par le soleil estival. S’en remettait-il de nouveau à M. Bouet pour les analyser en séminaire ? C’est probable, n’ayant lui-même aucune idée de ces « machines ludiques » qui permettent depuis quelque temps de fort habilement les exploiter.
16À partir de ses analyses de la société kabyle [6], Pierre Bourdieu a pu donner aux spéculations bachelardiennes sur les oppositions symboliques de l’Air et de l’Eau, du Sec et de l’Humide, du Lumineux et de l’Obscur, d’intéressantes correspondances ethnographiques, là, plus clairement sexuées. Nous furent livrées, en effet, dans Le sens pratique [7] quelques observations ethnologiques encore marquées par la force interprétative de l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss. C’est en dire la rigueur méthodologique. Mais ont pu jouer aussi dans ces recherches les vagues souvenirs de ses cours qu’avait suivis, en Sorbonne, le jeune normalien provincial de vingt ans, complétés par quelques lectures de Bachelard qui ont pu aussi y ressurgir. Aussi transporté, sans moyens, en Algérie donc devenu d’abord logiquement « ethnologue », ces souvenirs et ces cadres théoriques devaient se révéler parlants pour Bourdieu… Ainsi, le sociologue y observera, au cœur de cette société traditionnelle, non seulement les effets les plus évidents de la « division sexuelle du travail » mais nous livrera aussi très finement les jeux des corps et des gestes dans les espaces attribués aux deux « sexes » à l’extérieur et à l’intérieur de la maison ; divisant le travail agricole et le travail domestique et précisant la distribution des tâches et des rôles qui s’accompagne aussi du « marquage sexuel » des outils, instruments et ustensiles utilisés respectivement par les deux sexes dans cette même société. Est examinée aussi très finement la distribution sexuée de ces espaces domestiques de la maisonnée – les occupations spécifiées de ces moindres espaces et recoins vus, en quelque sorte, « de la cave au grenier » –, que le sociologue a peut-être transposés à partir de sa lecture de La poétique de l’espace, publié par Bachelard en 1957 [8].
17Tout ceci est bien illustré dans le « Schéma synoptique des oppositions pertinentes » (Bourdieu, 1980, p. 354) qui fait songer à un étayage ethnographique des considérations poétiques de Bachelard sur « l’Air » du dehors plus masculin et sur « l’Eau » plus féminine qui voit l’attribution de « l’espace extérieur ensoleillé » à l’homme, et réserve celui de « l’obscurité plus profonde et plus humide » de la maison à la femme. On y observera l’antinomie sexuée du « dehors lumineux et sec » masculin et du « dedans obscur et plus humide » – qu’on dirait quasiment « ventral » de la maisonnée – invariablement féminin. De même que l’attribution féminine des ustensiles de l’eau (récipients, pots, cruches…) et que l’espace réservé du puits ne peut que conforter. Il s’en dégage ainsi une opération structurante de « l’air sec du dehors ensoleillé » et de « l’humidité du dedans » dans l’opposition des sexes. Oppositions qui se produisaient jadis dans ces sociétés dites « archaïques » du pourtour méditerranéen où ces limites bien définies ne pouvaient alors être transgressées…
4 – Les deux sortes d’ailes pour brasser l’air des rêves et pour « bondir » ou pour « s’envoler »…
18Dans les mythologies occidentales on peut, en effet, distinguer deux sortes de représentations ailées selon les fonctions et symboliques différentes qui les inspirent : celles restant au sol greffées aux talons pour les courses rapides de bondissements, et celles fixées au dos des aventuriers pour les « vols planés » tout « en glissements » ascendants et libérateurs. Bachelard y consacre une partie importante de son livre.
19Quand s’impose la célérité aux messagers, c’est à la course à pied d’un coureur léger et inépuisable que l’on doit recourir ou bien à celle, plus rapide encore mais plus secouée, d’un bon cavalier… C’est donc par la force du « coup de jarret » ou par d’amples bondissements galopés que l’on doit se mobiliser dans l’urgence. C’est aussi une même forme de déplacement équipé sur le sol repris dans les contes pour enfants (C. Perrault, 1697 ; R.E. Raspe, 1785) grâce aux grandes bottes dérobées à quelque géant surpuissant permettant de parcourir pas moins de « Sept lieues » à chacune de ses enjambées… C’est là la distance maximale parcourue entre deux relais de poste dans la tradition messagère… C’est là aussi toutes les explications des ailes curieusement fixées par la mythologie aux talons de Mercure devenu messager des dieux et dieu des voyageurs mais figure restant clouée au sol toute tendue pour s’en arracher en bondissant…
20C’est dans un tout autre registre symbolique que se construit l’imaginaire des « Ailes de dos », telles celles d’Icare, inventées par un ingénieux architecte pour une fonction libératrice de son fils (l’évasion du « Labyrinthe »), mais qui peut pousser celui-ci à l’imprudence ou à la transgression tant ce dispositif artificiel reste sous la menace de la chute du fait du « feu solaire ». En tout cas, les ailes de dos sont des ailes de Vols et de « glissements » que l’on retrouve dans les mouvements planants ou ascendants des vols rêvés. Et ce sont des ailes icariennes qu’on retrouve, faut-il le rappeler, dans les figures des « cupidons », longtemps reproduites intactes dans le temps par ces « Amours-chasseurs » lanceurs de traits érotiques… Ainsi, dans tous les cas des songes de l’air et des vols oniriques, nous sommes bien dans le registre du « mouvement », des « glissements » et de l’« élan », du « vol aisé et plané », inspirant les sentiments de « liberté ascensionnelle exaltante ». Ce qui domine là, ce sont les mouvements lents d’un glissement ascendant continu… Aussi Bachelard consacre-t-il une importante partie de son livre aux rêves de vol des rêveurs, auxquels le poète C. Nodier a consacré de longs et riches poèmes romantiques. Il relève : « Ces impressions dynamiques de légèreté, le souvenir immense de l’état aérien où rien ne pèse, où tout nous élève et tout nous soulève ; force confiante qui va nous faire quitter la terre, montant vers le ciel, avec le vent ; avec un souffle porté par l’impression de bonheur ineffable » (in L’air et les songes, chapitre « Le rêve de vol », p. 43). Bachelard nous met en garde à son propos : « Si la psychanalyse souligne bien le caractère voluptueux du vol onirique » dans les plaisirs sensuels de la nuit, associés aux vols glissés, « elle n’en dit pas tout ». S’en dégage clairement l’opposition irréductible du Sol – exigeant l’effort athlétique du bondissement – et du Vol appelant de subtils appareillages pour glisser…
21En somme, en véritable « Homme de génie » joignant la sensibilité poétique à l’exigence scientifique d’objectivation, dialectisant raison imaginante et expérimentation pratique, créations imaginaires et gestes corporels dynamiques ou même laborieux, Gaston Bachelard a pu apparaître à certains de ses lecteurs admiratifs comme « le Diderot du XXe siècle » [9]. Après avoir tenté ici d’inciter à sa lecture et donc d’aller y voir de plus près en poétique et dynamogénie de l’Air, et révérence très modestement rendue envers le Grand Maître, on s’en est un peu témérairement inspiré en empruntant quelques-uns de ses chemins et sentiers très peu battus.
5 – Du « Grand air » au « Plein air »
22S’est-on jamais demandé ce qui faisait notre appétence pour les « Sports de l’Air », qu’il soit « Grand » ou « Plein », « alpin » ou « marin », « calme » ou « vigoureux » ? Quand et pourquoi cette soif d’air – dûment qualifiée – se révèle-t-elle si irrépressible qu’on peut s’y engager parfois à « corps perdu » ? Dans nos discussions très libres et toujours heuristiques avec lui, Georges Canguilhem qui fut le disciple assumé de Bachelard (dont il a transposé les exigences épistémologiques dans son histoire des sciences biologiques) nous avait invités à creuser dans notre propre langage ordinaire et à interroger la terminologie de notre Corps professionnel sur les différents qualificatifs qu’on associe volontiers à « l’Air » dans son Histoire (« Bol d’air », « Grand air », « Plein air », « Pleine nature »…) afin d’en rechercher les significations connotatives (éminemment changeantes) et pour apprécier les nuances recouvrant ces « attributions » en relation avec différents contextes culturels ou scientifiques identifiables dans les moments mêmes où elles furent reformulées.
23« Le bol d’air » de nos anciens « centres aérés » introduisait (avec une curieuse parcimonie dans sa délivrance aux enfants du peuple concernés), les vertus supposées de ce « traitement » respiratoire par « l’air pur » des hygiénistes grâce à ces très provisoires vacances hors les villes pour tenter de les préserver, après la Seconde Guerre mondiale, contre le retour de la plus endémique des maladies infectieuses du temps…
24Précédemment, c’est avec le succès de la revue illustrée La Vie au grand air (1898) que le titre retenu par Pierre Lafitte, son fondateur, va s’inscrire d’abord avec une connotation de « chic » dans le langage courant. Cette nouvelle presse coûteuse – frappante par l’importance de son imagerie photographique – accompagne le développement en France de ces loisirs bourgeois et aristocratiques, dits « sportifs » à la mode anglaise. Ce sont de nouveaux pratiquants qui « sortent » ainsi des grandes villes avec la diffusion des sports de l’eau, du canotage, du vélo et de la randonnée, conjointement à la vogue de l’alpinisme, du yachting et de l’aérostation : sports plus lointains, plus équipés et surtout plus « engagés » de la bourgeoisie cultivée. En caractérisant toutes ces activités sportives qui prennent d’abord de grands espaces extérieurs des grandes villes comme nouveaux cadres d’exercices, les deux grands bois parisiens, redéfinis par le baron Haussmann sous le Second Empire (à l’imitation de Londres) ainsi que les « parcs et jardins » de la capitale (dont Alphand, son collaborateur, préserve jalousement les fonctions et les usages) vont servir progressivement de cadres à ces nouveaux sportifs. Ceci est novateur parce qu’il y eut en France depuis le XVIIe siècle une certaine sélection des activités de jeux et des loisirs légitimes (qu’a considérablement enrichie la « sporting-life » anglaise au XVIIIe). C’est en effet sous l’influence culturelle de la Société de cour très pointilleuse sur la surveillance in situ de sa noblesse, que s’était opéré un certain confinement des activités d’extérieur, déjà préférées des Anglais. Ainsi, le « golf » joué outre-Manche à travers la campagne s’est-il transformé, sous l’influence de l’étiquette versaillaise, en « billard de salon » et en « croquet de jardin » ; et le « jeu de longue paume » (très anciennement joué à l’extérieur) s’est progressivement confiné en « jeu de courte paume » pratiqué en salle…
25Mais c’est surtout à la fin du XIXe siècle que s’opère en France ce profond renouvellement symbolique de l’ensemble du système des pratiques autochtones restées jusque-là à dominante gymnastique et de sports de salle (comme l’escrime) et qui, subitement, s’évadent à l’air puis en l’air. Ce retour de l’influence anglaise pour l’« outdoor » va stimuler le mouvement général de lutte contre tous les confinements urbains (« scolaires », « gymniques ») avec cette évolution culturelle des loisirs sportifs de la jeunesse masculine pleinement soutenue par les hygiénistes avec la révolution pastorienne.
6 – L’invention du « Plein air ». Quelques effets culturels d’une révolution scientifique : la « physiologie de la respiration »
26En remplaçant dans notre terminologie le « Grand air » par le « Plein air », se déplace l’attention du seul cadre spatial des activités des « athlètes » parisiens aspirant à ces espaces urbains plus larges et plus « libres » d’exercices, vers l’idée de la plénitude des ressources physiologiques et des bienfaits vitaux et énergétiques que ce « Grand air » peut jouer chez les sujets qui s’y exercent. Le maximum d’« énergie acquise » ou de « capacité vitale » est accrue lorsque « la santé » n’est plus réduite à ce simple équilibre homéostatique des fonctions « de la vie dans le silence des organes » (Leriche, 1935), mais est revue à travers le potentiel de dépassement de toutes nos capacités organiques par l’adaptation à des conditions inhabituelles de vie et d’existence. Quantité d’exercices confinant à l’exploit (records en athlétisme, survies en altitudes, en profondeurs, au froid intense, expériences d’exténuation…) montrent cette possibilité d’adaptation et inquiètent d’abord les cliniciens qui sont alors tous portés à la mesure et à la modération. Or la réalisation d’exploits d’alpinisme en haute montagne et ceux plus stupéfiants encore de l’aérostation liés au progrès technique (record d’altitude atteinte à près de 8 000 mètres par un ballon à gaz) qui, se soldant par trois accidents mortels et un unique survivant (Gaston Tissandier) de l’aventure du ballon « Le Zénith » (en 1875), frappent les esprits, posent des questions aux chercheurs et changent significativement les points de vue.
27Le « Plein air » devenu plus explicitement « respiratoire » va se substituer au « Grand air », plus « chic », « anglomane » et « suburbain ». En effet, en confrontant les organismes de sujets professionnels entraînés ou d’amateurs « volontaires » à la raréfaction de l’air et à une baisse de la pression atmosphérique, ces activités d’alpinisme et d’aérostation – très inhabituelles et jugées dangereuses dans certaines de leurs formes – vont jouer un rôle essentiel dans les progrès de la « physiologie de la respiration ». C’est à partir d’expériences en caissons hypo- et hyperbares (Paul Bert, 1878) que s’opère une véritable révolution (quoiqu’inaperçue) en bio-physiologie humaine. Ce sont les effets bouleversants des travaux de cet ingénieux et audacieux expérimentateur amenant à prendre en quelque sorte à rebours des découvertes du « milieu intérieur » et de ses « régulations » par lesquelles Claude Bernard, son maître, a montré comment les organismes peuvent se rendre relativement indépendants des milieux dans lesquels ils vivent. Là, a contrario, sont testées les capacités d’adaptation de ces organismes à des conditions totalement différentes et même « extrêmes » de vie et de travail (des ouvriers en cloche à plongeur) et aussi à des conditions inédites d’« exploits sportifs » (des alpinistes et des aérostiers, puis des plongeurs). D’autres médecins, observateurs intrigués par ces audaces intellectuelles des chercheurs, mais dépourvus de laboratoires, vont engager de plus modestes « observations » portant dans cette même veine, en testant sur les étonnantes « capacités » de certains sujets d’élite… Ainsi, les « observations » du Dr P. Tissié en Gironde « sur un record vélocipédique » très soutenu, puis celles d’épreuves – un rien intempestives – d’exténuation imposées à des guides pyrénéens en haute montagne… Et après avoir été empiriquement ou plus savamment expérimentés, ces exploits réalisés par ces premiers « sportifs de l’extrême », ces qualités d’adaptation organique surprenantes, ainsi mises en évidence pratique, vont être bientôt explicitement rapportées au projet d’accroissement de nos potentialités « industrieuses » (de E.-J. Marey, vers 1890, à J.-P. Langlois, en 1920). Alors ce « Plein air » (qu’on pourrait dire désormais plus « adaptatif », « hautement performatif » et « respiratoire ») porte à suivre plus attentivement les progrès physiologiques des athlètes entraînés sous l’effet des exercices intensifs de « souffle » et de « fond », ou bien de sujets professionnels placés en altitude, en plongée ou en caissons.
28En bref, ceci déplace le regard du volume d’un « contenant » pulmonaire (que la mesure d’un périmètre thoracique suffisait naguère pour supputer « l’endurance » d’un conscrit) vers la qualité souveraine d’un « contenu », par ses vertus d’« oxygénation » du sang par l’air sous pression et sur tout l’organisme centré désormais sur de subtils échanges biochimiques. Les premières expérimentations réalisées au CNAM sur « la physiologie du travail humain » (J. Amar, J.-P. Langlois, 1920) vont enclencher la définition de notre « métabolisme basal » personnel… Ainsi ce souci de définition d’un potentiel énergétique calculable est-il lié au progrès de ces connaissances physiologiques sur les effets « bénéfiques » de l’adaptation à des changements de conditions de vie ou d’existence autant qu’à la volonté explicite d’accroître la capacité endurante de l’homme au « travail soutenu » (J. Marey puis J.-P. Langlois). C’est tout légitimement que vont s’opérer, autour de 1927, le déplacement du « Grand air » au « Plein » alvéolaire et la création des IREPS au sein des facultés de médecine qui peuvent prendre le contrôle de la formation des professeurs d’éducation physique, précisément confiée à ces médecins expérimentateurs de la respiration et du travail [10].
29Puis viennent les activités « hors limites » et « hors normes » d’experts : coureurs de fond d’exception ou sujets « acclimatés » en haute montagne ou au froid intense des pôles, tous ces exploits téméraires de la jeunesse masculine s’offrent plus nombreux aux chercheurs étonnés par de nouveaux sujets de réflexions devenus désormais objets d’expériences. Et Angelo Mosso, le célèbre physiologiste italien (inventeur de l’ergographe), parvient à faire construire à plus de 3 400 mètres d’altitude un laboratoire permanent de recherches physiologiques dans les Alpes turinoises, pour y étudier les comportements d’adaptation des alpinistes et des skieurs transalpins au travail intensif, soumis à l’air raréfié et au froid le plus intense.
30C’est dire la force culturelle qu’ont exercée pendant un siècle ces paradigmes respiratoires de la performance sur l’ensemble d’un corps professionnel d’éducateurs évoqué en introduction…
7 – Un ultime élargissement contemporain : les nouveaux attraits de la « Pleine nature »
31Avec sa formidable poussée démographique après les années 1960, le corps professionnel de l’éducation physique change de nature, gagne en autonomie et tend à se dégager de la tutelle médicale. Forts du courant hébertiste – prônant la « Méthode naturelle » –, ses pédagogues et ses normaliens s’ouvrent bientôt à la sensibilité écologique. Les « sports de plein air » vont devenir, jusque dans leurs textes officiels, les « activités de Pleine nature » (1967). Ceci ne représente nullement l’abandon de l’air « respiré », aux bienfaits vivifiants (ni même comme « élément » imaginaire de liberté), mais « l’air » et les vents deviennent composantes dans une toute nouvelle configuration culturelle dans laquelle tous les « éléments » de la cosmogonie bachelardienne – la Terre (géographique ou géologique) et les Eaux vives, torrentielles ou océaniques, les Feux solaires, lumineux et thermiques, comme l’Air vivifiant et roboratif – sont subitement intégrés, éveillant de nouvelles sensibilités et ouvrant l’éventail des émotions comme autant d’objets de découvertes et sources de plaisirs. S’ouvre l’ère des « loisirs ».
32Par l’exceptionnelle richesse de ses gisements et de ses paysages (importance de ses massifs alpins et forestiers, de ses bassins fluviaux et torrentiels, de sa double façade littorale et océanique, de la richesse de ses sous-sols spéléologiques et de la variété de ses climats…), la France apparaît plus clairement aux autochtones puis aux étrangers comme un véritable « pays de cocagne » pour le développement de tous ces types d’activités de loisirs au plein air. C’est dans toute sa géographie qu’elles vont très largement s’y diffuser en se diversifiant, dotées des appareillages qui conviennent, lancées de préférence en été et par « monts et par vaux ». Dans ces activités de « Pleine nature » plus variées et « écologisées », qui s’ouvrent sur un espace géographique sans cesse élargi par la création de nouveaux véhicules (dont le « parapente »), naissent de nouvelles émotions esthétiques plus variées, exigeantes et colorées, des Pleins ciels bleus, ponctués des blancs cumulus de l’été, de vallées plus verdoyantes, de soleil plus lumineux ou ardents, de brises littorales plus attendues, que s’affinent de nouvelles mobilités et que se lèvent quelques contraintes…
8 – L’invention des « sports de glisse » : vecteurs imaginaires d’évasions, renouvellement écologique des gestes sportifs ou nouveaux « styles de vie » pour cadres cultivés ?
33Les éditions Fayard ont publié, en 1982, un ouvrage d’Yves Bessas sous le simple titre La glisse. Ayant trouvé un certain écho auprès du public, le livre est aussitôt réédité dès 1984. Ce passionné de surf rompant, en 1974, les amarres d’études hésitantes de pharmacie, ainsi qu’avec des prescriptions paternelles et des contraintes familiales, l’auteur y relate l’arrachement de son milieu social d’origine à travers son parcours planétaire en quête des meilleurs spots de surf. Ce voyage présenté en forme de rite d’initiation est associé à une rupture avec ses anciens modes de vie (vie saine au plein air, régime alimentaire diététique, plus écologique, en autonomie, en quasi-autarcie, associée à une liberté totale de mouvement…). En bref, c’est une vie nouvelle libérée des contraintes ordinaires et de toutes tutelles, en tout point conforme aux canons voyageurs et aventureux de la jeunesse étudiante après 1968. « Surf », « skate », « planche à voile », « ailes volantes », etc. Tous ces appareillages glisseurs nés en Californie sont aussitôt assemblés en une seule et même philosophie : celle des « sports de glisse » soutenant la réalisation de films d’experts de ces activités impressionnantes, saisis en pleine action, dans des « paysages de rêve », en vue de l’organisation de « Nuits de la glisse » rémunératrices. À l’instar de Bessas, on trouve des lecteurs privilégiés du Catalogue des ressources [11] qui recense, en trois tomes, la plupart des ressources et techniques originales disponibles pour ces diverses vies en autarcie… Connue en France comme la véritable bible pratique de la « contre-culture », on a pu relever qu’elle contient dans son tome 3 (Santé, sexualité, psychisme, expansion de la conscience) une rubrique « Vie saine, activités physiques » introduite par une vigoureuse critique des sports et de l’éducation physique de la tradition (confiée à J.-M. Brohm) et elle recommande à ses lecteurs de s’essayer au vol libre, « qui offre la possibilité de réaliser d’enivrantes balades en l’air dans les ascendances ». Pour Y. Bessas, ces activités au gré de ses vagabondages, de découvertes et de rencontres se constituent comme un nouveau « style de vie » pleinement assumé : un « retour à la nature », « glissé » « dans un Grand Voyage » (sic) qui comprend maintes révélations. « La glisse est la clé de l’énergie. Elle est la danse avec les quatre éléments. En captant les forces marines, éoliennes, telluriques, solaires, nous nous métamorphosons dans un état de transe qui est communion avec un Grand Tout » (p. 8). Nouvel art de vivre socialement exemplaire… Mais ce catalogue des ressources glissées rappelle ces conduites sociales marginales alors plus nombreuses identifiées par les sociologues lors de ces temps de crise économique redoublée (lors des deux chocs pétroliers de 1974 et 1978) et que certains théoriciens ont pu qualifier de « rêves de vol social » (P. Bourdieu).
34Or, dans le même temps mais sur un mode plus scientifique, technologique et prospectif – un Grand Cadre moderne –, Joël de Rosnay s’est posé, lui aussi, en promoteur de ces nouveaux sports, d’origine américaine, qu’il qualifie d’« éco-sports ». Il s’agit là, à l’inverse, d’un acteur socialement bien établi, à fort capital culturel à dominante technologique et scientifique. Docteur ès sciences et chercheur dans la prospective des technologies, cet ancien enseignant au M.I.T. de Boston aux États-Unis, prendra, en France, la direction des applications de la recherche dans un grand institut scientifique français. Il est lui aussi un surfeur passionné depuis son initiation par des experts en Californie où cette activité faisait alors florès (observée par Edgar Morin dès les années 1960). J. de Rosnay dégage la genèse de ces nouvelles activités de loisirs à partir du modèle initial du surf californien lors de la livraison, en mai 1977, d’un article inaugural et marquant dans la revue Vogue-Homme. Puis il souligne l’originalité et l’intérêt culturel de cette généalogie de pratiques dans un entretien accordé à la revue Éducation physique et sport [12] en 1984, où il pose « ces sports qui montent » comme une réaction très affirmée contre les sports compétitifs d’équipe de la tradition, péjorativement qualifiés de « sports-guerre » (sic) :
« Les sports d’équipe sont en quelque sorte des “sports-guerre” dans lesquels une équipe attaque l’autre ; où l’on parle en termes de stratégie, de batailles et de conquêtes, d’attaques et de défense… Et à côté d’eux on voit monter des sports individuels où l’opposition [ne s’exerce plus contre un adversaire mais] contre soi-même et avec les éléments ; typique de ces éco-sports qui utilisent la vague de ressac, la pente enneigée, le vent, les ascendances et les déclivités… Et ce qui passionne dans ces sports nouveaux c’est que l’on est seul face à la nature et vis-à-vis de son énergie que l’on essaie de capter avec une machine adaptée à cette fonction. [Et parce] qu’on y est à la fois hauban, contrepoids et gouvernail on est complètement intégré de manière cybernétique avec cette machine. Et l’information servant à guider cette machine permet de jouer avec elle et en même temps de dominer l’élément [13]. »
36Cet extrait révèle assez clairement les goûts personnels de l’auteur en faveur des nouveaux « éco-sports californiens ». Le langage « high-tech » et le modèle cybernétique adoptés pour les caractériser veut promouvoir ces goûts nouveaux auprès d’une certaine gentry sociale parmi la plus ingénieuse…Il y a dans le discours de l’auteur la combinaison inédite de deux cultures jusque-là historiquement opposées entre « technologie » et « écologie », liaison déjà esquissée en Californie et qui fera son chemin.
37Dans ses essais de légitimation de ses nouveaux modèles de vie et de pratiques appelant de vastes et constants déplacements, Y. Bessas trahit un certain « flottement » (relativement malheureux) dans « l’espace social ». Tandis que, de son côté, fort d’un positionnement personnel de « décideur », donc assez haut placé dans cet espace social, J. de Rosnay exprime ses goûts et options selon une métaphore politique évidente. En effet, en ces zones supérieures de l’espace social, toujours hiérarchisé et classant mais qui se veulent exemptes de « la lutte des classes », demeurent toutefois des luttes de « positions » et de prévalences… L’adoption des nouvelles activités de loisirs, parmi les plus emblématiques du style de vie américain, représente un avantage technologique et écologique. Ainsi nous est-il apparu qu’Y. Bessas et J. de Rosnay occupaient les deux pôles extrêmes dans l’espace du recrutement social de ces « éco-sports de glisse » et pouvaient nous servir de modèle dans l’interprétation de la structure du recrutement de chacun d’eux – dont celui des « libéristes » – et dans la différence irréductible de leurs modalités de pratiques…
9 – L’origine californienne de « machines ludiques pilotées », véritablement « asservies » aux corps et quasiment cybernétisées…
38Dans le monde culturel très particulier de « l’Ouest américain » que l’on sait très réactif par rapport à l’Est des États-Unis, parangon de l’industrie lourde et « gravement polluante », s’ouvre une région californienne ensoleillée, patrie du cinéma, où apparaissent ces foyers culturels des progrès de l’industrie immatérielle et « high-tech » de la Silicon Valley. Une révolution homologue apparaît dans les modes de vie et les loisirs de ses habitants, substituant, en tous domaines, aux gestuels de force et d’énergie dominants, les gestuels les plus fins de régulation et de contrôle du corps (comme la conduite d’un surf dans sa vague par le surfeur). Les sports de loisirs actifs adoptés n’échappent pas à ces nouvelles formes culturelles faites de transgression des habitudes, d’invention d’appareillages et de détournement d’objets techniques, structurés par les modèles informationnels et de gouverne cybernétique.
39Toujours soumis à la plus régulière des brises de mer, tout au long de ces bords de mer ensoleillés, on assiste, par exemple, au détournement de l’Aile de l’ingénieur Rogallo – directement sortie des cartons de la NASA – à des fins de vols planés enivrants grâce à ces « ailes » ingénieusement bricolées. Ces « machines volantes » offrent à leurs utilisateurs l’expérience de la mobilité acrobatique et vertigineuse au moindre coût énergétique grâce à l’exploitation de quelque énergie extérieure (la vague de ressac, la brise, le vent, la pente des collines, la déclivité des rues). Devenus « lest mobile et intelligent » dans un vrai prolongement « machinique » du corps extériorisant ses énergies, ils sont désormais promus « pilotes ». En inventant de nouveaux espaces de jeux et milieux d’évolutions s’éprouvent ainsi de nouvelles sensations… On a pu remarquer que dans les pilotages enivrants de ces machines (qui n’ont jamais été utilitaires), on oscille toujours entre deux limites extrêmes au-delà desquelles ce peut être l’embardée, le plongeon sans conséquences ou la chute mortelle. Ainsi, surf, skate, delta, kayak, moutain-bike, kitesurf, etc., offrent-ils en permanence les sensations enivrantes de ces « déséquilibres rattrapés ». Au point qu’on les a parfois qualifiés de « sports de catastrophe » (sic). Le développement de l’escalade libre sans assurance en grandes falaises et l’invention, en ce même milieu de culture, d’un tout nouveau catamaran (dit « hobby-cat ») dont le dessin des flotteurs a précisément pour fonction d’accroître encore plus l’instabilité de l’embarcation montrent assez cette logique du plaisir des jeux risqués de catastrophes… Il n’est pas sans intérêt d’observer que ces sports de vitesse et de vertige (l’« ilinx » de R. Caillois) se sont multipliés ici aux temps inquiétants de la guerre au Vietnam (1965) en ces régions toujours vaguement menacées par quelque catastrophe tellurique…
10 – Esquisse d’une sociologie des sports aériens. L’exemple du vol libre français dans « le système des sports » en 1975-1985
40Appuyée sur la théorie de « l’espace des positions sociales » (de P. Bourdieu et M. de Saint Martin, 1975) et sur le concept d’« habitus » (comme « disposition corpo-culturelle » socialement déterminée) fut formulée l’hypothèse de l’existence d’une distribution sociale des pratiques sportives dans la société française (1981), « structure » relativement stable dans le temps qui restait à préciser. En découlait le projet de construire le « système des sports » superposé à cet espace des positions sociales, en fonction des rapports de régularités statistiques, espace différencié des goûts sportifs en fonction des propriétés socio-culturelles des agents qui les adoptent et qui s’y fixent. Un projet de recherche, d’ampleur nationale, fut donc formulé à l’INSEP sous l’intitulé : « Pratiques sportives et demandes sociales ; étude comparée de quatre types de pratiques antinomiques et de leurs publics : rugby, athlétisme, expression corporelle et vol libre ». Ce projet a été soumis aux chercheurs du Centre de sociologie européenne de l’EHESS de Paris, puis financé par le Commissariat général du Plan (en 1978). On était ici à la recherche de quelques schèmes corporels et culturels « générateurs de pratiques » inspirés des divers « usages sociaux du corps » déjà identifiés par la sociologie de L. Boltanski, en 1971, de nature à reconstituer l’ensemble de cet « espace des sports » national. Avaient été ainsi collectivement formulés quatre types de « dispositions » suffisamment larges pour s’articuler avec la culture corporelle de groupes sociaux bien identifiés et suffisamment antinomiques pour se distribuer très largement sur cet « espace social » différencié, hiérarchisé et classant de Bourdieu. Furent d’abord relevés et redéfinis trois types d’investissements corporels distincts déjà présents dans les pratiques sportives du temps :
- la « Force » combative prise en ses formes collectives et ses affrontements « perforants » les plus âpres, « au corps à corps » direct ;
- l’« Énergie » qualifiant la mobilisation d’un tout autre type de ressource individuelle, dite d’« effort endurant », apprécié lorsqu’il est réputé inépuisable, en ses formes athlétiques courues les plus longues, marquant à la fois la résistance organique des coureurs (ou des cyclistes) et leurs vertus de persévérance dans l’exercice d’une tâche répétitive sinon ingrate ;
- enfin la « Grâce » esthétisante, toujours socialement estimée, de mouvements formels (gymniques, acrobatiques, dansés, patinés…) plus ou moins chorégraphiés par leurs « acteurs » associés au spectacle de leur propre aisance.
41Mais cette triangulation (déclinée des observations de Boltanski sur les « usages sociaux du corps ») se révélait insuffisante pour assurer la couverture complète du « système des sports » de la tradition britannique, dans le moment même (1975) où on le voyait manifestement s’enrichir sinon « se transformer ». Nous étions donc à la recherche d’un nouveau « schème » qualifiant ces types d’investissement corporel résolument antinomique des trois précédents. On l’a appelé faute de mieux, les « Réflexes » comme modèle de ces « gestes de pilotage » où s’exercent à la fois la rapidité de la réponse motrice et l’adéquation des choix décisionnels, assurant la gouverne de ces tout nouveaux véhicules et la sauvegarde de leurs pilotes. Au-delà des ski, surf, yachting à voile et vol à voile qui les préfiguraient, nous voulions saisir ces types nouveaux d’activités exogènes (dites « de glisse » ou « éco-sportives » ou « californiennes ») de guidage d’appareillages « écologiques » permettant les mouvements volants ou glissés, de vitesse et de vertige, où s’exercent ces gestes raffinés de contrôle et de gouverne des pilotages sans effort…
42On voit là combien, dans la démarche de formulation des hypothèses aspirant à la validation par l’enquête et la statistique, s’intégraient déjà les plus purs produits de « l’imagination productive » et que furent d’emblée investies, dans la théorie, les symboliques des gestes et les imaginaires des corps, sinon des « vertus » et des qualités humaines passant au plus près de ces corps…
43Furent ainsi réparties et lancées les quatre enquêtes sur les quatre sports différents retenus, pris au même moment de l’Histoire, donc d’emblée inscrits dans une perspective relationnelle et comparative. On peut imaginer que seules l’ampleur macrosociologique du projet et la portée « nationale » de la démarche permettaient alors le financement, en France, de cette enquête spécifique sur un sport aérien, en 1979. Ce fut en effet, à ma connaissance, la première et la seule du genre.
44Les questionnaires d’enquête furent encartés en cahier détachable dans la principale revue spécialisée (Vol Libre Magazine) et distribués sur un ensemble de sites de vols répertoriés en France (dont celui de Grenoble-Saint-Hilaire lors des championnats du monde). Ils comprenaient outre les variables signalétiques classiques (d’âges et de sexes, de professions et de niveaux de diplômes…) des précisions sur les modalités et lieux de pratiques habituels (sites préférés ou testés, distance à la résidence, types et marques d’appareillage détenu, activités associées telles les lectures, type d’accompagnement ou d’encadrement…) ; des questions aussi de postures idéologiques à l’égard des sports en général ; des autres sports pratiqués et des rejets sportifs personnels ; d’opinions à l’égard de la compétition en vol libre, de sa professionnalisation et de sa fédération naissante ; enfin, des précisions sur les modes d’entrées (ses modes d’apprentissage), l’ancienneté dans l’activité, l’estimation de son niveau technique par le libériste, de son nombre total de grands vols réalisés, des conditions optimales de pratique, une évaluation du nombre d’accidents et/ou des types de blessures relevés, la détention ou non du Brevet de pilote, de diplômes de monitorats, etc.
45Le traitement statistique des données d’enquête sur les 500 questionnaires recueillis (sur les 3 000 pratiquants-licenciés recensés en 1979) a été réalisé par « analyse factorielle des correspondances ». L’espace factoriel obtenu donnant le plan principal à deux dimensions (voir « Les cultures sportives », pp. 63-68) fait très clairement apparaître les trois vagues successives des pratiquants, s’échelonnant de 1974 à 1979, définissant à la fois l’ancienneté croissante dans l’activité, l’accroissement corrélatif du niveau de performances du pilote objectivé par le nombre de grands vols réalisés, les records en gains d’altitude ou de distance parcourue et, plus généralement, les différentes modalités de pratiques (modes, sites, conditions, sensations…).
46Furent ainsi identifiées trois principales modalités de pratique synthétisant plusieurs de ces variables :
- Les « vols planés » en autonomie, modestes « parachutages » déjà exaltants mais prudents des néophytes (comptant autour de 25-30 « grands vols » au moment du sondage), à partir d’un site familier et rassurant, mais d’ordinaire éloigné des lieux de résidence citadine. On y utilise un appareil emprunté au club ou acheté d’occasion (souvent de marque Danis) pour des vols planés réalisés de préférence « dans un air calme, sur un beau site, par beau temps » (sic).
- Les vols dits de « soaring », plus techniques et plus « engagés » (à l’aide d’appareils plus évolués et plus coûteux) exploitant surtout les « dynamiques de pente », par vents forts, battant des falaises, souvent en bords de mer, parcourues « en va-et-vient », dans le but principal de rester longtemps en l’air. La vertu courageuse d’« engagement » dans cette recherche coûte que coûte de la durée du vol s’exprime assez bien, à la fois, dans l’expression métaphorique diffusée par ses spécialistes : « gratter à mort », dans des « soarings de pentes » (sic) et dans le nombre plus important d’accidents et de blessures relevés dans cette même modalité. On aspire à se professionnaliser dans l’activité et la recherche assez fébrile de nouveaux sites verse parfois dans les vols en sites déconseillés ou interdits…
- Enfin, les vols de longues distances des « spiraleurs » ; performances de pilotage variées exploitant, en été, les ascendances thermiques et destinées, à l’instar des vélivoles, à parcourir de la distance. Ces essais ou « exploits » appuyés sur une importante « science » aérologique et météorologique se font à l’aide des ailes importées de fabrication américaine parmi les plus coûteuses et sophistiquées. C’est une modalité qui se pratique surtout à partir des sites de l’arrière-pays méditerranéen assurés de « beau temps » par leurs résidents anciens ou récents. Ces pilotes (de plus de cinq ans d’ancienneté en 1979) transfuges d’autres sports (surtout du ski) attestent des compétences techniques maximales d’une élite de compétiteurs, pour beaucoup déjà professionnalisée, et marquant une certaine réticence à l’égard de l’enquête.
47Cet « espace factoriel » du vol libre français, publié en 1995 [14], permettant de superposer la structure des modalités de pratiques (assorties des consommations spécifiques et associées) avec la structure du recrutement social de ses pratiquants (précisant leurs propriétés sociales et culturelles), a permis de conceptualiser ce qu’on a nommé « les structures socio-praxiques » des sports aussitôt élargies à la planche à voile, au nautisme à voile, à l’escalade et à l’alpinisme chamoniard, mais aussi aux principales variantes pertinentes de l’expression corporelle, le tout pouvant servir de base à un marketing renouvelé de ces activités appareillées et coûteuses.
48Mais on peut y déceler aussi les différences des sujets dans leurs rapports à la qualité des airs préférés et imaginés de ces adeptes, dans chacune des trois modalités identifiées… Des airs calmes et paisibles de fin d’après-midi prolongés jusqu’à ceux, presque « dormants », des « restitutions » du soir, contre les Airs puissants, détournés de ces vents « contrariés » des déflexions sur des pentes abruptes et vertigineuses (où l’on moque les « parachuteux »). Enfin, les Airs thermiques, turbulents ou « tourmentés » sous l’effet du soleil mais exploitables en parcours aventureux dans ces vastes Ciels lumineux et nuageux, bleus et blancs, élégamment travaillés en spirales dans les ascendances thermiques finement détectées sous certains cumulus…
49Ainsi, chaque modalité de pratique semble avoir eu d’abord sa propre qualité symbolique de l’Air. L’approche de la culture livresque de chacune de ces catégories d’adeptes devait permettre de la préciser.
50C’est un monde très majoritairement masculin, composé de jeunes adultes où dominent, pour les plus anciens dans l’activité, des professionnels partiellement reconvertis de la montagne et de la mer : des moniteurs d’État de ski et de voile aspirant à accroître par la pratique du monitorat et/ou celle des « baptêmes de l’air » en station, ces activités saisonnières faiblement rémunératrices.
51C’est, avec le temps, la production d’un public composite, mais cultivé et bien diplômé, doté de ressources économiques satisfaisantes qui exige le coût d’achat important des appareils et accastillages ainsi que les coûts de déplacements et de séjours pour les citadins les plus éloignés des sites. La grande fréquence très significative des baccalauréats s’accorde avec les investissements intellectuels nécessaires à l’activité même, à travers les connaissances aérologiques et météorologiques, comme celles des principes de fonctionnement et de perfectionnement des appareillages, jugées nécessaires ou « vitales ». Elles sont immédiatement appréciées et intégrées comme objet d’échanges au sein de petits groupes de pairs. Dans les deux dernières vagues de pratiquants (1978) apparaissent les diplômes supérieurs et les étudiants des grandes écoles. Ils sont à l’origine de la théorisation et de la diffusion de ces connaissances à travers la publication d’ouvrages sur le vol libre. Ancien élève de Normale Sup et hyperdiplômé, Hubert Aupetit parvient à publier, de 1983 à 1990, pas moins de sept ouvrages sur le vol libre, à rédiger des articles techniques et ingénieux destinés aux revues illustrées et attractives suscitant des vocations de photographes capables de saisir des vues imprenables, en plein vol et, enfin, il participe à la réalisation de « catalogues de sites ».
52Dans l’ensemble du recrutement du vol libre de 1979-1980, on relève une très intéressante surreprésentation d’ingénieurs et de techniciens. Preuve que, dans la production des goûts pour ces types d’activités qui reposent précisément sur un rapport raffiné au monde des objets techniques, s’investissent des compétences culturelles assez bien ajustées. C’est un phénomène que J. de Rosnay avait bien perçu dans ses remarques sur les premiers adeptes des « éco-sports » dont il fut lui-même le promoteur.
53Sont présents parmi les compétiteurs émérites et les moniteurs du vol libre, des lecteurs assidus du Catalogue des ressources, donc des agents qui inscrivent leur activité dans la « contre-culture » des mouvements étudiants après 1968. Ceux-là présentent de nombreux indices de résistance à notre enquête, exprimant une forte défiance à toute contrainte jugée « bureaucratique » et à l’égard de ces « recherches » dénoncées comme intrusives dans ces modes de vie marginaux qui font « de la marginalité une valeur centrale », que l’on pouvait situer dans le droit fil de la philosophie associée à « la glisse » par Y. Bessas… Ainsi interrogé sur un site d’atterrissage du Grésivaudan où il venait d’exécuter en vol de très impressionnants wing-overs (figures acrobatiques réputées très risquées, de balancements les plus extrêmes aux limites de la « catastrophe » mais à chaque instant élégamment rattrapées) un ami du cru, souhaitant visiblement écourter notre entretien d’enquête, encore en état d’exaltation, s’avise de me dire : « Si tu veux le savoir, le vol libre c’est l’anti-foot ! » Doté d’un sens pratique particulièrement développé produit par une très grande et très ancienne familiarité avec l’ensemble du milieu libériste français, il rejoignait ainsi, sans la connaître, la lutte engagée, par ailleurs, par J. de Rosnay contre ces mêmes « sports-guerres » de la tradition britannique. Là, très visiblement, s’expriment des goûts sportifs tranchés et de subtiles luttes de prévalences dont on a recherché les enjeux…
54On voit déjà que le « vol libre » d’origine californienne et non pas britannique (comme ces âpres affrontements collectifs du rugby) prend clairement la meilleure part de son sens dans ces rapports de relations, de positions et d’oppositions qu’il entretient avec tous les autres « possibles stylistiques » que les sports offrent aux corps, à un moment donné de l’Histoire. Il n’est pas sans intérêt de formuler l’hypothèse de l’existence d’un système symbolique dans lequel les matières et les éléments de la Terre et de l’Air jouent pleinement parce qu’ils sont précisément situés aux deux pôles les plus opposés d’un système symbolique et sportif. Nous avons, chemin faisant, sur les sentiers peu fréquentés de la dynamogénie des « matières » et des « éléments » de Bachelard, remarqué que dans l’opposition de leurs consistances et donc de leurs dynamogénies respectives, ce sont la Terre et l’Air et aussi celles du Sol et du Vol auxquelles le rugby et le vol libre renvoient respectivement en oppositions techniques et symboliques les plus franches…
55On peut, pour l’illustrer, relater le récit assez malheureux de ce célèbre talonneur du rugby auquel il fut amicalement proposé de vivre, en marge du championnat du monde de Grenoble, l’expérience d’un vol gracieux en biplace par moniteur patenté ; fier sportif de la tradition combative, il n’a pas pu se défausser. Voici donc un rugbyman de haute compétition, spécialiste de la mêlée, représentant, par excellence, cette épreuve collective de la force « perforante » la plus pure, s’exerçant sur ses terrains ou « gadoues » d’élection de la « Terre de la volonté » et la travaillant en fait en ses lieux les plus « souterrains ». Ici, les très subtils jeux des appuis au sol de ses fiers spécialistes sont, en effet, paradoxalement soumis à une âpre lutte pour le dessous contre les adversaires affrontés destinés à leur « faire perdre les pédales » (au point que le langage poétique pour parler de ce « travail » emprunte aux métaphores de la force ouvrière, la plus dure, exercée en ses lieux les plus souterrains inspirant les images de la « Mine » ou de la « Soute »). Aussi, comprenant trop tard l’impertinence de leur amicale proposition, les joyeux drilles ont regretté leur mauvais tour joué à ce sujet qui consentit, à contrecœur, à se soumettre à cette inconséquence douloureuse de n’avoir plus, le temps d’un vol, « les pieds sur terre ». Visiblement très éprouvé par l’expérience, l’invité n’a pas eu le cœur de remercier ces amis « libéristes » qui l’ont embarqué dans cette « galère » et très mauvaise aventure… C’est dire, en bref, l’inconséquence que représentent pour les rugbymans de la « Terre de la volonté » ces fous volants qui prennent l’air pour aire de jeux et qu’ils nomment des « culs en l’air ».
56En s’aventurant ainsi dans les imaginaires et les poétiques des sportifs avec cette conviction que les manières de parler sont toujours instructives, on a voulu un moment lever cette hypothèse techniciste très courante dans notre corps professionnel où dominent « les techniciens et les ingénieurs » du sport, thèse selon laquelle ce sont les caractéristiques techniques ou les coûts énergétiques qui déterminent les choix de pratiques par leurs pratiquants. Ce colloque fut ainsi l’occasion assez rare de se demander pourquoi l’Air reste aujourd’hui encore l’élément symbolique de notre liberté.
Mots-clés éditeurs : liberté, système des sports, sports aériens, symbolisme, plein air
Mise en ligne 09/11/2018
https://doi.org/10.3917/sta.121.0027Notes
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