1 – Introduction
1Au centre de cette recherche se situe une réflexion sur l’évolution des tactiques footballistiques professionnelles espagnoles et, notamment, le remplacement du marquage individuel par la défense de zone à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Quel fut son impact sur la communauté des entraîneurs professionnels ? Comment ont-ils réagi ? En effet, cette transformation a complètement changé leurs routines d’entraînement, leurs tâches et responsabilités, autrement dit leur identité.
2Afin de mener à bien cette recherche, deux approches différentes ont été menées. La première porte tout d’abord sur l’étude de la culture professionnelle du football et la seconde défend l’idée que les tactiques font partie de cette culture professionnelle, c’est-à-dire qu’elles déterminent les relations sociales à l’intérieur d’une équipe.
3La culture professionnelle du football a été décrite comme dominée par une masculinité traditionnelle, basée sur l’idée de violence, l’acceptation de la douleur, l’obéissance, l’autoritarisme et le paternalisme. Pour les chercheurs britanniques, elle ressemble à la culture de l’usine, à savoir que les équipes de football reproduisent les relations entre les ouvriers et le contremaître (Bertrand, 2009 ; Coussin & Jones, 2006 ; Kelly & Waddington 2006 ; Llopis, 2008 ; Parker, 1996 ; Roderick, 2003). En outre, s’ajoutent le côté artisanal du coaching, le privilège de la connaissance pratique dans l’apprentissage ainsi que le rejet des notions théoriques, des études et des diplômes (Day, 2011 ; Kelly, 2008). En réalité, l’idée centrale est que seule l’expérience du football fournit les savoirs adéquats et donc qu’il faut avoir été footballeur pour devenir entraîneur.
4Cependant, les études menées par Potrac et ses collègues (Potrac, Jones & Cushion 2007 ; Potrac & Jones, 2009) ont montré que l’entraînement n’est pas fondé seulement sur l’autoritarisme et la violence verbale, mais aussi sur la négociation et la séduction des différentes forces à l’intérieur d’un club car le poste d’entraîneur est toujours instable : le coach a besoin de satisfaire aux demandes des membres du conseil d’administration, des médias, du public et aussi des joueurs. Son rôle est instable ; il est investi d’une autorité traditionnelle basée sur une relation patriarcale ainsi que sur l’expertise pratique de l’entraîneur, mais également à des pressions d’acteurs différents.
5Concernant la tactique, les ouvrages publiés sont rares, mais nous pouvons toutefois mettre en évidence les idées de Parlebas sur la façon dont les mêmes sports sont joués différemment dans chaque pays (notion de sociogenèse) pour expliquer les différentes tactiques et différents esprits nationaux pour un même sport (2003). En outre, quelques auteurs mentionnent la relation entre la tactique et l’organisation du travail, comme le marxiste Rigauer (1981), l’Espagnol Verdú (1980) et, d’une façon plus contemporaine, le chapitre dédié à la question par Giulianotti (1999) dans son travail intitulé : Football: a sociology of the global game. Les deux auteurs, Verdú et Giulianotti, ont produit des réflexions sur la façon dont l’évolution tactique reflète l’organisation du travail. Ils soulignent ainsi que la tactique en WM, qui a donné lieu à la défense individuelle, serait la mise en œuvre d’idées fordistes comme la spécialisation, la simplification des tâches et la séparation du travail manuel du travail intellectuel. Dans cette optique, le football total hollandais serait l’équivalent footballistique de l’organisation du travail postfordiste.
6Ainsi, l’hypothèse principale qui sous-tend ce travail peut se résumer par l’idée que l’organisation tactique est au moins partiellement déterminée socialement et, qu’en même temps, elle prescrit les relations sociales établies à l’intérieur d’une équipe.
2 – Méthodologie
7Selon une perspective qualitative, les données ont été recueillies à la suite de vingt-trois entretiens semi-structurés réalisés avec des anciens entraîneurs professionnels et footballeurs ainsi qu’un ancien préparateur physique : treize étaient des entretiens en face-à-face tandis que neuf ont eu lieu par téléphone et un autre par vidéoconférence. Les entretiens ont duré entre vingt et une et cent dix minutes.
8Au moment de l’entretien, les entraîneurs professionnels avaient entre 66 et 76 ans ; tous ont exercé en première ou deuxième division espagnole de football. Les anciens footballeurs professionnels avaient entre 40 et 56 ans et avaient également développé une carrière de haut niveau dans la Liga, de même que le préparateur physique âgé de 66 ans. Tous travaillaient au moment de l’étude (1985-1995).
9Les connaissances professionnelles de l’équipe de recherche ont permis le développement d’un échantillon de convenance grâce à la technique dite « de boule de neige » qui consistait à ce que chaque personne interrogée propose un nouveau contact possible. On a cherché la variabilité maximale de l’échantillon à travers la sélection des différents profils biographiques par rapport à l’âge, le statut social, la position sur le terrain de football et le niveau compétitif.
3 – Résultats
10L’avènement de la défense de zone a engendré une guerre culturelle entre la génération établie des entraîneurs et la nouvelle génération, car elle menaçait certaines des croyances les plus fermes dans le football espagnol. Afin de comprendre cette confrontation, il est d’abord nécessaire de décrire la façon dont l’entraînement était considéré dans les années 1980 avant l’adoption de cette tactique.
11La façon dont l’entraînement était conçu reposait sur l’idée que la connaissance du football ne pouvait venir que de la pratique ; elle était donc instinctive et individuelle. Par conséquent, les joueurs professionnels étaient d’emblée considérés comme des experts qui n’avaient rien à apprendre de l’entraîneur ou de quelqu’un d’autre. C’est la raison pour laquelle les entraîneurs pouvaient leur dire quelles étaient leurs fonctions, mais jamais comment ils devaient se comporter sur le terrain. Ainsi, la réponse spontanée d’un libero à la question de savoir quel genre d’ordre tactique il recevait de la part de ses entraîneurs est révélatrice : « Quand je suis arrivé en Liga, personne ne devait me dire quand changer les marques ou couvrir un coéquipier. Ça, je le savais déjà, ce fut la raison pour laquelle ils m’ont embauché » (Libero, 54 ans).
12Mais si les entraîneurs ne décidaient pas ce que les joueurs devaient faire sur le terrain, quelle était donc exactement leur fonction ? En réalité, avec la tactique de la défense individuelle, elle se résumait à choisir les joueurs qui devaient marquer un adversaire donné. Or cette décision est cruciale, car elle engage un mélange d’expérience footballistique et de connaissances psychologiques. Il est clair que les entraîneurs pensaient que les matchs étaient une sorte de jeu d’échecs, chacun essayant de deviner les systèmes de marquage que l’autre allait proposer afin de le contrer.
13En dehors de ces décisions capitales, le rôle des entraîneurs n’était pas de concevoir un plan tactique, mais seulement de garder les joueurs en forme, de les motiver et de les discipliner. En ce sens, le marquage individuel permettait à l’entraîneur d’évaluer chaque joueur personnellement et le défenseur qui était en charge de l’attaquant qui marquait le but était « sinon grondé, au moins remarqué » (Milieu de terrain, 49 ans) par l’entraîneur. En ce qui concerne l’entraînement physique, la périodisation et l’entraînement analytique, importés dans le football par des préparateurs physiques et des entraîneurs de l’Europe de l’Est, permettaient de les garder en forme.
14C’est dans cet état d’esprit que la défense de zone d’Arrigo Sacchi a été introduite. Son impact dans le football espagnol a été énorme, non seulement parce qu’il a gagné deux Coupes d’Europe consécutivement, mais parce qu’il l’a fait en éliminant la meilleure génération espagnole depuis des décennies, la Quinta del Buitre du Real Madrid. Une représentation assez largement partagée consiste à affirmer que la source de cette suprématie était une sorte de révolution tactique. Ainsi qu’un attaquant l’évoque, le Real Madrid avait été battu par une « idée plus puissante » (Avant-centre, 51 ans).
15Cette révolution tactique était basée sur une réduction de l’espace sans précédent. Le Milan AC, non seulement utilisait la défense en ligne, mais aussi abandonnait l’espace le plus lointain de la balle pour se concentrer dans l’espace autour de la balle, le réduisant de telle sorte qu’il était presque impossible pour les adversaires d’échapper à leur pressing. Mais, plus important encore, la référence de la défense n’était plus l’adversaire, mais le contrôle de l’espace. Ainsi, les joueurs ne marquaient pas d’autres joueurs, mais, collectivement, essayaient de bloquer les lignes de passe, en particulier vers l’avant.
16Tout un ensemble de propositions découlent de cette nouvelle organisation. La coordination des joueurs entre eux est une nécessité. Mais, en même temps, ils doivent prendre des décisions constantes concernant leur position, l’opportunité du pressing, la décision d’aider le coéquipier ou de se retirer, tout en répondant constamment à l’évolution du jeu. L’équipe se déplace ainsi sur le terrain comme un seul homme et adapte sa position à la balle. En fait, le comportement des joueurs est défini par la position des adversaires. C’est une sorte d’évolution systémique ou relationnelle dans laquelle les joueurs perdent la référence fixe à une position sur le terrain ou à un adversaire spécifique. Ce fut une sorte de révolution copernicienne pour la tactique footballistique qui, à partir du WM, avait tenté de compartimenter le football pendant des décennies à travers les positions, les fonctions ou les espaces. L’équipe de football est alors comprise comme un système ouvert devant s’adapter à son environnement.
17Toutefois, l’aspect le plus troublant de « l’invention » de ce comportement tactique du Milan AC est son auteur. Arrigo Sacchi n’avait aucune expérience en tant que footballeur professionnel et il semble que cette invention soit l’expression d’une idée au plus près du sens de ce terme. Née dans son esprit à la suite d’une analyse abstraite du jeu, elle a produit une sorte de changement de paradigme. En effet, cette toute nouvelle façon d’aborder le football invalide toutes les tactiques précédentes et force tout le monde à l’adopter afin de pouvoir prétendre remporter la victoire.
18Mais, pour jouer de cette façon, il fallait être en quelque sorte rééduqué. Il a fallu que les acteurs de ce football professionnel passent par un processus d’apprentissage qui les a alors remis en position d’apprenti ; il était nécessaire d’oublier l’intuition pour agir selon une nouvelle logique et de nouveaux modèles. Les adversaires étaient surpris par le fait que les défenseurs ne regardaient pas la balle mais leur coéquipier Baresi pour imiter ses mouvements. Pour en arriver à cette perfection, Sacchi pratiquait jour après jour, sans relâche, l’automatisation des mouvements collectifs sans le ballon et sans opposition : ses joueurs avaient l’air « d’aller à l’église » (Entraîneur, 76 ans). Son collègue Maturana est devenu fameux pour avoir lié ses joueurs avec des bandes élastiques afin qu’ils apprennent à garder la distance entre eux. L’esprit ainsi que le corps devaient être rééduqués.
19Par ailleurs, il était également obligatoire de développer l’intelligence tactique, à savoir quand et comment agir. Il n’était pas question de seulement répéter les routines, mais aussi d’interpréter le jeu. Et, puisque les tâches étaient devenues si complexes et changeantes, il fallait développer cette capacité. L’entraîneur ne pouvait donc pas tout simplement laisser les joueurs agir instinctivement. Pour combler cette lacune, l’entraînement intégré fut alors importé en Espagne par Johan Cruyff en 1988.
20La compréhension hollandaise du football est née d’une prémisse : la qualité la plus importante d’un joueur est son intelligence et elle doit être développée à travers des jeux et des exercices adaptés avec le ballon. Une autre idée hérétique inhérente à cette nouvelle conception consiste à développer la formation technico-tactique en parallèle avec la préparation physique. Les joueurs pouvaient donc être gardés en forme grâce à des exercices combinés. Ainsi, l’entraînement était alors plus amusant et intéressant pour les joueurs qui n’avaient même pas la sensation de travailler puisqu’ils étaient « épuisés mais heureux » (Gardien de but, 46 ans).
21Les deux écoles de pensée, la défense de zone de Sacchi et l’entraînement intégré de Cruyff, ont été rapidement adoptées par une jeune génération d’entraîneurs qui « croyaient fermement » à ces idées tactiques : ils étaient littéralement tombés « amoureux » de la défense de zone (Défenseur central, 48 ans). L’un de ces entraîneurs était tellement convaincu de sa supériorité qu’il la poussait à l’extrême de ses limites logiques, en plaçant la ligne défensive presque au milieu de terrain ; il avait le sentiment d’être « le roi du monde » (Entraîneur, 59 ans).
22Par ailleurs, un autre trait commun très important se dégageait de ces nouveaux entraîneurs : la plupart d’entre eux n’avaient jamais eu d’expérience du haut niveau en tant que footballeurs. Leur chemin « n’a pas été facile », mais « ils ont pu y arriver parce qu’ils étaient bons » (Défenseur central, 48 ans). Pour ce groupe, la défense de zone n’était pas une évolution tactique, mais un mode de vie, ou comme leur théoricien le plus important, l’entraîneur Juanma Lillo, l’a affirmé : « Pour jouer en zone il faut d’abord vivre en zone. » Dans la mentalité traditionnelle espagnole, c’était en même temps une force libératrice pour les joueurs et une façon de moderniser le football en le faisant sortir de son agressivité et de son anti-intellectualisme. Pour cette raison, cette nouvelle génération a été défendue avec enthousiasme par les médias, spécialement les nouveaux radiodiffuseurs privés à la recherche d’un football plus spectaculaire dans leur processus accéléré de marchandisation du sport (Giulianotti, 2000).
23Tout au contraire, pour les entraîneurs déjà établis, cette irruption menaçait non seulement leurs postes de travail, mais plus encore le contrôle de la connaissance footballistique de la part de la communauté professionnelle formée par les footballeurs et les entraîneurs. Si la pensée abstraite pouvait dorénavant vaincre les capacités techniques innées des joueurs et l’expérience accumulée des entraîneurs, leur position comme experts légitimes en football était désormais compromise.
24Leur réponse, dirigée par l’entraîneur à l’époque de l`équipe nationale Javier Clemente, a été d’abord de mettre en doute la supériorité de cette évolution tactique. Ainsi, il était assez facile de détourner le bénéfice de cette nouvelle tactique en disant que la vraie raison du succès du Milan AC venait de ses joueurs – « J’ai l’habitude de dire que ce n’était pas le Milan de Sacchi, mais celui de Baresi » (Entraîneur, 70 ans). Dans ce cas, le marquage de zone était juste une variable tactique quelconque dont l’efficacité dépendait de la qualité des joueurs. Les partisans de cette nouvelle tactique étaient juste un groupe de poètes ou de philosophes, qualifiés de cette manière car ils tentaient « de comprendre le jeu avec des concepts et des mots » (Entraîneur, 69 ans). Mais c’était précisément le rejet d’une connaissance rationnelle du football qui animait leurs critiques. La confrontation entre ces deux générations a duré pendant des années et a été amplifiée par les médias.
25L’autre objectif de cette nouvelle génération a été d’introduire l’entraînement intégré et la possibilité de se mettre en forme sans « souffrance » ou, du moins, sans vraiment y penser. Les entraîneurs et les préparateurs physiques considéraient qu’il était simplement « impossible » d’obtenir les mêmes résultats avec les exercices utilisant un ballon qu’avec un entraînement physique classique sans ballon (Entraîneur, 76 ans). Ainsi, des interviewés se rappellent que, lorsqu’il avait proposé un cours sur la préparation physique avec ballon, ses pairs l’avaient alors simplement traité de « fou » (Préparateur physique, 66 ans). Cette résistance a été clairement développée à l’encontre des nouveaux entraîneurs. Par exemple, après que l’entraîneur néerlandais Bert Jacobs fut renvoyé du Sporting de Gijón, le préparateur physique a déclaré que « c’était fini les balivernes » et « la loi du moindre effort » (Allongo, 1993). De même, quand, après deux années de succès, le Néerlandais Guus Hiddink a été renvoyé de Valence après quelques mauvais résultats, un rapport fait par le personnel technique du club a été publié par les journaux déclarant que « la plupart des joueurs sont en surpoids, un signe clair d’un manque d’entraînement physique » (Blay, 1993).
26Toutefois, les entraîneurs conservateurs sont confrontés à une double pression. D’une part, la frénésie médiatique était grande à propos de la défense de zone et les journalistes qualifiaient les entraîneurs qui ne l’utilisaient pas de « démodés et dépassés » (Entraîneur, 59 ans). D’autre part, l’expérience pratique montrait que les équipes utilisant la défense de zone étaient plus efficaces que les leurs. Certains d’entre eux avaient « des difficultés réelles à comprendre les avantages » de la défense de zone et « sont morts avec leurs idées » (Préparateur physique, 66 ans).
27Mais, au fil du temps, la plupart d’entre eux ont dû s’adapter à la nouvelle situation. La tâche n’a certes pas été facile, car la notion de défense de zone était pleine de complexité ainsi que de nuances théoriques et pratiques. Le plus aisé fut alors tout simplement de copier le Milan AC en allant à Milanello où Sacchi œuvrait et acceptait toutes les demandes de stage pour observer ses méthodes. Une autre possibilité était de laisser aux nouveaux entraîneurs le fardeau de l’innovation. Au lieu de rééduquer des « joueurs habitués à un certain travail » (Entraîneur, 68 ans) à travers un processus d’entraînement pénible, il était préférable d’attendre l’arrivée de nouveaux joueurs déjà formés à ces nouvelles méthodes et d’utiliser des alternatives tactiques en attendant. Finalement, il était tout à fait possible d’adopter la défense de zone directement en utilisant la méthode par essai et erreur. Mais la condition était de « commettre des erreurs et de prendre des buts » (Entraîneur, 72 ans), bref, d’assumer quelques défaites.
28Au fil des années, ces stratégies combinées se sont montrées pleines de succès : les entraîneurs ont conservé le contrôle de la profession en gardant les intrus dehors, sauf pour cette première et exceptionnelle génération d’innovateurs. Aujourd’hui, la plupart des entraîneurs sont d’anciens footballeurs. La connaissance de la défense de zone a été intégrée par les nouvelles générations d’anciens footballeurs qui ont repris la gestion, puis à nouveau l’expérience du jeu. Désormais, faire partie des réseaux professionnels est devenu une obligation pour atteindre une carrière dans l’entraînement de haut niveau. De cette façon, la connaissance footballistique est restée le monopole de la communauté des joueurs de football professionnels, bien qu’elle soit devenue plus abstraite et rationalisée.
4 – Discussion
29La culture professionnelle du football espagnol a été décrite comme masculine, agressive et autoritaire, semblable à la culture professionnelle dans les usines. Nos résultats soulignent que les relations sociales des équipes sont plus proches de celles à l’œuvre dans un atelier d’artisan que celles dans une usine. La remarque n’est pas étonnante puisque les footballeurs ont toujours été des artisans qualifiés ayant un grand contrôle sur leur travail. Par conséquent, la légitimité des entraîneurs est davantage basée sur leur expérience footballistique et leur savoir partagé que sur une dérive autoritaire, ressemblant davantage au maître artisan qu’au contremaître de l’usine (Kelly, 2008). L’approche fordiste de la défense individuelle (Rigauer, 1981 ; Verdú, 1980 ; Giulianotti, 2000) a augmenté le pouvoir de surveillance de l’entraîneur, mais a toujours respecté l’origine pratique du savoir footballistique et de la prédominance des joueurs.
30Au contraire, la tournure post-fordiste de la défense de zone a augmenté l’autonomie des joueurs et a enrichi leur travail, mais, en même temps, elle a favorisé leur interdépendance et leur acceptation des principes et des modèles théoriques externes. Cette rupture a été perçue comme une menace pour la compréhension partagée du football car elle a ouvert la possibilité d’une connaissance abstraite. De ce point de vue, le problème de la connaissance légitime prend une énorme importance étant donné que les entraîneurs et les footballeurs forment une communauté artisane fermée ; ils essaient collectivement de garder le contrôle sur leur travail par l’exclusion des intrus, qu’ils soient nouveaux arrivants, journalistes, fans, membres du conseil d’administration ou membres de l’académie.
31Ainsi, la controverse autour de la défense de zone montre clairement que les tactiques sont au cœur du savoir footballistique et que ce savoir lui-même est au centre des luttes corporatistes sinon « politiques » de la communauté du football professionnel, où chaque acteur occupe une position dans le champ. Cette action « politique » est au centre de l’action de l’entraîneur (Potrac, Jones, & Cushion, 2007 ; Potrac & Jones, 2009) et, pour la comprendre pleinement, les questions tactiques doivent donc être prises en compte d’un point de vue contextuel, sinon sociologique.
5 – Conclusion
32Ce texte a tenté de faire une étude socio-historique des tactiques utilisées dans le football à partir de l’exemple du football professionnel espagnol. En effet, les tactiques relèvent simultanément d’une efficacité dépendant de la logique interne de chaque sport et d’une question d’organisation sociale. À la suite de notre analyse, on peut donc dire que les tactiques donnent forme aux relations sociales à l’intérieur et en dehors du terrain. Certaines questions restent néanmoins sans réponse. Tout d’abord, si la tactique façonne les relations sociales, comment est-elle déterminée par son environnement ? Plus précisément, il est intéressant de s’interroger sur les raisons qui ont poussé Sacchi à produire cette nouvelle tactique ressemblant tellement aux changements prenant place dans l’organisation sociale du travail de l’époque. Ainsi, on peut se demander pourquoi Silvio Berlusconi l’a nommé à ce poste alors qu’il n’avait aucune expérience professionnelle de terrain.
33Cette réflexion débouche, en fin de compte, sur la question de la marchandisation du sport. La défense de zone a été soutenue par les médias, en particulier par le nouveau réseau de télévision payant. Cette tactique était en quelque sorte plus moderne, plus rationnelle et plus esthétique car plus en mouvement ; elle pouvait donc attirer de nouveaux publics. Comment la coalition entre les nouveaux entraîneurs, les journalistes et les médias s’est-elle développée ? N’y a-t-il pas eu des interactions entre pays ? En d’autres termes, des réflexions concertées sur cette nouvelle tactique « moderne », entre entraîneurs originaires de pays différents, ont-elles eu lieu ?
34Le sport est une manière intéressante de comprendre l’évolution sociale de notre monde. Cet exemple a la prétention d’y contribuer un peu.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : coaching, football espagnol, histoire, défense de zone, sociologie
Date de mise en ligne : 31/03/2017
https://doi.org/10.3917/sta.114.0035