Notes
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[1]
Loïc Wacquant, Corps et âmes. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille-Montréal, Agone-Comeau & Nadeau, 2000.
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[2]
Ceci montre bien ce qui distingue ce travail d’une perspective faisant du corps de l’athlète, entre autres, un corps médiatique. Voir Rauch André, Boxe, violence du XXe siècle, Paris, Aubier, 1992.
Jérôme Beauchez, L’empreinte du poing. La boxe, le gymnase et leurs hommes, Paris, Éditions EHESS, coll. « Cas de figure », 2014, 317 p.
1Ce travail est consacré au monde pugilistique et, plus particulièrement, à la boxe anglaise. L’auteur a enquêté entre 1999 et 2002 à Estville, dans le gymnase des Gants d’Or, bien avant de soutenir en 2007 sa thèse qui résulte de nombreuses observations. Fondé sur une approche compréhensive et inscrit dans la démarche ethnographique, ce texte entend proposer une sociologie des corps-objets autant que des corps-sujets de la boxe. Autrement dit, Jérôme Beauchez propose de décrire des techniques du corps jusqu’à la constitution et l’acquisition d’un habitus pugilistique : ce retour sur le processus d’incorporation de dispositions à la pratique rapproche ainsi L’empreinte du poing du remarquable Corps et âme de Loïc Wacquant [1]. L’originalité de cette contribution s’exprime cependant dans la considération des biographies de boxeurs, dans leurs manières de ressentir l’épreuve sportive. Le lecteur va ici découvrir comment l’épreuve du ring procède d’un curriculum corporel produit dans le gymnase, mais aussi de toute une série d’épreuves vécues par des boxeurs de quartiers populaires et issus de l’immigration. En effet, la résistance aux coups de la boxe ne s’édifie pas seulement lors des entraînements, mais aussi dans des rapports répétés à la dureté du monde social. Alors, pourquoi les boxeurs tiennent-ils toujours à rester debout de ce point de vue ? C’est la question centrale de cet ouvrage structuré en deux parties.
2La première, intitulée « En privé : là où résonnent les coups », débute par une sorte de description des lieux, des hommes. On y apprend que le gymnase portait le nom de Cercle pugilistique d’Estville entre 1970 et 1998, qu’il était alors occupé par des individus d’une classe populaire d’ouvriers et d’artisans « français de souche » et que René et Fernand y trouvaient leur compte. Mais la fréquentation de la salle de boxe a changé, et ceux qui l’animent maintenant sont souvent issus du morceau paupérisé d’une périphérie affaiblie par l’héritage des immigrations. Luis est l’entraîneur des boxeurs d’aujourd’hui. Chuck, Mourad, Mohand, Akim, Carlo, Nassim ou Naïma vivent la boxe mais occupent des positions précaires. Tout comme Mehdi, Boris ou David dont le statut d’étudiants ne les distingue pas de leurs frères de gants qui occupent, eux aussi, des positions précaires. Ce qui rapproche toutes ces figures, ce sont les épreuves sociales propres à leurs conditions de vie ou à celles de leurs parents : racisme ordinaire, disqualifications, salariat déqualifié, inadéquation scolaire pour certains. Ainsi ces gens boxent-ils comme on entre en résistance pour l’auteur, parce qu’ils se trouvent du mauvais côté et que le ring donne les moyens d’obtenir et de montrer qu’ils ne sont pas n’importe qui. Cette première partie délivre progressivement le sens pratique des coups, le symbolisme et les valeurs contenus dans l’exercice de la boxe, à partir d’un voyage menant le lecteur du novice à l’expert. Tout commence par l’expérience pugilistique du novice qu’est l’auteur ; l’expérience des premières épreuves sensibles c’est à dire physiques. On découvre alors le rite de passage du sparring, un combat donnant de la consistance au texte autant qu’au débutant, un entraîneur des plus régulateurs, la confirmation que la pratique doit être comprise en raison des expériences vécues mais pas en opposition. Ceci semble expliquer que les entraîneurs et les boxeurs partagent des relations faites d’amour-vache, et que le combat comme l’entraînement s’enracinent dans les parcours des uns et des autres. On bascule ensuite dans le cadre d’expérience où s’apprend la boxe. Ce sont les échanges interactionnels qui ouvrent ce passage, soit les conversations entre membres du gymnase. On retrouve ici ce qui fabrique la cohésion, relègue les stigmatisations ordinaires et établit finalement l’ordre interactionnel du lieu : les concours de réparties et autres joutes verbales assurent ces fonctions en faisant par exemple référence au racisme ou à la masculinité. Le gouvernement des corps s’exprime ainsi très vite dans cet espace fréquenté lors des entraînements par une vingtaine de personnes. Tout y semble organisé, réparti, programmé et codé de sorte que le rythme des corps ne doit rien à l’improvisation, y compris sur le ring. C’est là que s’incarneraient et s’apprendraient donc la masculinité agonistique, la distance aux émotions, la lucidité au combat, la rationalisation de la résistance, l’ordre des assauts et des esquives. Mais tout cela ne s’acquiert pas seul, nous dit l’auteur : la force individuelle, l’éducation de l’intention (par exemple à propos du transfert de masse lors d’un coup donné) ainsi que le geste juste proviennent du collectif. C’est vrai lorsque deux boxeurs travaillent sur un même sac de frappe, lors de la leçon où le travail aux pattes d’ours améliore le temps d’action-réaction, au cours du sparring d’ailleurs hautement régulé par l’entraîneur. Mais qu’est-ce que cette épreuve ? La réponse à cette interrogation termine cette première partie, où s’exposent des corps-à-corps équilibrés ou non dans la troisième phase de découverte de la boxe appelée « phase de la chair ». Le sparring est un affrontement négocié qui améliore la technique et la gestion des émotions des boxeurs, leur engagement, leur résistance, le « rester debout ». Ainsi, ce qui se passe sur le ring à ce moment-là représente une sorte de conversation des gestes venant potentiellement bousculer des habitudes techniques, et installer dans les corps réflexions et stratégies. En effet, la mise en jeu du corps n’est pas seulement ici le décalque d’une institution de formation, le corps ne se réduisant pas au seul corps-objet contenant ces dispositions acquises et composant le geste sportif.
3Toute l’ambition de la seconde partie sera de dépasser la consistance technique du corps du boxeur, c’est-à-dire d’aller au-delà des automatismes combattants qu’il acquiert. C’est en centrant son travail sur les explications et paroles des boxeurs que l’auteur complète donc son analyse. On découvre alors Boris le Martiniquais, l’absence de son père, son existence l’amenant à se tourner vers les formes intransigeantes de la masculinité, et sa boxe qui le forge et l’épaissit. On rencontre Mohand le Kabyle. Renvoyé en Algérie par un père immigré désireux de réparer l’éloignement, ce boxeur de 28 ans va y subir les coups de son grand-père et autres duretés. Il revient en France bien des années plus tard pour y retrouver la distance d’un père, l’échec scolaire mais aussi Naïma son épouse et cette boxe qui le rend plus fort. On rencontre enfin Luis, un Chilien de naissance très tôt exilé en Argentine et finalement réfugié politique en France au début des années 1980. Il y débute une carrière de professionnel sans réelle affiliation, et ne parvient pas à s’extraire du contingent des boxeurs pour être remarqué. Il devient donc entraîneur pour contrer la solitude qui l’a empêché d’aller plus loin, pour aider, dans cette salle d’Estville si hostile à son égard lors de son arrivée en France. On croise aussi Akim et Mourad, Algériens de Chlef.
4Ces derniers y ont quitté des statuts de champions nationaux de boxe, de membres de l’équipe nationale mais aussi la terreur de la guerre civile. Ils boxent pour vivre. Mais aussi dures soient les conditions de vie passées ou présentes de ces hommes, cela ne suffit pas à en faire des boxeurs qui gagnent. Peut-être faut-il davantage de gestes justes, comme ceux que donne Naïma l’ancienne boxeuse pieds-poings, qui aujourd’hui ne boxe qu’avec les hommes et est considérée comme une combattante. Ou peut-être faut-il être encore plus droit et propre, comme Carlo, qui incarne l’idéal du bonhomme. Mehdi quant à lui n’a pas le charisme du guerrier du fils de Luis et il ne représente donc pas un dominant parmi les dominés. Étudiant dans le supérieur, pratiquant de la boxe par calcul, marginalisé dans son quartier, Mehdi devait se défendre et s’est engagé dans la boxe pour cette raison contrairement au colossal David étudiant lui aussi. Chuck le Réunionnais ou Éric le trentenaire se distinguent de tous ces boxeurs, car la boxe les aurait sauvés de la pauvreté, d’errements familiaux et scolaires, des déviances chroniques. Ils ne devront leur salut qu’à cette rencontre avec Luis et son fils. Aux Gants d’Or plus qu’à la boxe finalement. On pourrait en dire autant de Farid, de Nassim et de tant d’autres à en croire l’auteur de l’enquête : tous ces personnages ont converti corporellement leurs stigmates dans ce gymnase, ils y ont rempli leurs vies pauvres plutôt que de pauvres en découvrant le sens d’un engagement. On saisit particulièrement cet aspect en lisant ce que met en scène l’ultime chapitre de cet ouvrage, c’est-à-dire ce que les boxeurs pensent de leurs affrontements. Que sont les combats de boxe ordinaires ? Des temps où s’accumulent les préparations, la solitude, la peur, la prise ou la perte de confiance, l’affrontement, l’esquive, les coups, la dilatation du public, le jugement, une économie de l’organisation et la résistance [2].
5Le livre de Jérôme Beauchez s’appuie sur une phénoménologie de l’empreinte des combats, sur un travail d’enquêtes ethnographiques qui saisit les choses dans leur état incorporé. Cette posture permet d’en connaître les modalités les plus somatiques, et contribue à une forme d’anthropologie de techniques des corps. Mais ce n’est pas tout. En prenant le parti de rendre compte d’expériences sensibles, l’ethnographe nous permet de comprendre que la boxe reste le produit du boxeur et de modèles d’actions plus ou moins portés par des chefs d’orchestre. Mais qui sont-ils ? Luis certes. Et aussi des ombres produites par les difficiles expériences de vie que la boxe ne gomme pas. Car ces ombres sont fugaces, et la dégradation des conditions sociales d’existence une dame qui revient vous voir. À ce titre, les dernières pages livrent quelques informations sur les vies actuelles des personnages croisés. Les mots sont si durs. Leurs vies sont redevenues si dures. On reste sans voix.
6Williams Nuytens
7Professeur des Universités
8URePSSS, équipe3 Sherpas
9UFR des STAPS, Université d’Artois
J.-P. Acensi, A. Caillé, P. Chanial, F. Gauthier, & G. Vieille Marchiset, L’esprit du sport. Entre jeu, don et démesure, Revue du MAUSS, n° 46, 2e semestre 2015, 420 p. Directeur de la publication : Alain Caillé
11Ce numéro 46 de la Revue du MAUSS questionne les enjeux et l’ambivalence du statut du sport dans notre société globalisée. Les auteurs analysent ses ressources éducatives qui en font un levier pour bien vivre ensemble en société. Ils établissent un parallèle entre le sport de haut niveau ou professionnel et le sport accessible à tous.
12La réalisation de ce numéro a été motivée par l’Agence pour l’éducation par le sport (Apels), une association qui relie des acteurs des milieux associatifs, publics et privés dans une perspective sociétale – notamment aider la jeunesse à s’insérer grâce aux vertus attribuées au sport. L’Apels a souhaité apporter un nouveau support à la réflexion sur le sport éducatif. De nombreux chercheurs en sciences humaines et sociales, des sportifs, des éducateurs, des journalistes ont participé à ce numéro pluridisciplinaire qui veut valoriser le jeu dans le sport, et non simplement la compétition.
13L’article de présentation commence par rappeler que les activités physiques et sportives appartiennent d’abord à une histoire du corps, avant d’appartenir à une histoire du sport institutionnalisé. Si la question de la définition du sport est rapidement posée, un rappel essentiel est fait d’emblée : que toute pratique sportive repose sur le plaisir corporel. Et précise : « C’est à partir de ce sentiment d’une jubilation possible, d’une coordination parfaite du corps entier et de l’esprit, qu’on s’adonne à son sport » (p. 5).
14L’histoire du sport institutionnalisé n’arrive qu’ensuite, à la modernité britannique du XIXe siècle. Une époque qui oppose le jeu frivole et partageur au sport réglementé et combatif. Se confrontent alors d’un côté le sport comme jeu – on s’y adonne, on y accède à un sentiment de plénitude, de grâce, voire de liberté, on s’y sent investi, généreux, on y apprend des valeurs démocratiques – de l’autre, le sport comme institution – on y devient violent, tempétueux, addict à la performance, et l’on bascule dans l’abus de pouvoir, d’argent, dans un monde corrompu et dopé. Dans cette opposition, nous retrouvons la scission entre le sport éducatif et le sport médiatisé : les deux comptant chacun à leur façon dans la société, les deux enseignant des valeurs à conséquences variables. Et les deux n’étant pas aussi reconnus et représentés l’un que l’autre.
15Les vingt-trois articles du numéro s’articulent autour de trois grandes questions : 1) Quelle part de jeu dans le sport ? 2) Dans quelle mesure est-il partage ? 3) A-t-il encore le moindre rapport avec la citoyenneté démocratique ? Un triple questionnement construit sur un constat : le sport a été transformé ces dernières décennies en industrie, calquée sur les logiques libérales (marché, médiatisation, consumérisme). Pour y répondre, les auteurs se réfèrent à des travaux tels ceux de Marcel Mauss (1950), Norbert Elias (1986), Roger Caillois (1968), Roberte Hamayon (2012) et Johan Huizinga (1938). Le numéro s’organise en quatre parties : 1) la part du jeu dans le sport, 2) les aspects positifs puis 3) les aspects négatifs du don dans le sport de haut niveau et 4) l’éducation par le sport.
16La première partie soutient que « replacer la notion de jeu au cœur du sport [est] semble fondamental » (Isabelle Queval, p. 40). Actuellement, les sports de haut niveau ont accaparé les représentations du sport et en camouflent les aspects ludiques. Cette domination s’exprime en outre par le « culte de la performance », qui a gagné la société française depuis les années 1980 (Alain Erhenberg, 1991). Mais son règne avait déjà commencé quand, dans les années 1960, Maurice Herzog a encouragé une sportivisation de l’activité physique à l’école, pour repérer les athlètes de demain, qui deviendront bientôt les vitrines de la France aux Jeux Olympiques. Alors étaient évacués le plaisir, la liberté, l’imprévisibilité si caractéristique du jeu, auxquels on a préféré « l’esprit de sérieux » (Isabelle Queval, p. 30) qui associe la pratique sportive aux valeurs du travail. Les structures professionnelles et les institutions sportives ne jouent pas : elles répondent à des enjeux économiques, à des intérêts, à des relations de pouvoirs importantes. Le sportif de haut niveau est un employé qui doit valider des objectifs fixés, parfois contre salaire.
17La domination de la compétitivité sur le ludique se traduit également dans la langue : le mot « sport » masque et remplace « jeu » et « activités physiques ». Il les englobe et désigne l’ensemble des activités physiques, dont les jeux, jusqu’à les confondre dans les représentations collectives. Dans cette domination sémantique, tout est sport, au risque de ne plus dissocier les spécificités de chaque pratique et donc de ne pas apporter de réponse adaptée au besoin identifié.
18Le sport est devenu intéressé : on y préfère le but du jeu au jeu lui-même – comme au travail. Le partage est oublié, mais sans réciprocité, la coopération et a fortiori la performance collective sont contrecarrées. Tout l’éducatif dans le jeu est mis de côté : le développement de l’imagination et de la créativité, l’apprentissage symbolique de la nature et du social – des éléments essentiels dans la construction de chaque personne, tout au long de sa vie.
19La deuxième partie s’intéresse à différentes formes de dons dans le sport : pour soi et avec l’autre. Elle décrit d’un côté l’adonnement, « ADN du sportif de haut niveau » (Ryadh Sallem, p. 117). Une théorie selon laquelle le sportif s’engage totalement dans la pratique, au point de s’offrir à lui-même ses propres douleurs et challenges. Et de l’autre côté, l’adonnement avec l’adversité : le sportif donnerait « tout » à son adversaire dans le combat (Laurence Fisher, p. 121). Ainsi, l’adversaire est simultanément partenaire de jeu, d’apprentissage et d’accomplissement, ce qui est d’autant plus palpable au sein d’un sport collectif où, pour faire équipe, une certaine harmonie est nécessaire entre la demande, le don, la réception et le rendu – autrement dit les « quatre temps positifs du don » (p. 14). Ces derniers n’opèrent pas seulement dans la pratique sportive : ils structurent également toute l’activité autour d’elle permettant l’existence des rencontres sportives. Des anciens sportifs, hommes et femmes, qui s’impliquent dans leur sport à travers un autre statut, aux bénévoles, souvent des anciens pratiquants également, sans qui les petites structures et les événements sportifs ne pourraient être.
20En somme, le sport entraîne ses différents acteurs dans une « chaîne du don » (p. 15), une véritable synergie qui le fait vivre en retour. Autrement dit, le sport associatif est une sorte d’« école du don » (p. 15), sans vision utilitariste, consacré à l’adonnement mais aussi ancré dans une dimension compétitive.
21La troisième partie se place en opposition directe avec la précédente : elle traite de la « face d’ombre » du sport, c’est-à-dire, selon la thèse de ce numéro, du sport tel qu’il a été – sombrement – institutionnalisé.
22Le sportif doit y dépasser ses limites, aux dépens de son corps et au risque de se blesser. Sa santé est donc en péril – d’autant que certains recourent au dopage pour pouvoir atteindre ou dépasser les objectifs fixés. Le dépassement de ses limites – et donc de ses capacités – serait institutionnalisé au point que le recours aux médicaments fait maintenant partie du suivi médical du sportif, pour récupérer, se soigner, et par conséquent améliorer ses performances. Loin de la notion de partage, le sportif se retrouve dans une situation de dépendance où il fait don de soi : dépendance à la structure qui cadre son quotidien, au personnel encadrant, à son sponsor, etc. Il doit maintenant leur rendre des comptes en remportant des victoires.
23Du point de vue de la structure sportive, il s’agit de faire un retour sur investissement. La logique est tout ce qu’il y a d’économique : des sommes sont investies, qu’il va falloir rentabiliser. Pour ce faire, selon les auteurs, elle ira jusqu’à tricher : doper ses champions, corrompre leurs adversaires – partenaires dans l’illégalité – voire orchestrer la lutte anti-dopage.
24Les institutions sportives sont devenues des entreprises commerciales, au rythme de la transformation du sport en objet de consommation, par le biais de la surmédiatisation. On y est passé de la notion de don à celle de profit. Il n’y a dès lors plus jeu ni valeurs positives à transmettre à la jeunesse. Et l’on est bien loin de l’esprit du sport, celui qui favorise le play, par rapport au game (règles et compétition confondues).
25En réponse, la quatrième et dernière partie prône l’éducation par le sport, défini comme vecteur de convivialité et d’incorporation du processus démocratique.
26Le sport y est décrit comme une activité structurante qui forme à la vie en société, à condition qu’il soit pratiqué correctement : il faut se conformer à ses règles sous peine d’être sanctionné, il faut coopérer avec l’autre pour intégrer une équipe, il faut également apprendre les règles sociales au sein d’un groupe et apprendre à se confronter à l’altérité ou toute contrainte fondamentale qui force à la tolérance. Alors, le sport exerce ses pratiquants à la coopération, voire à la compétition comme forme de coopération d’opposition (l’adversaire devient partenaire de jeu). Ainsi, il opère comme un levier démocratique et éduque à la citoyenneté.
27Les auteurs ajoutent, et c’est un point essentiel, que la pratique sportive est reconnue comme droit fondamental par la « Charte de l’éducation physique et du sport, adoptée par l’Unesco en 1978 » (p. 281). Un droit que l’Apels s’applique à faire respecter en soutenant de nombreux projets et en reliant les associations sportives.
28En quelques mots de conclusion, ce numéro détache le sport des considérations habituelles attenantes à la santé – le sport régime, le sport bien-être – pour le rapprocher de sa fonction originale : l’inscription de l’individu dans un modèle social d’appartenance, le bien-être relationnel. C’est tout l’intérêt de ce recueil d’articles : le social y est placé au cœur du sport, dans sa promotion, la prévention de la santé, la politique sportive et la représentation du sport. Ces articles rafraîchissent au passage la notion d’éducation civique qui, loin d’être un cours académique enseigné au collège puis plus jamais dans la scolarité, est un jeu où l’engagement citoyen et démocratique se trouve presque littéralement « chevillé » au corps.
29Le sport, outil social, présente néanmoins la difficulté d’être facilement instrumentalisable, pour créer par exemple un modèle social conforme aux lois de la concurrence. Il est donc nécessaire de faire un choix intelligent et réfléchi pour s’en servir au mieux et en faire ressortir les qualités éducatives, pour prôner l’intégration de tous et non le clivage au profit de l’individu isolé.
30Ce numéro de la Revue du Mauss est une lecture très éclairante pour un large public. Tous les métiers du sport, de l’éducation, les étudiants en STAPS, sont concernés. Mais aussi le milieu du travail, dans lequel les questions de santé, tant physique que psychologique ou sociale, sont d’une importance grandissante. Elles sont au cœur des problématiques et donc des évolutions du monde professionnel. Ainsi, dans une hypothèse qui n’est pas celle de ce numéro mais qui s’appuie volontiers dessus, grâce à « l’esprit du sport », il serait possible de travailler dans un meilleur bien-être relationnel.
31Franck Dolif-Perros
32Doctorant en psychosociologie
33Laboratoire TEC, EA 3625
34UFR STAPS, Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité
Sylvain Ferez, La corporation critique. Gestion physique et mobilisation sportive des marges. Préface de Jacques Birouste. Paris, L’Harmattan, coll. « Mouvement des savoirs », 2016, 236 p.
36L’ouvrage proposé par Sylvain Ferez rassemble les analyses et réflexions qu’il consacre à l’étude des corps en marge, depuis ces dix dernières années. Il publie, avec quelques aménagements et corrections, son habilitation à diriger des recherches soutenue en novembre 2014. Le texte est exigeant, il s’adresse à un public averti, intéressé par les sciences sociales et venant chercher une œuvre originale dont l’ambition est de partager un cheminement théorique et d’enrichir la réflexion sur les outils méthodologiques mobilisés. Ce livre de synthèse présente ainsi une double originalité. D’une part, son auteur revient sur les thèmes de recherche qu’il investit autour des dynamiques de construction réciproque de la marginalité en interrogeant les conditions sociales de la réflexivité chez des groupes d’acteurs. Cela lui permet de mettre en lumière l’expression de crises de la construction sociale des corps (ou crise de la corporation) et leur gestion physique, qu’elle s’exprime de façon individuelle et/ou dans le cadre de mobilisations collectives. D’autre part, il expose (et s’expose), selon le principe du penser avec, penser contre, la façon dont son itinéraire l’a conduit à construire théoriquement ses objets de recherche en articulant les approches sociologiques et psychanalytiques selon une démarche de sociologie clinique. Ce faisant, il procède à un double bouclage réflexif qui incite à la fois à rendre compte des dispositions sociales du chercheur et de celles présidant à la formulation de son objet de recherche, autrement dit, d’objectiver l’espace de rencontre ou d’interaction entre le chercheur et son terrain. L’ouvrage est organisé en quatre parties qui synthétisent les recherches antérieures ou en cours. Il présente ainsi trois chapitres couvrant trois axes de réflexions théoriques, rattachés à trois secteurs de productions de connaissances suivis d’un quatrième chapitre présenté sous la forme de discussions et prospectives.
37Dans le premier chapitre, intitulé « Mensonge et vérité des corps en mouvement : crises de projection et réflexivité », l’auteur interroge l’expression identitaire et sociale des crises de la corporéité à partir de l’étude comparée de deux cas emblématiques. Il revient ainsi sur l’analyse du récit de vie de Claude Pujade-Renaud (initiée il y a plus de dix ans dans le cadre du doctorat et ayant donné lieu à plusieurs publications sur l’expression corporelle) et de Michel Bernard (philosophe spécialiste du corps dont l’étude est en cours). Le propos interroge, à travers ces personnages, la production de connaissances sur l’expressivité du corps et sa double dynamique projective et réflexive sous un angle critique. Cette disposition s’est manifestée, à l’adolescence, par une altération somatique des capacités projectives des acteurs étudiés : l’avortement chez Pujade-Renaud, la tuberculose chez Bernard. Leurs dispositions réflexives sont ainsi associées à un « trouble » identitaire et à une « crise de la corporation ». L’analyse consiste à montrer à quel point, pour chacun d’entre eux, la crise vécue « par corps » renvoie à une configuration socio-identitaire qui engendre des difficultés à se projeter et qui les conduit à adopter une posture critique. Après avoir rappelé précisément le rôle joué par ces deux figures de la critique du corps en éducation physique dans les années 1970, cette partie s’attache à fonder les principes d’une analyse bio-corpo-graphique partant des crises de la corporation (et des dispositions) pour tenter de saisir la reformulation d’un projet préconscient au gré des moments et contraintes liés aux univers socioprofessionnels fréquentés.
38Le deuxième chapitre de l’ouvrage concerne l’analyse des « Expressions identitaires et sociales des crises de la corporation : vers une socio-somatique ». Les analyses présentées s’appuient principalement sur l’étude de la construction sociale de l’obésité et sur celle des patients porteurs du VIH envisagées sous l’angle de crises de la corporation. La démarche interroge plus précisément la mise en œuvre des techniques et des dispositifs (préventifs, curatifs, éducatifs ou rééducatifs) de gestion de ces crises et des formes de « police des corps » (au sens de Fassin, 2011) impliquant des activités physiques. En s’appuyant sur les travaux de Michel Foucault, tout en les discutant, l’auteur se propose ici de mettre en évidence le rôle joué par les dispositifs sanitaires et sociaux, considérés comme des dispositifs de gouvernementalité (ou dispositifs de sécurité) visant à surveiller l’épidémie et à contrôler la maladie chronique. Au cœur de l’analyse, c’est l’entretien de la dialectique de la honte et de la culpabilité qui est mise au jour et éprouvée d’un point de vue heuristique. L’hypothèse retenue consiste ainsi à considérer que les crises de la corporation vécues par les individus s’expriment au travers d’une expérience de la honte qui est en partie produite dans le rapport aux institutions et aux normes qu’elles promeuvent (notamment en matière de sexualité et de santé).
39Le troisième chapitre proposé sous le titre « Des mobilisations critiques à l’institutionnalisation de la mise en scène des corps sportifs » complète en quelque sorte le précédent en interrogeant les conditions dans lesquelles certains groupes, symbolisant une corporation critique, parviennent à se soustraire de la honte et de la culpabilité par la revendication d’une fierté qui s’exprime à travers la dynamique d’une mobilisation collective autour d’un projet sportif. À partir des exemples sociohistoriques des difficultés de reconnaissance du sport féminin par le mouvement olympique de l’entre-deux-guerres, des revendications d’égalité raciale durant les Jeux Olympiques de 1968, ou encore des jeux de l’Arctique initiés à Québec en 1967, la rhétorique présentée consiste à mettre en évidence l’ambivalence des initiatives engagées. D’un côté, les discours reposent sur la dénonciation d’un espace sportif discriminant qui implique une lutte de classement. Il s’agit alors d’observer le processus selon lequel l’affranchissement de la honte conduit à modifier les représentations de soi et des autres à son égard en affirmant son propre regard face aux regards qui stigmatisent (à l’appui des travaux de Gaulejac, 1996). D’un autre côté, la dénonciation exprimée s’accompagne de revendications d’accès à l’espace sportif discriminant en cherchant à s’instituer sur la base du modèle qu’il propose. L’ouvrage illustre alors de façon particulièrement efficace cette problématique à travers la généalogie des Jeux Paralympiques puis celle des Gay Games. Le propos met ainsi en évidence les nombreux paradoxes qui accompagnent à la fois la conquête d’un espace social (sportif) interdit – associé à l’expression de revendications identitaires – et l’adhésion à un vecteur de la culture dominante soumis à un cadre normatif particulièrement puissant.
40Ces trois premiers chapitres sont centrés sur les expressions affectives, identitaires et sociales des crises de la corporation identifiées selon différents types de sujets en changement (individus, groupes, institutions). Ils s’articulent autour de trois types d’approches sociologiques liées à trois niveaux d’analyse traversés par des tensions qui se recoupent. La perspective sociohistorique, qui sous-tend la démarche d’analyse exposée, est étayée par les apports de la sociologie de l’expérience et du vécu mise en relation avec une double approche des interactions sociales et des processus de construction des identités. Elle est poursuivie du côté de la sociohistoire des mobilisations et des organisations dans l’analyse des dynamiques des regroupements sportifs dits « minoritaires » étudiés jusque dans les effets produits par l’institutionnalisation en contrepoint des processus de stigmatisation et d’isolement social. Elle s’engage également dans une démarche inspirée par une sociologie de la connaissance. Les travaux réalisés questionnent ainsi les conditions sociales de distanciation et d’accès à une certaine réflexivité, envisagées jusque dans leur dimension psychanalytique. Il faut souligner ici que, compte tenu de la densité des approches mobilisées –et bien qu’ils soient évoqués et rapportés aux œuvres et auteurs utilisés –, les cadres théoriques privilégiés gagneraient en clarté à travers la présentation de définitions plus lisibles des principaux concepts retenus.
41L’objet du quatrième chapitre de l’ouvrage consiste à réinterroger ces axes d’analyse et les notions utilisées à l’aune d’approches théoriques invitant à poursuivre la discussion tout en reformulant l’objet d’étude appréhendé. Ainsi les références aux travaux de Boltanski et de Green sont-elles à la fois l’occasion de renforcer certains axes d’analyse et d’affirmer, sur d’autres aspects, une distanciation critique permettant de mieux fonder les appuis théoriques privilégiés. À titre d’exemple, l’auteur répond d’une certaine façon à l’invitation de Boltanski en mobilisant la cité par projets dans la perspective d’associer dans une même dynamique l’évolution du capitalisme et les critiques qui lui sont opposées, notamment pour saisir le virage que la raison gouvernementale opère en 1974-1975. De même, la réflexion épistémologique engagée gagne à être questionnée à partir d’une démarche pragmatique. Ainsi la corporation critique peut-elle être envisagée comme une crise de projection exemplaire et paradigmatique du monde connexionniste qui se met en place à partir des années 1970 (à l’appui des travaux de Boltanski et Chiapello, 1999). Pour autant, le positionnement affirmé par l’auteur renvoie à une posture où le travail réflexif s’élabore à partir du partage d’une communauté d’affects liés à la corporation critique et n’est donc pas considéré comme une posture idéologique affirmée. La discussion concernant la position de Boltanski et son refus de rentrer dans la « boîte noire » du psychisme conduit ainsi à situer la démarche retenue dans un autre espace qui, en réintroduisant l’ordre de l’affect pour saisir le projet critique, entend réintroduire la dimension psychique afin de tenter d’éclairer les conditions de la conversion (ou non) de la crise de corporation en postures critiques. Cette réflexion conceptuelle conduit l’auteur à présenter la façon dont il est amené à repenser les outils méthodologiques mobilisés notamment du point de vue de la méthode biographique. La notion de corpo-graphie permet ainsi de rompre avec une lecture narrative de la biographie en prêtant davantage attention aux crises de la corporéité. L’approche corpo-graphique cherche à éclairer les processus qui fondent la projection de la corporéité à partir des affects associés. Elle ajoute donc au recueil des éléments de récits par l’entretien une sensibilité aux jeux des associations, aux signes physiques de l’angoisse et de la dépersonnalisation en s’apparentant (sans se confondre) à la démarche de l’analyste selon la perspective de la sociologie clinique.
42L’épilogue proposé pour clore l’ouvrage ne tranche pas avec la posture réflexive adoptée par l’auteur. La discussion engagée à propos de la théorie de la reconnaissance développée par Axel Honneth dans le prolongement des travaux de Francfort est une nouvelle occasion de réaffirmer l’importance accordée aux affects des sujets étudiés tout en soulignant les dimensions potentiellement culpabilisatrices des règles de droit et des injonctions sociales, à l’image des messages diffusés en santé publique.
43Bien que sa lecture soit parfois affectée par un style heurté, par de longs passages informatifs et par un certain nombre de longueurs liées à la démarche de discussion scientifique qu’impose une habilitation à diriger des recherches, l’ouvrage présenté par Sylvain Ferez est particulièrement stimulant. Il intéresse les lecteurs qui s’interrogent sur les expressions des crises de la corporéité et sur leur conversion en projets critiques. Il convient notamment aux chercheurs et étudiants en sciences sociales soucieux de mettre à l’épreuve leurs démarches et leurs approches théoriques. Il montre ainsi comment le travail de la connaissance gagne à être relié à une expérience vécue qui alimente la discussion et ouvre de nouvelles perspectives avec le souci, parfaitement résumé dans la belle préface rédigée par Jacques Birouste, de « consolider en science les vertus de la sociologie clinique en appelant au goût du lecteur pour l’aventure intellectuelle. Ils touchent, ils bougent, ils emportent vers des contrées nouvelles du savoir. »
44Yves Morales
45Maître de conférences
46Laboratoire CRESCO, EA 7419
47F2SMH, Université Toulouse III Paul Sabatier
Notes
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[1]
Loïc Wacquant, Corps et âmes. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille-Montréal, Agone-Comeau & Nadeau, 2000.
-
[2]
Ceci montre bien ce qui distingue ce travail d’une perspective faisant du corps de l’athlète, entre autres, un corps médiatique. Voir Rauch André, Boxe, violence du XXe siècle, Paris, Aubier, 1992.