Notes
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[1]
Celle-ci a consisté en des phases d’observation directe et de réalisation de 30 entretiens de pratiquants masculins hétérosexuels, de 3 salles de Haute-Savoie, entre septembre 2009 et septembre 2010. En tant que pratiquant, notre recherche se rapproche de celle de Wacquant (2002) sur le monde de la boxe, au niveau de la méthode et de la posture scientifique.
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[2]
Hercule était d’ailleurs, selon le mythe, un grand dévoreur de viande, qui lui a permis d’obtenir cette masse musculaire et de réaliser ses exploits (Loraux, 1999).
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[3]
On observe beaucoup de bagarres dans le cadre urbain de la fin du XIXe siècle, dans lesquelles les hommes des catégories populaires sont souvent impliqués. Un corps imposant peut alors constituer un signal à l’égard des autres.
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[4]
Sandow s’affiche nu, avec une simple feuille de vigne pour cacher son sexe.
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[5]
Plus précisément, 2 numéros consécutifs de Dynamag (juillet-août 2009 à janvier-février 2013), 3 numéros consécutifs de Flex (juin-juillet 2010 à octobre-novembre 2010) et un numéro de Science & Muscle (été-automne 2008).
Introduction
1« No pain, no gain », telle est la devise souvent entendue dans les salles et véhiculée dans les médias de bodybuilding. En effet, l’activité physique consistant à « construire » au maximum son corps par un entraînement régulier de tous ses muscles, elle repose aujourd’hui sur des principes triadiques fonctionnant en interaction, d’après les critères d’évaluation des juges de compétition (Perine, 2010) : la masse (« quantité » des muscles), la définition (« qualité » lipidique et hydraulique des muscles) et la symétrie (« qualité » esthétique d’ensemble des muscles). Pour ceux qui participent à des compétitions, un quatrième principe consiste à exhiber son corps à travers une mise en scène, dans une logique de spectacle. Ces principes indiquent que le bodybuilding ne s’apparente pas seulement au développement circonstancié et ciblé du corps : il s’agit au contraire de penser l’améliorer au maximum, en repoussant sans cesse ses frontières grâce à un véritable travail et une maîtrise permanente du corps, pour en faire un « corps extrême » (Baudry, 1991).
2En cela, le corps bodybuildé est un corps augmenté révélateur des principes des sociétés occidentales capitalistes et hypermodernes (Bonetti et al., 1998 ; Molénat, 2006). En continuité avec les idéaux et les représentations du corps moderne apparues au XVIIIe siècle, celles-ci valorisent la centration de l’individu sur son corps, perçu comme créateur de sens (Le Breton, 2004), alors que les repères collectifs traditionnels (idéologies politiques, dogmes religieux normatifs) sont remis en question (Lipovetsky, 1984). Le corps bodybuildé incarne cette tendance, car il est au cœur d’un projet individualisé où les excès, le risque, la performance et le dépassement sont socialement valorisés (Aubert, 2006 ; Ehrenberg, 2008) : le but est de produire un « hypercorps » détaché de tout poids inutile. Si tous les pratiquants ne s’inscrivent pas dans une démarche « extrême » ou professionnelle, leur volonté de sculpter leur corps est malgré tout significative d’un désir, voire d’une injonction de transformation plus ou moins radicale de soi qui semble « à portée de mains » (Queval, 2008).
3Pour autant, le bodybuilding actuel est le fruit d’une lente évolution historique, tant au niveau de sa philosophie que de ses principes. Se distinguant des autres pratiques du culte et de l’entretien du corps qui émergent à la fin du XIXe siècle (Monaghan, 2001), comme des activités physiques de l’Antiquité qui ne peuvent être apparentées à des sports au sens moderne du terme (Chartier & Vigarello, 1982 ; Defrance, 2003), le bodybuilding y plonge apparemment malgré tout certaines de ses racines et certains de ses principes : souci de soi, esthétisme, démonstration de force, soulevé de poids, etc. D’ailleurs, ces éléments empruntés au passé sont souvent évoqués, voire mis en avant dans les salles et les médias spécialisés de bodybuilding, comme s’ils constituaient des piliers de ce sport.
4De même, en lien avec une enquête de terrain que nous avons effectuée dans des salles de bodybuilding [1], ce « recours au passé » est également fréquent chez les pratiquants, tant au niveau du discours que des pratiques, car ils semblent y rechercher un ancrage porteur de sens. Plus précisément, les pratiquants paraissent mobiliser à leur échelle un imaginaire collectif empruntant au passé, marqué par des références à des gestes, des postures, des techniques d’entraînement, des légendes, des mythes et des discours spécifiques qui mettent en valeur un ordre traditionnel. Dans cette perspective, une interrogation émerge : en quoi la pratique actuelle du bodybuilding renvoie-t-elle dans ses principes, dans ses modalités, mais aussi ses déterminants, à un imaginaire collectif relatif à un passé « vivant », c’est-à-dire faisant référence à des techniques, des icônes, des images et des valeurs de l’investissement du corps ancrées dans le présent comme dans l’histoire ?
5La réponse à cette question est organisée autour de deux axes : nous débutons par une réflexion sur l’imaginaire collectif du bodybuilding, qui guide les pratiquants en partie grâce à des références diverses empruntées à un passé réel ou fantasmé. Or cet imaginaire est fortement présent dans les médias du bodybuilding, notamment dans les revues spécialisées, qui jouent un rôle clé dans sa diffusion. À travers une analyse approfondie de deux magazines de bodybuilding, nous cherchons, dans une deuxième partie, à montrer en quoi ils sont un véhicule essentiel de cet imaginaire collectif, en identifiant les éléments empruntés à « l’histoire » qui y sont mis en avant et qui permettent l’investissement dans le temps présent.
1 – L’imaginaire collectif du bodybuilding : un présent ancien, un ancien présent
1.1 – L’imaginaire collectif « de poids » du bodybuilding
6L’imaginaire renvoie à des éléments de diverses natures qui sont le fruit de l’imagination d’un individu. Cette notion peut aussi exister sur le plan collectif, en désignant les normes, les valeurs, les symboles, les représentations, les modèles et les mythes propres à un groupe social. En cela, comme d’autres sports, le bodybuilding est marqué par l’existence d’un imaginaire collectif, où « la notion d’“inscription” recouvrirait ces manifestations objectives que sont l’entraînement du corps et son résultat, le geste (ainsi que, accidentellement et selon les modalités de cette manifestation, le record ou la performance dans la compétition) ; la volonté renverrait aux notions de maîtrise de soi, de discipline du corps propre ; et le sens de cette discipline serait donné par la grammaire symbolique des images du corps dans laquelle cette inscription ferait sens » (Taranto, 2008, p. 75).
7De ce fait, parce que ces éléments constitutifs de l’imaginaire forment un système cohérent, ils permettent de faire correspondre en permanence l’imagination à la réalité parce que les deux sont imbriquées. L’imaginaire est alors mobilisateur en tant que guide de l’action pour chaque pratiquant, car il s’appuie sur « des interprétations des individus, de leurs aspirations envers la pratique » qui « […] se réfèrent à des images, à des rêves ou à des légendes tout en pouvant contribuer à une “dynamique instituante” (Le Pogam, 1995) » (Aceti, 2010, p. 112).
8Cela signifie qu’il existe un lien fort entre le corps individuel et les représentations collectives du corps dans le bodybuilding dans la mesure où la signification collective participe à la construction du sens donné à la prise de possession du corps par les individus. En d’autres termes, l’imaginaire du bodybuilding, qui crée un corps imaginaire de cette pratique, permet de comprendre de quelle manière un individu tout comme une communauté contextualisent leurs actions, notamment au niveau du sens qu’ils vont donner à celles-ci et à leur présentation dans les interactions. En somme, l’imaginaire collectif du bodybuilding possède un réel « poids » dans le quotidien des pratiquants.
9Si l’on souhaite être plus précis pour identifier les éléments constitutifs de l’imaginaire du bodybuilding actuel, il est important de constater qu’il s’appuie en premier lieu sur la valeur « travail » (Le Breton, 1990). Effectivement, pour atteindre des objectifs quantitatif et qualitatif de développement corporel, les adeptes du bodybuilding doivent, selon leur vision et leur degré d’engagement dans la pratique, mettre en œuvre un véritable travail du corps, par le corps et pour le corps. Autrement dit, le corps est à la fois l’instrument et le résultat de ce travail, dans un souci de transformation permanente du corps. 27 des 30 bodybuilders interviewés utilisent ce mot au moins une fois dans l’entretien. C’est le cas de Vincent (18 ans, 4 ans de pratique) qui précise justement ne pas être dérangé pendant son travail, tant il est important : « C’est sûr que j’enverrai jamais quelqu’un balader pendant que je travaille, ça fait partie des règles de savoir-vivre, mais… »
10Certes, la capacité à soulever des poids de façon répétée dans un contexte planifié lors de l’entraînement est déterminante pour réussir. Ceci signifie pour un pratiquant d’être capable de s’identifier à des éléments de l’imaginaire collectif qui vont renforcer son degré d’engagement à la pratique à travers des techniques d’entraînement, des images musculaires et surtout des modèles ayant réussi dans ce sport.
11Mais la progression musculaire nécessite de dépasser le strict cadre de l’entraînement : même pour les aspects extérieurs à celui-ci, il est fondamental de s’ancrer à des éléments de l’imaginaire collectif qui donnent du sens. Cela permet à un adepte de rationaliser son existence, de façon plus ou moins systématique et systémique, dans un souci d’amélioration permanente. Pour les plus engagés, la pratique s’apparente alors à une production « néotaylorienne » du corps, où tout est codifié et organisé (Vallet, 2013). Se forger une « carrière » dans le bodybuilding au sens sociologique du terme (Becker, 1985) nécessitant de se soustraire de la logique de la pratique strictement ludique, hédoniste et désintéressée, est indispensable pour atteindre les objectifs fixés.
12Le bodybuilder s’appuie en fait sur un double travail : l’un est « pour » et l’autre est « en contre » (Darmon, 2008). Le premier fait référence à la capacité des individus à s’investir le plus possible dans la pratique en elle-même, à travers l’entraînement, la nutrition, le mode de vie. Le second renvoie à leur faculté de se détourner de tous les éléments « perturbateurs » qui ne les renforceraient pas dans leur engagement : contrôle social exercé par des non-pratiquants, « mauvaise » nutrition, sorties mettant en danger l’entraînement, etc. Citons le cas de Claude (28 ans, 10 ans de pratique) : « Le pire, c’est les repas de famille le dimanche, tu sais quand les gens ils peuvent pas non plus s’adapter à toi, alors t’es obligé de t’adapter à eux. Alors tu sais moi le dimanche je bouffe un peu avant le repas de famille, puis là-bas je mange un peu pour dire que je mange quelque chose, et puis même je leur dis “je suis sorti hier soir, j’ai pas trop faim”. »
13À partir de là, certains principes doivent être réalisés pour prendre du muscle « sec » (Reynolds & Weider, 1989) : un régime nutritionnel strict, précis et ascétique (protéines de qualité à haute dose, hydrates de carbone complexes, sucres rapides et graisses en quantité limitée, ingestion de produits divers…) ; un mode de vie très régulé : quantité de sommeil minimale à respecter, stabilité, organisation codifiée du quotidien ; des techniques et des méthodes d’entraînement particulières. Plusieurs déclinaisons précises existent, mais on peut dire pour simplifier que deux grands types non exclusifs l’un de l’autre se dégagent : le heavy duty où le bodybuilder mobilise des charges lourdes pour un nombre de séries/répétitions limité et un temps de repos assez long ; le high intensive training quand les charges moins lourdes sont privilégiées, mais avec des temps de repos plus courts et des séries/répétitions plus nombreuses.
14Dans cet univers, seuls l’effort, la souffrance et la douleur payent, d’où leur survalorisation dans la perspective d’une reconnaissance et d’un « salut » (Le Breton, 2006). En d’autres termes, à travers le rapport aux poids que chaque pratiquant possède, « c’est bien un imaginaire qui est consommé ici, celui des univers méritocratiques où les dons n’ont de sens que liés aux labeurs tenaces » (Chartier & Vigarello, 1982, p. 57). En cela, le bodybuilding s’inscrit dans la philosophie des sports modernes apparus à partir du XIXe siècle, dans le sens où l’espace et le temps sportifs, bien que spécifiques et inédits, concrétisent simultanément l’idéal égalitaire démocratique des sociétés occidentales.
15Par contre, ce travail du corps n’est valorisable que s’il s’inscrit dans une norme de performance (Travaillot, 1998 ; Ehrenberg, 1991) qui fait du corps un objet de production et d’accumulation à rentabiliser. De ce point de vue, il se situe dans le prolongement des jeux traditionnels de soulevé de poids qui produisaient des « gros physiques » grâce au heavy duty, mais surtout dans l’héritage des gymnastiques germaniques de la fin du XIXe siècle. Celles-ci recherchent moins la compétition que la performance physique et maîtrisée des corps (Chartier & Vigarello, 1982 ; Defrance, 2003), dans un souci permanent d’amélioration du corps humain : « Il se donnera des formes athlétiques et doublera la puissance de ses muscles qui lui assureront le succès dans ces luttes si chères à nos raisons » (Jablonka, 2011, p. 50).
16Mais l’idée même de performance du corps à travers les soulevés de poids a évolué depuis le XIXe siècle, pour parvenir au bodybuilding actuel. En suivant les critères des juges des concours qui ont, au fil du temps, privilégié l’apparence physique à la capacité athlétique globale du champion (Schwarzenegger, 1998), ce n’est pas tant la charge soulevée qui compte désormais que sa capacité à produire un hypercorps sec et symétrique, où le bodily display est déterminant (Monaghan, 2001).
17C’est aussi en ce sens que ce corps bodybuildé est simultanément devenu le reflet des sociétés occidentales qui considèrent le corps comme « le plus bel objet de consommation » (Baudrillard, 1970). Ce second élément est le deuxième pilier de l’imaginaire collectif du bodybuilding. Dans ce sport, il s’agit en effet de tirer le maximum d’investissement de son corps, de se dépasser soi-même en permanence pour dépasser le corps existant, en s’appuyant sur un imaginaire de la performance marqué par une triple dimension : consommation, entrepreneuriat et référence à des champions de la discipline (Ehrenberg, 2008). C’est de cette performance, qui s’appuie sur un travail préalable, que le bodybuilder peut espérer en tirer un profit légitime (personnel, symbolique, économique), directement appropriable personnellement (Queval, 2008). Alex (37 ans, 7 ans de pratique) le précise, en y associant les sensations positives ressenties : « Disons que c’est un des sports où tu peux voir les résultats de visu donc c’est intéressant aussi quoi. C’est vrai que t’as toujours le côté artistique, mais c’est surtout au niveau des résultats, des performances, voir que tu progresses… » Fabrice (28 ans, 11 ans de pratique) le confirme, lui qui en veut toujours plus : « La masse… Ouais, la masse. Moi, c’est la masse. Maintenant, je voudrais bien plus de dessin, mais c’est vrai que la masse plus je vois que je grossis, plus je suis content. Quand je vois sur la balance que j’ai pris 1 kg, waouh, c’est la fête ! »
18Dans cette perspective, le bodybuilding d’aujourd’hui est imprégné des caractéristiques des sociétés capitalistes, en étant à la fois un de ses reflets et un de ses vecteurs à travers le rapport au corps qui l’accompagne. Il illustre parfaitement la double interrogation : « Quel corps par quelle société et quel corps pour quelle société ? » (Berthelot, 1983). En particulier, le fait que les compétitions les plus importantes célèbrent le muscle « sec » à outrance, avec une inflexion en ce sens marquée depuis vingt ans, montre la logique mercantile sous-jacente (Griffet & Roussel, 2004). En effet, pour ses adeptes, les corps hors-norme des athlètes qui sont mis en avant dans les compétitions renforcent la logique spectaculaire de ce sport. Celle-ci est censée à la fois renforcer l’attractivité populaire du bodybuilding via l’exacerbation de la compétition associée et le côté extraordinaire de son espace, mais aussi à travers le message envoyé que transformer son corps à souhait pour maîtriser son destin est possible, à condition de le vouloir.
19Cet aspect de l’imaginaire collectif possède un versant économique évident puisqu’il suppose de créer un marché où ces athlètes s’affichent avec certains produits que les « fidèles » pourront se procurer pour chercher à leur ressembler. Le bodybuilding a en conséquence « surfé » sur la vague contemporaine d’un souci croissant accordé à la santé qui doit transparaître des corps pour devenir une pratique consumériste et industrielle de masse (Klein, 1993).
20Or, si parvenir à concrétiser ces deux éléments centraux de l’imaginaire collectif (travail et performance) nécessite d’investir fortement le présent, il est intéressant de voir dans le même temps que toute référence au passé ne disparaît pas, bien au contraire. Un « passé vivant » est à l’œuvre et mis en avant dans la pratique actuelle, sur les plans individuel et collectif : les institutions, les médias et les pratiquants s’appuient sur des techniques, des personnages, des lieux légendaires ou mythiques, des racines et des origines qui appartiennent à l’histoire de ce sport, et qui permettent de célébrer et légitimer le travail et la performance.
1.2 – Le « poids » du passé dans la construction de l’imaginaire collectif du bodybuilding actuel
21Comme le rappelle à juste titre Prost (Prost, 2006), le corps est un objet historique spécifique : son appréciation historique est difficile et doit être réalisée avec beaucoup de précautions, car le chercheur traite non seulement du corps des autres, mais de corps qui ne sont souvent plus là, avec des biais potentiels d’ethnocentrisme, d’anachronisme ou de jugements de valeur. C’est particulièrement vrai pour le bodybuilding dont l’existence historique est très récente. Pour autant, le bodybuilding et son imaginaire actuels se fondent en partie sur « l’ancien », au sens où ils ont été influencés dans leur construction par des pratiques de culture physique d’autres époques, montrant que cet ancien demeure présent sous des formes diverses.
22Nous relions cet ancien à deux périodes historiques particulièrement présentes dans l’imaginaire collectif actuel du bodybuilding, qui sont d’ailleurs souvent associées : l’Antiquité gréco-romaine et le tournant des XIXe et XXe siècles. En effet, un premier point majeur dans l’imaginaire collectif du bodybuilding d’aujourd’hui est la référence permanente à certains mythes ou pratiques de l’Antiquité. Les pratiquants admirent très fréquemment les corps mis en scène à cette époque ou tels qu’ils sont présentés dans les médias (magazines, et films surtout, notamment dans les péplums). Ils y trouvent un modèle de perfection, de beauté et d’esthétisme, d’éternité (Prost, 2006) qui constitue pour eux un modèle à suivre.
23Ils citent sur ce point les corps parfaits des dieux ou des statues de héros mythologiques (Klein, 1993). Certes, la représentation des dieux n’est pas le seul apanage des Grecs, mais ces derniers insistent sur la mise en évidence des attributs corporels divins, notamment la puissance physique ou sexuelle. Leur corps d’individus au sommet d’une hiérarchie crée de fait une convention sociale au sein de l’imaginaire collectif selon laquelle le corps musclé est celui des dominants.
24Selon Éric (52 ans, 20 ans de pratique) par exemple, les compétiteurs de bodybuilding, qui constituent actuellement l’élite de cette pratique, incarnent particulièrement cet idéal : « Le fait qu’ils soient tannés, qu’ils soient huilés, le fait que les lumières mettent en relief tout le physique, c’est des sculptures vivantes, quoi. Moi je trouve ça superbe. Surtout qu’on a des tans qui font tantôt l’aspect de l’or, l’aspect du bronze, l’aspect du cuivre. C’est des statues vivantes. »
25D’ailleurs, les poses des bodybuilders dans les concours ou devant leur miroir pour faire ressortir leurs muscles donnent l’image d’un corps semblable à des pierres solides qui résistent à l’épreuve du temps (Klein, 1993 ; Moore, 1996). De plus, réalisées dans une quasi-nudité, elles rappellent le « naturalisme » des athlètes grecs qui mettaient aussi en spectacle leur corps. Mettre en scène son corps comme on l’entend, le présenter comme étant à la fois libéré et objet potentiellement spectaculaire est fortement valorisé dans nos sociétés d’individus actuelles (Baudrillard, 1970 ; Lasch, 1979). La Grèce antique a construit et diffusé un modèle esthétique où la nudité dans l’entièreté du corps occupe une place centrale, à condition que l’esthétique le caractérise. C’est pourquoi, bien qu’il y ait des débats sur la réalité et la fonction des épilations dans l’Antiquité (Sartre, 2011), il semble que le corps glabre des statues symbolise une norme esthétique en la matière, à l’image de celle en bodybuilding, qui permet de mieux faire ressortir les muscles (Luciano, 2001).
26Le corps bodybuildé est présenté comme un idéal de perfection par les médias et les instances sportives légitimes. Il est associé au corps supposé des divinités de l’Antiquité. Ce corps n’est pas forcément celui qui existe réellement, mais celui qui devrait exister, constituant une référence certaine à l’imaginaire : « Nous n’avons pas besoin d’imaginer que la plupart des jeunes Grecs étaient dotés des attributs physiques des héros grecs sculptés. C’est précisément dans son idéalisme physique que la sculpture est perceptible, en tant qu’inspiration, ou une invocation d’une façon d’être perfectionnée » (Dutton, 1995, p. 31). Ainsi, Charles Atlas, un des promoteurs du bodybuilding dans les années 1920, promet aux personnes qu’il entraînait d’atteindre un « Greek god type of physique » (Dutton, 1995, p. 21). C’est d’ailleurs cette volonté qui justifie par exemple le choix du nom du plus prestigieux concours actuel de bodybuilding : « En 1965, j’ai créé le concours Mr Olympia. Le nom semblait approprié. Le temps était venu de fouler le sol sanctifié des dieux grecs anciens avec l’image qu’ils incarnaient. Nous vivons parmi eux » (Weider, in Moore, 1996, p. 133). Sur les médailles remises aux participants à ce concours, on y voit des colonnes rappelant le Parthénon athénien, présentes d’ailleurs aussi sur la scène de la compétition.
27Mais au-delà de la plastique, il y a également, dans l’imaginaire collectif du bodybuilding, une admiration pour la force d’âme qui accompagne les corps antiques, et qui sert de référence. En effet, dans la vision aristotélicienne d’une correspondance entre corps et âme, l’entretien du corps est important dans cette culture parce que son extérieur donne accès à la totalité de soi, dans une perspective physionomiste. Chez les Grecs antiques, un corps musclé est signe de performance, d’excellence, d’ordre, de discipline, de bon caractère et aussi d’érotisme, donc d’attractivité (Fisher, 2006). Il est en conséquence nécessaire de l’investir grâce à une certaine méthode pour en tirer le meilleur, notamment à propos des compétitions d’athlètes. Pour certaines d’entre elles, chaque champion est suivi par un « gymnaste » dont le rôle est justement de définir le nécessaire travail musculaire à réaliser (quantité, techniques, etc.), le repos à ne pas négliger, la nutrition à privilégier.
28Sur ce dernier plan, dans la logique de l’accomplissement du travail et de la performance, l’imaginaire collectif du bodybuilding recourt à cette nutrition antique qui a fait ses preuves. Les références aux « diètes grecques millénaires » sont souvent présentes dans les médias spécialisés ou dans les discours des athlètes. Par exemple, il semblerait que les athlètes grecs privilégiaient comme les bodybuilders d’aujourd’hui l’ingestion de quantités importantes de viande, pour améliorer notamment leurs performances aux Olympiades (Luciano, 2001).
29Plus globalement, le développement musculaire méthodiquement recherché grâce à des protocoles précis renvoie au fait que « tout est mis en œuvre pour permettre la plus grande efficacité d’un organe à l’instant T : le muscle squelettique strié » (Brulé, 2006, p. 276). Dans l’Antiquité déjà, l’inscription de certaines pratiques de développement du corps dans une logique extrême, donc à risque, est présente puisqu’il s’agit de transformer un corps naturel en un « néo-corps, un sur-corps » (Brulé, 2006, p. 276).
30Enfin, le fait que le corps parfait et augmenté doive s’exposer en public pour susciter la reconnaissance sociale, à travers sa mise en scène, est fortement en présence lors des concours de bodybuilding, et plus largement avec les attitudes – pour ne pas dire habitus – des pratiquants pour jauger et juger leurs progrès. Concrètement, cela signifie qu’une partie de l’évaluation personnelle ou collective de la pratique se réalise dans la démonstration ostensible des résultats obtenus, par le biais de poses musculaires mettant le plus en valeur le corps.
31Si cette caractéristique ne se retrouve pas chez les Romains qui se méfient de la nudité dans la promiscuité, bien qu’ils valorisent également les compétitions liées à des activités physiques (Thuillier, 2011), elle rappelle en revanche la mise en évidence des corps masculins musclés chez les Grecs, qui s’inscrit dans une certaine conception sociale de la pratique de l’exercice physique. Chez ces derniers, l’exercice du sport nu, qui apparaît vers la fin du VIIIe siècle, est érigé en un marqueur de leur civilisation : c’est moins un souci pratique qui anime cette nudité qu’une volonté de distinguer l’homme grec de tout autre. Il peut, par ce biais, exprimer ses qualités physiques et morales dans un esprit de compétition tout comme, plus largement, les traits marquants d’une culture.
32Les points précédents expliquent pourquoi ces corps de l’Antiquité sont aussi portés par des héros réels ou mythiques et vont être intégrés à l’imaginaire collectif du bodybuilding. On peut citer Hercule, dont le mythe est fréquemment mobilisé dans ce sport. Comme le souligne Andrieu (Andrieu, 1989), c’est même le personnage mythologique qui a été le plus utilisé par la culture occidentale pour valoriser l’exploit sportif par le corps. Il est perçu comme le prototype d’un homme possédant un haut du corps très musclé qui parvient à réussir grâce à des exploits physiques où son corps musclé est directement impliqué [2]. Mais, au-delà de ces aspects physiques, Hercule est aussi emblématique parce qu’il parvient à réaliser un certain nombre d’exploits majeurs, dont les fameux « douze travaux », grâce aussi à la ruse, l’intelligence et la sagesse (Loraux, 1999). Le corps et l’esprit sont réunis chez lui, donnant une image positive de l’investissement sportif du corps.
33C’est en cela que le mythe d’Hercule a été fortement mis en avant au moment où le bodybuilding commence à émerger en tant que sport à la fin du XIXe siècle, comme les autres sports modernes : cette seconde période qui nous intéresse ici est, en effet, marquée par la mobilisation de l’idéal antique dans les sports modernes, comme l’illustre la vision de l’Olympisme de Pierre de Coubertin. L’imaginaire de la force musculaire produite par les corps des sportifs est lié au mythe d’Hercule.
34Si cette association n’est pas propre au bodybuilding, ce dernier la récupère dans toute sa dimension. Son imaginaire s’y ancre pour montrer que développer son corps révèle non seulement les potentialités physiques du corps de celui qui entreprend un entraînement sérieux aux poids, mais également une façon rationnelle et organisée de le penser. C’est à nouveau cette fusion entre corps et âme qui permet de présenter un corps libéré et d’atteindre une certaine sagesse intérieure.
35Dans cette perspective, l’imaginaire du bodybuilding actuel fait référence à des « hommes forts herculéens » de cette période, capables de soulever des poids lourds et d’exhiber un physique idéal, véritables démonstrations des piliers du travail et de la performance accomplis. Plus précisément, le message sous-jacent en présence est d’insister sur la nécessité du travail et d’exploits pour construire son physique et en tirer des bénéfices. Ce travail comprend ici des exercices de soulevé de poids « bruts » comme au temps de l’Antiquité, mais aussi des premiers haltérophiles et des powerlifters du XIXe et du XXe siècle (Winship, Attila, Sargant, Hackenschmidt, etc.) qui ont su construire du muscle par leurs techniques fondatrices, qu’il convient d’adopter, de préserver et de transmettre. Des adeptes de cette activité de soulevé de poids (powerlifting) perpétuent ainsi les traditions très anciennes de jeux de force et de lever de charges lourdes en public, tout comme les « hommes forts » qui pratiquaient dans les premières salles de culture physique qui s’ouvraient dans les villes à la fin du XIXe siècle (Rauch, 2011).
36Nos observations dans les salles montrent à quel point les bodybuilders valorisent le travail à partir des poids libres, contrairement aux machines, exclues de l’entraînement, ou reléguées à la fin de celui-ci. Mike (29 ans, 12 ans de pratique) justifie ce fait par la référence « au temps des haltérophiles » où il n’y avait pas de « machines de gnangnan comme aujourd’hui. Moi je sollicite à l’ancienne, j’essaye de rester à l’ancienne méthode ». Pour Gaétan (25 ans, 3 ans de pratique) aussi : « J’commence toujours par les exercices avec barres ou haltères, et je finis par les poulies ou les machines. Le classique. »
37Sans que cet ancien ou ce classique soient précis, ils désignent dans l’imaginaire des bodybuilders la construction musculaire « pure », celle qui rappelle symboliquement « les temps anciens » voire les temps primitifs : « Les bruits des disques olympiques enfilés sur les barres sur les différents appareils autour de moi étaient un orchestre dément de percussion primitive. Cela ressemblait tant à l’Âge de pierre, à des humains si anciens… L’endroit pulsait » (cité dans Luciano, 2001, p. 133).
38Cette valorisation du travail aux poids libres est particulièrement prégnante pour les bodybuilders qui ont débuté ce sport par du powerlifting, comme Chérif (41 ans, 20 ans de pratique) ou Régis (39 ans, 22 ans de pratique), qui affirme qu’il « a voulu toucher les poids et les haltères. Je me suis plus axé sur le travail de force, et puis après, un peu comme tout le monde, on se prend au jeu, dès qu’on se voit grossir, on travaille un peu le volume. » En somme, encore aujourd’hui pour certains, posséder des muscles saillants à l’extrême n’est pas le but unique du bodybuilding, puisque la fonction des muscles doit aussi être de pousser le plus lourd possible (heavy duty).
39Un autre recours à ces deux périodes du passé dans l’imaginaire collectif du bodybuilding actuel est le travail de ces « hommes forts » sur le plan des apparences et des postures du corps, dans un souci d’harmonie, d’élégance et de maîtrise des techniques corporelles, pour des raisons « pratiques » [3] comme hygiénistes. Aux États-Unis en particulier, un intérêt considérable se développe en faveur de cette vision du corps pouvant à la fois incarner la démonstration de force, de muscles et d’esthétisme (Luciano, 2001). Il existe, en effet, à la fin du XIXe siècle une demande sociale pour l’exhibition des corps musclés mis en scène comme en mouvement dans une logique de spectacle : la force, le corps musclé et les mouvements et attitudes sont valorisés.
40Cela peut se produire dans les foires ou dans la rue pour le public populaire (Rauch, 2011), ou au cirque pour les plus aisés : « La force herculéenne peut être considérée comme belle et comme le fruit d’un travail précis : celui du muscle. Elle émerveille et peut s’acquérir par l’entraînement » (Andrieu, 1992, p. 25). Mais cet Hercule de la fin du XIXe siècle n’est pas seulement fort, comme indiqué. C’est un personnage qui sait mettre son corps en mouvement élégamment, comme le rappelle un médecin de l’époque : « Hercule soulageait Atlas du poids du ciel, mais il savait aussi lutter avec souplesse et même atteindre des biches à la course… » (Dr Frau, cité in Andrieu, 1992, p. 56).
41L’« homme fort » de la fin du XIXe siècle qui illustre sans doute le mieux cet idéal sur lequel s’est construit l’imaginaire collectif du bodybuilding est Eugen Sandow (1867-1925) : célébrité allemande de la culture physique, il s’installe aux États-Unis dans les années 1890 pour exhiber son physique à plus grande échelle et y faire fortune. Il effectue ses shows en s’inspirant de son enfance vécue en Italie où il admirait les statues de dieux et de héros mythologiques, cherchant à les imiter dans leurs poses lors de ses exhibitions [4] (Chapman, 1994). Son corps et sa mise en mouvement spécifiques pour l’époque lui forgent une double réputation d’« homme le plus fort du monde » et de qualités musculaires et esthétiques exceptionnelles. C’est pour ces raisons, à la fois esthétiques et techniques, que Joe Weider, président de l’International Federation of Bodybuilding (IFBB) décide d’associer son nom à la statuette remise au vainqueur de Mr Olympia – le plus grand concours de bodybuilding. Au final, Sandow permet au bodybuilding de se constituer en tant que sport.
42Mais Sandow a aussi marqué l’imaginaire collectif du bodybuilding pour deux autres raisons. D’une part, son exemple montre que l’on peut faire fortune en développant et en exhibant son corps dans des lieux précis, ce qui est une justification de la croyance populaire en un sport méritocratique et source de profits divers. D’autre part, un homme qui exprime sa puissance musculaire par des démonstrations de force et d’esthétisme est un vrai homme. Son physique envoie un message de supériorité à l’égard des autres hommes et des femmes qui, selon certaines croyances mises en avant à l’époque de Sandow, « préfèrent les hommes bien faits » (Andrieu, 1992, p. 54).
43Or, si la performance musculaire n’est en soi ni féminine ni masculine, son image a été associée très tôt chez les Grecs tout comme dans l’histoire du sport moderne à la masculinité et à la virilité. Le bodybuilding et l’imaginaire qu’il véhicule se sont construits autour de cette référence, d’ailleurs fortement exacerbée.
1.3 – Un imaginaire fortement genré : le corps bodybuildé comme corps « maximâle » ?
44Le bodybuilding, comme tout le « monde des sports » (Smith, 2007) d’ailleurs, s’est construit historiquement sur une image de la masculinité et de la virilité, associée à l’hétérosexualité, où le corps esthétique, volumineux et puissant est présenté comme le principal marqueur de l’identité de sexe. En effet, « le sport diffuse des images et des messages sur la masculinité et la féminité et il est banal de rappeler qu’il a longtemps constitué, pour nos sociétés la “Maison des hommes”, pour le dire avec Maurice Godelier, c’est-à-dire non seulement un espace de mise en conformité de l’apparence et de l’appartenance sexuée, mais un lieu de “sur-masculinisation” visant à produire symboliquement les hommes : on s’y raconte, on s’y reconnaît dans des valeurs et des désirs identiques, on y partage de “l’être ensemble”, on y apprend la virilité, le combat pour devenir un “vrai” mâle » (Mercier-Lefèvre, 2005, p. 369). Dans ce « fief de la virilité » (Dunning & Elias, 1986, p. 378), les garçons se retrouvent et les femmes sont dominées, car représentant une menace pour leur valorisation personnelle.
45Les sports modernes ont, en conséquence, associé l’hypertrophie musculaire, voire les muscles, à la masculinité (Griffet & Roussel, 2004), même si la très grande majorité d’entre eux sont neutres biologiquement (Hargreaves, 1994). Ils ont par ce biais participé à mettre de côté toute une littérature historique abordant le corps musclé chez les femmes (Chapman & Vertinsky, 2011). C’est pourquoi non seulement la présence des femmes dans le bodybuilding a mis du temps à s’opérer, mais celles-ci n’ont même jamais obtenu une reconnaissance égale à celle des hommes. D’abord exclues des compétitions de bodybuilding, les femmes y entrent dans les années 1970, mais avec un corps qui respecte la représentation des frontières biologiques hommes/femmes, c’est-à-dire « pas trop musclé » et laissant apparaître les « formes féminines ».
46Celles-ci sont pourtant questionnées par le corps hypertrophié de Bev Francis exposé à Ms Olympia de 1983, car il interroge biologiquement, sociologiquement et moralement les distinctions hommes/femmes : pour la première fois dans l’histoire du bodybuilding, une femme ne présente pas seulement un physique musclé, mais hypertrophié, strié et sec à outrance, ce qui la rapproche des compétiteurs masculins (Johnson, 1996 ; Griffet & Roussel, 2004).
47Certes, ces physiques qualifiés d’androgynes, qui s’imposent par la suite dans les compétitions officielles, permettent de « troubler le genre » (Butler, 2006). Ils donnent à des femmes très engagées dans la pratique la possibilité de créer librement leur corps. De ce fait, elles se positionnent directement sur un champ traditionnellement associé au masculin, en tirant bénéfice des ressources exploitées par les hommes (Moore, 1996), ce qui permet de développer des logiques subversives et de transcender les catégories normatives et construites de genre et de sexe (Felkar, 2012).
48D’un autre côté, elles s’exposent à des relégations de divers ordres. En premier lieu, en imitant les standards dits masculins, elles ne font que reproduire une norme de domination masculine. Leurs compétitions sont aussi moins valorisées, étant donné que pour un degré d’engagement équivalent, leur niveau de développement physique demeure moindre. Mais surtout, leur physique est sans cesse désigné comme déviant, ce qui oblige ces femmes à rendre « acceptable » leur image, en accentuant parfois certains traits physiques dits féminins (prothèses de silicone, maquillages outranciers…) ou en « s’excusant » (maquillage, cheveux longs, prothèses mammaires…) (Schulze, 1997). De ce fait, non seulement il est difficile pour elles de se construire une identité personnelle positive (Bunsell & Schilling, 2009), mais collectivement, elles remettent finalement très peu voire jamais en question, la domination masculine qui s’exerce dans ce sport. C’est pourquoi l’imaginaire collectif du bodybuilding demeure un imaginaire masculin avant tout.
49Mais comme le laisse entendre la citation précédente de Mercier-Lefèvre, cet entre-soi masculin est aussi le lieu de la compétition masculine où les hommes s’affrontent physiquement ou symboliquement pour faire émerger le meilleur d’entre eux. Cette vision de la compétition, qui se trouvait déjà dans l’Antiquité pour célébrer l’excellence masculine (Young, 1984), a été instituée par la suite à la fin du XIXe siècle. L’espace sportif s’est donc constitué autour de la domination masculine où les performances accomplies par des hommes sportifs ont été érigées en symbole de leur toute-puissance. C’est cette dernière qui légitime une différenciation vis-à-vis des femmes tout comme de la part des autres hommes, désignés comme plus faibles. L’imaginaire sportif est constitué, entre autres, de mythes patriarcaux qui naturalisent et légitiment les inégalités hommes/femmes (Messner, 1988 ; Gatens, 1996).
50Le bodybuilding s’apparente, dans ce cadre, à la recherche pour certains hommes d’un corps permettant à la fois de se différencier par la négation vis-à-vis du féminin et d’être en mesure d’affronter les autres hommes grâce à un capital corporel visible (Klein, 1993 ; Thiers-Vidal, 2010). Le corps bodybuildé permet d’espérer « faire le genre » (West & Zimmerman, 1987) dans les diverses situations de la vie quotidienne, pour maintenir des modèles d’existence qui légitiment la domination masculine (Bourdieu, 1998), celle-ci semblant être remise en question dans certaines de ses manifestations apparentes (Castelain-Meunier, 2006, p. 23).
51Le corps bodybuildé est alors perçu non pas seulement comme une fin, mais comme un moyen permettant d’apparaître « maximâle » dans un monde en profond changement, où la masculinité « traditionnelle » serait menacée, notamment par le féminin (Duret, 1999). En cherchant à maintenir un tel clivage des rôles et des statuts, la remise en question et le changement identitaire sont écartés et déniés et la survalorisation de caractéristiques perçues comme masculines renvoyant à une tradition, un passé, permet au contraire de se donner le sentiment de se protéger. Ces individus masculins « défensifs » (Castelain-Meunier, 2006) souhaitent à travers leurs actions s’arrimer à des modèles de la masculinité qui font sens, parce qu’ils sont perçus dans leur imaginaire comme rassurants : ils renvoient à un « avant » désormais révolu qu’il conviendrait de retrouver pour apporter plus de stabilité. C’est le cas de celui de la « masculinité hégémonique » (Carrigan et al., 1985) clairement assumée et affichée, qui s’appuie sur quatre principes qui font système : se distancier du féminin par méfiance, ne pas perdre la face, montrer une force et une agressivité, être le meilleur dans la compétition masculine (Guionnet & Neveu, 2009).
52En somme, un imaginaire construit autour de la quête de la masculinité hégémonique renvoie à des angoisses et des insécurités de diverses natures (Klein, 1993 ; Denham, 2010). L’engagement corporel très fort dans le bodybuilding permet de se confronter à ces doutes et à l’incertain, même s’il faut pour cela parfois se situer dans l’excès et la prise de risque (Weiss, 2001). D’après nos données, 77 % des pratiquants interrogés déclarent être entrés dans la pratique pour compenser une faiblesse ressentie liée à leur identité de sexe masculine, tel que Gaétan cité : « Ben… Oui, un complexe physique. Ouais… Petit aussi. En plus j’y pensais avant de venir, enfin j’trouve, j’pense que la plupart des gens qui font de la muscu vraiment à fond ils ont un complexe à la base, j’pense. » Gary (22 ans, 3 ans de pratique) le rejoint, en insistant sur la problématique du rapport aux femmes : « Ouais, aussi un peu pour ça… Parce que déjà pour moi tu vois parce que je m’aimais pas trop et puis voilà… Je me suis dit pour plaire à une fille faut ressembler un peu à quelque chose. T’sais rarement les filles elles sont rarement attirées par le petit chétif de la classe, même si j’avais une tête, ça va, une tête mimi, mais ça le faisait pas quoi. »
53Dans cet imaginaire fortement genré, la référence à des symboles, des mythes et des héros incarnant cette masculinité hégémonique est essentielle. Bien que le recul historique soit relativement faible, le bodybuilder représentant le plus cet idéal masculin est sans aucune contestation Arnold Schwarzenegger, sept fois Mr Olympia entre 1970 et 1980. Il a été « construit » en partie par Joe Weider, qui a vu en lui la possibilité de diffuser à plus grande échelle le bodybuilding, donc d’en faire un sport marchand comme les autres (Steere et al., 2006). En effet, Schwarzenegger représente l’idéal-type du bodybuilder et, par extension, du mâle dominant : il devient le meilleur dans son sport grâce à ses propres efforts. Son corps, qui reflète une volonté et un travail hors du commun, lui donne gloire et succès au-delà du bodybuilding, grâce au cinéma où son physique a été largement utilisé, mais surtout auprès des femmes, présentées dans les médias spécialisés comme étant attirées par lui. C’est le message clairement explicite dans Pumping Iron, documentaire réalisé sur le bodybuilding et d’ailleurs parfois rebaptisé « Arnold le Magnifique », où des femmes apparaissent en situation d’infériorité, de dépendance et d’admiration physiques à son égard.
54Dans notre échantillon, 80 % environ des interviewés le citent comme modèle, comme l’explique clairement Fabrice qui parle de son admiration pour Schwarzenegger : « Ben la musculature, tout ça, moi je trouvais que c’était vachement bien, vachement beau quoi… Euh… Ah je sais pas comment expliquer… Ouais… Comment les gens le perçoivent, je pensais que c’était le “waouh” [rires]. De l’admiration, ouais, plus de l’admiration. Quand t’es gamin, tu te dis “waouh, il est fort” [rires], “je veux être comme ça”, c’est vrai que ça m’est toujours resté. Ah ouais, moi c’était une idole. »
55En somme, pour ces hommes, le bodybuilding, en permettant la conformité à un modèle idéal de la masculinité hégémonique, donnerait un certain pouvoir et certains avantages que les autres hommes moins conformes n’auraient pas. Le but de la transformation du corps dans le temps présent est l’appropriation de la virilité et de la masculinité idéales et parfaites dans leur apparence, pour être plus « attractif » et « compétitif ». Et le résultat obtenu est en effet individuel et peut, à ce titre, être utilisé comme valorisation personnelle par l’individu : s’il possède un tel corps, c’est uniquement grâce à ses propres efforts.
56C’est le message sous-jacent dans de nombreuses productions cinématographiques mettant en scène des corps masculins « anciens » : dans les différents films contemporains « sur » Hercule par exemple, le point commun est de mettre en scène son corps pour montrer la force de son physique et de son âme, source de contre-pouvoir à un monde décadent, de respect de la part des autres hommes, et d’attraction auprès des femmes (Sourisse, 2012). En cela, ce héros incarne parfaitement les trois éléments majeurs de l’imaginaire du bodybuilding identifiés jusqu’ici : travail, performance et masculinité hégémonique.
57Ce message est aussi largement présent dans les revues spécialisées qui participent à la diffusion, à l’intériorisation et à la légitimation de cet imaginaire collectif du bodybuilding.
2 – Les revues spécialisées au cœur de la diffusion de l’imaginaire collectif du bodybuilding
2.1 – Des magazines traits d’union entre l’imaginaire collectif et les pratiquants
58Nous avons analysé des magazines de bodybuilding [5] pour tenter de repérer les éléments développés précédemment relatifs à l’existence d’un imaginaire collectif, et de montrer en quoi les références au passé (en particulier les références à l’Antiquité et aux « hommes forts » de la fin du XIXe siècle) permettent de légitimer les trois principaux piliers évoqués précédemment. Plus précisément, chaque numéro des magazines en question est soumis à une analyse croisant ces piliers avec trois paramètres clés permettant d’objectiver la réalité : les photos, le langage, la structure. Nous considérons que c’est par ces trois paramètres centraux que les magazines permettent de relier la subjectivité de chaque pratiquant à une réalité collective, en l’occurrence ici l’imaginaire du bodybuilding. Ce croisement est présenté dans la grille d’analyse suivante :
Grille d’analyse des magazines de bodybuilding
Grille d’analyse des magazines de bodybuilding
59De même, nous avons recensé dans le discours des bodybuilders de notre échantillon le rapport qu’ils entretiennent à ces revues, et les références historiques présentes en leur sein et sur lesquelles ils s’appuient. En premier lieu, il ressort de cette analyse que les magazines spécialisés ont deux fonctions liées entre elles : vendre, et diffuser un certain imaginaire collectif du bodybuilding, que chaque pratiquant doit être en mesure de transposer à son propre vécu. Comme le souligne Klein (Klein, 1993), ayant analysé les fonctions de ces revues, ce qui importe est de montrer que l’individu peut améliorer sa vie via la construction de son corps, grâce à ses propres efforts dont il pourra tirer des bénéfices individuels. De cette façon, il adhère fortement à la norme puisqu’elle apparaît concrétisable, choisie et non subie, ce qui est aussi attractif pour des non-initiés.
60C’est pourquoi les enjeux économiques inhérents aux magazines nécessitent de s’appuyer sur, puis de diffuser, un imaginaire mêlant de l’insolite et du spectaculaire, mais aussi du « normal », pour que chaque pratiquant soit en mesure d’adapter à ses propres caractéristiques et projets corporels les éléments qui y sont développés. Les deux magazines étudiés laissent ainsi, dans 70 % des numéros analysés, une page consacrée à la vie d’un bodybuilder peu connu ou inconnu, dont le physique n’est pas hors norme comme celui des professionnels. Le « normal » désigne donc ici un nécessaire ancrage à la réalité, certes à travers le vécu des pratiquants, mais aussi par le biais d’éléments plus « sérieux », complémentaires des mythes. Il s’agit par exemple des analyses scientifiques qui vont apporter des connaissances sur la pratique, vont mettre en confiance les lecteurs et leur faire espérer les changements souhaités.
61Il est intéressant, sur ce point, de constater que cet ancrage scientifique très moderne s’appuie aussi sur des éléments passés : « L’insuline est en quelque sorte notre hormone de survie. Cette fonction, gravée dans nos gènes, remonte à l’époque où nos lointains ancêtres, confrontés à des épidémies de famine, avaient besoin de réserves d’énergie stratégique pour survivre » (Dynamag, n° 79, p. 12) ; « La science réinvente la mythologie » (Dynamag, n° 79, p. 17) ; « Les athlètes de l’Antiquité le savaient déjà : on a retrouvé la trace, dans les archives, de participants aux Jeux olympiques qui se préparaient en suivant un plan alimentaire à base de viande rouge. Ils ignoraient qu’ils étaient les premiers à utiliser la créatine, mais c’est pourtant le cas… » (Dynamag, n° 81, p. 7) ; « La science moderne n’en finit pas de redécouvrir ce que les médecines traditionnelles savent depuis des milliers d’années » (Dynamag, n° 97, p. 20).
62Cette subjectivation des messages envoyés par les magazines se retrouve dans les entretiens que nous avons réalisés avec les pratiquants : si tous ne les achètent ou ne les consultent pas (Jérôme, 18 ans, 2 ans de pratique, explique que « moi, je commence, donc je n’ai jamais consulté de magazines »), ceux qui s’y réfèrent filtrent et transposent le contenu en fonction de leur degré d’engagement et de leur vision du bodybuilding. En d’autres termes, les magazines sont liés à la carrière du bodybuilder. Ils jouent le rôle d’intermédiaire pour socialiser le pratiquant aux principes du bodybuilding et le relier indirectement à la communauté des bodybuilders. Pour certains, ce sont les physiques présentés qui sont des références : « Comme ça quand j’en vois un j’me dis “il est pas mal, j’aimerais bien lui ressembler” » (Mohamed, 34 ans, 14 ans de pratique). Pour d’autres, ce sont des conseils techniques qui sont plébiscités. Antoine (29 ans, 12 ans de pratique), même s’il est plus critique à leur égard, précise : « Ouais, ben t’as toujours des revues qui viennent un peu des US, moi j’appelle ça les “vétérinaires magazines ou bœufs magazines” parce qu’une page sur deux c’est que pour vanter les mérites de tel ou tel produit, ils te font voir des mecs qui font notre taille pour 140 kg, ils sont tous secs… On se doute qu’ils prennent pas qu’un peu d’acides aminés, on est d’accord. Ouais, c’est pas que ça fait rêver, on se dit, “ben voilà, ouais ils sont gros, ils sont costauds”, ouais c’est sûr on en achète. Mais y’a aussi des articles un peu plus techniques qui te disent comment t’entraîner, faire ci, faire ça, c’est se tenir à la page ouais. J’suis pas abonné, j’en achète de temps en temps, ou des fois c’est ma copine qui tombe sur un truc quand elle va acheter ses clopes… De temps en temps. » Enfin, pour d’autres, ce sont plutôt les conseils liés à la nutrition : « Il y a des choses sur la nutrition notamment, pour avoir des points de vue intéressants » (Éric, cité ibid.).
63Ainsi, d’après nos données, ceux qui ont un corps très développé (profil mésomorphe) ou qui souhaitent atteindre ce niveau vont plus acheter Flex, comme Chris (32 ans, 15 ans de pratique) : « Ah ouais, tous les mois j’achète Flex, pour moi Flex ça reste le top. » D’autres pratiquants moins engagés vont lui associer ou lui substituer des magazines tels que Le Monde du muscle ou Muscle & Fitness, comme le rappelle Stéphane (33 ans, 8 ans de pratique) : « Je me suis pris au jeu, je me suis dit je commence à acheter des bouquins, à vraiment me documenter sérieusement sur ce sport, que j’connaissais pas du tout, et voilà. Pas trop… Pas trop… Pas trop stars américaines parce que là c’est dans la démesure totale, y’a des Français qui sont vraiment très très bien, sans être… Voilà. Mais je suis admiratif de ce genre de personnes. Aux magazines ouais… Aux sites internet, beaucoup, pas mal, ouais, mais surtout les magazines, Le Monde du muscle, Le Monde du muscle, Flex. »
64Mais dans le prolongement des idées développées, cette subjectivation des messages renvoie en fait à une adhésion, selon des modalités différenciées, aux normes et valeurs de l’imaginaire collectif qui sont présentes en permanence au sein des magazines. Or, dans cet espace médiatique, c’est à nouveau un « passé vivant » qui est présent pour mieux diffuser les messages de l’imaginaire collectif.
2.2 – L’espace-temps particulier des revues spécialisées : un « passé vivant » au service de l’imaginaire collectif
65L’application de notre grille d’analyse à l’étude des magazines fait tout d’abord apparaître cette valorisation du travail et de la performance, pour laquelle le recours au passé est invoqué de différentes façons. Le mot travail est en permanence associé à l’effort du sportif : chaque article sur un champion contient au moins une fois ce mot, quel que soit le magazine. Ce travail s’effectue à partir de poids qui sont valorisés par l’image : les haltères sont très lourds (quantité impressionnante de poids), et pris en photo de très près, ce qui accentue la portée de l’exploit de celui qui les soulève. Ils sont aussi souvent abîmés, renvoyant à des poids « bruts » et « primitifs » transmis de génération en génération : la référence aux « hommes forts » de l’Antiquité et de la fin du XIXe siècle, capables de soulever des poids phénoménaux, semble présente. Ils sont souvent présentés torse nu, épilés, dans un effort donnant une image esthétique qui rappelle certaines représentations des athlètes de l’Antiquité. Cette impression est renforcée par l’usage de photographies en noir et blanc dans de nombreux cas. Dans le magazine Dynamag, 7 pages sur les 47 que compte le magazine sont en noir et blanc (dans 75 % des cas, ces images présentent un entraînement spécifique) ; dans le magazine Flex, entre 31 et 49 pages sur 128 sont en noir et blanc. Quatre couvertures sur tous les magazines étudiés sont d’ailleurs totalement en noir et blanc.
66Dans cette logique où le passé est vivant dans le travail d’un bodybuilder, des recommandations et comparaisons explicites par rapport à des époques antérieures existent aussi. Concrètement, les bodybuilders actuels sont comparés dans leur travail aux bodybuilders passés – avec parfois même l’opposition visuelle entre photos en couleur et photos en noir et blanc (Flex, n° 101,p. 85). Des principes anciens sont soulignés : « Les 12 règles de l’anabolisme », « Les 9 règles de base » présentées dans des couleurs incarnant le marbre, comme s’il s’agissait de commandements religieux hérités et « indéboulonnables ».
67De même, la douleur est aussi mise en avant en permanence dans ces magazines, que ce soit par des expressions explicites (« Douleur maxi », Flex, n° 100, p. 28) ou des attitudes du corps dans les photos. Les sportifs sont systématiquement en sueur, et surtout expriment leur souffrance sur le visage par des grimaces : la philosophie « no pain no gain » est explicite. C’est en l’adoptant que le pratiquant peut espérer progresser. Il est incité dans ce cadre à suivre la norme de performance de l’imaginaire collectif, comme l’attestent les gros titres de la page de couverture de Dynamag : des mots et expressions tels que « Pas de temps à perdre » (dans deux numéros), « Boostez » (dans trois numéros), « Optimisez » (dans deux numéros), « Soyez au top » (deux fois), « Maximum d’intensité et d’efficacité » (trois fois), « Gains, résultats » (trois fois) en sont l’illustration.
68Les magazines sont ensuite situés clairement dans la problématique genrée de la masculinité hégémonique, dans toutes ses dimensions. Comme le rappelle Berry (Berry, 2010, p. 189), qui a aussi analysé des numéros des magazines Maximum Fitness, Fitness Rx, Muscle & Fitness et Flex, l’imaginaire vendu est le suivant : « Si je m’engage dans ces activités sportives, en portant ces vêtements sportifs et en consommant ces suppléments, je serai énorme musculairement, je gagnerai des concours, et je serai entouré par des femmes magnifiques qui m’adoreront. Je serai considéré comme dangereux et je ne serai pas embêté par mes pairs. Et je serai riche bien au-delà de mon imagination. »
69Dans la perspective de la double dimension (extraordinaire normal) évoquée précédemment, les magazines mettent en effet en scène des corps masculins bodybuildés « parfaits » à l’aide de photos attractives et équivoques. Ceux-ci sont présents dès la couverture et en quatrième de couverture, en gros plan. Très souvent, les bodybuilders posent à l’identique des statues antiques : les muscles sont contractés faisant ressortir chaque strie, la pose est fixe, un certain esthétisme est mis en avant par le regard et une posture mise en scène, le corps est dénudé au maximum pour faire apparaître ses formes « pures » et donner l’impression d’une sculpture (Dutton, 1995). Dans certains cas, la photo de ces bodybuilders est située à côté de la statuette de Sandow, dénudé et soulevant un poids (Flex, n° 101, p. 98). D’autres fois, ils sont photographiés au moment d’un effort intense, à l’entraînement, lorsqu’ils soulèvent des charges lourdes.
70De même, le rapport que ces hommes entretiennent à leur corps se veut sans équivoque : dans une perspective hétérosexuelle, ils laissent entendre que les femmes sont à la fois dominées et attirées par ce genre de physiques, sûrs d’eux et dominants (Klein, 1993 ; Luciano, 2001 ; Alexander, 2003). Non seulement l’exercice améliore l’aspect masculin extérieur (« la plastique »), mais il le fait aussi de l’intérieur, en stimulant la production de testostérone. D’ailleurs, une publicité pour un produit promouvant les bienfaits de la stimulation de la testostérone est accompagnée d’une jeune femme en bikini, la bouche ouverte et regardant fixement le lecteur, avec le message suivant : « Get Into This Box… And You Too Will Understand… » (Science & Muscle, 2008, p. 35). Dans une perspective similaire, citons cette couverture sans équivoque du Dynamag n° 84, dans laquelle un bodybuilder, torse nu, pose à côté d’une femme dénudée qui s’apprête à ôter le short de « l’homme fort ».
71Par ailleurs, les femmes sont souvent présentées différemment des hommes, même quand elles s’entraînent. Certes, leurs corps sont généralement aussi dénudés (hormis la poitrine) et sont en sueur lors de l’effort. Ils sont plus souvent photographiés de dos lors d’exercices consacrés au bas du corps, avec surtout des exercices pour le bas du corps, et mis en avant directement pour séduire les hommes. Les attributs « féminins » (poitrine généralement opulente et mise en avant, maquillage visible, etc.) sont visiblement renforcés. La masculinité hégémonique fonctionne aussi en survalorisant ce qui est considéré comme les attributs de la féminité (Carrigan et al., 1985). Il est aussi frappant de voir que les femmes sont soit moins bien traitées que les hommes (dans Flex, en moyenne, il n’y a qu’un reportage sur une athlète féminine comprenant de 2 à 6 pages, contre trois pour les hommes, de 7 à 11 pages), soit reléguées à la fin du magazine, et associées uniquement à la minceur. Dans Dynamag, elles apparaissent à la page 40 (sur 47) dans une rubrique spéciale « Forme et minceur », où le combat contre la graisse est omniprésent et unique, avec des photos ciblées sur un bassin en train de se faire mesurer. Cette focalisation sur le « chiffre » et sur la connotation pathologique du gras est représentative du regard actuel porté sur le corps féminin (Vigarello, 2010).
72En somme, avoir un corps musclé et soulever des poids est un gage de masculinité et de virilité. Cela met de côté la faiblesse du corps. Flex (n° 101, p. 53) reprend cette idée en annonçant en particulier que « les biceps sont la première chose que l’on remarque chez un individu ; les nanas en sont folles, les mecs les respectent ». Il s’agit bien de montrer aussi que de tels corps permettent de positionner favorablement les pratiquants dans la compétition masculine, grâce à leur corps bodybuildé qui intimide et donc hiérarchise les hommes entre eux : le corps devient « un symbole palpable de la position relative de son propriétaire dans la compétition de la vie » (Luciano, 2001, p. 35).
73L’entraînement est aussi le lieu de la comparaison physique et de la capacité à soulever des poids, même si cette dimension est censée être secondaire dans ce sport : « Cette charge peut sembler ridicule » (Flex, n° 101, p. 46) ; « Je serais toi, je prendrais pas ces trucs pour mauviette » (Flex, n° 99, p. 35) ; « Ce n’est pas du boulot pour les mauviettes » (Flex, n° 100, p. 48). Cette stigmatisation des « mauviettes » s’inscrit à nouveau dans la recherche de la masculinité hégémonique, renvoyant l’image d’un homme fort et rassurant.
74Dès lors, les magazines ont un contenu et des images dont la thématique est le combat, la bataille et la guerre, présentés comme virils par excellence. Des images à connotations violentes sont utilisées, de même que des mots comme « huge » et « big », mais aussi « explode » ou « explosion ». L’idée est qu’« un culturiste livre d’innombrables batailles contre la fonte et le secret de la victoire, c’est de savoir quand charger, quand battre en retraite et comment retourner sur le champ de bataille avec assez de force pour affronter un nouveau combat » (Flex, n° 101, p. 36), car « au temps des gladiateurs, il n’aurait jamais abandonné ; il serait mort sous la torture » (Flex, n° 100, p. 51).
75C’est aussi pourquoi on y trouve une référence plus ou moins explicite à des personnages extraordinaires qui posséderaient un pouvoir supérieur grâce à leur corps d’élu, symbole de perfection (Klein, 1993). D’ailleurs, ces hommes auraient obtenu un corps doté de facteurs génétiques que les autres n’ont pas et, surtout, qu’ils auraient cultivé grâce à une capacité de travail musculaire méthodique et ascétique hors du commun : « Ses séances pouvaient durer jusqu’à 6 heures et il passait plusieurs semaines sans jour de repos » (Flex, n° 100, p. 30) ; « Il utilisait les charges que les bodybuilders plus musclés n’osaient pas approcher » (Flex, n° 100, p. 28) ; « Pendant près de 25 ans, les séances du Guerrier de la côte ouest ont été légendaires » (Flex, n° 100, p. 33). Nous retrouvons ici à nouveau la valeur travail de l’imaginaire collectif, car pour être un surhomme, il faut le mériter.
76C’est dans cette perspective que le passé est mobilisé pour mieux servir le présent. Soit les magazines font référence directement à des bodybuilders présentés comme ayant marqué l’histoire de ce sport – avec des titres d’article explicites : « L’âge d’or » (Flex, n° 99). Ce sont « des images historiques de physiques historiques » (Flex, n° 101, p. 66), montrés d’ailleurs très largement dans des photos en noir et blanc, ou dans des rubriques spéciales, comme « Rétrospective » (Flex). Soit ces bodybuilders passés et présents sont associés à des légendes, avec l’utilisation d’un vocabulaire explicite. Ainsi, « les contes se déroulent dans des univers lointains, mystérieux et emprunts de tradition. C’est le cas de la légende de Wolf » (Flex, n° 101, p. 42) ; « On le surnomme The Myth et il mérite bien son nom » (Flex, n° 101, p. 54). Soit ils sont mis en scène pour évoquer « l’ancien » au sens large et finalement flou du terme : tenues d’entraînement rappelant des personnages légendaires (Hercule, gladiateurs, etc.), muscles mythologisés (« les abdos, un véritable mythe », Dynamag, n° 96, p. 6 ; « des bras de légende », Flex, n° 101). Retenons à nouveau que les racines du powerlifting et de ce qu’elles représentent symboliquement demeurent présentes : en effet, les charges soulevées extraordinaires (essentiellement à partir de techniques basiques et des poids libres, car la fonte est le mot sacré) permettent de construire du muscle et distinguent les hommes.
77Un bodybuilder sérieux ne doit pas oublier que « parmi les mouvements existants, on trouve les grands classiques, les incontournables » (Dynamag, n° 86, p. 12) ; « Conclusion : les exercices de base, réalisés avec des charges libres, font gagner plus de muscle et perdre plus de graisse à terme » (Dynamag, n° 89, p. 28) ; « Les charges libres restent ce qui se fait de mieux pour développer vos muscles » (Dynamag, n° 86, p. 36). Et pour chaque texte présentant les entraînements, forcément lourds, on trouve des photos de « poids bruts », ou encore la référence à des champions ayant privilégié ce genre de techniques : « Yates entraînant ses muscles selon le système Heavy Duty » (Flex, n° 101, p. 64) ; « au XXIe siècle, Coleman faisait toujours confiance aux méthodes à l’ancienne » (Flex, n° 100, p. 33).
78De plus, ces bodybuilders extraordinaires évoluent dans des univers mythiques, voire magiques, qui rappellent une époque lointaine « pour s’entraîner au sein de la Mecque du bodybuilding » (Flex, n° 99, p. 56) : « L’âge d’or. Il y a plus de trente ans, des magiciens œuvraient au sein du Gold Gym des origines » (Flex, n° 99, p. 52) ou encore « Il est resté fidèle au MétroFlex, une salle primitive du Texas » (Flex, n° 100, p. 33). Ces athlètes, terme utilisé constamment, montrent qu’« après tout, les légendes naissent dans les salles, pas sur les scènes de posing » (Flex, n° 101, p. 50). À propos d’un journaliste écrivant sur une salle : « Ses articles pour Musclebuilder/Power décrivaient un mode de vie, véritable paradis virtuel pour nos innombrables lecteurs du monde entier qui rêvaient de vivre eux aussi en Californie du Sud » (Flex, n° 99, p. 53). Ces univers spatiaux sont au cœur de l’imaginaire qui rassemble la communauté des pratiquants, lieux de symboles de réalisation d’une solidarité mécanique : « C’est pourtant ici, dans la salle la plus hardcore du monde, que les bodybuilders se sentent chez eux, comme si ce lien existait depuis toujours et comme si, depuis l’aube du temps, notre destin avait été de nous y retrouver » (Flex, n° 100, p. 46).
79Or, à l’extrême, cette volonté de se figer dans des « temps glorieux » a pour certains une dimension « fasciste » (Klein, 1993 ; Mangan, 2000 ; Holmlund, 2002), à travers un body fascism, où seuls les corps musclés sont tolérés et célébrés, car ils donnent accès à une reconnaissance sociale et à un pouvoir. En d’autres termes, cette identité valorise un seul type de corps et d’imaginaire associé qui n’existe qu’en comparaison au corps imparfait, inférieur, celui qu’il faut combattre (Queval, 2008). Dans une société actuelle qui valorise le corps sans poids inutile, le bodybuilding participe de fait à un certain darwinisme social au sein des hommes : l’imaginaire de la perfection musculaire du bodybuilding crée un élitisme physique qui montrerait que le bodybuilder est celui qui a le plus reçu de l’évolution, et qui, de ce fait, est toujours choisi par les femmes (Joe Weider cité dans Klein, 1993, p. 263).
Conclusion
80Le bodybuilding est un sport qui apparaît souvent pour les non-initiés comme « exotique », voire fortement déviant. La recherche de muscles développés à outrance, sans utilité apparente (Klein, 1993), ou l’association de tels physiques à des comportements de dopage (Monaghan, 2001) en sont l’illustration caractérisée. Pourtant, comme nous l’avons souligné dans ce travail, le bodybuilding représente plus qu’une simple pratique « dérisoire » pour de nombreuses personnes. C’est au contraire toute une philosophie et un sens particulier de la vie qui sont en jeu. Dans ce cadre, s’il existe une grande diversité des déterminants de la pratique, les pratiquants ont malgré tout pour point commun de s’appuyer sur un imaginaire collectif propre au bodybuilding. En effet, ils se réfèrent et transposent à leur échelle des normes, des valeurs, des symboles, des mythes qui font système et qui leur permettent d’espérer s’ancrer positivement dans le temps présent. Symétriquement, leur adhésion à cet imaginaire contribue à son existence et, plus largement, à celle du bodybuilding. Nous avons montré que cet imaginaire collectif est fondé sur trois piliers essentiels : le travail, la performance et la masculinité hégémonique.
81Or, si cet imaginaire est aussi remodelé au cours du temps, il s’ancre très fortement à des éléments passés auxquels les pratiquants actuels continuent de faire référence dans leur vie quotidienne, ce qui donne au bodybuilding une permanence dans sa structure et son contenu. En cela, le recours au passé présent dans l’imaginaire collectif montre que ce passé est vivant dans les actions des individus, que ce soit de façon réelle ou fantasmée. Sur ce point, il est important de percevoir la dimension politique de la notion d’imaginaire, puisque l’appui sur des éléments transcendantaux et historiques impose un contrôle social fort sur la façon d’exercer la liberté individuelle sur le corps. En ce sens, le bodybuilding paraît moins « exotique » qu’il n’y paraît. Il incarne dans son champ les potentialités sociales et politiques extrêmes du corps dans les sociétés modernes, de sa libération à son aliénation, de sa différenciation à sa normalisation.
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Mots-clés éditeurs : imaginaire, bodybuilding, corps, masculinité hégémonique, passé
Mise en ligne 21/11/2013
https://doi.org/10.3917/sta.101.0047Notes
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[1]
Celle-ci a consisté en des phases d’observation directe et de réalisation de 30 entretiens de pratiquants masculins hétérosexuels, de 3 salles de Haute-Savoie, entre septembre 2009 et septembre 2010. En tant que pratiquant, notre recherche se rapproche de celle de Wacquant (2002) sur le monde de la boxe, au niveau de la méthode et de la posture scientifique.
-
[2]
Hercule était d’ailleurs, selon le mythe, un grand dévoreur de viande, qui lui a permis d’obtenir cette masse musculaire et de réaliser ses exploits (Loraux, 1999).
-
[3]
On observe beaucoup de bagarres dans le cadre urbain de la fin du XIXe siècle, dans lesquelles les hommes des catégories populaires sont souvent impliqués. Un corps imposant peut alors constituer un signal à l’égard des autres.
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[4]
Sandow s’affiche nu, avec une simple feuille de vigne pour cacher son sexe.
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[5]
Plus précisément, 2 numéros consécutifs de Dynamag (juillet-août 2009 à janvier-février 2013), 3 numéros consécutifs de Flex (juin-juillet 2010 à octobre-novembre 2010) et un numéro de Science & Muscle (été-automne 2008).