Notes
-
[1]
Nous emploierons ici le terme de « danseur » de façon générique à propos des interprètes des différentes pratiques susmentionnées.
-
[2]
Parmi les trois rôles définis dans l’activité nous n’évoquerons ici que celui du danseur, correspondant au développement de l’interprétation : « Interpréter […] rendre authentique et crédible quelque chose, une idée, un sentiment ou un état de corps qui est fictionnel », Comandé, E. (2002). Passeport Danse, Paris, EP&S.
-
[3]
Pour Michel Bernard, ce qui permet d’identifier un mouvement comme relevant de la « danse » tient à sa finalité subjective et expressive, par opposition au mouvement sportif dont la finalité est objective, quantitative, mesurable : la corporéité dansante est bien un état et non un fait.
-
[4]
Nous précisions que l’épuisement peut faire référence ici à l’épuisement physique ou fatigue, mais il renvoie avant tout à l’épuisement des ressources expressives du geste.
-
[5]
Dans le lien entre action et perception, rappelons que la peur de tomber est ce qui active la musculature de la flexion pour se protéger (réflexe), soit un mouvement concentrique.
-
[6]
Le verbe anglais to embody conviendrait mieux ici. Le terme comprend en effet l’action et le sens et les sensations induits par l’action. L’emploi le plus répandu étant celui d’« incorporer », nous nous en tiendrons à ce verbe pour l’usage en français.
1 – L’entraînement dans les activités physiques et artistiques
1Considérés comme deux activités physiques et artistiques, la danse et le cirque contribuent au développement moteur et cognitif des pratiquants, impliquant la production d’une œuvre artistique singulière et intentionnelle, l’appropriation d’un langage moteur se référant à différents styles et codes, mais également une fonction poétique liée à l’imaginaire créatif de chacun ainsi que, dans le cadre des danses dites scéniques, une volonté de communication à l’autre et d’exposition de soi (Perez & Thomas, 2000). Si ces éléments sont fondamentaux dans la pratique de ces deux activités, leur spécificité, « physique et artistique », n’est pas facile à mettre en jeu dans le cadre d’un entraînement visant à développer une expertise du geste dansé ou acrobatique. Cette question se pose lors de la formation initiale (Rafferty, 2010), mais elle pose également problème au cours d’une carrière professionnelle. Comprendre les enjeux inhérents à l’entraînement des artistes-interprètes permet de mieux comprendre l’expérience corporelle qui se joue dans les activités physiques et artistiques dans le cadre des STAPS, a fortiori lorsque ces dernières exigent une expertise du geste relevant de la virtuosité. Dans le cadre d’une thèse sur le geste virtuose, nous avons mené un travail de terrain auprès de douze interprètes, hommes et femmes, danseurs, acrobates et breakdancers. Cette méthode de questionnement a été adoptée afin de contourner les jugements esthétiques qui désignent comme virtuose une typologie de gestes (spectaculaires, difficiles, rapides, voire hors normes). Nous parlerons donc d’une « virtuosité du sentir » pour désigner ce que les interprètes décrivent comme virtuose et les sensations qu’ils associent à cette notion au cours des entretiens et de l’observation de leurs pratiques. C’est donc sur ce terrain que nous nous appuierons pour développer notre propos afin de définir l’expérience du danseur [1], artiste et athlète [2]. Entre danse et acrobatie ou danse et sport, nous nous intéressons à l’entraînement tout en prenant en compte son inscription dans un projet esthétique ou dans une démarche créatrice visant à la production d’une œuvre (danses scéniques) à la différence d’autres activités sportives ayant une composante « artistique » (gymnastique, patinage, danse sportive, etc.).
2 – Expertise et expérience de la virtuosité en danse et en acrobatie
2Parmi les savoirs fondamentaux pour construire des compétences chez le danseur (Pérez & Thomas, 2001), on retrouve la perception de la gravité, l’appropriation d’un vocabulaire moteur complexe et l’équilibre. Si l’expérience corporelle en danse passe par la maîtrise technique (en référence à un vocabulaire formel et sensoriel plus ou moins normé selon les styles de danse), elle se construit également à travers les formes d’engagement du danseur : sa présence, son action, son niveau de performance, vecteurs par lesquels il relaie une émotion. Tant physiologiquement que cognitivement, l’engagement de l’artiste-athlète lui permet de repousser ses limites (complexifier le mouvement, prendre des risques en travaillant sur le déséquilibre, par exemple) afin de déplacer le cadre de sa discipline. En danse, la virtuosité se caractérise à un premier niveau par l’excellence au sein d’un cadre et à un second niveau par la capacité à déplacer ses habitudes (motrices, perceptives, expressives). Le geste virtuose déjoue alors l’opposition qui peut être faite entre « corporéité » dansante et « corporéité » sportive (Bernard, 1990) [3]. Dans l’acrobatie, la virtuosité se caractérise par la prise de risque et la performance, par une expertise qui permet au performer d’adapter ses capacités à n’importe quel contexte (Goudard, 2011). La virtuosité sportive, quant à elle, se définirait avant tout par une maîtrise technique permettant d’atteindre un niveau élevé de performance, synonyme d’efficacité. Loin de s’opposer, ces trois dynamiques s’entrelacent dans le travail des danseurs-acrobates. Leur entraînement régulier compose avec la nécessaire dimension athlétique de l’activité, le développement d’un vocabulaire technique complexe afin de construire un niveau d’expertise très élevé, tout en travaillant sur l’expressivité et la plasticité du geste. Nous distinguons donc une virtuosité « esthétique » et « technique » qui relève d’un jugement extérieur et quantifiable, d’une virtuosité « incorporée », subjective, liée au ressenti des interprètes, deux définitions distinctes que l’on retrouve dans la littérature sur le sujet.
3 – Revue de littérature : au sujet des performing athletes et de la virtuosité
3Les recherches en physiologie désignent les danseurs et les acrobates comme des performing athletes (Koutedakis & Jamutras, 2004 ; Angioi et al., 2009a pour la danse ; Goudard, 2002 pour le cirque). Nous traduirons cette expression par « athlètes de la scène », to perform signifiant à la fois accomplir et interpréter. L’association de ces deux termes retient notre attention car une historiographie conjointe des pratiques de la danse et de l’acrobatie révèle que les textes esthétiques reprochent au danseur d’être trop virtuose (au détriment de l’expressivité, caractéristique de la corporéité dansante), il est accusé d’être acrobate, gymnaste ou athlète. Il y a donc un paradoxe que les pratiques métisses actuelles, entre danse et acrobatie ou danse et sport, viennent sonder. Sur scène, les performances des danseurs (résistance musculaire et endurance cardiorespiratoire notamment) sont équivalentes à celles d’un sportif de haut niveau. Pourtant, cela ne semble pas être le cas lors de l’entraînement rendant presque impossible toute quantification de leur charge de travail (Krasnow & Chatfield, 2009). Les objectifs à atteindre dans une activité artistique n’étant ni mesurables, ni précisément déterminés (caractéristique de la corporéité dansante pour Michel Bernard), adapter l’entraînement aux exigences de l’activité semble complexe (Redding et al., 2009). S’il est nécessaire que le « danseur physiologique » soit aussi performant que le « danseur artistique » (Koutedakis, 2005, p. 5), comment les interprètes interrogés pour cette étude construisent-ils individuellement leurs entraînements et surtout à partir de quels standards ? Deux types d’approches peuvent nous aider à répondre à cette question. D’une part, les études portant sur l’entraînement du danseur (physiologie, quantification de la charge de travail, seuils de fatigue, etc.). D’autre part, les approches cognitives de la performance qui incluent des paramètres attentionnels, perceptifs, spatiaux, temporels, mnésiques et de l’imaginaire. Elles apportent un complément essentiel, à l’aune des recherches menées dans le domaine des performing arts medicine ou des sciences et techniques des activités physiques et sportives, notamment sur le cirque (Goudard, 2002 ; Hauw, 2008), ainsi qu’en sciences cognitives (Berthoz, 1997 ; Damasio, 2010). Comprendre l’environnement social et culturel dans lequel se joue la virtuosité est donc primordial, la notion d’émotion et ses manifestations corporelles apportant aux approches uniquement cognitives un complément fort utile (Le Breton, 1998).
4En sciences humaines et sociales et au sein des Dance studies, tandis que l’on a pensé le corps dansant d’un côté et le corps sportif d’un autre, les pratiques et les techniques des artistes-interprètes autour de la notion de « discipline » (Ginot, 2004) ou de « corporéité » (Bernard, 1990), les deux sont rarement pensés conjointement. La danse est plutôt associée aux pratiques artistiques, moins souvent aux pratiques sportives, mais les études sur l’histoire culturelle du corps (Vigarello, 2002), ou la sociologie du sport (Yonnet, 2004), apportent des renseignements précieux sur les constructions du corps performant dans nos sociétés occidentales contemporaines. Par ailleurs, dans le champ de l’expérience corporelle en sciences humaines et sociales, les études menées sur le risque (Le Breton, 1991), le dépassement de soi (Queval, 2004) ou sur l’expertise virtuose du corps (Héas, 2010) constituent un cadre théorique important même si aucune n’a été spécifiquement consacrée aux pratiques physiques artistiques en général, au cirque et à la danse en particulier. Enfin, le geste virtuose, lui, a été analysé sous l’angle esthétique (Perrin, 2008 ; Brandstetter, 2007), anthropologique (Stoichita et al., 2011) ou socio-politique (Virno, 1994), mais rarement à travers la question des pratiques et de la mise en jeu d’une virtuosité du « sentir » telle que nous la proposons ici. Les performers que nous observons ont une expérience plurielle de la virtuosité en multipliant les pratiques. Ce processus d’appropriation et d’expropriation de techniques gestuelles et de rapports au corps pourrait être résumé par l’expression « hired body » (Foster, 1997, p. 255). Le verbe to hire, « emprunter à », est employé par Susan Foster à la suite de sa typologie des trois corps du danseur – corps idéal (ideal body), corps perçu (perceived body) et corps démonstratif (demonstrative body) – pour décrire des pratiques physiques et artistiques contemporaines exigeant de l’interprète de plus en plus de polyvalence.
3 – Le danseur virtuose en question : spécificité de l’expérience corporelle
5En approchant un phénomène artistique via les sciences des activités physiques et sportives, c’est le processus travail que nous observons – physique, créatif, acrobatique, etc. –, accompagnant les interprètes dans l’intimité du studio, afin de comprendre l’expérience qu’ils ont d’une virtuosité au quotidien et la manière dont ils vont la construire pour aborder l’expérience scénique. Il ne s’agit pas de définir l’athlète par rapport à la scène ou l’artiste par rapport au studio et inversement, mais bien de les comprendre ensemble dans une perspective anthropologique. Pour penser et conceptualiser la notion de virtuosité, pour décentrer le regard des discours admis sur elle, il est nécessaire de passer par la subjectivité de l’interprète, par une virtuosité moins exposée que ressentie par l’interprète. Pour les interprètes interrogés, deux catégories de virtuosité se dessinent : l’une « monodisciplinaire » qui s’évalue dans le rapport à la norme et à la technique (excellence classique, circassienne, sportive), l’autre « transdisciplinaire » posant la question d’un entraînement spécifique par rapport à un projet artistique, liée à l’expérience corporelle et aux sensations éprouvées au cours du travail que chacun a tenté de verbaliser au cours des entretiens. À l’heure où danseurs et acrobates sont amenés à diversifier leur savoir-faire, à emprunter l’expérience corporelle d’autres (Foster, 1997), la virtuosité ne correspond plus à l’excellence au sein d’un cadre disciplinaire défini ou à une catégorie formelle requise pour atteindre un certain niveau de performance et d’expertise. Au contraire, le danseur virtuose est celui qui développe une capacité à changer de cadre de référence. À travers l’étude de l’entraînement du danseur et de l’acrobate, le geste virtuose est analysé comme performance sportive et scénique ; comme expérience intime.
4 – Méthode de questionnement
6Notre recherche est inscrite dans les domaines des sciences humaines, sociales et des sciences de l’art, en empruntant aussi aux sciences du mouvement et des activités physiques et sportives, afin d’apporter un autre éclairage sur les pratiques de la danse et de l’acrobatie. Ainsi, sans mener notre propre investigation, nous nous sommes appuyée sur la littérature disponible en sciences de la vie sur les pratiques du corps, notamment sur les études quantitatives menées sur les danseurs (tests d’effort, techniques de quantification de la charge d’entraînement, analyse du mouvement). En sciences humaines et sociales, nous avons construit notre approche à partir des méthodes d’enquête ethnographique, d’observation participante, de pratique incorporée immersive (Andrieu, 2011). Les documents de travail ont été constitués de notes de terrain, d’expériences, et d’entretiens. Pour ces derniers, les interprètes ont été vus deux à trois fois dans leur cadre de travail (tournée d’un spectacle, studio), utilisant les méthodologies de l’entretien compréhensif (Kauffman, 2007). Tous ont accepté de parler de leur formation, de leur entraînement quotidien, du travail de répétition et ils ont accepté de mettre des mots sur les sensations, les états de corps très particuliers qu’ils éprouvaient ou avaient éprouvés. Nous avons donc tenté de nous rapprocher de la figure de la « spectatrice empathique » proposée par Magali Sizorn (2008, p. 29) ; la posture adoptée en tant que chercheuse/praticienne ayant permis de mener les entretiens dans des zones d’investigation hors du champ esthétique, en détaillant le travail au jour le jour afin d’identifier des processus de répétition, mais aussi afin de verbaliser la sensation.
7Si le spectateur considère comme a priori virtuoses certains danseurs et acrobates, se dire et se décrire comme tel est autrement plus compliqué. Le dialogue devient un mode de contournement du jugement esthétique ou de la norme intégrée, rendant possible l’exploration d’une virtuosité au cœur de la pratique, afin de distinguer de ce qui est désigné comme virtuose par un tiers et ce qui est perçu comme virtuose par les acteurs de cette virtuosité. Les entretiens sont fondés sur des questions ouvertes, établies en fonction des spectacles, répétitions ou workshops auxquels nous avons assisté ou participé. Sans pour autant l’exclure, se référer au temps de travail et non à la performance scénique permet dépasser les enjeux de la représentation pour nous intéresser à l’expérience corporelle en jeu dans la pratique de l’activité. Nous demandons aux interprètes de décrire leur relation au travail dans l’entraînement quotidien, ses modalités, les techniques travaillées, les coordinations motrices mises en jeu, les forces utilisées, lorsqu’ils prennent des cours ou lorsqu’ils s’entraînent seuls. Il est ainsi possible d’établir le programme d’une journée-type, d’évaluer ce qui distingue le quotidien d’une période de répétition ou de tournée et d’identifier les moments au cours desquels l’interprète met en jeu sa virtuosité. Aborder la question virtuose est difficile, les interprètes se cachant souvent derrière un jugement de valeur (« c’est l’autre qui est virtuose ») alors que nous cherchons à les interroger sur leurs sensations (avoir éprouvé le différentiel entre une activité physique et une activité artistique), révélant des expériences de la virtuosité. Il existe de multiples stratégies pour recueillir et organiser la parole sensible et subjective issue de l’expérience de la danse ou du corps en général. Si nous n’avons pas eu directement recours à la forme du récit (Wacquant, 2000) ou aux stratégies créatives (Fortin, 2008), notre analyse est néanmoins nourrie des notes de terrain et carnets de bords consignés au cours de la recherche.
5 – Douze interprètes : danseurs, breakeurs, acrobates
8Le choix du corpus a été motivé par l’engagement des interprètes dans un travail athlétique et par leur volonté d’explorer de nouvelles pratiques et de déplacer ainsi leurs repères perceptifs au sein d’une activité physique et artistique, dans un cadre créatif et non compétitif. Notre étude repose sur un corpus de six hommes et six femmes, formés dans les années 1990 et dont le parcours professionnel débute dans les années 2000. Leurs profils sont divers, issus de formations intermédiaires (Conservatoire régional, École de cirque), des écoles supérieures (Opéra national de Paris, Centre national de la danse contemporaine d’Angers, Conservatoire national, École nationale supérieure des arts du cirque), ou autodidactes. De la même façon, leurs pratiques sont multiformes et tous ont évolué dans plusieurs styles de danse et/ou plusieurs activités physiques : danse classique, danse contemporaine (freelance et/ou compagnies internationales), breakdance et hip hop (freelance et/ou compagnies internationales), acrobatie aérienne, acrobatie au sol. Leurs activités parallèles sont multiples : pratique des arts martiaux ou de sports de combat, pratique du yoga, pratique de techniques somatiques, fitness. Enfin, plusieurs sont d’anciens sportifs de haut niveau : ancien coureur du 400 mètres/haies, ancien champion de karaté artistique, ancienne patineuse artistique. Au regard de la variété des profils et des pratiques concernées, nous avons qualifié ces interprètes de performers « tout-terrain ». En extrayant différentes problématiques et différentes données de notre terrain, le présent article poursuit un triple objectif : décrire les modalités d’incorporation d’un geste virtuose dans le travail au quotidien, comprendre en quoi l’incorporation de ce geste n’est pas tant démonstration qu’accumulation d’expériences sensorielles, expliciter la transversalité de la notion à travers une « virtuosité du sentir », au-delà de toutes les variations de formes et de figures virtuoses attachées à un projet esthétique. Ces trois points nous permettent d’envisager différemment la place de l’athlète et la place de l’artiste au sein des activités physiques et artistiques.
9Comparativement à la plupart des sportifs, nous constatons que la condition physique du danseur ou de l’acrobate ne repose pas sur un entraînement ultra-spécialisé mais fait appel à des ressources multiformes. Ce sont souvent les carences de formations initiales qui permettent assez peu aux performers polyvalents de penser les variations de l’entraînement en fonction des variations de leurs pratiques. Ils sont alors assez démunis pour se construire un entraînement adéquat, et donc nécessairement variable, dès lors que leurs pratiques corporelles s’hybrident. Si l’entretien physique est composé d’exercices permettant de ne pas perdre les acquis praxiques, moteurs ou métaboliques obtenus par l’entraînement et nécessaire à l’engagement du performer dans un geste virtuose (excellence au sein d’un cadre), le reste de l’entraînement devrait prendre en des paramètres tels que la vitesse, le vertige, ou la perte de repères, permettant le déplacement du cadre de référence, ce qui n’est pas toujours le cas dans le cadre des entraînements que nous avons observés. C’est lorsque les interprètes mettent leur maîtrise technique à l’épreuve d’autres sensations qu’ils développent une virtuosité en dehors de leur cadre de référence. Les praticiens interrogés parlent à plusieurs reprises de la manière dont telle ou telle pratique les « a fait gagner » en force, en conscience de certaines zones motrices, en rapidité de coordination. Ce faisant, ils n’envisagent pas leur conditionnement physique en termes uniquement physiologiques mais font également appel dans leur entraînement quotidien à des paramètres cognitifs et perceptifs ; ce sont des athlètes autant du sentir que de l’agir. Tandis que le travail technique développe tant l’habileté que l’ingéniosité, deux éléments sur lesquels repose la virtuosité, le danseur ou l’acrobate incorpore d’autres schémas proprioceptifs. Il convient donc d’expliciter conjointement ces deux éléments à travers la verbalisation de l’expérience des interprètes interrogés.
5.1 – Les représentations de la figure de l’athlète, du studio à la scène
10Le premier élément discuté ici concerne la manière dont les interprètes se perçoivent comme des athlètes. D’emblée, lorsqu’il est question de la virtuosité du geste, la question athlétique est posée. « Je suis une athlète, je suis une athlète de haut niveau », analyse une ancienne élève de l’école de l’Opéra de Paris, danseuse de ballet qui a fondé aujourd’hui une compagnie de danse contemporaine, « J’ai toujours voulu être virtuose », poursuit une autre, formée en Belgique dans une école supérieure de danse (Performing arts research and training studios à Bruxelles) travaillant aujourd’hui dans les plus grandes compagnies internationales, tout en expliquant que c’est au prix d’un travail acharné sur la maîtrise technique qu’elle y est parvenue. Par rapport à leurs confrères circassiens et sportifs, par rapport aux exigences de la scène, les danseurs apparaissent sous-entraînés. Pourtant, sur scène, leur performance n’est en rien altérée par ces lacunes. Nous considérons donc qu’ils sont entraînés différemment. Les interprètes font montre d’importantes différences d’appréciation de leur condition physique et de leur conscience de l’effort ; ils s’en amusent, s’en inquiètent et remarquent la difficulté à évaluer la performance scénique en tant que performance sportive et artistique. Par ailleurs, ils notent souvent leur difficulté à maintenir un entraînement physique régulier, indispensable pour certains (afin de se « sentir athlète autant qu’artiste »), moins important pour d’autres. Lorsqu’ils décrivent ce temps de travail, les interprètes emploient les termes d’« entraînement » et d’« échauffement » de façon indifférenciée alors qu’ils reflètent pourtant deux réalités. Le terme d’entraînement est en fait assez peu employé par les danseurs de formation classique ou moderne et beaucoup plus par les acrobates ou les anciens sportifs de haut niveau. Ils associent plus volontiers l’entraînement aux disciplines sportives tandis que l’échauffement est évoqué comme une étape dans le travail visant au corps en mouvement. Ainsi, on s’échauffe avant de travailler une phrase chorégraphique dans un cours, avant une répétition, avant un spectacle. Si dans toute pratique sportive, l’échauffement est une phase préparatoire associée à un entraînement ou à une performance, chez les danseurs interrogés cette phase se substitue bien souvent à l’entraînement. Le training, puisque le terme anglais a été maintes fois utilisé, fait plutôt partie du quotidien des acrobates. Des séances quotidiennes sont identifiables, elles visent à se maintenir dans une forme physique adaptée à l’effort et afin de répondre aux exigences techniques de cet effort. Néanmoins, ces séances sont rarement intégrées à une expérience plus globale de la pratique (un projet de carrière, la prise en compte de l’intermittence de l’activité, etc.). Les circassiens – qui emploient volontiers le terme de « répétition » pour évoquer leur entraînement – établissent une hiérarchie très claire entre les différents moments de la pratique. Un acrobate, équilibriste sur les mains, souligne par exemple une « constance des échauffements » qui « vient vraiment de mon entraînement de circassien. Tous les jours je fais mon training, quand j’en ai la possibilité. J’ai ma petite heure d’échauffement puis une petite heure d’équilibre sur les mains, de technique pure. Le training, poursuit-il, c’est vraiment la routine de travail que je fais lorsque je m’entraîne, […] ce sont des répétitions d’exercices, de figures, de la musculation, de l’endurance. » La formation dans une école supérieure (ici, celle du Centre nationale des arts du cirque à Châlons-en-Champagne) contribue bien sûr à la mise en place de cette habitude mais sa pérennité dépend d’autres facteurs que les interprètes interrogés soulignent : avoir un lieu, du temps, un projet, etc. Souvent, l’entraînement permet à l’interprète de retrouver ses repères, soit la maîtrise de la technique dont il est expert, au travers d’exercices codifiés lui permettant de cultiver une forme d’excellence. Une ancienne danseuse du corps de ballet de l’Opéra national de Paris, formée à l’École de danse de l’Opéra, évoque ainsi sa relation à la technique classique alors qu’elle est aujourd’hui danseuse contemporaine freelance : « C’est quelque chose qui a de la valeur pour moi, ce n’est pas quelque chose que je peux jeter comme ça. Même si je décide de ne pas ou ne plus aller dans cette direction. Il faut que cela soit un choix délibéré, il ne faut pas que cela soit parce que le corps n’y arrive plus. » L’entraînement joue finalement le rôle de garant dans la manière dont elle se perçoit comme une athlète, experte de cette technique. Comparativement, d’autres techniques à forte codification agissent comme un repère dans les représentations que le performer a de son corps au travail. Un jeune danseur de breakdance, aujourd’hui en compagnie après avoir longtemps participé à des battles (compétitions dansées) explique que, « au niveau de l’entraînement, même si je ne fais pas de battles, je m’entraîne comme si j’allais en faire, je vais essayer de trouver de nouveaux mouvements ». Entre gestion de la prise de risque, affirmation d’un statut d’athlète ou de virtuose, les interprètes adaptent leurs entraînements mais ne les inscrivent pas dans un projet esthétique. La plupart des interprètes rencontrés ont bien conscience qu’être virtuose suppose un travail régulier sur l’effort physique et la récupération, mais ils ne le relient que rarement à l’expérience de la virtuosité sur scène. Ce faisant, s’ils se considèrent athlètes au quotidien, une fois dans la dynamique d’une création, cette représentation du danseur en athlète semble disparaître.
5.2 – Les sensations associées au travail athlétique en danse et en acrobatie : diversité des pratiques
11Au cours entretiens et lors des phases d’observation et d’immersion de notre travail, nous avons constaté le recours fréquent à la notion de « dépense physique ». Être virtuose, engager son danseur-athlète (a performing athlete, Koutedakis & Jamutras, 2004) sous-tendrait une pratique à travers laquelle le corps éprouve ses limites, entre maîtrise technique et abandon à une forme de prise de risque (Héas, 2010). Les danseurs semblent en effet relier la part athlétique de leur travail à la fatigue ou la sensation d’atteindre et/ou de dépasser les limites physiques et symboliques du corps. La nécessité de passer par une expérience corporelle parfois perçue comme extrême (« être épuisé, sentir que l’on a travaillé ») ou de s’assurer de ses compétences (« vérifier que l’on peut encore faire tel ou tel mouvement ») est alors détachée de tout projet esthétique. Dans ce cas, l’entraînement met en jeu une geste virtuose dans le but d’être uniquement performant, ce qui n’est que rarement le cas sur scène, les artistes étant tributaires d’autres paramètres (expressifs, artistiques, etc.). Lorsque les danseurs évoquent leur engagement physique dans un geste virtuose, ils cherchent à retrouver une sensation éprouvée dans des pratiques souvent extérieures à la danse, comme l’évoque ce danseur contemporain lorsque nous lui demandons les raisons pour lesquelles il pratique la course à pied : « Les cours de danse qui m’intéressent ne développent pas forcément ça. Pour avoir une impression de dépense physique assez carrée, directe. » Pour les acrobates, cet enjeu est crucial car il s’agit de s’assurer d’un certain niveau d’expertise permettant ensuite la réalisation de figures spécifiques, le fait de se sentir performant palliant l’appréhension qui peut exister dans les pratiques acrobatiques, active dans tout renversement de la posture orthostatique (Goudard, 2010). Ainsi en témoigne cet équilibriste (acrobatie au sol) : « C’est le côté très sportif. Il y a aussi le côté performant, mais la performance au service de. Je suis capable d’être virtuose dans certaines figures, capable de faire un salto arrière, même s’il n’y en a pas forcément dans le spectacle, je suis capable de le faire, peut-être qu’à un moment donné je pourrai m’en servir. »
12À travers le discours de ces interprètes, nous retrouvons la typologie établie par Susan Foster (1997), précédemment évoquée. L’entraînement forgerait une triple expérience corporelle : si le corps démonstratif (demonstrative) appartient au temps de la scène et fait montre de virtuosité, le corps perçu (perceived) et le corps idéal (ideal) se construisent dans le studio et n’incorporent pas forcément cette dimension performante. La virtuosité est en cela complexe qu’elle est bâtie sur le corps et ses données biologiques, biomécaniques ou physiologiques, ses sensations (perceived), en même temps qu’elle projette un corps fantasmé, souvent puissant et excellent (ideal). Nous constatons ainsi que les danseurs interrogés puisent l’expérience d’un corps athlétique et d’une forme de virtuosité ailleurs que dans la danse. L’une des stratégies adoptées est de multiplier les expériences corporelles (qu’elles soient physiques et/ou artistiques) alors qu’il serait possible de diversifier les pratiques d’entraînement physique et cognitif au sein même de l’activité artistique.
13Ainsi, les interprètes que nous avons observés multiplient les expériences au sein de pratiques corporelles très diverses. Bien que ces pratiques ne puissent pas toutes être considérées comme des champs disciplinaires séparés de la danse ou du cirque, la dynamique « extra-disciplinaire » (Ginot, 2004) est manifeste et engendre forcément une forme de virtuosité, dans le passage d’une activité à une autre qu’elle suppose. Les danseurs interrogés mentionnent à plusieurs reprises une pratique martiale et/ou somatique – intensive depuis plusieurs années ou plus ponctuelle – du taï-chi, du chi-gong ou de l’aïkido ainsi que, dans plusieurs cas, du yoga, la méthode Pilates ou le Feldenkrais. L’hybridation peut également prendre corps dans les pratiques sportives : la course à pied, la natation le plus souvent, le fitness ou le renforcement musculaire de temps à autre. La plupart du temps, ces pratiques sont très nombreuses au cours d’une carrière, voire disparates ; le cas des anciens sportifs (athlétisme, patinage, karaté) étant le plus intéressant car, à l’instar des acrobates, ils maintiennent toujours une activité sportive dans leur entraînement. Lorsqu’il raconte son parcours, l’un des interprètes interrogés cite, par exemple, treize pratiques corporelles différentes : « Viet vo dao (art martial vietnamien), hip hop, break et danses debout, danse classique, cours de contemporain et cours d’acrobatie, karaté artistique, sports de glisse, improvisation, danse contact, aïkido, tai chi, tango ». Pour cet acrobate-danseur, au-delà du projet compétitif ou esthétique dans lequel elles s’inscrivent et qui modifient nécessairement l’expressivité du geste, ces pratiques sportives et/ou artistiques ont toutes en commun la même forme d’engagement physique : « J’ai retrouvé cette sensation lorsque je faisais des jams de danse contact. Le travail du centre et la prise d’appuis dans le sol sont très forts. […] C’est ça que j’essaie de mettre en lien dans tout ce que je fais. Que cela soit sur la perche, en tango, en tai-chi ou sur scène. » Le discours de cet interprète au parcours très hétéroclite reflète l’expérience intime qu’il a de pratiques n’apparaissant pas forcément liées à première vue. Plutôt que d’améliorer ses performances, le danseur-acrobate renvoie à une perception de son corps comme virtuose et à des sensations éprouvées dans le travail. La virtuosité semble passer par un renouvellement constant, afin d’éprouver le différentiel et la proximité entre différentes pratiques dans le travail au quotidien. En ce sens, l’interprète devient un expert du passage et développe une forme de virtuosité plurielle.
5.3 – Déjouer les enjeux de la performance et s’exercer à une virtuosité plurielle : l’improvisation
14Face à une exigence de polyvalence de plus en plus grande dans l’exercice de leur art, plusieurs interprètes ont un rapport au geste virtuose qui ne relève ni d’un code formel, ni d’un objectif de performance (résultats mesurables). Si certains se posent la question d’un training dont la rigueur forgerait la virtuosité – les acrobates –, d’autres – les danseurs – ont « beaucoup de mal à [se] structurer » et préfèrent s’entraîner ou s’échauffer via l’improvisation. L’expertise du performer ne repose pas ici sur l’appropriation d’exercices répétés car l’improvisation ne peut en aucun cas reposer sur la seule recherche de performance ; s’entraîner en improvisant forge une autre expérience de la virtuosité, entre la recherche constante de nouveauté et la confrontation à une forme d’épuisement des ressources motrices, expressives, et physiologiques. Dans le cadre d’un échauffement progressif à travers l’improvisation (mise en jeu du corps au sol, travail sur l’étirement, sollicitations musculaires diverses, travail debout), ce n’est pas la maîtrise optimale d’un geste (technique et expressif) qui est en jeu mais la construction d’un cadre de travail favorisant une expérience singulière. Une danseuse contemporaine, ayant pourtant une importante formation technique dans une école supérieure, parle de « passer des heures en studio pour développer la danse qu’on aime, pour devenir extrêmement spécifique ». D’autres ont bâti le socle de leur entraînement sur des séries d’improvisations à partir de consignes (contraintes physiques, inducteurs imaginaires, etc.) et ne s’entraînent plus que de cette manière. Par leur durée et leur intensité – « L’idée c’est de faire des heures et des heures entières d’improvisation avec quelque chose qui nous permet de durer toute la journée », raconte l’un des danseurs dont le dernier spectacle est en partie improvisé –, ces expériences sont extrêmement exigeantes d’un point de vue physiologique voire, peuvent être éprouvantes. D’un point de vue cognitif, elles modifient la perception que les danseurs ont de leur geste : ceux interrogés expliquent que l’improvisation déjoue leurs habitudes, les force à trouver de nouvelles formes expressives, à gérer autrement leur fatigue, leur résistance, voire les pousse à tester leurs limites : « Il faut accepter qu’il puisse y avoir quelque chose d’autre dans sa danse, explique ce danseur adepte de longues sessions improvisées, si tu as tes chemins, tes appuis, je te propose de ne pas les utiliser », poursuit ce même danseur. Nous ne sommes alors pas dans le cadre d’un entraînement disciplinaire et spécifique, visant à atteindre un niveau de performance et une expertise technique, induisant un épuisement [4] par la répétition, mais plutôt dans une virtuosité dans le dépassement ou le contournement d’une norme incorporée, à laquelle chaque danseur est confronté dans son travail quotidien. Pour cette danseuse contemporaine, le travail d’improvisation vise à développer des éléments définis comme virtuoses dans le sens commun, mais surtout à travailler sur les sensations liées à ce geste virtuose : « La chose la plus clairement identifiée comme de la virtuosité, c’est-à-dire la vitesse. C’est souvent synonyme de virtuosité, parce que tu es obligé de gérer énormément d’informations et d’indices en même temps, tout en restant clair. En général, réussir à dealer avec de la vitesse, cela a sûrement à voir avec de la virtuosité. » Nous observons que si la virtuosité se gagne au prix d’un engagement athlétique du corps et du développement d’une expertise technique du geste, elle investit des territoires plus invisibles, permettant au danseur de dépasser ses habitudes, lui imposant une forme d’abandon de ses repères. Ce n’est pas l’excellence du corps au sein d’un cadre qui caractérise cette virtuosité, mais le déplacement de ce cadre.
5.4 – Déplacer la perception de la virtuosité du danseur : le risque et le déséquilibre
15Un dernier point mérite d’être interrogé ici, le rapport des interprètes à la performance, lorsque leur travail s’inscrit dans un processus de création ou de répétition en vue d’une réalisation scénique. En scène, geste acrobatique repose par exemple sur une « périlleuse virtuosité » (Goudard, 2010), le risque se situant à la fois dans le geste artistique et dans l’action concrète. Comment, dès lors, travailler sur cette prise de risque inhérente au geste virtuose au cours des répétitions ? Lorsque nous les observons, nous constatons que le danger est intrinsèque au geste des acrobates, rejoignant les observations de Le Breton (1991) sur le rapport à la mort. Dans un projet expressif, ce rapport au risque colore le geste d’une intention, rendant son expérience tout à fait singulière.
16Ainsi, le jeu entre l’équilibre et le déséquilibre du corps est une constante dans la pratique des danseurs et acrobates interrogés ; leur virtuosité réside dans la recherche d’une sensation souvent liée à la perte de contrôle du corps. Exploration du rapport à la pesanteur, ivresse ou vertige du déséquilibre, conduisant le performer hors des référents de sa verticalité ont souvent été évoqués au cours des entretiens et éprouvés lors de séances de travail en immersion ; la virtuosité relève alors d’un déplacement perceptif. Outre les aspects moteurs et physiologiques que nous avons soulignés, l’état psychique influe largement sur l’état gravitaire : peurs, inhibitions, fragilités [5] sont à prendre en compte dans les répétitions. Que cela soit en danse ou au cirque, dès que le corps bascule et quitte le repère du sol, les sensations éprouvées par les interprètes sont complexes. Lors d’une suspension (sur les mains ou sur un agrès), un acrobate peut donner l’impression de s’extraire de la gravité terrestre. Pourtant, il ne s’agit jamais d’un état de relâchement total mais d’une régulation tonique adéquate, en fonction de la situation, engageant la musculature superficielle autant que le tissu proprioceptif. Il s’agit donc de constamment incorporer [6], retrouver et repasser par une sensation : « Je me suis rendu compte que j’étais bien en suspension, j’aimais bien ça », explique un acrobate aérien, également danseur, lorsqu’il décrit son expérience de la pratique du mât. L’interprète se remémore des sensations éprouvées au cours d’un travail de relaxation au sol, lorsque les muscles pelviens et abdominaux sont au repos, pour tenir en suspension sur l’agrès aérien. D’autres évoqueront la sensation de voler ou de planer, de chercher un point d’équilibre ultime avant de chuter. Lorsqu’une figure acrobatique est vue comme virtuose par les spectateurs, c’est en fait la construction minutieuse de cette figure au quotidien, dans un travail constant sur la perception et la proprioception, dans un jeu avec le déséquilibre, qui est virtuose. On remarque alors que ce qui est vu et perçu comme virtuose par le spectateur au cours d’une performance scénique est construit sur d’autres critères (culturels, esthétiques) que ceux de l’interprète au travail pour lequel la virtuosité n’est pas de défier l’équilibre mais au contraire de jouer avec le déséquilibre.
Conclusion : l’expérience virtuose, un corps athlétique et polyvalent
17L’expérience de la virtuosité nous conduit à considérer les danseurs et acrobates comme des athlètes complexes. Dans les entretiens que nous avons menés, l’enquêté(e) revient sur un certain nombre d’éléments vécus, explorés, vus, laissant une place importante à la sensation, travail qui sous-tend que ce que nous cherchons à décrire – le geste virtuose – se construit tout à la fois au sein du travail spécifique de chaque danseur et de l’expérience qu’il en a. La difficulté à saisir les enjeux posés par la notion est perceptible dans les entretiens : les danseurs sont le plus souvent virtuoses là où ils n’en n’ont pas forcément conscience.
18La pratique au quotidien fait souvent vaciller les acquis, atteindre les limites physiques et symboliques du corps et c’est pourquoi c’est par le biais de l’entraînement qu’il est possible d’interroger la part sensible du geste virtuose. Afin d’être à la fois artiste et athlète et afin de développer une virtuosité qui ne soit pas uniquement performante, les danseurs et acrobates présentées s’ouvrent à d’autres sensations et à d’autres usages du corps. Cependant, cette polyvalence peut aussi avoir des effets négatifs que dénonce Foster (1997) en évoquant le hired body. L’accumulation a parfois un effet « zapping » (rapidité des changements) qui ne laisse guère de temps au corps pour incorporer de nouvelles compétences issues de l’expérience. Aussi, l’incorporation d’une forme de polyvalence dans l’exercice professionnel de la danse ou du cirque est-elle largement induite par des injonctions extérieures liées à la réalité socio-économique du métier, qu’il faudrait relier à l’étude des pratiques d’entraînement. D’un côté, les interprètes interrogés répondent à cette injonction puisque tous sont ou ont été dans une recherche de virtuosité performante, d’un autre ils déplacent les standards de la virtuosité en développant des pratiques au sein desquelles c’est la plasticité du corps qui est virtuose. Leur travail au quotidien et les entraînements, formalisés ou non, devraient prendre en compte ces différents éléments de manière concomitante, considérant que si tout praticien d’une activité physique et sportive est bien athlète, il doit s’exercer à une virtuosité du sentir autant que de l’agir.
Bibliographie
Bibliographie
- Andrieu, B. (2011). Le corps du chercheur, une méthodologie immersive, Nancy, Presses universitaires.
- Angioi, A. et al. (2009a). Fitness in contemporary dance. A systematic review. International Journal of Sport Medicine, 30 (7), 475-484.
- Angioi, M. & Twitchet, E. (2009b), Association between selected physical fitness parameters and aesthetics competences in contemporary dancers, Journal of Dance Medicine and Science, 13 (4), 15-23.
- Bernard, M. (1990). Les nouveaux codes corporels de la danse contemporaine, in J.-Y. Pidoux (Ed.), La danse, art du XXe siècle ?, Lausanne, Payot, pp. 68-76.
- Berthoz, A. (1997). Le sens du mouvement, Paris, Odile Jacob.
- Brandstetter, G. (2007). The Virtuoso’s Stage: A Theatrical Topos. Theater Research International, 32 (7), 180-192.
- Damasio. A. (2010), L’autre moi-même : les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions, Paris, Odile Jacob.
- Fortin, S. et al. (2008). Danse et santé. Du corps intime au corps social, Montréal, Presses de l’université du Québec.
- Foster, S. (1997). Dancing bodies, in J.-C. Desmond (Ed.), Meaning in motion, Duke University Press, pp. 235-257.
- Ginot, I. (2004). Danse : l’en dehors et l’au-dedans de la discipline, in A.-M. Gourdon (Ed.), Les nouvelles formations de l’interprète, Paris, CNRS, pp. 179-196.
- Goudard, P. (2002). La physiologie de la prouesse. Arts de la piste, 23, 21.
- Goudard, P. (2010). Le cirque entre l’élan et la chute. Une esthétique du risque, Saint-Gély-du-Fesc, Éditions Espaces 34.
- Hauw, D. (2008). The meaningful time of acrobatic athletes’activity during performance, Journal of Sports Science and Medicine, 7, 8-14.
- Héas, S. (2010). Les virtuoses du corps. Enquête sur des êtres d’exception, Paris, Max Milo Éditions.
- Kauffmann, J.-C. (2007). L’entretien compréhensif, Paris, Armand Colin.
- Koutedakis, Y. (2005). Fitness for dance, Journal of dance medicine and science, 9 (1), 5-6.
- Koutedakis, Y. & Jamurtas¸ A. (2004). The dancer as a performing athlete. Physiological considerations, Sports Medecine, 34 (10), 651-661.
- Krasnow, D. & Chatfield, S. (2009). Development of the PCEM. Assessing qualitative aspects of dance performance, Journal of dance medicine and science, 13 (4), pp. 101-107.
- Le Breton, D. (1991). Passion du risque, Paris, Métailié.
- Le Breton, D. (1998). Les passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Paris, Armand Colin.
- Perez T. & Thomas. A (1994). EPS danse : danser en milieu scolaire. Nantes, SCEREN-CRDP des Pays de la Loire.
- Perez T. & Thomas. A (2000). Danser les Arts. Nantes, SCEREN-CRDP des Pays de la Loire.
- Perrin, J. (2008). Du quotidien, une impasse critique, in B. Formis (Ed.), Gestes à l’œuvre, Paris, L’Incidence, pp. 87-97.
- Queval, I. (2004). S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, Paris, Gallimard.
- Rafferty, S. (2010). Considerations for integrating fitness into dance training. Journal of Dance Medicine and Science, 14(2), 45-49.
- Redding, E. et al. (2009). The development of a high intensity dance performance fitness test. Journal of dance medicine and science, 13 (1), 6-10.
- Sizorn M. (2011). Expérience partagée, empathie et construction des savoirs. Approche ethnographique du trapèze. Journal des Anthropologues, 114-115, 29-42.
- Stoichita, V. et al. (2011). « Virtuosités ou les sublimes aventures de la technique », Ateliers d’Anthropologie, 35.
- Vigarello, G. (2002). Du jeu ancien au show sportif : la naissance d’un mythe, Paris, Seuil.
- Virno, P. (1994). Miracle, virtuosité et « déjà vu », Trois essais sur l’idée de « monde », Montréal, Éditions de l’Éclat.
- Wacquant, L. (2000). Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, AgonE.
- Yonnet, P. (2004). Huit leçons sur le sport, Paris, Gallimard.
Notes
-
[1]
Nous emploierons ici le terme de « danseur » de façon générique à propos des interprètes des différentes pratiques susmentionnées.
-
[2]
Parmi les trois rôles définis dans l’activité nous n’évoquerons ici que celui du danseur, correspondant au développement de l’interprétation : « Interpréter […] rendre authentique et crédible quelque chose, une idée, un sentiment ou un état de corps qui est fictionnel », Comandé, E. (2002). Passeport Danse, Paris, EP&S.
-
[3]
Pour Michel Bernard, ce qui permet d’identifier un mouvement comme relevant de la « danse » tient à sa finalité subjective et expressive, par opposition au mouvement sportif dont la finalité est objective, quantitative, mesurable : la corporéité dansante est bien un état et non un fait.
-
[4]
Nous précisions que l’épuisement peut faire référence ici à l’épuisement physique ou fatigue, mais il renvoie avant tout à l’épuisement des ressources expressives du geste.
-
[5]
Dans le lien entre action et perception, rappelons que la peur de tomber est ce qui active la musculature de la flexion pour se protéger (réflexe), soit un mouvement concentrique.
-
[6]
Le verbe anglais to embody conviendrait mieux ici. Le terme comprend en effet l’action et le sens et les sensations induits par l’action. L’emploi le plus répandu étant celui d’« incorporer », nous nous en tiendrons à ce verbe pour l’usage en français.